Xie Lingyun

Montée à la tour du lac

Xie Lingyun 謝靈運 (385-433) est un des grands génies de la poésie chinoise. Il appartenait à une grande famille de la noblesse des Jin orientaux (317-420). Il possédait un domaine à Shining dans le Zhejiang. Il reçut une solide formation taoïste dans un kouan, sorte d’établissement mi-scolaire, mi-religieux. Entre 398 et 402, le Zhejiang fut ravagé par une jacquerie taoïste qui fut violemment réprimée par Liu Yu (363-422), un aventurier d’origine plébéienne qui finira par usurper le trône des Jin pour fonder la dynastie des Song (420-478). Le malheur de Xie Lingyun et de sa famille fut d’avoir prêté allégeance aux Jin. Son oncle fut contraint de se suicider, et le poète échappa de justesse au pire. Par la suite, il se lia d’une grande amitié avec un des fils de l’empereur, Liu Yizhen, prince de Luling, un jeune homme très épris de littérature. Mais là encore, le sort lui fut contraire, puisque deux ans après la mort de l’empereur, le prince fut assassiné dans un complot ourdi par les régents. C’est de son exil à Yongjia que Xie Lingyun écrivit le poème Montée à la tour du lac entre la fin de l’hiver et le début du printemps 423. L’exil avait aussi ruiné ses ambitions politiques.

Dès l’automne 423, sous prétexte de maladie, il se démet de sa charge et regagne le domaine familial de Shining. Là, il compose son chef-d’œuvre, le Shanju fu, un poème de quatre mille caractères où il célèbre la nature sous toutes ses formes. Mais dès avril 426, l’empereur le rappelle à la capitale pour diriger la bibliothèque impériale. Il refuse par deux fois, mais doit finalement accepter. En mai 428 il peut enfin rentrer. Il reprend les grands travaux d’aménagement de son domaine, mettant personnellement la main à tous les travaux manuels. Mais une nouvelle fois, le sort semble s’acharner contre lui. Suite à des travaux de défrichement, et au projet d’assèchement d’un lac pour le mettre en culture, il se heurte violemment au préfet de la région. Et c’est de nouveau l’exil.

En 431, il est à Linchuan dans le Jiangxi. Ses prises de position « subitistes » lui valent de très nombreux ennemis. Je m’explique. Ce penseur de génie était aussi à l’aise avec le bouddhisme, qu’avec le confucianisme et le taoïsme. Sa nature et sa formation le portèrent très tôt vers le taoïsme, mais la jacquerie qui avait ravagé le Zhejiang entre 398 et 402 rendait les taoïstes suspects. Il se tourna alors naturellement vers le bouddhisme et la pensée de Nāgārjuna. Il se passionna pour le Sūtra du diamant (Vajracchedikā Prajñāpāramitā Sūtra) au point d’en écrire un commentaire. Dans son grand ouvrage, le Bianzong lun, il fusionne les différentes doctrines et se déclare subitiste comme l’auteur du Sūtra du diamant. Il s’oppose ainsi ouvertement aux gradualistes qui prônent un Éveil progressif. « Avec un éveil progressif, tout le monde peut devenir Bouddha ; alors que le véritable Éveil est subit et foudroyant. » Si l’avenir lui donnera raison (Śaṅkara, Hemachandra, Rāmānuja ou plus près de nous Ramakrishna, Aurobindo ou encore Ramana Maharshi), tous les petits potentats de l’époque qui se croyaient sur le chemin de l’Éveil virent en lui un ennemi trop dangereux.

Et c’est bien connu : si vous voulez tuer votre chien, accusez-le d’avoir la rage. Une cabale fut donc montée contre le poète, et il finira décapité en place publique, sur le marché de Canton, en 483, à l’âge de 48 ans.

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Choix bibliographique :
– Paul Demiéville, Choix d’études sinologiques (1921-1970), Brill, 1973.
– Xie Lingyun, Poèmes de montagnes et d’eaux, traduits par Gérard Dupuy, L’Harmattan, 2013.
– Wendy Swartz, The Landscape Poetry of Xie Lingyun, extrait de How to Read Chinese Poetry : A Guided Anthology, New York : Columbia University Press, 2008.
Gu Kaizhi, Hua Yuntaishan ji, traduit par Hubert Delahaye, Arts Asiatiques, 1982.

Traduction et notice biographique : Ahikar, avec tous mes remerciements à Clément Lee pour la version originale.


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Livre audio gratuit ajouté le 20/12/2013.

22 Commentaires

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  1. AHIKAR… Bonjour…

    16 siècles plus tard…
    ” cou coupé court toujours ”
    Par vous… nous lui emboitons le pas…
    Aujourd ‘ hui ! ( j’ en parlais justement… hier !)…
    ” Le vierge le vivace et le bel aujourd ‘ hui”
    … le si beau vers de MALLARMÉ !
    De mon côté… dans mon maigre bagage… je voyage le plus léger que je peux…
    HANSHAN… le debraillé hilare
    … et passant au JAPON… les sublimes tankas de SAYGIO… que BASHÔ venerait…
    Peut-être qu’ un jour…

    Mon cordial salut…

  2. Quel beau poème ! J’aime beaucoup la fin :
    Retiré du monde la vie est sans ennui,
    Mais il est dur d’être heureux loin des siens.
    Trouver la Voie n’est pas réservé aux Anciens,
    Cet état, je le sais, est possible aujourd’hui.

    Je lis actuellement Xi Kang, le connaissez-vous ? C’est un des Sept Sages de la Forêt de Bambous. Il est considéré comme le plus grand philosophe de son temps. C’est un néotaoïste de l’Ecole de la Profondeur. Dans Eloge de l’anarchie par deux excentriques chinois, Jean Lévi conclue que Xi Kang s’affirmait comme l’unique auteur de sa vie. Nous pouvons bien imaginer tout ce que cette théorie avait de révolutionnaire pour son époque.
    Avez-vous traduit d’autres poèmes de Xie Lingyun ?

    Bien sincèrement
    Patrick Chang

  3. M. Ahikar
    A travers votre lecture, vous m’avez permis d’apprécier ce poème à sa juste valeur, ayant fait l’effort vous-même de la traduction, de l’analyse et de l’éclairage bibliographique.
    La modestie qui se désole « d’avoir honte d’espérer en rendre les beautés » est certes louable, mais certainement pas objective.
    Merci pour ce magnifique moment de partage.
    Sébastien

  4. La qualité de votre traduction me laisse sans voix. Je suppose qu’il doit falloir un sacré bagage pour en arriver là. Le patronyme Xie étant très courant en Chine, comme tous les patronymes d’ailleurs, on sait qu’ils sont peu nombreux, on ne reconnaît un auteur qu’au prénom accolé; c’est pourquoi il serait judicieux à mon avis de faire figurer Xie Lingyun en entier dans la liste des auteurs comme vous l’avez fait pour Wu Cheng’en.
    C’est bien agréable et plutôt rare de voir des travaux universitaires (?) disponibles librement. Pourriez-vous

  5. Il faut pour comprendre ce poème toute une préparation, une ascèse bouddhique. Pour voir le monde tel qu’il est, il faut le voir sans attachement, il faut atteindre à une vacuité de l’esprit. C’est une ascèse qui nous décape, qui nous récure intérieurement. Le dernier vers est celui de la délivrance, d’un possible toujours réactualisé. Il m’a plongé en satori.”Cet état, je le sais, est encore possible aujourd’hui.” Quelle grâce! Sublime!

    Lionnel

  6. Cette traduction est-elle éligible aux droits d’auteur ? Je prépare une anthologie de la poésie chinoise que je compte publier fin 2018. Merci de me répondre assez rapidement. Cordialement.

    H. Martineau

    hmartineau68@gmail.com

  7. Cher Stéphane, 🙂

    Je suis très heureux que vous ayez apprécié ma traduction du poème de Xie Lingyun. Pourquoi Xie Lingyun semblez-vous me demander ? J’ai réfléchi plusieurs fois à votre question ces derniers jours. La réponse qui me vient spontanément et qui semble le mieux convenir, c’est que j’ai un goût particulier pour les génies dont le destin fut brisé et l’œuvre souvent mal comprise, tel justement Xie Lingyun ou encore le grand Sohrawardi exécuté à Alep en l’an 1191, à seulement 36 ans. Le génie fulgurant de Wang Bi, mort à seulement 24 ans, m’a toujours ébloui ! Je pourrais encore ajouter à cette liste les noms d’Archiloque ou de Longin, et bien d’autres…

    Pour me contacter, c’est en fait très simple, il vous suffit d’écrire à contact@litteratureaudio.com à l’attention d’Augustin, notre administrateur, qui fera suivre le courrier. J’autorise également notre chère modératrice, Christine Sétrin, à vous communiquer mes coordonnées.

    Amitiés, 🙂

    Ahikar

    P.-S. – Toutes mes félicitations pour votre travail !

  8. Cher Ahikar San

    Je cherche à vous contacter pour échanger avec vous sur le processus qui vous a conduit à la traduction vraiment remarquable du poème de Xie Lingyun.

    Comment faire pour vous joindre ?

    Sincèrement

    Stéphane Barbery

    PS : Le texte que vous donnez en note n’est pas la version originelle mais sa forme simplifiée :
    https://goo.gl/a5ZjlN

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