VIGNY, Alfred (de) – Servitude et grandeur militaires (Extrait)

Accueil Forums Textes VIGNY, Alfred (de) – Servitude et grandeur militaires (Extrait)

2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
  • Auteur
    Messages
  • #146188
    VictoriaVictoria
    Participant

      VIGNY, Alfred (de) – Servitude et grandeur militaires (Extrait)

      Livre III – Chapitre 5




      (…) J’entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J’eus le temps à peine de me jeter dans l’alcôve d’un grand lit de parade qui ne servait à personne, fortifié d’une balustrade de prince et fermé heureusement, plus qu’à demi, par des rideaux semés d’abeilles.

      L’Empereur était fort agité ; il marcha seul dans la chambre comme quelqu’un qui attend avec impatience, et fit en un instant trois fois sa longueur, puis s’avança vers la fenêtre et se mit à y tambouriner une marche avec les ongles. Une voiture roula dans la cour, il cessa de battre, frappa des pieds deux ou trois fois comme impatienté de la vue de quelque chose qui se faisait avec lenteur, puis il alla brusquement à la porte et l’ouvrit au Pape.

      Pie VII entra seul. Bonaparte se hâta de refermer la porte derrière lui, avec une promptitude de geôlier. Je sentis une grande terreur, je l’avoue, en me voyant en tiers avec de telles gens. Cependant je restai sans voix et sans mouvement, regardant et écoutant de toute la puissance de mon esprit.

      Le Pape était d’une taille élevée ; il avait un visage allongé, jaune, souffrant, mais plein d’une noblesse sainte et d’une bonté sans bornes. Ses yeux noirs étaient grands et beaux, sa bouche était entr’ouverte par un sourire bienveillant auquel son menton avancé donnait une expression de finesse très spirituelle et très vive, sourire qui n’avait rien de la sécheresse politique, mais tout de la bonté chrétienne. Une calotte blanche couvrait ses cheveux longs, noirs, mais sillonnés de larges mèches argentées. Il portait négligemment sur ses épaules courbées un long camail de velours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement, avec la démarche calme et prudente d’une femme âgée. Il vint s’asseoir, les yeux baissés, sur un des grands fauteuils romains dorés et chargés d’aigles, et attendit ce que lui allait dire l’autre Italien.

      Ah ! monsieur, quelle scène ! quelle scène ! je la vois encore. — Ce ne fut pas le génie de l’homme qu’elle me montra, mais ce fut son caractère ; et si son vaste esprit ne s’y déroula pas, du moins son cœur y éclata. — Bonaparte n’était pas alors ce que vous l’avez vu depuis ; il n’avait point ce ventre de financier, ce visage joufflu et malade, ces jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint que l’art a malheureusement saisi pour en faire un type , selon le langage actuel, et qui a laissé de lui, à la foule, je ne sais quelle forme populaire et grotesque qui le livre aux jouets d’enfants et le laissera peut-être un jour fabuleux et impossible comme l’informe Polichinelle. — Il n’était point ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, mais leste, vif et élancé, convulsif dans ses gestes, gracieux dans quelques moments, recherché dans ses manières ; la poitrine plate et rentrée entre les épaules, et tel encore que je l’avais vu à Malte, le visage mélancolique et effilé.

      Il ne cessa point de marcher dans la chambre quand le Pape fut entré ; il se mit à rôder autour du fauteuil comme un chasseur prudent, et s’arrêtant tout à coup en face de lui dans l’attitude roide et immobile d’un caporal, il reprit une suite de la conversation commencée dans leur voiture, interrompue par l’arrivée, et qu’il lui tardait de poursuivre.

      — « Je vous le répète, Saint-Père, je ne suis point un esprit fort, moi, et je n’aime pas les raisonneurs et les idéologues. Je vous assure que, malgré mes vieux républicains, j’irai à la messe. »

      Il jeta ces derniers mots brusquement au Pape comme un coup d’encensoir lancé au visage, et s’arrêta pour en attendre l’effet, pensant que les circonstances tant soit peu impies qui avaient précédé l’entrevue devaient donner à cet aveu subit et net une valeur extraordinaire. — Le Pape baissa les yeux et posa ses deux mains sur les têtes d’aigle qui formaient les bras de son fauteuil. Il parut, par cette attitude de statue romaine, qu’il disait clairement : Je me résigne d’avance à écouter toutes les choses profanes qu’il lui plaira de me faire entendre.

      Bonaparte fit le tour de la chambre et du fauteuil qui se trouvait au milieu, et je vis, au regard qu’il jetait de côté sur le vieux pontife, qu’il n’était content ni de lui-même ni de son adversaire, et qu’il se reprochait d’avoir trop lestement débuté dans cette reprise de conversation. Il se mit donc à parler avec plus de suite, en marchant circulairement et jetant à la dérobée des regards perçants dans les glaces de l’appartement où se réfléchissait la figure grave du Saint-Père, et le regardant en profil quand il passait près de lui, mais jamais en face, de peur de sembler trop inquiet de l’impression de ses paroles.

      — « Il y a quelque chose, dit-il, qui me reste sur le cœur, Saint-Père, c’est que vous consentez au sacre de la même manière que l’autre fois au concordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez un air de martyr devant moi, vous êtes là comme résigné, comme offrant au Ciel vos douleurs. Mais, en vérité, ce n’est pas là votre situation, vous n’êtes pas prisonnier, par Dieu ! vous êtes libre comme l’air. »

      Pie VII sourit avec tristesse et le regarda en face. Il sentait ce qu’il y avait de prodigieux dans les exigences de ce caractère despotique, à qui, comme à tous les esprits de même nature, il ne suffisait pas de se faire obéir si, en obéissant, on ne semblait encore avoir désiré ardemment ce qu’il ordonnait.

      — « Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, vous êtes parfaitement libre ; vous pouvez vous en retourner à Rome, la route vous est ouverte, personne ne vous retient. »

      Le Pape soupira et leva sa main droite et ses yeux au ciel sans répondre ; ensuite il laissa retomber très lentement son front ridé et se mit à considérer la croix d’or suspendue à son cou.

      Bonaparte continua à parler en tournoyant plus lentement. Sa voix devint douce et son sourire plein de grâce.

      — « Saint-Père, si la gravité de votre caractère ne m’en empêchait, je dirais, en vérité, que vous êtes un peu ingrat. Vous ne paraissez pas vous souvenir assez des bons services que la France vous a rendus. Le conclave de Venise, qui vous a élu Pape, m’a un peu l’air d’avoir été inspiré par ma campagne d’Italie et par un mot que j’ai dit sur vous. L’Autriche ne vous traita pas bien alors, et j’en fus très affligé. Votre Sainteté fut, je crois, obligée de revenir par mer à Rome, faute de pouvoir passer par les terres autrichiennes. »

      Il s’interrompit pour attendre la réponse du silencieux hôte qu’il s’était donné ; mais Pie VII ne fit qu’une inclination de tête presque imperceptible, et demeura comme plongé dans un abattement qui l’empêchait d’écouter.

      Bonaparte alors poussa du pied une chaise près du grand fauteuil du Pape. — Je tressaillis, parce qu’en venant chercher ce siège, il avait effleuré de son épaulette le rideau de l’alcôve où j’étais caché.

      — « Ce fut, en vérité, continua-t-il, comme catholique que cela m’affligea. Je n’ai jamais eu le temps d’étudier beaucoup la théologie, moi ; mais j’ajoute encore une grande foi à la puissance de l’Église ; elle a une vitalité prodigieuse, Saint-Père. Voltaire vous a bien un peu entamés ; mais je ne l’aime pas, et je vais lâcher sur lui un vieil oratorien défroqué. Vous serez content, allez. Tenez, nous pourrions, si vous vouliez, faire bien des choses à l’avenir. »

      Il prit un air d’innocence et de jeunesse très caressant.

      — « Moi, je ne sais pas, j’ai beau chercher, je ne vois pas bien, en vérité, pourquoi vous auriez de la répugnance à siéger à Paris pour toujours. Je vous laisserais, ma foi, les Tuileries, si vous vouliez. Vous y trouveriez déjà votre chambre de Monte-Cavallo qui vous attend. Moi, je n’y séjourne guère. Ne voyez-vous pas bien, Padre , que c’est là la vraie capitale du monde ? Moi, je ferais tout ce que vous voudriez ; d’abord, je suis meilleur enfant qu’on ne croit. — Pourvu que la guerre et la politique fatigante me fussent laissées, vous arrangeriez l’Église comme il vous plairait. Je serais votre soldat tout à fait. Voyez, ce serait vraiment beau ; nous aurions nos conciles comme Constantin et Charlemagne, je les ouvrirais et les fermerais ; je vous mettrais ensuite dans la main les vraies clefs du monde, et comme Notre-Seigneur a dit : Je suis venu avec l’épée, je garderais l’épée, moi ; je vous la rapporterais seulement à bénir après chaque succès de nos armes. »

      Il s’inclina légèrement en disant ces derniers mots.

      Le Pape, qui jusque-là n’avait cessé de demeurer sans mouvement, comme une statue égyptienne, releva lentement sa tête à demi baissée, sourit avec mélancolie, leva ses yeux en haut et dit, après un soupir paisible, comme s’il eût confié sa pensée à son ange gardien invisible :

      « Commediante ! »

      Bonaparte sauta de sa chaise et bondit comme un léopard blessé. Une vraie colère le prit ; une de ses colères jaunes. Il marcha d’abord sans parler, se mordant les lèvres jusqu’au sang. Il ne tournait plus en cercle autour de sa proie avec des regards fins et une marche cauteleuse ; mais il allait droit et ferme, en long et en large, brusquement, frappant du pied et faisant sonner ses talons éperonnés. La chambre tressaillit ; les rideaux frémirent comme les arbres à l’approche du tonnerre ; il me semblait qu’il allait arriver quelque terrible et grande chose ; mes cheveux me firent mal et j’y portai la main malgré moi. Je regardai le Pape, il ne remua pas ; seulement il serra de ses deux mains les têtes d’aigle des bras du fauteuil.

      La bombe éclata tout à coup.

      — « Comédien ! Moi ! Ah ! je vous donnerai des comédies à vous faire tous pleurer comme des femmes et des enfants. — Comédien ! — Ah ! vous n’y êtes pas, si vous croyez qu’on puisse avec moi faire du sang-froid insolent ! Mon théâtre, c’est le monde ; le rôle que j’y joue, c’est celui de maître et d’auteur ; pour comédiens j’ai vous tous, Pape, Rois, Peuples ! et le fil par lequel je vous remue, c’est la peur ! — Comédien ! Ah ! il faudrait être d’une autre taille que la vôtre pour m’oser applaudir ou siffler,

      signor Chiaramonti !Savez-vous bien que vous ne seriez qu’un pauvre
      curé, si je le voulais ? Vous et votre tiare, la France vous rirait au nez, si je ne gardais mon air sérieux en vous saluant.

      « Il y a quatre ans seulement, personne n’eût osé parlé tout haut du Christ. Qui donc eût parlé du Pape, s’il vous plaît ? — Comédien ! Ah ! messieurs, vous prenez vite pied chez nous ! Vous êtes de mauvaise humeur parce que je n’ai pas été assez sot pour signer, comme Louis XIV, la désapprobation des libertés gallicanes ! — Mais on ne me pipe pas ainsi. — C’est moi qui vous tiens dans mes doigts ; c’est moi qui vous porte du Midi au Nord comme des marionnettes ; c’est moi qui fais semblant de vous compter pour quelque chose parce que vous représentez une vieille idée que je veux ressusciter ; et vous n’avez pas l’esprit de voir cela et de faire comme si vous ne vous en aperceviez pas. — Mais non ! il faut tout vous dire ! il faut vous mettre le nez sur les choses pour que vous les compreniez. Et vous croyez bonnement que l’on a besoin de vous, et vous relevez la tête, et vous vous drapez dans vos robes de femme ! — Mais sachez bien qu’elles ne m’en imposent nullement, et que, si vous continuez, vous ! je traiterai la vôtre comme Charles XII celle du grand vizir : je la déchirerai d’un coup d’éperon. »

      Il se tut. Je n’osais pas respirer. J’avançai la tête, n’entendant plus sa voix tonnante, pour voir si le pauvre vieillard était mort d’effroi. Le même calme dans l’attitude, le même calme sur le visage. Il leva une seconde fois les yeux au ciel, et après avoir jeté un profond soupir, il sourit avec amertume et dit :

      « Tragediante ! »

      Bonaparte, en ce moment, était au bout de la chambre, appuyé sur la cheminée de marbre aussi haute que lui. Il partit comme un trait, courant sur le vieillard ; je crus qu’il l’allait tuer. Mais il s’arrêta court, prit, sur la table, un vase de porcelaine de Sèvres, où le château de Saint-Ange et le Capitole étaient peints, et, le jetant sur les chenets et le marbre, le broya sous ses pieds. Puis tout d’un coup s’assit et demeura dans un silence profond et une immobilité formidable.

      Je fus soulagé, je sentis que la pensée réfléchie lui était revenue et que le cerveau avait repris l’empire sur les bouillonnements du sang. Il devint triste, sa voix fut sourde et mélancolique, et dès sa première parole je compris qu’il était dans le vrai, et que ce Protée, dompté par deux mots, se montrait lui-même.

      — « Malheureuse vie ! » dit-il d’abord. — Puis il rêva, déchira le bord de son chapeau sans parler pendant une minute encore, et reprit, se parlant à lui seul, au réveil.

      — « C’est vrai ! Tragédien ou Comédien. — Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis longtemps et pour toujours. Quelle fatigue ! quelle petitesse ! Poser ! toujours poser ! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu’ils aiment que l’on soit, et deviner juste leurs rêves d’imbéciles. Les placer tous entre l’espérance et la crainte. Les éblouir par des dates et des bulletins, par des prestiges de distance et des prestiges de nom. Être leur maître à tous et ne savoir qu’en faire. Voilà tout, ma foi ! — Et après ce tout, s’ennuyer autant que je fais, c’est trop fort. — Car, en vérité, poursuivit-il en se croisant les jambes et en se couchant dans un fauteuil, je m’ennuie énormément. — Sitôt que je m’assieds, je crève d’ennui. — Je ne chasserais pas trois jours à Fontainebleau sans périr de langueur. — Moi, il faut que j’aille et que je fasse aller. Si je sais où, je veux être pendu, par exemple. Je vous parle à cœur ouvert. J’ai des plans pour la vie de quarante empereurs, j’en fais un tous les matins et un tous les soirs ; j’ai une imagination infatigable ; mais je n’aurais pas le temps d’en remplir deux, que je serais usé de corps et d’âme ; car notre pauvre lampe ne brûle pas longtemps. Et franchement, quand tous mes plans seraient exécutés, je ne jurerais pas que le monde s’en trouvât beaucoup plus heureux ; mais il serait plus beau, et une unité majestueuse régnerait sur lui. — Je ne suis pas un philosophe, moi, et je ne sais que notre secrétaire de Florence qui ait eu le sens commun. Je n’entends rien à certaines théories. La vie est trop courte pour s’arrêter. Sitôt que j’ai pensé, j’exécute. On trouvera assez d’explications de mes actions après moi pour m’agrandir si je réussis et me rapetisser si je tombe. Les paradoxes sont là tout prêts, ils abondent en France ; je les fais taire de mon vivant, mais après il faudra voir. — N’importe, mon affaire est de réussir, et je m’entends à cela. Je fais mon Iliade en action, moi, et tous les jours. »

      Ici il se leva avec une promptitude gaie et quelque chose d’alerte et de vivant ; il était naturel et vrai dans ce moment-là, il ne songeait point à se dessiner comme il fit depuis dans ses dialogues de Sainte-Hélène ; il ne songeait point à s’idéaliser, et ne composait point son personnage de manière à réaliser les plus belles conceptions philosophiques ; il était lui, lui-même mis au dehors. — Il revint près du Saint-Père, qui n’avait pas fait un mouvement, et marcha devant lui. Là, s’enflammant, riant à moitié avec ironie, il débita ceci, à peu près, tout mêlé de trivial et de grandiose, selon son usage, en parlant avec une volubilité inconcevable, expression rapide de ce génie facile et prompt qui devinait tout, à la fois, sans étude.

      — « La naissance est tout, dit-il ; ceux qui viennent au monde pauvres et nus sont toujours des désespérés. Cela tourne en action ou en suicide, selon le caractère des gens. Quand ils ont le courage, comme moi, de mettre la main à tout, ma foi ! ils font le diable. Que voulez-vous ? Il faut vivre. Il faut trouver sa place et faire son trou. Moi, j’ai fait le mien comme un boulet de canon. Tant pis pour ceux qui étaient devant moi. — Qu’y faire ? Chacun mange selon son appétit ; moi, j’avais grand’faim ! — Tenez, Saint-Père, à Toulon, je n’avais pas de quoi acheter une paire d’épaulettes, et au lieu d’elles j’avais une mère et je ne sais combien de frères sur les épaules. Tout cela est placé à présent, assez convenablement, j’espère. Joséphine m’avait épousé, comme par pitié, et nous allons la couronner à la barbe de Raguideau, son notaire, qui disait que je n’avais que la cape et l’épée. Il n’avait, ma foi ! pas tort. — Manteau impérial, couronne, qu’est-ce que tout cela ? Est-ce à moi ? — Costume ! costume d’acteur ! Je vais l’endosser pour une heure, et j’en aurai assez. Ensuite je reprendrai mon petit habit d’officier, et je monterai à cheval ; toute la vie à cheval ! — Je ne serai pas assis un jour sans courir le risque d’être jeté à bas du fauteuil. Est-ce donc bien à envier ? Hein ?

      « Je vous le dis, Saint-Père ; il n’y a au monde que deux classes d’hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent.

      « Les premiers se couchent, les autres se remuent. Comme j’ai compris cela de bonne heure et à propos, j’irai loin, voilà tout. Il n’y en a que deux qui soient arrivés en commençant à quarante ans : Cromwell et Jean-Jacques ; si vous aviez donné à l’un une ferme, et à l’autre douze cents francs et sa servante, ils n’auraient ni prêché, ni commandé, ni écrit. Il y a des ouvriers en bâtiments, en couleurs, en formes et en phrases ; moi, je suis ouvrier en batailles. C’est mon état. — À trente-cinq ans, j’en ai déjà fabriqué dix-huit qui s’appellent : Victoires. — Il faut bien qu’on me paye mon ouvrage. Et le payer d’un trône, ce n’est pas trop cher. — D’ailleurs je travaillerai toujours. Vous en verrez bien d’autres. Vous verrez toutes les dynasties dater de la mienne, tout parvenu que je suis, et élu. Élu, comme vous, Saint-Père, et tiré de la foule. Sur ce point nous pouvons nous donner la main. »

      Et, s’approchant, il tendit sa main blanche et brusque vers la main décharnée et timide du bon Pape, qui, peut-être attendri par le ton de bonhomie de ce dernier mouvement de l’Empereur, peut-être par un retour secret sur sa propre destinée et une triste pensée sur l’avenir des sociétés chrétiennes, lui donna doucement le bout de ses doigts, tremblants encore, de l’air d’une grand’mère qui se raccommode avec un enfant qu’elle avait eu le chagrin de gronder trop fort. Cependant il secoua la tête avec tristesse, et je vis rouler de ses beaux yeux une larme qui glissa rapidement sur sa joue livide et desséchée. Elle me parut le dernier adieu du Christianisme mourant qui abandonnait la terre à l’égoïsme et au hasard.

      Bonaparte jeta un regard furtif sur cette larme arrachée à ce pauvre cœur, et je surpris même, d’un côté de sa bouche, un mouvement rapide qui ressemblait à un sourire de triomphe. — En ce moment, cette nature toute-puissante me parut moins élevée et moins exquise que celle de son saint adversaire ; cela me fit rougir, sous mes rideaux, de tous mes enthousiasmes passés ; je sentis une tristesse toute nouvelle en découvrant combien la plus haute grandeur politique pouvait devenir petite dans ses froides ruses de vanité, ses pièges misérables et ses noirceurs de roué. Je vis qu’il n’avait rien voulu de son prisonnier, et que c’était une joie tacite qu’il s’était donnée de n’avoir pas faibli dans ce tête-à-tête, et s’étant laissé surprendre à l’émotion de la colère, de faire fléchir le captif sous l’émotion de la fatigue, de la crainte et de toutes les faiblesses qui amènent un attendrissement inexplicable sur la paupière d’un vieillard. — Il avait voulu avoir le dernier et sortit, sans ajouter un mot, aussi brusquement qu’il était entré. Je ne vis pas s’il avait salué le Pape. Je ne le crois pas.

      #142140
      VictoriaVictoria
      Participant
      2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
      • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
      Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
      ×