Dostoïevski, Le Crocodile, est restée inachevée. Écrite pendant les années 1860, à l’heure où la Russie se libéralise, en même temps que Crime et châtiment, elle est, à l’opposé, une œuvre burlesque, légère, absurde, très inspirée du style fantastique de Gogol dans Le Nez. L’annonce du sous-titre est révélatrice : ce livre est « un récit véridique, sur la façon dont un monsieur, d’âge et d’aspect certain, fut avalé vivant par le crocodile du Passage, tout entier, de la tête jusqu’aux pieds, et ce qui s’ensuivit. »
L’argument est extraordinaire, kafkaïen avant la lettre et l’apologue, parodiant le mythe de Jonas dans la baleine, est très antisocial ; Dostoïevski y exprime sa haine des Allemands (le manager et sa mère) et des Français, du capitalisme occidental et du catholicisme. Par exemple, le crocodile est à la fois propriété privée et source de revenus, il est donc inviolable. D’ailleurs, il est creux et confortable à souhait ; il permet de penser, de parler, et d’être écouté.
On a parfois l’impression que l’auteur dans sa loufoquerie se moque du lecteur, en rapportant les propos du héros avalé, confortablement installé dans le ventre du saurien :
« Maintenant que j’en ai enfin le temps, je suis tout entier aux grandes idées, je me préoccupe du sort global de l’humanité. C’est de ce crocodile que sortiront désormais la vérité et la lumirère. Il n’est pas douteux que je vais découvrir une nouvelle et personnelle théorie, de nouveaux rapports économiques et que j’aurai lieu d’en être fier. Je n’avais pu m’appliquer à ces questions jusqu’ici, par suite du peu de loisirs que me laissaient mon service et les futiles distractions mondaines. Je vais tout révolutionner ; je serai un nouveau Fourier… »
Oeil de crocodile (photo : nearsjasmine, licence CC by-sa 2.0).
Merci pour la lecture de ce texte intéressant. Que de bons moments passės grâce à vous.
satirique à souhait…. Un régal…
du coup je vais le lire et l’écouter en meme temps vous m’avez donné envie !
Ah ! excusez-moi ! je n’avais pas pensé qu’il parlait de l’intérieur du crocodile. Ingénieuse trouvaille ! 🙂
Très bonne après-midi à vous,
Ahikar
Cher Ahikar,merci de signaler la différence des db entre les deux chapitres due à une erreur de manip(et incorrigible,je crois)Disons que la voix change quand on parle de l’intérieur d’un crocodile….Tout-à-fait d’accord avec vous pour le “gogolisme” de la nouvelle.Cordialement RD
Merci M. Depasse pour cette lecture.
Très certainement inspiré de Gogol. A mon avis il en a abandonné l’écriture, parce qu’à un moment il a senti que ça tournait à vide. L’écriture de Dostoïevski se nourrit d’elle-même, c’est une écriture cathartique. Dostoïevski livrait ses grands combats intérieurs sur le papier, ne sachant pas toujours à l’avance qui allait gagner, et ne réussissant parfois que difficilement à faire pencher la balance du côté souhaité. C’est d’ailleurs bien pour cela qu’il a fini par lâcher par la bouche de Stavroguine dans Les Démons : « Même si la vérité ne devait pas être du côté du Christ, même si je devais être assuré qu’il n’y a rien après la mort et que le Christ a été broyé comme tous les hommes, je choisirais quand même le Christ. » Or l’écriture du Crocodile est très différente, elle n’est pas cathartique, ce n’est pas la méthode de Dostoïevski : pas de grands combats intérieurs propres à révéler de grandes vérités. Pour Gogol le monde était absurde, ce n’était qu’une gigantesque farce. Si Pomme n’avait pas déjà lu Les Âmes mortes, j’aurais bien aimé le lire et placer en exergue cette phrase de Kharraqâni : « Beaucoup s’agitent sur la surface de la planète, qui sont cependant des âmes mortes. Beaucoup, enfouis au cœur de la terre, reposent et sont vivants. »
Voilà à mon avis pourquoi Le Crocodile est inachevé. J’espère ne pas avoir été trop ennuyeux.
Bien amicalement,
Ahikar
(Je me permets de vous signaler que le son n’est qu’à 74,1 dB pour le premier chapitre, mais grimpe à 105,1 dB pour le second. Ça surprend ! :))
Dans ce livre, je vais encore rencontrer des gens que je connais…