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- 5 juillet 2010 à 19h44 #1430715 juillet 2010 à 19h44 #152366
VIGNY, Alfred (de) – Wanda
CONVERSATION AU BAL A PARIS
Qui donc vous a donné ces bagues enchantées
Que vous ne touchez pas sans un air de douleur?
Vos mains, par ces rubis, semblent ensanglantées.
Ces cachets grecs, ces croix, souvenirs d'un malheur,
Sont-ils chers et cruels? sont-ils expiatoires?
Le pays des Yvans a seul ces perles noires,
D'une contrée en deuil symboles sans couleur.
Celle qui m'a donné ces ornements de fête,
Ce cachet dont un Czar fut le seul possesseur,
Ces diamants en feu qui tremblent sur ma tête,
Ces reliques sans prix d'un Saint intercesseur,
Ces rubis, ces saphirs qui chargent ma ceinture,
Ce bracelet qu'émaille une antique peinture,
Ces talismans sacrés, c'est l'esclave ma soeur.
Car elle était Princesse, et maintenant qu'est-elle?
Nul ne l'oserait dire et n'ose le savoir.
On a rayé le nom dont le monde l'appelle,
Elle n'est qu'une femme et mange le pain noir,
Le pain qu'à son mari donne la Sibérie,
Et parmi les mineurs s'assied pâle et flétrie
Et boit chaque matin les larmes du devoir.
En ce temps-là, ma soeur, sur le seuil de la porte,
Nous dit : ” Vivez en paix, je vais garder ma foi.
Gardez ces vanités; au monde je suis morte,
Puisque le seul que j'aime est mort devant la loi.
Des splendeurs de mon front conservez les ruines;
Je le suivrai partout, jusques au fond des mines.
Vous qui savez aimer, vous feriez comme moi.
L'empereur tout-puissant, qui voit d'en haut les choses,
Du prince mon seigneur voulut faire un forçat.
Dieu seul peut réviser un jour ces grandes causes
Entre le souverain, le sujet et l'Etat.
Pour moi, je porterai mes fils sur mon épaule
Tandis que mon mari, sur la route du pôle,
Marche et traîne un boulet, conduit par un soldat.
La fatigue a courbé sa poitrine écrasée;
Le froid gonfle ses pieds dans des chemins mauvais;
La neige tombe à flots sur sa tête rasée;
Il brise les glaçons sur le bord des marais.
Lui de qui les aïeux s'élisaient pour l'Empire
Répond: “Serge”, au camp même où tous leur disaient “Sire”.
Comment puis-je à Moscou dormir dans mon palais?
Prenez donc, ô mes soeurs, ces signes de mollesse.
J'irai dans les caveaux, dans l'air empoisonneur,
Conservant seulement, de toute ma richesse,
L'aiguille et le marteau pour luxe et pour honneur;
Et puisqu'il est écrit que la race des Slaves
Doit porter et le joug et le nom des esclaves,
Je descendrai vivante au tombeau des mineurs.
Là, j'aurai soin d'user ma vie avec la sienne!
Alfred de Vigny “Les destinées”
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