VOLTAIRE – Lettre de M. de la Visclède

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    AAjedrez
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      AAjedrez
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        à partir de

        http://books.google.hn/books?id=VBIvAAAAMAAJ&pg=PA453

        à

        https://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/voltaire-ce-qui-plait-aux-dames-et-autres-contes-galants.html



        LETTRE DE M. DE LA VISCLÈDE

        A. M. LE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DE PAU.

        (1776.)

        Monsieur et cher confrère, je vous envoie mes filles de Minée; et je vous répète en prose ce que j'ai dit en vers , que je ne devais pas traiter ce sujet après Ovide et la Fontaine. Ce n'est pas dans le monde comme dans l'Évangile; celui qui vient se présenter à la dernière heure n'est jamais si bien reçu que ceux qui ont travaillé le matin. Voyez ce qui est arrivé à la Motte; il a voulu faire une petite Iliade; on s'est moqué de lui. Il a fait des fables philosophiques dédiées au régent du royaume , qui lui a donné deux mille écus; tout le monde a dit : « Nous aimons mieux le naïf la Fontaine à qui Louis XIV ne donna rien. »

        Vous connaissez cet enfant de la nature, ce la Fontaine, et ses trois Filles de Minée que l'abbé d'Olivet a fait imprimer dans un recueil en cinq volumes ; mais vous ne connaissez pas les amours de Mars et de Vénus; qui ne se trouvent que dans l'édition de 1750. Les voici :

        Vous devez avoir lu qu'autrefois le dieu Mars ,
        Blessé par Cupidon d'une flèche dorée,
        Après avoir dompté les plus fermes remparts,
        Mit le camp devant Cythérée.
        Le siège ne fut pas de fort longue durée :
        A peine Mars se présenta,
        Que la belle parlementa.

        Dans les formes pourtant il entreprit l'affaire,
        Par tous moyens tâcha de plaire,
        De son ajustement prit d'abord un grand soin.
        Confidérez-le en ce coin,
        Qui quitte fa mine fière.
        Il se fait attacher son plus riche harnois.
        Quand ce serait pour des jours de tournois ,
        On ne le verrait pas vêtu d'autre manière.
        L'éclat de ses habits fait honte à l'œil du jour.
        Sans cela , fit-on mordre aux géants la poussière,
        Il est bien malaisé de rien faire en amour.

        En peu de temps Mars emporta la dame.
        Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme;
        Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats.
        Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles
        Que les femmes n'entendent pas,
        Et dont pourtant les mots font doux à leurs oreilles.
        Voyez combien Vénus en ces lieux écartés,
        Aux yeux de ce guerrier étale de beautés :
        Quels longs baisers ! La gloire a bien des charmes;
        Mais Mars en la servant ignore ses douceurs.
        Son harnois est sur l'herbe : Amour pour toutes armes
        Veut des soupirs et des larmes ,
        C'est ce qui triomphe des cœurs.

        Phoebus pour la déesse avait même dessein;
        Et charmé de l'espoir d'une telle conquête,
        Couvait plus de feux dans son sein.
        Qu'on n'en voyait à l'entour de la tête.
        C'était un dieu pourvu de cent charmes divers.
        Il était beau ; mais il faisait des vers,
        Avait un peu trop de doctrine,
        Et qui pis est, savait la médecine.
        Or soyez fur qu'en amours ,
        Entre l'homme d'épée et l'homme de science 
        Les dames au premier inclineront toujours,
        Et toujours le plumet aura la préférence.
        Ce fut donc le guerrier qu'on aima mieux choisir.
        Phoebus outré de déplaisir,
        Apprit à Vulcan ce mystère;
        Et dans le fond d'un bois voisin de son séjour
        Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère,
        Qui n'avaient en ces lieux pour témoin que l'Amour.

        La peine de Vulcan se voit représentée,
        Et l'on ne dirait pas que les traits en sont feints.
        Il demeure immobile , et son âme agitée
        Roule mille pensers qu'en ses yeux on voit peints.
        Son marteau lui tombe des mains.
        Il a martel en tête, et ne sait que résoudre.
        Frappé comme d'un coup de foudre.
        Le voici dans cet autre endroit
        Qui querelle et qui bat sa femme.
        Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt?
        Au palais de Vénus il s'en allait tout droit,
        Espérant y trouver le sujet qui l'enflamme.
        La dame d'un logis, quand elle a fait l'amour,
        Met le tapis chez elle à toutes les coquettes.
        Dieu sait si les galants lui font aussi la cour.
        Ce ne sont que jeux et fleurettes,
        Plaisants devis et chansonnettes;
        Mille bons mots, sans conter les bons tours.
        Font que sans s'ennuyer chacun passe les jours.
        Celle que vous voyez apportait une lyre,
        Ne songeant qu'à se réjouir.
        Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr :
        Elle est trop empêchée , et chacun se retire.

        Le vacarme que fait Vulcan 
        A mis l'alarme au camp.

        Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme?
        Quand les cœurs ont goûté des délices-d'amour.
        Ils iraient plutôt jusqu'à Rome
        Que de s'en passer un seul jour.
        Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame.
        Quand l'hymen les joindrait de son nœud le plus fort,
        Que l'un fût le mari , que l'autre fût la femme ,
        On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord.
        Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes:
        La maîtresse a failli , l'on punit les suivantes.
        Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants
        Pourraient contre tant d'assaillants
        Garder une toison si chère?
        Il accuse surtout l'enfant qui fait aimer;
        Et se prenant au fils des péchés de la mère,
        Menace Cupidon de le faire enfermer.

        Ce n'est pas tout : plein d'un dépit extrême,
        Le voilà qui se plaint au monarque des dieux:
        Et de ce qu'il devrait se cacher à soi-même
        Importune sans cesse et la terre et les cieux.
        L'adultère Jupin, d'un ris malicieux,
        Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,
        Et que de s'en troubler les esprits sont bien fous,
        Plaise au ciel que jamais je n'entre en jalousie :
        Car c'est le plus grand mal, et le moins plaint de tous.

        Que fait Vulcan? car pour se voir vengé,
        Encor faut-il qu'il fasse quelque chose:
        Un rets d'acier par ses mains est forgé;
        Ce fut Momus, qui, je pense, en fut cause.
        Avec ce rets le galant lui propose
        D'envelopper nos amants bien et beau.
        L'enclume sonne; et maint coup de marteau,
        Dont maint chaînon l'un à l'autre s'assemble,
        Prépare aux dieux un spectacle nouveau
        De deux amants qui reposent ensemble.

        Les noires Sœurs apprêtèrent le lit :
        Et nos amants trouvant l'heure opportune,
        Sous le réseau pris en flagrant délit.
        De s'échapper n'eurent puissance aucune.
        Vulcan fait lors éclater fa rancune :
        Tout en clopant le vieillard éclopé
        Semond les dieux, jusqu'au plus occupé.
        Grands et petits, et toute la séquelle.
        Demandez-moi qui fut bien attrapé :
        Ce fut , je crois, le galant et la belle.

        Peut-être direz-vous que ces Amours de Mars et de Vénus ne valent pas sa fable des deux pigeons. Je vous croirai sans peine, comme je crois avec vous que son ode au roi pour l'infortuné Fouquet n'approche pas de son élégie aux nymphes de Vaux pour ce même Fouquet.

        Remplissez l'air de cris en vos grottes profondes;
        Pleurez, nymphes de Vaux, dans vos grottes profondes.
        ····························································································
        La cabale est contente, Oronte est malheureux, etc.

        Il changea ce mot de cabale, quand on l'eut fait apercevoir que le grand Colbert servait le roi et l'État avec une équité sévère, et n'était point cabaleur; mais La Fontaine l'avait entendu dire, et il avait cru bonnement que c'était là le mot propre.
        Vous me dites que Jean eut grand tort de faire imprimer ses opéras, et la comédie intitulée Je vous prends sans vert, et la comédie de Clymène,  etc.; mais l'abbé d'Olivet eut plus de tort encore de faire une collection de tout ce qui pouvait diminuer la gloire de la Fontaine. La manie des éditeurs ressemble à celle des sacristains; tous rassemblent des guenilles qu'ils veulent faire révérer: mais de même qu'on ne juge les vrais saints que par leurs bonnes actions , l'on ne juge les hommes à talents que par leurs bons ouvrages.
        Vingt pièces de théâtre très-indignes de l'auteur de Cinna ne lui ont point ôté le nom de grand. Tout ce qu'on reproche à Quinault n'empêche pas qu'il ne soit un homme unique , et jusqu'à présent inimitable dans un genre très-difficile. Une soixantaine. d'anciennes fables rajeunies par la Fontaine, et contées avec un agrément qui n'avait jamais été connu que de Pétrone, et bien saisi que par notre fabuliste ; une vingtaine de contes écrits avec cette facilité charmante, et cette négligence heureuse que nous admirons en lui, le mettent infiniment au-dessus de Boccace, et quelquefois même , si j'ose le dire , à côté de l'Arioste, pour la manière de narrer.
        Il avait ce grand don de la nature, le talent. L'esprit le plus supérieur n'y saurait atteindre. C'est par les talents que le siècle de Louis XIV sera distingué à jamais de tous les siècles, dans notre France si longtemps grossière. Il y aura toujours de l'esprit, les connaissances des hommes augmenteront , on verra des ouvrages utiles; mais des talents, je doute qu'il en naisse beaucoup. Je doute qu'on retrouve l'auteur de Cinna , celui d'Iphigénie, d'Athalie, de Phèdre, celui de l'Art poétique, celui de Roland, et d'Armide, celui qui força en chaire, jusqu'à des ministres, de pleurer et d'admirer la fille de Henri IV, veuve de Charles Ier, et sa fille Henriette , Madame.
        Voyez comme les oraisons funèbres d'aujourd'hui sont ensevelies avec ceux qu'elles célèbrent. Voyez comme Séthos, malgré quelques beaux passages, et les Voyages de Cyrus, sont tombés dans l'oubli, tandis que le Télémaque est toujours l'instruction et le charme de tous les jeunes gens bien nés. Comment s'est-il pu faire que, dans la foule de nos prédicateurs, il n'y en ait pas un seul qui ait approché de l'auteur du petit carême? Vous voyez à regret que personne n'a osé seulement tenter d'imiter le créateur du Tartufe et du Misanthrope. Nous avons quelques comédies très-agréables; mais un Molière! je vous prédis hardiment que nous n'en aurons jamais. Quelle gloire pour la Fontaine d'être mis presque à côté de tous ces grands hommes!
        L'abbé de Chaulieu ferma ce siècle par trois ou quatre pièces de poésie qui partent du cœur, ou qui semblent en partir. Elles respirent la volupté et la philosophie, et demandent grâce pour toutes les bagatelles insipides dont on a farci son recueil.
        Je m'étonne que la Fontaine n'ait parlé de Chaulieu qu'à propos de l'argent qu'il comptait recevoir par ses mains de la part du duc de Vendôme.
        (Le paillard m'a dit aujourd'hui
        Qu'il faut que je compte avec lui.)
        Aimez-vous cette parenthèse?
        Le reste ira, ne vous déplaise,
        En bas-relief, et caetera.
        Ce mot-ci s'interprétera
        Des Jeannetons; car les Clymènes
        Aux vieilles gens sont inhumaines.
        Je ne vous réponds pas qu'encor
        Je n'emploie un peu de votre or
        A payer la brune et la blonde.

        Comment l'abbé d'Olivet a-t-il pu imprimer trois pièces de la Fontaine, écrites de ce misérable style, par lesquelles il demande l'aumône pour avoir des filles? On ne reconnaît pas dans ces vers celui qui a dit :
        J'ai quelquefois aimé ; je n'aurais point alors
        Contre le Louvre et ses trésors,
        Contre le firmament et sa voûte céleste,
        Change les bois , changé les lieux
        Honorés par les pas, éclairés par les yeux
        De l'aimable et jeune bergère
        Pour qui, sous le fils de Cythère,
        Je servis engagé par mes premiers serments.
        Hélas ! quand reviendront de semblables moments?
        Faut-il que tant d'objets, si doux et si charmants,
        Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète?
        Ah! si mon coeur osait encor se renflammer!
        Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
        Ai-je passé le temps d'aimer?

        On croirait ces deux derniers vers d'un seigneur du bel air, d'un homme à grandes passions, d'un duc de Candale, d'un duc de Belle-garde. Cela ne s'accorde pas avec les Jeannetons de Jean la Fontaine qui demande quelques pistoles au duc de Vendôme et au paillard Chaulieu, pour attendrir en sa faveur ses héroïnes du Pont-Neuf.
        Tout cela, Monsieur, n'empêche pas qu'un nombre considérable de fables pleines de sentiment, d'ingénuité, de finesse, et d'élégance, ne soient le charme de quiconque sait lire.
        Quand je dis qu'il est presque égal, dans ses bonnes fables, aux grands hommes de son mémorable siècle, je ne dis rien de trop fort. Je serais un exagérateur ridicule si j'osais comparer

        Maître corbeau, sur un arbre perché,
        Tenait en son bec un fromage;
        et
        La cigale ayant chanté
        Tout l'été,

        à ces vers de Cornélie qui tient l'urne de son époux :

        Éternel entretien de haine et de pitié,
        Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié;

        et à ceux de César :

        Restes d'un demi-dieu dont à peine je puis
        Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis!

        Le Savetier et le Financier, les animaux malades de la peste, le Meunier, son Fils et l'Ane, etc., etc., tout excellents qu'ils sont dans leur genre, ne seront jamais mis par moi au même rang que la scène d'Horace et de Curiace, ou que les pièces inimitables de Racine, ou que le parfait Art poétique de Boileau, ou que le Misanthrope et le Tartufe de Molière. Le mérite extrême de la difficulté surmontée, un grand plan conçu avec génie, exécuté avec un goût qui ne se dément jamais dans Racine, la perfection enfin dans un grand art, tout cela est bien supérieur à l'art de conter. Je ne veux point égaler le vol de la fauvette à celui de l'aigle. Je me borne à vous soutenir que la Fontaine a souvent réussi dans son petit genre autant que Corneille dans le sien. J'aurais seulement désiré, pour la gloire de la nation, qu'on n'eût point imprimé les dernières fables de l'un, et les dernières tragédies de l'autre, depuis Pertharite ; mais ces maudits éditeurs veulent imprimer tout : Ce sont des corbeaux qui s'acharnent sur les morts, comme l'envie sur les vivants. Encore s'ils ne fatiguaient le public que par les mauvais ouvrages des bons auteurs, on pourrait pardonner à leur avidité : ce qu'il y a de pis, c'est qu'ils y ajoutent trop souvent leurs propres sottises qu'ils font passer sous le nom des écrivains un peu connus. J'ai pâti moi-même, moi inconnu, de cette rage d'imprimer. Combien de pauvretés n'a-t-on pas publiées sous le nom dé la Visclède, dans ces recueils immenses! Vers de Bonneval, sur la mort de mademoiselle Lecouvreur; Vers à mon cher B. sur Newton; Vers impertinents à madame du Châtelet; Lettre de Varsovie; Épître de formont à l'abbé de Rothelin; Ode sur le vrai Dieu; Lettres de M. de la Visclède à ses amis du Parnasse, etc., etc.
        Ceux qui se forment des bibliothèques sont toujours trompés par ce manège qui ne sert qu'à étouffer le bon grain sous un tas énorme d'ivraie. On est parvenu à nous dégoûter de la lecture à force de multiplier les livres et les livrets. S'il est vrai que les Ptolémées eurent autrefois une bibliothèque de quatre cents mille volumes, on ne fit pas mal de la brûler; et quand on brûlera toutes les brochures qui nous inondent, je commencerai par la mienne.
        Nous sommes importunés dans notre siècle, d'une foule de petits artistes qui dissèquent le siècle passé. On créait alors, et aujourd'hui on épluche, on critique la création. Je tombe dans ce défaut en vous écrivant; mais j'ouvre mon cœur à mon ami, et je serais très-fâché que ma lettre devint publique.
        Permettez-moi de remarquer qu'on ne fut point sévère pour La Fontaine, parce qu'il semblait ne prétendre à rien : moins il exigeait, plus on lui accordait; on lui passait ses mauvaises fables en faveur des excellentes. Il n'en était pas ainsi de Racine et de Boileau, qui prétendaient à la perfection; on les chicanait sur un mot. C'est ainsi qu'on pardonnait tout à Montaigne, et qu'on tomba rudement sur Balzac, qui voulait être toujours correct et toujours éloquent.
        Depuis que la Bruyère, dans ses Caractères, eut jugé Corneille et Racine, combien d'écrivain se mirent à juger aussi! Et enfin on a fait plus de cent volumes sur ce siècle de Louis XIV. Chacun dans ses jugements, soit en vers , soit en prose, a plus cherché à montrer de l'esprit qu'à trouver la vérité , et à faire des antithèses plutôt que des raisonnements.
        L'inondation des journalistes et des folliculaires est venue, laquelle a noyé le bon avec le mauvais , et a détruit toute érudition, en présentant des extraits à l'ignorance. Les lecteurs ont décidé comme les magistrats, qui jugent sur le rapport de leur secrétaire.
        Il est arrivé pis , on s'est divisé en factions; les jansénistes ont voulu que les jésuites n'eussent jamais fait un bon ouvrage, et que le père Bouhours ne sût pas sa langue. Les jésuites ont dénigré Boileau parce qu'il était ami d'Arnauld. Les folliculaires se sont dit des injures. C'est la bataille des rats et des grenouilles après l'Iliade.
        Pour vous prouver , Monsieur , avec quelle précipitation l'on juge, et comme un bon mot tient lieu de raison, je ne veux que vous citer cette décision de la Bruyère , qui a été la source de tant d'énormes dissertations : « Racine a peint les hommes tels qu'ils sont, et Corneille tels qu'ils devraient être. » Cela est éblouissant, mais cela est très-faux. César n'a jamais dû être assez fat pour dire à Cléopâtre qu'il n'a vaincu à Pharsale que pour lui plaire, lui qui n'avait point vu encore cet enfant de quinze ans. L'autre Cléopâtre n'a point dû empoisonner l'un de ses enfants et assassiner l'autre au bout d'une allée dans un jardin. Théodore n'a point dû s'obstiner à se prostituer dans un mauvais lieu, au lieu d'accepter le secours d'un honnête homme. Polyeucte n'a point dû briser tout dans un temple, et hasarder de casser toutes les têtes par dévotion. Léontine n'a point dû se vanter de tout faire, pour ne rien faire du tout. Pompée devait-il répudier sa femme qu'il aimait» pour épouser la nièce d'un tyran? Pertharite devait-il céder la sienne? Thésée dans OEdipe devait-il parler d'amour au milieu de la peste, et dire :

        Quelque ravage affreux qu'étale ici la peste,
        L'absence aux vrais amants est encor plus funeste?

        Si le judicieux et énergique la Bruyère s'est si évidemment trompé, que feront donc nos petits écoliers qui tranchent avec tant de hardiesse, et qui, plus ignorants et plus impudents qu'un Fréron, osent décider au premier coup d'œil sur dès choses qu'un Quintilien aurait long-temps examinées avant de donner son opinion avec modestie?

        Vous me faites, monsieur, une question plus importante. Vous me demandez pourquoi Louis XIV ne fit pas tomber ses bienfaits sur la Fontaine, comme sur les autres gens de lettres qui firent honneur au grand siècle. Je vous répondrai d'abord qu'il ne goûtait pas assez le genre dans lequel ce conteur charmant excella. Il traitait les fables de la Fontaine comme les tableaux de Teniers, dont il ne voulait voir aucun dans ses appartements. Il n'aimait le petit en aucun genre, quoiqu'il eût dans l'esprit autant de délicatesse que de grandeur. Il ne goûta les petits vers de Benserade que parce qu'ils avaient rapport aux fêtes magnifiques qu'il donnait.
        De plus , la Fontaine était d'un caractère à ne se pas présenter à la cour de ce monarque. Ses distractions continuelles, son extrême simplicité, réjouissaient ses amis, et n'auraient pu plaire à un homme tel que Louis XIV.
        La Bruyère s'est servi de couleurs un peu fortes pour peindre notre fabuliste, mais il y a du vrai dans ce portrait: « Un homme paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler ni raconter se qu'il vient de voir. S'il se met à écrire, c'est le modèle des bons contes ect.
        La Bruyère, qui peignit tous ses contemporains, en dit autant de Corneille, non que Corneille fût un bon conteur. C'était autre chose; il était souvent très-sublime dans ses bonnes pièces. Boileau ne faisait peut-être pas assez de cas de la Fontaine et de Corneille; il n'était sensible qu'à un style toujours pur, il ne pouvait aimer que la perfection.
        Soyez sûr, monsieur , qu'il est très-faux que La Fontaine déplût au roi, comme on l'a dit, pour avoir fait des vers en faveur du surintendant Fouquet. Pellison, défenseur très-hardi de ce ministre, et même ayant été sa victime, devint un des favoris de Louis XIV, et fit une grande fortune. Son éloquence touchante, son érudition utile, la connaissance des affaires, et la souplesse de son esprit, en firent un homme d'État. La Fontaine n'avait rien de tout cela. Uniquement borné à son talent, et incapable même de le faire valoir, il n'est pas étonnant qu'il ne fût pas assez remarqué par Louis XIV.
        Lulli lui nuisit beaucoup. Vous savez que tout est cabale parmi les gens de lettres, comme parmi les prêtres. La cabale contre Quinault, l'un des grands ornements de ce mémorable siècle, ayant forcé Lulli à recourir à d'autres pour ses opéras, il choisit la Fontaine. Avouons que le fabuliste faisant parler ses héros du style de Jeannot Lapin et de dame Belette, ne pouvait réussir après Atys et Thésée. Lulli était plein d'esprit et de goût; plus il en avait, plus il lui était impossible de mettre en musique de telles paroles. Il n'était pas de ces gens qui disent qu'il est égal de chanter la gazette ou Armide , et qu'il n'y a rien au monde de si nécessaire que des doubles croches. Le Fontaine, croyant sérieusement qu'on lui faisait une énorme injustice, fit la satire du Florentin contre Lulli. Elle n'est pas dans le goût de celles de Boileau ou d'Horace.

        Le b…. avait juré de m'amuser six mois :
        Il s'est trompé de deux. Mes amis, de leur grâce,
        Me les ont épargnés, l'envoyant où je croi
        Qu'il va bien sans eux et sans moi.
        Voilà l'histoire en gros : Le détail a des suites
        Qui valent bien d'être déduites,
        Mais j'en aurais pour tout un an.

        Non , sans doute , ce sot détail et ces suites ne valaient pas d'être déduites, et surtout en si mauvais vers. Le pis est qu'il s'excuse sur cette ridicule satire à Mme de Thiange, sœur de Mme de Montespan, en vers non moins ridicules. Il croit que Lulli lui a ôté sa fortune et sa gloire, en ne faisant point de musique pour ses paroles. Voici comme il s'explique :

        Mais il (le ciel) m'a fait auteur, je m'excuse par-là. :
        Auteur qui, pour tout fruit moissonne
        Un peu de gloire; On le lui ravira;
        Et vous croyez qu'il s'en taira!
        Il n'est donc plus auteur. La conséquence est bonne.

        Je sais bien que le cocher de Vertamont aurait fait de tels vers tout aussi bien que la Fontaine. Je sais que ces misères prosaïques en rimes ne sont que des sottises aisées ; mais enfin le même homme est le meilleur metteur en œuvre des anciennes fables d' Ésope et de Pilpay, et celui qui dans ce genre a le mieux enchâsse l'esprit des autres. Encore une fois, ce talent unique fait tout pardonner. Lulli même lui pardonna, et très-plaisamment, en disant qu'il aimerait mieux mettre en musique la satire de la Fontaine que ses opéras.
        Il me semble que la voix publique donne la préférence à ses fables sur ses Contes. Ceux-ci paraissent pour la plupart, aux bons critiques un peu trop allongés. Ils n'aiment point dans le Joconde, pris de l'Arioste.

        Prenons, dit le romain, la fille de notre hôte;
        Je la tiens pucelle sans faute,
        Et si pucelle qu'il n'est rien
        De plus puceau que cette fille.

        Ils réprouvent ce ton de la rue Saint-Denis, ce ton bourgeois auquel l'Arioste ne s'asservit jamais. Le Greco et la Fiammetta de l'Arioste sont bien au-dessus du puceau de la Fontaine.

        Ils n'aiment point que notre fabuliste dise dans le Cocu battu et content , tiré de Boccace :

        Tant se la mît le drôle en sa cervelle,
        Que dans sa peau peu ni point ne durait.

        Boccace n'a point de ces expressions basses et incorrectes.
        Ils ne peuvent souffrir que dans la Servante justifiée, conte de la reine de Navarre, l'imitateur s'exprime ainsi :

        Boccace n'est le seul qui me fournit.
        Je vais parfois en une autre boutique.
        Il est bien vrai que ce divin esprit,
        Plus que pas un me donne de pratique;
        Mais, comme il faut manger de plus d'un pain,
        Je puise encore en un vieux magasin.

        Ils trouvent ces expressions, aller dans une autre boutique, donner de pratique , manger de plus d'un pain, plus faites pour le peuple que pour les honnêtes gens ; et c'est-là le grand défaut de la Fontaine.
        L'Anneau d'Hans-Carvel, qu'il a copié dans Rabelais, est bien supérieur dans l'Arioste. Il y a du moins une bonne raison dans l'Arioste pourquoi le diable apparaît au bonhomme. (Satira prima) :

        Fu già un pittor (non mi ricordo il nome),
        Che dipingere il diavolo solea
        Con bel viso, begli occhi, e belle chiome, etc.

        La prodigieuse supériorité de l'Arioste sur son imitateur paraît dans ce petit conte, autant que dans l'invention de son Orlando, dans son imagination inépuisable , dans son sublime, et dans sa naïve élégance.
        Les Cordeliers de Catalogne , Richard Minutolo, la Gageure des trois commères, n'ont jamais plu aux esprits délicats. Vous ne trouverez chez La Fontaine aucun conte qui parle au cœur , excepté le Faucon; aucun dont on puisse tirer une morale utile; aucun où il y ait de sa part la moindre invention. Ce ne sont presque jamais que de vieux contes réchauffés. Ce sont des femmes qui attrapent leurs maris, ou des garçons qui enjôlent des filles. Enfin on trouve rarement chez lui un conte écrit avec une élégance continue.
        Ses contes ont charmé la jeunesse encore plus par la gaieté des sujets que par les grâces et la correction du style. J'ai vu beaucoup de gens d'esprit et de goût qui ne pouvaient souffrir que La Fontaine eût gâté la Coupe enchantée de l'Arioste par des vers tels que ceux-ci :

        L'argent sut donc fléchir ce cœur inexorable ,
        Le rocher disparut , un mouton succéda ,
        Un mouton qui s'accommoda
        A tout ce qu'on voulut, mouton doux et traitable,
        Mouton qui sur le point de ne rien refuser,
        Donna pour arrhes un baiser.

        Il faudrait en effet avoir peu de goût pour approuver un rocher qui devient mouton , qui s'accommode, et qui donne des arrhes. Les. contes et les deux derniers livres des Fables sont trop pleins de ces figures si incohérentes et si fausses, qui semblent plutôt le fruit d'une recherche pénible que de cette négligence agréable qu'on a tant louée dans l'auteur.
        J'ai vu aussi bien des lecteurs révoltés du style qu'on appelle marotique. Ils disaient qu'il fallait parler la langue de Louis XIV, et non celle de Louis XII et de François I; que si on nous donnait la comédie de l'Avocat Patelin telle qu'on la joua sur les tréteaux de la cour de Charles VII , personne ne pourrait la souffrir. Heureusement La Fontaine est peu tombé dans ce défaut que d'autres après lui ont voulu mettre à la mode.
        Mais ce qui est à mon avis très-digne de remarque, c'est que de toutes ces anciennes historiettes que La Fontaine a mises en vers négligés, il n y en a pas une seule qui inspire des désirs impudiques. Les peintures y sont plus gaies que dangereuses. Elles ne font jamais cette impression voluptueuse et funeste que produisent tant de livres italiens , Se surtout notre Aloisia Toletana. Cela est si vrai , que l'on a mis tous ces vieux contes sur le théâtre avec l'approbation des magistrats, sans aucun danger, sans qu'aucune mère de famille ait réclamé contre cet usage, sans aucun inconvénient. On vit bien que le sévère Boileau avait raison quand il disait : (Art poér., ch. IV)

        L'amour le moins honnête , exprimé chastement,
        N'excite point en nous de honteux mouvement.

        C'est pourquoi, monsieur , j'ai toujours été étonne de l'atrocité fanatique avec laquelle le jeune Pouget, oratorien osa parler au vieux la Fontaine, et de la vanité d'écolier avec laquelle il publia son prétendu triomphe sur l'innocence de ce vieil enfant. Il était bien ridicule qu'un petit prêtre de vingt-cinq ans allât mettre sur la sellette un académicien de soixante et douze ans. Mais pourquoi faire trophée aux yeux du public de cette victoire si aisée? C'était l'orgueil qui se vantait d'avoir foulé à ses pieds l'innocence et la simplicité. Et de quoi s'est avisé l'abbé d'Olivet , tout philosophe qu'il était, de réimprimer cette lettre de Pouget? Cette lettre est précisément la révélation solennelle de la confession du bon la Fontaine. Car n'est-ce pas trahir le secret inviolable de la confession que d'en apprendre au public toutes les circonstances, tous tes entours, et les demandes, et les réponses?
        Ce qui me révolte le plus dans l'insolence de Pouget, c'est l'affectation de répéter vingt fois à la Fontaine : «Votre livre infâme, monsieur; le scandale de votre infâme livre, monsieur; les péchés, monsieur, dont votre infâme livre a été la cause; là réparation publique que vous devez, monsieur, pour votre livre infâme. »
        Aurait-il osé parler ainsi à la reine de Navarre sœur de François 1er, de qui plusieurs de ces contes plaisants et non infâmes font tirés? il lui aurait demandé un bénéfice. Aurait-il même osé donner le nom d'infâme à Boccace le créateur de la langue italienne, et à l'Arioste, qui n'a d'autre titre dans sa patrie que celui de divin?
        L'aventure de Pouget avec le bonhomme la Fontaine est, au fond celle de l'âne dans la fable admirable des animaux malades de la peste.

        L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance
        Qu'en un pré de moines passant,
        La faim, l'occasion , l'herbe tendre, et, je pense,
        Quelque diable aussi me poussant,
        Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
        Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
        A ces mots on cria, haro sur le baudet.
        Pouget, quelque peu clerc, prouva par sa harangue,
        Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, etc.

        Et ce qu'il y a de plus rare, c'est que la Fontaine, qui avait la bonhommie de l'âne, fut assez sot, avec tout son génie, pour croire le suffisant Pouget, qui se faisait tant honneur de l'intimider, et qui parlait au traducteur de l'Arioste et de la reine de Navarre comme s'il eût parlé à un scélérat.
        J'aurais conseillé à La Fontaine de faire un conte sur Pouget, plus plaisant que son Florentin sur Lulli.
        Après l'impertinence de Pouget, je ne sais rien de plus outrecuidant (pour me servir des termes du bon la Fontaine) que l'insolente préface de l'édition des contes en 1743, sous le nom de Londres. L'éditeur, qui se donne aussi pour janséniste , (je ne fais pas pourquoi) s'avise de dire que la Fontaine eut tort de faire autre chose que des fables et des contes en vers; et il cite sur cela Mme de Sévigné.
        Oui , éditeur , il eut tort de faire d'autres ouvrages, puisque la plupart ne valent rien. Mais pourquoi dis-tu, éditeur, qu'un poète qui a fait des tragédies ne doit jamais écrire sur l'histoire et sur la physique?
        Dis-moi, éditeur, où as-tu pris cet arrêt? Si tu ne sais ni l'histoire, ni la physique, n'en parle pas, à la bonne heure; nous avons assez de mauvais livres sur ces deux objets; mais permets aux hommes instruits d'en parler. Apprends qu'un bon tragédien est très-propre à être un très-bon historien, parce qu'il faut dans toute histoire une exposition, un nœud, un dénouement, et de l'intérêt; apprends que celui qui peint la nature humaine dans une pièce de théâtre, la peint encore mieux dans l'histoire. Éditeur des contes de la Fontaine, apprends que la physique n'est pas à négliger; apprends que Molière traduisit Locrèce; apprends qu'il serait indigne d'un homme qui pense,  de ne faire que des contes.
        Pardon, monsieur, de cette petite sortie contre ce maudit éditeur; et pardon surtout de vous avoir envoyé mes filles de Minée.

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