Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945), poétesse, écrivaine, romancière et sculptrice mérite d’être connue, ne serait-ce que pour cette page ou s’exprime La Dernière Sirène :
« Pense que je suis seule à peupler la mer. N’ai-je pu la connaître toute, moi qui n’avais que ses vagues pour compagnes ? Ce sont elles qui ont arrondi mes seins comme les galets qu’elles roulent. Ce sont elles qui m’ont déposé ces perles dans les oreilles. Elles m’aiment. Je me couche doucement en elles, et c’est d’avoir bercé mon corps qu’elles arrivent si creuses à ton rivage. Elles m’ont tout raconté. Je sais les jours de calme où se gonfle à peine leur peau glauque et succincte, et les jours de tempête où, noires d’orage et blanches d’écume, elles accourent en folles furieuses charger terriblement les falaises. Je sais exactement le sens de la mer changeante, guerrière et rétractile. Sa rumeur monstrueuse est dans mon sang. J’ai vu de près ses rochers déchirants, mais aussi j’ai connu les longs sommeils dans ses flaques saumâtres, parmi un peu de sable, de vase et de galets, entre deux ou trois coquilles et quelques algues, et aussi les repos profondément noyés, quand d’étranges poissons viennent me regarder de toute leur âme de phosphore, et que les écailles de ma queue brillent comme l’or dans l’obscurité silencieuse. J’ai connu les matins de printemps, lorsque les jeunes filles jettent quelques fleurs dans l’amertume de la mer, quelques fleurs pour sucrer la mer, et les soirs électriques de l’été, quand les barques tirent derrière elles un sillage de feu. Je sais tout ! Je t’apprendrai tout ! Tu comprendras comme moi l’abîme et la surface, et les grands soirs au large, alors que la douleur aiguë des goélands lézarde le ciel et que ma tête chevelue, crevant l’immensité, émerge dans le couchant, pour que, tendant des bras insensés vers les horizons de flamme, je veuille, jusqu’au fond de mon être, boire la mer et manger le soleil ! »
Elisabeth Jerichau Baumann, Sirène (1863) Domaine public
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