Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson, François-René de Chateaubriand (1810)

Mémoires d’Outre-tombe, Partie 04, Avenir du monde – Amour et vieillesse, Edition Biré

Suite de la Partie 04, 06 à 10

Avenir du Monde :

Texte d’une très grande importance :

« Ainsi, la transformation, amenée par l’âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein ; rien n’est possible maintenant hors la mort naturelle de la société, d’où sortira la renaissance. C’est impiété de lutter contre l’ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence. Aperçue de cette hauteur, la révolution française n’est plus qu’un point de la révolution générale ; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l’ancienne politique deviennent inapplicables.

Louis-Philippe a mûri d’un demi-siècle le fruit démocratique. La couche bourgeoise où s’est implanté le philippisme, moins labourée par la révolution que la couche militaire et la couche populaire, fournit encore quelque suc à la végétation du gouvernement du 7 août, mais elle sera tôt épuisée. »

« Il faudra d’abord que l’Europe se nivelle dans un même système ; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu’on subira des guerres étrangères, et qu’on traversera à l’intérieur une double anarchie morale et physique.

Quand il ne s’agirait que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles elles-mêmes autochtones du fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ?

Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang ; la loi du sang et du sacrifice est partout… »

« Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Je n’en sais rien. Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir, ainsi qu’on la voit déjà se former aux États-Unis ? Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d’une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. »

« Ce fut une dernière victoire du grand Condé en radotage, d’avoir, au bord de sa fosse rencontré Bossuet ; l’orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l’enfance du vieillard, il repétrit son adolescence ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Hommes qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous-y bien ; tâchez d’y faire bonne figure, car vous y resterez. »

Et, Amour et Vieillesse :

Texte d’une poésie infinie…, pour clore Les Mémoires d’Outre-tombe.

« Il y a dans une femme une émanation de fleur et d’amour. »

« Si tu me dis que tu m’aimeras comme un père tu me feras horreur, si tu prétends m’aimer comme une amante je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu’il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux comme le rayon de soleil qui éclaire un abîme ? Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s’entrelacer aux tiens avec grâce, mais ne le me dis pas. »

« Quand je m’éveille avant l’aurore, je me rappelle ces temps où je me levais pour écrire à la femme que j’avais quittée quelques heures auparavant. A peine y voyais-je assez pour tracer mes lettres à la lueur de l’aube. Je disais à la personne aimée toutes les délices que j’avais goûtées, toutes celles que j’espérais encore, je lui traçais le plan de notre journée, le lieu où je devais la retrouver sur quelque promenade déserte, etc. »

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