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- 24 juin 2017 à 7h52 #14463024 juin 2017 à 7h52 #160421
Traduit par Vincent de l'Epine
Chapitre I
Comment Bessy Pryor devint une jeune fille de quelque importance.
Mrs. Miles était une femme qui tout au long de sa vie, ne s’était pas préoccupée de grand-chose d’autre que de son devoir. Bien que disposant d’une belle fortune et d’une position sociale élevée, bien qu’elle ait été une belle femme, et que toutes les possibilités d’une vie de jouissance se soient offertes à elle, elle avait toujours eu sa propre idée du devoir. De nombreux plaisirs l’avaient tentée. Elle aurait aimé voyager, et voir toutes les merveilles du monde, mais elle était toujours restée chez elle. Elle aurait pu profiter de l’agréable société d’intéressants voyageurs dans les capitales du monde, mais elle s’était contentée de ses voisins de la campagne. Dans ses jeunes années elle s’était senti un goût naissant pour la mode ; en conséquence elle s’était astreinte à ne porter que des vêtements d’une extrême simplicité. Elle n’achetait aucun tableau, aucun bijou, aucune porcelaine, parce qu’elle pensait qu’étant jeune elle avait trop aimé tout cela. Elle ne quittait jamais sa paroisse même pour aller entendre un bon sermon, car même un sermon peut être une tentation. Dans les premières années de son veuvage, il avait été de son devoir, pensait-elle, d’adopter une jeune fille parmi deux orphelines, qui avaient été abandonnées sans ressources dans le monde. Ayant le choix entre les deux, elle choisit la plus quelconque, celle qui avait l’air faible et semblait désespérée et malheureuse, car il était de son devoir de ne pas suivre son inclination.
Ce n’était pas de sa faute si la fille, qui était si laide à six ans, était devenue belle à seize ans, avec un doux regard, qu’elle gardait pourtant souvent baissé, comme si elle était honteuse de son charme. Et ce n’était pas non plus de sa faute si Bessy Pryor s’était rendue tellement indispensable à elle, l’âge avançant, que Mrs. Miles en était presque à céder aux délices d’une indulgence coupable. Mrs. Miles avait lutté vaillamment contre ces artifices, et, dans l’accomplissement de son devoir, les avait combattus, allant jusqu’à se montrer généralement désagréable avec l’enfant. L’enfant pourtant avait vaincu, et s’était insinuée au plus profond du cœur de la vieille femme. Quand Bessy à l’âge de quinze ans passa près de la mort, Mrs. Miles s’écroula littéralement pendant quelque temps. Elle s’attardait au pied du lit, caressait ses petites mains et les boucles douces de ses cheveux, et priait le Seigneur d’arrêter sa main, et de changer ses desseins. Quand Bessy reprit des forces, elle fit tout son possible pour retourner à ses tâches quotidiennes. Mais Bessy, dorénavant, savait parfaitement qu’elle était aimée.
En regardant sa vie passée, et voyant aussi les jours et les années qui s’écoulaient, Mrs. Miles se disait qu’elle avait fait son devoir autant qu’il était possible pour une faible femme. Elle avait eu des moments de faiblesse, et pourtant elle était consciente de sa grande force. Elle pensait que si une grande tentation se présentait devant elle, elle saurait y faire face avec vigueur. Une grande tentation se présenta en effet, et c’est l’objet de cette petite histoire, de dire jusqu’où elle résista, et jusqu’où elle s’abandonna.
Le lecteur doit connaître quelques faits relativement à ses conditions de vie et à celles de Bessy ; juste quelques-uns. Mrs. Miles avait été Miss Launay, et, suite à la mort de quatre frères durant leur enfance, était devenue l’héritière d’une grande propriété du Somersetshire. A vingt-cinq ans elle épousa Mr. Miles, qui avait une propriété à lui dans le comté voisin, et qui à l’époque de leur mariage, représentait ce comté au Parlement. Après une douzaine d’années de mariage, elle se retrouva veuve, avec deux fils, le plus jeune d’entre eux n’ayant que trois ans. Sa propre propriété, qui était largement la plus grande des deux, était absolument à elle, mais elle la réservait à Philip, son plus jeune fils. Frank Miles, qui était plus âgé de huit ans, devait hériter de l’autre. Les circonstances l’avaient éloigné de l’aile protectrice de sa mère. Il y eut des problèmes avec les curateurs et les exécuteurs testamentaires, et l’héritier paternel, une fois majeur, ne revit que rarement sa mère.
Elle avait fait son devoir, mais on peut imaginer combien elle en avait souffert. Philip, lui, avait été élevé par sa mère, qui, peut-être, trouva quelque consolation à l’idée que le jeune garçon, qui avait toujours été bon pour elle, se retrouverait dans une position sociale plus élevée dans le monde que son frère. Il s’appelait Philip Launay, le nom de la famille ayant été transmis, à travers la mère, au futur héritier des terres de Launay. Il avait treize ans lorsque Bessy Pryor fut amenée à Launay Park, et, encore écolier, il avait été bon pour la pauvre petite créature, qui pendant un ou deux ans avait du mal à se sentir chez elle au milieu des vastes espaces de la grande maison. Il la méprisait, bien sûr, mais n’avait fait preuve envers elle d’aucune cruauté enfantine, et lui avait donné ses vieux jouets. Tout le monde à Launay avait commencé par mépriser Bessy Pryor, même si la maîtresse de maison avait été incontestablement bonne pour elle. Mais il n’y avait vraiment aucun lien entre elle et Launay. Mrs. Pryor, en tant qu’amie très humble, avait eu de grandes obligations envers Mrs. Launay, et ces obligations, comme cela arrive souvent, s’étaient muées en une profonde affection. Puis Mr. Et Mrs. Pryor étaient morts tous les deux, et Mrs. Miles avait déclaré qu’elle prendrait avec elle l’une de leurs filles. Elle avait l’intention bien arrêtée d’éduquer la jeune fille correctement mais avec sévérité, et avec peu de biens, comme il seyait à sa condition. Mais il y avait eu quelques écarts, dus à cette malencontreuse beauté de la jeune fille, et à cette maladie tout aussi malencontreuse. Bessy ne se rebella jamais, et ne donna donc jamais prétexte à une application trop stricte du sens du devoir de Mrs. Miles ; et elle avait une façon d’embrasser Mrs. Miles dont cette dernière comprenait bien tout le danger. Elle essayait de ne pas se faire embrasser, mais sans succès. Elle se répétait, dans la solitude de sa chambre, de durs sermons contre la tendre douceur des caresses de la jeune fille, mais elle ne pouvait y mettre un terme. « Si, je vous embrasserai » répondait Bessy, si tendrement, mais aussi avec quelle obstination ! Alors il y avait de grandes embrassades, qui pour Mrs. Miles étaient aussi dangereuses qu’un diamant, ou qu’une loge à l’opéra.
Au début, tout le monde aux environs de Launay méprisait Bessy. Les enfants sans beauté sont méprisés, et surtout, comme c’était le cas ici, quand ils ne sont personne. Bessy Pryor n’était presque personne. Et certainement elle n’aurait pas pu se consoler à la vue d’enfants plus pauvres qu’elle. Pendant un an ou deux, elle était inférieure aux enfants du pasteur, et ne valait pas beaucoup plus que les femmes des fermiers. Les serviteurs l’appelaient Miss Bessy, bien entendu, mais jusqu’à sa maladie, aucun d’entre eux n’avait pour elle ce respect que l’on témoigne généralement aux jeunes filles de la maison dans les quartiers des serviteurs. Et pourtant, il se fit que les filles du pasteur commencèrent à trouver qu’il était bien agréable de parler avec Bessy, et que les tenanciers commençaient à faire plus de cas d’elle quand elle leur rendait visite. Les lamentations secrètes de la vieille dame au chevet de la jeune malade avaient peut-être été devinées. Mrs. Miles était très respectée dans cette paroisse et la paroisse voisine. Si elle avait décidé qu’un chien devait être traité comme un Launay, le chien aurait connu tous les honneurs de la famille. Il faut reconnaître que dans l’accomplissement de son devoir, elle était devenue une sorte de tyran rural. Elle donnait beaucoup d’anciens jupons, mais ils devaient être ajustés de la façon dont elle pensait que devait être ajusté un jupon. Elle administrait des médicaments à toute la maisonnée, mais chacun devait prendre exactement la dose qu’elle avait préparée. C’est parce qu’elle avait quelque peu manqué à ses devoirs concernant Bessy Pryor, que les filles du pasteur furent bientôt presque fières de leur intimité avec la jeune fille, et que le vieux maître d’hôtel, quand elle partit une fois pour une semaine en hiver, enveloppa si délicatement ses pieds d’une couverture dans la voiture.
Et en effet, durant les deux années qui suivirent la maladie de Bessy, les habitudes de vie changèrent progressivement à Launay. Personne n’aurait dit auparavant de Bessy, même si elle était « Miss Bessy », qu’elle était une fille de la maison. Mais maintenant, on lui reconnaissait les privilèges d’une jeune fille. Quand la vieille veuve du squire voyageait dans le comté, elle s’attendait à ce que Bessy l’accompagne, mais elle le lui demandait au lieu de le lui ordonner. Elle venait toujours, mais parce qu’elle l’avait décidé, pas parce qu’on lui avait dit de venir. Et elle avait un cheval à elle, et elle avait le droit de disposer à sa guise les fleurs du salon, et le jardinier faisait ce qu’elle lui demandait. Quelle fille aurait pu avoir des privilèges aussi étendus ? Mais la pauvre Mrs. Miles avait des doutes, et elle se demandait souvent ce qui résulterait de tout cela.
Quand Bessy se remettait de sa maladie, Philip, qui était de sept ans son aîné, faisait le tour du monde. Il avait décidé de voir, non pas Paris, Vienne et Rome, mais le Japon, la Patagonie, et les îles des mers du sud. Il avait organisé son voyage de façon à être certain du consentement de sa mère. Deux autres jeunes compagnons de fortune bien raisonnables l’accompagnaient, et ils avaient l’intention d’étudier la botanique, l’organisation sociale des indigènes, et, plus généralement, les évolutions du monde. Il ne s’agissait aucunement d’un vagabondage sans objet. Philip était parti pendant plus de deux ans, et avait vu tout ce qu’il y avait à voir au Japon, en Patagonie, et dans les îles du sud. Sur la route, les jeunes gens avaient écrit un livre, et les critiques avaient alors unanimement salué la hauteur de vue des jeunes gens. A son retour il vint passer une ou deux semaines à Launay, et retourna à Londres. Quand, après quatre mois, il revint chez sa mère, il avait vingt-sept ans ; et Bessy en avait tout juste vingt. Mrs. Miles savait qu’il y avait lieu de s’inquiéter ; mais elle avait déjà pris des mesures pour prévenir le danger qu’elle avait deviné.
Chapitre II.
Comment Bessy Pryor n’épousa pas le pasteur.
Bien sûr qu’il y avait du danger. Mrs. Miles en avait été consciente dès le début. Il y avait eu pour elle une sorte de jouissance à imaginer qu’elle avait entrepris l’accomplissement d’un devoir qui pouvait à terme avoir des conséquences très douloureuses. Elever Bessy avait effectivement été un devoir, car même lorsque cette dernière était encore une petite fille maigrichonne au regard vague, Mrs. Miles avait toujours gardé à l’esprit l’horreur que pourrait représenter une histoire d’amour entre son fils et la petite fille. Les Miles avaient toujours beaucoup compté, et les Launay encore plus, dans l’ouest de l’Angleterre. Bessy n’avait pas le moindre bien à elle. Mais elle était devenue belle et attirante, et pire encore, tellement importante dans la maison, que Philip lui-même pourrait être tenté de penser qu’elle serait digne d’être sa femme !
Parmi les obligations que s’imposait Mrs. Miles, aucune n’était plus forte que le devoir de maintenir la position sociale élevée des Launay. Elle était de ceux qui non seulement pensent que le sang bleu doit rester bleu, mais aussi que le sang qui n’est pas bleu ne devrait pas pouvoir se teinter de la moindre nuance de bleu. La stricte séparation des classes avait valeur de religion pour elle. Bessy était une Dame, c’était un fait, et en conséquence elle avait été placée dans le salon plutôt que reléguée parmi les serviteurs, et ainsi elle était devenue, oh, tellement dangereuse ! Elle était une Dame, et donc faite pour être la femme d’un gentilhomme, mais pas pour être la femme d’un Launay. Sans doute le lecteur comprendra-t-il que l’auteur de cette petite histoire pense qu’elle était faite pour être la femme de n’importe quel homme qui aurait été assez heureux pour se gagner son jeune cœur, mais le sang, c’est le sang. Et Mrs. Miles avait jugé que des précautions et des arrangements étaient nécessaires.
Mrs. Miles avait entièrement approuvé le voyage au Japon. Cela avait été une précaution et lui laisserait probablement le temps nécessaire pour trouver un arrangement. Elle avait même essayé d’user de son influence pour prolonger le voyage jusqu’à ce que tout soit arrangé, mais en cela elle avait échoué. Elle avait écrit à son fils, lui disant que, comme son séjour dans ces pays étranges allait certainement dans un sens positif pour l’amélioration de la race humaine, si elle en jugeait par ses activités philanthropiques, le livre, et les études botaniques, elle ne voudrait en aucune façon le presser par sa propre impatience bien naturelle. Si une année de plus était nécessaire, les versements nécessaires seraient effectués avec libéralité. Mais Philip, qui était parti parce qu’il en avait envie, revint quand il en avait envie. Et donc il fut donc rentré avant que tous les arrangements nécessaires aient été faits, et dont Mrs. Miles s’était activement occupée durant les six derniers mois de son absence.
Un jeune clergyman de bonne allure des environs, avec un revenu de 400 livres à l’année, et une fortune de 6.000 livres bien à lui, avait durant ce temps été présenté à Bessy par Mrs. Miles. Mr. Morrison, le Révérend Alexander Morrison, était un excellent jeune homme, mais on pouvait douter que le patronage qui l’avait conduit à s’installer si jeune à Budcombe, le préférant à beaucoup d’ecclésiastiques plus âgés, ait été le fruit de motifs véritablement cléricaux. Mrs. Miles pourvoyait elle-même aux nominations, et, ayant pendant les six dernières années ressenti la nécessité de fournir un mari à Bessy, avait recherché un jeune homme doté de nombreux talents et qui saurait sans doute la rendre heureuse. Mrs. Miles avait d’abord pensé ajouter deux mille livres dans la balance. Puis l’amour s’était emparé d’elle, et Bessy était devenue chère à tout le monde, et il y eut beaucoup d’argent. La chose pouvait être rendue tellement agréable pour tous que son acceptation ne faisait aucun doute. Le jeune pasteur, lui, ne doutait de rien. Pourquoi aurait-il douté ? La vie n’avait été pour lui qu’une incroyable succession de chances ! Ce qui lui était proposé le mettrait sur un pied d’égalité avec les gentlemen aisés du comté, et la fille elle-même ! Bessy s’était imposée à lui comme une image de la perfection féminine au premier regard qu’il avait posé sur elle. Il lui semblait que le ciel faisait pleuvoir sur sa tête ses bénédictions les plus choisies.
Ce n’était pas que Mrs. Miles eût quelque faute que ce soit à reprocher à Bessy. Si elle avait directement sauté dans les bras de celui à qui on l’offrait, Mrs. Miles elle-même eût été choquée. Elle connaissait suffisamment Bessy pour savoir qu’il n’en serait rien. Bessy avait d’abord été étonnée, puis, se jetant dans les bras de sa vieille amie, avait dit qu’elle se croyait trop jeune. Mrs. Miles avait accepté cette étreinte, et avait accepté ce prétexte, et s’était déclarée tout à fait satisfaite, disant simplement que Mr. Morrison serait autorisé à venir à la maison, et à faire tout ce qu’il pourrait pour se montrer agréable. Le jeune pasteur était venu à la maison, et s’était montré facile à vivre et plaisant. Bessy ne dit jamais un mot contre lui, et en vérité elle essaya de se persuader que ce serait une bonne chose de l’aimer ; mais elle n’y parvint pas. « Je pense qu’il est très bon » dit-elle un jour, pressée par Mrs. Miles.
« Et c’est un gentilhomme. »
« Oh, oui », dit Bessy.
« Et de bonne allure. »
« Je ne pense pas que cela compte. »
« Non, ma chère, non, seulement, il est élégant. Et il est très épris de vous. » Mais Bessy ne se confia pas, et ne donna certainement aucun encouragement au gentleman lui-même.
Tout ceci se passait juste avant le retour de Philip. A cette époque son passage à Launay devait être court, et pendant son séjour il devait être bien occupé. Il n’y aurait pas grand danger durant cette quinzaine, et Bessy n’était pas du genre à se jeter dans les bras d’un homme. Elle le rencontra comme si elle était encore sa petite compagne de jeu de l’ancien temps, et le traitait comme s’il était un être supérieur. Elle se précipita à sa rencontre tandis qu’il rangeait ses trésors botaniques, et se délecta de toutes ses histoires sur les peuples qu’il avait rencontrés. Mrs. Miles, tandis qu’elle les regardait, continuait à penser qu’il n’y avait pas de danger. Mais elle avançait avec précaution. « J’espère que vous aimerez Mr. Morrison », dit-elle à son fils.
« Bien sûr mère, mais pourquoi me demandez-vous cela ? »
« C’est un secret, mais je vais vous le dire. Je pense qu’il sera le mari de notre chère Bessy. »
« Epouser Bessy ! »
« Et pourquoi pas ? » Il y eut une pause. « Vous savez combien j’aime Bessy. J’espère que vous ne me direz pas que j’ai tort quand je propose de lui donner ce qui sera pour elle une véritable fortune, tout bien considéré. »
« Vous devriez la traiter comme si elle était une fille et une sœur » dit Philip.
« Tout de même pas ! Mais vous ne lui refuseriez pas six mille livres ? »
« Ce n’est pas la moitié de ce qu’il faudrait. »
« Eh bien, eh bien. Six mille livres, ce n’est pas une petite somme à donner. Mais de toute façon, je sûre que nous tomberons d’accord sur Bessy. Ne trouvez-vous pas que Mr. Morrison ferait un bon mari ? » Philip prit un air très sérieux, fronça les sourcils, et quitta la pièce, en disant qu’il allait y penser.
Lui laisser penser que le mariage était presque arrangé, cela constituerait déjà une grande protection. L’entendre parler de Bessy presque comme une sœur était aussi une sorte de protection. Mais il y en avait encore une autre plus efficace : là-bas en Cornouailles, se trouvait une autre héritière de Launay, une cousine au troisième ou quatrième degré, et il avait de longue date été décidé par les anciens de la famille que les propriétés des Launay devraient être rassemblées. A cela, Philip n’avait donné aucun assentiment formel, et il s’était même enfui au Japon quand on avait décidé qu’il devait aller en Cornouailles. L’héritière de Launay avait alors seulement dix-sept ans, et on avait pensé qu’il n’était pas plus mal de reporter à plus tard, afin que le jeune homme ne passe pas ce temps dans un dangereux voisinage. Les îles des mers du Sud et la Patagonie étaient sans danger. Et maintenant que l’idée de combiner les propriétés revenait à l’esprit, au début il n’éleva pas d’objection. Certainement de telles précautions seraient suffisantes, surtout que la nature réservée de Bessy ne lui permettrait pas de tomber amoureuse d’un homme dans un délai aussi réduit qu’une quinzaine de jours.
Pas un mot de plus en fut prononcé entre Mrs. Miles et son fils concernant les espoirs de Mr. Morrison ; pas un mot de plus. Elle était assez intelligente pour se rendre compte que cette perspective ne lui était pas agréable, mais elle attribuait ce sentiment à l’idée qu’il pensait que Bessy devrait être traitée à tous égards comme si elle était une fille de la maison de Launay. L’idée était absurde, mais sans danger. Le mariage, s’il pouvait être arrangé, pourrait bien sûr se faire, mais il ne devrait plus lui être mentionné jusqu’à ce qu’il puisse être présenté comme une chose absolument décidée. Mais il n’y avait pas de danger immédiat. Mrs. Miles était convaincue qu’il n’y avait pas de danger immédiat. Mrs. Miles avait vu Bessy, maigrichonne et rougeaude, acquérir graduellement les proportions d’un parfait charme féminin, mais, ayant assisté à cette transformation, elle ne se rendait pas compte à quel point la jeune fille était devenue charmante. Une femme a souvent du mal à se rendre compte du pouvoir sans limites que certaines natures féminines, et certaines formes féminines, exercent inconsciemment auprès des jeunes gens qui les entourent.
Mais Philip le savait, ou plutôt il le sentait. Se promenant dans le parc, il se dit en lui-même qu’Alexander Morrison était un insupportable et impudent cuistre clérical, assertion qui n’avait, pour être franc, aucun fondement. Puis il accusa sa mère d’une sordide attirance pour l’argent et la propriété, et il se jura bien de ne jamais faire un seul pas vers la Cornouaille. S’il était décidé de faire venir cette Launay rouquine depuis l’ouest, il s’en irait à Londres, et retournerait peut-être même au Japon. Mais ce qui le choquait le plus, c’était qu’une fille comme Bessy, qu’il avait toujours traitée comme si elle était sa propre sœur, puisse se donner à un homme comme le jeune pasteur à la première demande ! Tandis qu’il pensait à la bassesse de la nature féminine, il frappait de sa canne les arbres parmi lesquels il marchait. Et en plus cette grosse brute affreuse ! Mais Mr. Morrison n’était en fait pas du tout gros, et la plupart des gens l’auraient trouvé de plus belle prestance que Philip Launay.
Alors vint le jour du départ. Philip retournait à Londres en mars pour suivre les progrès de son livre dans la presse, se faire connaître au club, et plus généralement s’habituer au style de vie qui serait désormais le sien. Il était entendu qu’il passerait la saison à Londres, et ensuite la question du rapprochement des propriétés serait examinée sérieusement. Ainsi sa mère voyait-elle les choses, mais au moment de son départ, il était bien décidé pour sa part à ne jamais accorder la moindre considération à cette question de la fusion des propriétés.
Ce matin-là, il rencontra Bessy aux environs de la maison. Elle fut très douce avec lui, en partie parce qu’elle l’aimait tendrement, comme son frère adoptif, en partie parce qu’il s’en allait, mais aussi parce que la douceur était dans sa nature. « Il y a une question que je veux vous poser », lui dit-il soudainement, se retournant vers elle en fronçant les sourcils. Il n’avait pas eu l’intention de montrer de la colère, mais il ne parvenait pas à la dissimuler.
« Qu’y a-t-il, Philip ? » dit-elle en pâlissant, mais elle le regardait droit dans les yeux.
« Êtes-vous fiancée à ce pasteur ? » Elle continuait à le regarder, mais ne prononçait pas un mot. « Allez-vous l’épouser ? J’ai le droit de le demander. » Alors elle fit non de la tête. « Bien sûr vous n’allez pas le faire ? » Et maintenant tandis qu’il parlait sa voix était changée, et il ne fronçait plus les sourcils. A nouveau elle secoua la tête. Alors il lui prit la main, et elle la lui laissa, ne pensant pas à lui autrement que comme à un frère. « Je suis si heureux. Je déteste cet homme. »
« Oh, Philip, il est très bon ! »
« Je ne me soucie pas pour un liard de sa bonté. Vous êtes bien sûre ? » Maintenant elle faisait signe que oui. « C’aurait été terrible, et vous m’auriez rendu misérable, misérable ! Bien sûr ma mère est la meilleure femme du monde, mais pourquoi ne peut-elle pas laisser les gens trouver tous seuls leurs maris et leurs femmes ? ». Il fronça à nouveau quelque peu les sourcils, puis, avec un effort visible, il poursuivit : « Bessy, vous êtes devenue la plus merveilleuse femme que j’aie jamais vue. »
Elle retira soudain sa main. « Philip, vous ne devriez pas dire des choses pareilles. »
« Et pourquoi pas, si c’est ce que je pense ? »
« On ne devrait jamais rien dire sur soi à quiconque. »
« Vraiment ? »
« Vous savez ce que je veux dire. Ce n’est pas bien. C’est le genre de chose que les gens qui ne sont pas des ladies ou des gentlemen écrivent dans les livres. »
« Je pensais que je pouvais tout vous dire. »
« Certainement. Et bien sûr vous êtes différent. Mais il y a des choses tellement désagréables ! »
« Et je suis l’une d’elles ? »
« Non, Philip, vous êtes le plus loyal et le meilleur des frères. »
« En tout cas vous n’allez pas… » Il fit une pause.
« Non. »
« C’est une promesse à votre cher frère préféré ? » Elle approuva à nouveau d’un signe de la tête, et il fut satisfait.
Il partit, et quand il retourna à Launay après quatre mois, il vit que les choses n’allaient pas sans difficulté au Parc. Mr. Morrison avait été refusé, et la jeune fille l’avait assuré positivement qu’elle ne changerait jamais d’avis, et Mrs. Miles était devenue plus inflexible que jamais dans l’accomplissement de son devoir envers sa famille.
Chapitre III.
Comment Bessy Pryor en vint à aimer l’hériter du domaine de Launay.
Les choses devinrent vraiment déplaisantes au parc peu après le départ de Philip. Il y avait eu quelque chose dans son attitude au moment de partir, et un certain mutisme chez Bessy, qui avaient d’abord provoqué, non une surprise, mais une inquiétude dans l’esprit Mrs. Miles. Bessy mentionnait à peine son nom, et Mrs. Miles en savait assez sur le monde pour sentir qu’une telle retenue devait avoir une cause. Il eut été naturel pour une jeune fille dans sa situation d’être fatiguée de Philip et de sa botanique. Elle incita donc le pasteur à renouveler sa tentative, mais celui-ci lui dit qu’il n’avait aucune chance de succès. « Qu’a-t-elle dit ? » lui demanda Mrs. Miles.
« Cela ne sera pas. »
« Mais ce sera », dit Mrs. Miles, dont l’obstination qui était naturelle à son caractère se réveillait à cette occasion. Alors, il y eut une scène encore plus déplaisante entre la vieille Lady et son obligée. « Mais qu’espérez-vous donc ? » demanda-t-elle.
« Ce que j’espère, ma tante ! » Bessy avait été habituée à appeler Mrs. Miles sa tante.
« Qu’attendez-vous que l’on fasse pour vous ? »
« Pour moi ! Vous avez fait tout ce qui est possible. Ne puis-je rester avec vous ? » Alors Mrs. Miles fit un très long discours, où beaucoup de choses furent expliquées à Bessy. Elle décrivait la position de Bessy comme étant d’une nature très particulière. Si Mrs. Miles venait à mourir, elle n’aurait plus de toit. Elle ne pouvait espérer trouver asile chez Philip comme aurait pu le faire une véritable sœur. Tout le monde l’aimait parce qu’elle avait toujours été bonne et gracieuse, mais il était de son devoir de de marier, c’était son devoir afin qu’il n’y ait aucune difficulté dans le futur. Mr. Morrison était exactement l’homme qu’une jeune fille comme Bessy aurait dû souhaiter épouser. Bessy, à travers ses larmes, déclara qu’elle ne voulait pas de mari, et qu’elle ne voulait certainement pas de Mr. Morrison.
« Philip vous a-t-il dit quelque chose ? » demanda l’imprudente vieille femme. Bessy demeura silencieuse. « Que vous a dit Philip ? »
« Je lui ai dit, quand il me l’a demandé, que je n’épouserais jamais Mr. Morrison. » Ce fut à ce moment précis que Mrs. Miles commença à suspecter véritablement le coup qui allait s’abattre sur elle ; et en ce même instant elle se résolut à faire son devoir envers sa famille, quelle que soit les peines que cela pourrait leur infliger à tous.
« Oui » se dit-elle, tandis qu’elle était assise seule dans la monacale simplicité de sa propre chambre, « Je ferai mon devoir quoi qu’il arrive maintenant. » Pleine de remords, elle reconnut qu’elle avait été négligente. Pendant un moment, se colère fut très vive. Elle avait réchauffé un reptile en son sein. Ces mots se formèrent explicitement dans son esprit, même s’ils ne furent pas prononcés. Mais ils furent aussitôt rejetés. La jeune fille n’était pas un reptile. Elle était sincère. Elle était la plus douce jeune fille qui eût jamais réchauffé le cœur d’une vieille femme. Mrs. Miles le reconnut même en cet instant de terrible angoisse. Mais elle n’en ferait pas moins son devoir envers la famille de Launay. Quoi que fasse la jeune fille, elle devait être envoyée au loin, sacrifiée d’une façon ou d’une autre plutôt que de laisser Philip commettre des folies.
Après y avoir réfléchi pendant quelques jours, elle ne pensait pas qu’il y eût quelque forme d’entente entre la jeune fille et Philip. Mais elle n’en pensait pas moins que le danger existait. Non seulement la jeune fille avait refusé le mari qui lui était destiné, un homme qu’une fille comme Bessy aurait dû aimer, mais elle avait communiqué ses intentions à cet égard à Philip. Il y avait eu plus de confidences entre eux qu’entre elle et la jeune fille. Comment auraient –ils pu parler d’un tel sujet s’il n’y avait pas eu entre eux une amitié plus proche, plus intime que ce qui peut exister entre frère et sœur ? Il y avait eu quelque chose entre eux, quelque chose comme une conspiration contre elle qui était considérée à Launay comme toute-puissante, contre elle, qui avait entre les mains tous les revenus, toute la propriété, la mère de l’un d’eux, et la protectrice et unique amie de l’autre ! Elle ferait son devoir, si adorable que soit Bessy. Celle-ci devait épouser Mr. Morrison, ou s’en aller.
Mais pour quel endroit devait-elle partir, et même, si l’on pouvait trouver cet endroit, comment empêcher Philip de la suivre ? Mrs. Miles, dans sa souffrance, se fit à l’idée qu’il serait plus facile d’aborder la question avec la jeune fille elle-même qu’avec Philip. Une femme, si elle pense que c’est son devoir, sera plus prompte à se sacrifier qu’un homme. Ainsi en jugeait Mrs. Miles, raisonnant d’après ses propres sentiments ; et Bessy était très bonne, très affectueuse, très reconnaissante, et elle avait toujours été très obéissante. Si possible, elle devait être amenée dans les bras de Mr. Morrison. Si elle maintenait son refus face à tout ce qui pourrait être tenté en ce sens, alors il faudrait en appeler à elle : après tout ce qui avait été fait pour elle, ruinerait-elle la famille de Launay pour un caprice de cœur ?
Durant toute la tentative qui avait été faite pour la marier à Mr. Morrison – une tentative qui du début à la fin était totalement sans espoir – pas un mot n’avait été prononcé au sujet de Philip. Mais Bessy avait compris les raisons de cette retenue. Elle avait été interrogée quant à sa promesse à Philip, et n’avait pas oublié qu’on l’avait interrogée. Pas plus qu’elle n’avait oublié ces mots qui sur le moment lui avaient tant déplu : « Vous êtes devenue la plus merveilleuse femme que j’aie jamais vue ». Elle se souvenait maintenant qu’il lui avait tenu fermement la main quand il lui parlait, et elle avait dû faire un effort pour la retirer. Elle avait été parfaitement sérieuse quand elle avait refusé ce compliment, mais toutefois… toutefois il y avait eu de l’amour dans ces paroles qui résonnaient encore dans son cœur. Bien sûr il n’était pas son frère, ni même son cousin. Il n’y avait pas entre eux une goutte de sang commun, qui aurait pu lui faire considérer ces mots comme une plaisanterie. Lui, un jeune homme, lui avait dit à elle, une jeune femme, qu’elle était la plus belle de toutes. Elle était bien certaine qui rien au monde ne pourrait la conduire dans les bras de Mr. Morrison.
La vieille femme quant à elle devenait de plus en plus austère.
« Chère tante », lui dit un jour Bessy, avec un ton de fermeté qu’elle avait évidemment adopté intentionnellement pour l’occasion, « vraiment, vraiment, je ne peux pas aimer Mr. Morrison ».
Alors Mrs. Miles s’était résolue à recourir à l’autre alternative. Bessy devait partir. Elle voulait croire que quand tout lui aurait été expliqué, Bessy n’émettrait aucune objection à son départ. Bessy n’avait pas plus de droit à vivre à Launay que toute autre créature sans père, sans mère et sans argent. Mais comment le lui expliquer ? Quelle raison devrait être invoquée ? Et où envoyer la jeune fille ?
24 juin 2017 à 7h54 #160422Alors il y eut un contretemps, car un grand trouble survint. Mrs. Miles tomba gravement malade. Cela commença fin mai, quand Philip était encore à Londres, se gargarisant du succès de son livre. Au début, elle insistait fermement pour que son fils ne soit pas rappelé à Launay. « Pourquoi un jeune homme devrait-il être rappelé chez une vieille femme malade ? » Evidemment elle devait se montrer ferme : si les deux jeunes gens étaient amenés à se retrouver à l’occasion de sa maladie, quels malheurs pourraient en résulter ! Mais à la fin de la troisième semaine, cependant, son état empirait tant que tout son entourage en fut alarmé ; et il fut évident aux yeux de tous que la vérité devait être révélée à Philip, en dépit des injonctions de sa mère. La position de Bessy devint très difficile, car Mrs. Miles laissa échapper des mots qui lui expliquaient sans ambiguïté son état d’esprit. « Vous ne devriez pas être ici » ne cessait-elle de répéter. En réalité, Bessy n’avait pas quitté le chevet de la vieille dame, nuit et jour, pendant toute sa maladie. Bien sûr elle avait été sa garde-malade, et avait pris soin de la malade en toutes choses. Cela avait été tellement évident que la vieille femme n’avait pu l’empêcher, malgré ses efforts continuels pour réduire l’influence de Bessy. Les serviteurs, et même le docteur, obéissaient à Bessy pour tout ce qui concernait la maison. Mrs. Miles elle-même se trouva tout à fait incapable d’éloigner Bessy de son chevet. Et alors, son esprit toujours concentré sur la nécessité de maintenir les deux jeunes gens éloignés l’un de l’autre, et quand il était presque décidé que Philip devrait être rappelé, elle continuait à répéter : « Vous ne devriez pas être ici, vous ne devez pas être ici, Bessy ».
Mais où pourrait-elle aller ? On ne proposait rien à Bessy. Et même si d’elle-même elle décidait de consulter un ami pour qu’il lui trouve une place, le clergyman de sa propre paroisse par exemple, qui en dehors de la maison était son ami le plus intime, elle aurait à raconter toute l’histoire – une histoire qui ne pourrait pas franchir ses lèvres. Philip ne lui avait jamais dit un mot, si ce n’est celui-ci : « Vous êtes devenue la plus merveilleuse femme que j’aie jamais vue ». Cette phrase revenait souvent dans ses pensées, mais elle ne pouvait s’en ouvrir à personne !
S’il la trouvait merveilleuse, s’il l’aimait, pourquoi les choses ne pourraient-elles se passer normalement ? Elle avait trouvé tout à fait inacceptable d’être poussée dans les bras de Mr. Morrison, mais elle se dit bientôt qu’elle se laisserait volontiers conduire vers ces bras-là. Oui, mais peut-être cela n’avait-il rien signifié pour lui ; sans doute cela n’avait rien signifié ! Mais dans ce cas, pourquoi devrait-elle être chassée de Launay ? Tandis que sa tante allait de mal en pis, Philip arriva de Londres, et avec lui un médecin de Londres, et rien n’avait été décidé pour la pauvre Bessy, et rien n’avait été fait. Quand Philip et Bessy se tinrent ensemble devant le lit de la vieille malade, elle était presque inconsciente, et délirante, mais cette pensée ne quittait pas son cœur. « Non, Philip, non, non, non » disait-elle. « Qu’y a-t-il, mère ? « demanda Philip. Alors Bessy sortit de la pièce, et résolut d’être toujours absente lorsque Philip serait au chevet de sa mère.
Il y eut une semaine durant laquelle tout espoir semblait perdu, et puis une semaine durant laquelle la Maîtresse de Launay revint lentement à la vie. Il n’était pas possible que Bessy et Philip ne se voient pas durant ces deux semaines. Ils prenaient chaque repas ensemble. Bessy était toujours aussi assidue auprès de sa tante, mais il arrivait qu’elle se retrouve seule avec Philip. Au début elle essaya de l’éviter, mais ses efforts furent vains. Il n’était pas possible de l’éviter. Et bien sûr, il parlait. « Bessy, je suis certain que vous savez que je vous aime. »
« Je l’espère bien », répondit-elle, se méprenant à dessein sur ses propos.
Alors il prit un air sérieux. « Je suis sûr, Bessy, que vous êtes au-dessus de tous ces subterfuges. »
« Quels subterfuges ? Pourquoi dites-vous cela ? »
« Vous n’êtes aucunement ma sœur, pas même ma cousine. Vous savez ce que je veux dire quand je vous dis que je vous aime. Voulez-vous être ma femme ? »
Oh, si seulement elle avait pu se jeter à ses pieds, cacher son visage dans ses mains, et lui répondre joyeusement d’un petit « Oui » au milieu de son émoi rougissant ! Mais, de toute façon, ce n’était pas le moment d’être joyeux. « Philip, pensez à votre mère qui est malade » dit-elle.
« Cela ne change rien. Je dois vous demander si vous m’aimez. Je suis obligé de vous demander si vous m’aimez. » Elle ne lui répondit pas alors, mais durant la deuxième semaine, quand Mrs. Miles revenait lentement à la vie, elle lui jura qu’elle l’aimait, qu’elle l’aimait sincèrement et pour toujours.
Chapitre IV.
Comment Bessy Pryor dut admettre qu’elle était fiancée.
Quand ces doux serments eurent été prononcés, et tandis que Mrs. Miles était trop malade pour garder un œil sur eux ou pour les séparer, bien évidemment les deux amoureux passèrent beaucoup de temps ensemble. Pour murmurer des mots d’amour, pour les serments et les doux baisers, pour se regarder les yeux dans les yeux, il n’est besoin que de quelques instants ici ou là. Bessy passait toute la journée et toutes les nuits avec sa tante, mais ces courts instants – ces instants bénis – lui suffisaient pour s’élever dans des paradis de bonheur. Son amour pour elle était si parfait, si certain ! « Dans de telles matières », dit-il de son air tendrement sévère, « Ma mère n’a aucun droit de se mêler de mes affaires. »
« Mais en ce qui me concerne, elle le pourrait », dit Bessy, qui voyait depuis son paradis la tempête qui allait sûrement venir.
« Pourquoi le voudrait-elle ? Pourquoi ne me permettrait-elle pas de trouver le bonheur par le seul moyen qui me soit possible ? » De telles paroles faisaient éprouver à Bessy une telle bouffée de bonheur, un sentiment tellement parfait d’amour partagé, qu’elle ne pouvait qu’être exaltée, même si elle savait que la tempête viendrait certainement. Si l’amour qu’elle avait pour lui devait le rendre heureux, alors, alors certainement il serait heureux.
« Bien sûr elle a abandonné cette idée à propos du pasteur », dit-il.
« Je crains que non, Philip. »
« Il me semblerait trop monstrueux qu’un être humain puisse avoir le droit de combiner et de décider qui deux autres êtres humains devraient épouser. »
« Cela n’aurait jamais été possible. »
« Elle m’a assuré que si. »
« Cela n’aurait pu être », dit Bessy avec emphase. « Pas même pour elle, malgré tout l’amour que j’ai pour elle, pas même pour elle à qui je dois tout, je ne pourrais consentir à épouser un homme que je n’aimerais pas. Mais… »
« Mais quoi ? »
« Je ne sais pas comment je devrai lui répondre lorsqu’elle me demandera de vous oublier. Oh, mon amour, comment devrai-je lui répondre ? »
Alors il lui expliqua longuement quelle réponse devrait être faite à sa mère dans de telles circonstances. Bessy devrait déclarer que rien ne pourrait changer ses intentions, que son propre bonheur et le bonheur de celui qu’elle aimait dépendrait de sa fermeté, et que tous deux avaient en réalité l’intention de prendre leur décision d’eux-mêmes tôt ou tard. Bessy, en apprenant sa leçon, ne répondit pas directement, mais elle ne savait que trop bien qu’elle ne lui serait d’aucune utilité. Tout ce qu’il lui serait possible de dire, quand la vieille femme obstinée lui exposerait ses projets, c’était que quoi qu’il puisse arriver, elle aimerait toujours Philip Launay, et que jamais, jamais, jamais elle ne pourrait devenir la femme d’un autre homme. Voilà ce qu’elle pensait qu’elle pourrait dire. Mais quant à affirmer ses droits sur l’homme qu’elle aimait, elle était certaine que c’était au-dessus de ses forces.
Tout le monde dans la maison à part Mrs. Miles savait que Philip et Bessy étaient amants, et la rumeur, partant des serviteurs de la maison, se répandit dans toute la paroisse. Il n’y avait eu aucun secret particulier. Un soupirant ne prononce généralement pas ses serments en public. Il choisit des endroits mal éclairés à l’heure du crépuscule, ou des bancs cachés derrière les arbres, censés être abrités des regards vulgaires, ou des promeneurs solitaires. Philip avait suivi les usages dans sa façon de faire la cour, mais il avait organisé ces moments secrets sans les entourer d’un secret particulier. Devant les serviteurs il chuchotait à l’oreille de Bessy, avec ce regard de complète confiance que ceux-ci comprenaient parfaitement ; et ainsi, tandis que la pauvre vieille femme était toujours au lit, tandis qu’elle ignorait à la fois le danger et sa totale impuissance, le secret, si secret il y avait, fut bientôt connu de tout Launay. Mr. Morrison en entendit parler à Budcombe, et la mort dans l’âme, il se dit qu’il n’y avait maintenant vraiment plus aucune chance pour lui. A Launay même, Mr. Gregory était le recteur, et c’était avec ses filles que Bessy était devenue amie. Connaissant très bien l’état d’esprit de la première dame de la paroisse, il prit sur lui de dire un mot ou deux à Philip. « Je suis si heureux d’entendre que votre mère va mieux ce matin. »
« Oui, vraiment beaucoup mieux. »
« Ce fut une bien grave maladie. »
« Terriblement grave, Mr. Gregory. »
Il y eut un moment de pause, et diverses autres allusions hésitantes furent faites au sujet des affaires en cours à Launay, ce qui fit penser à Philip que des conseils ou peut-être des reproches étaient à venir. « J’espère que vous voudrez bien me pardonner, Philip, si je vous dis une chose. »
« Je crois qu’il n’y a rien que je ne puisse vous pardonner. »
« Les gens disent par ici que durant la maladie de votre mère, vous vous êtes fiancé à Bessy Pryor. »
« C’est très curieux », dit Philip.
« Curieux ! » répéta le pasteur.
« Oui, vraiment très curieux, parce que ce que disent les gens du coin est habituellement toujours faux. Mais ce rapport-ci est exact. »
« C’est exact ? »
« Tout à fait exact, et je suis fier d’être en mesure de vous dire que ma demande a été acceptée. Je suis vraiment désolé pour Mr. Morrison, vous savez. »
« Mais que dira votre mère ? »
« Je ne pense pas qu’elle, ou qui que ce soit, puisse me dire que Bessy n’est pas digne d’être l’épouse du gentleman le plus raffiné du pays. » Ceci fut dit avec un air de fierté qui montrait pleinement qu’il n’accepterait aucune discussion sur ce point.
« Je n’aurais rien dû vous dire, mais c’est que votre chère mère est si malade », répliqua le pasteur.
« Je comprends. Je dois livrer mon propre combat et celui de Bessy, du mieux que je le pourrai. Mais vous pouvez être sûr, Mr. Gregory, que j’ai bien l’intention de me battre. »
Bessy ne nia pas non plus lorsque son amie Mary Gregory l’interrogea. Le voisinage s’était emparé de la question du mariage de Bessy avec Mr. Morrison, avec une certaine cruauté pour elle, et plus encore pour le gentleman. Tout le monde avait appris que Mrs. Miles avait l’intention de marier Bessy au pasteur de Budcombe, et tout le monde avait pensé que, comme de bien entendu, Bessy accepterait son destin. Maintenant chacun savait que Bessy s’était rebellée, et, comme les dispositions autocratiques de Mrs. Miles étaient bien connues, tout le monde attendait de voir ce qui en résulterait. Le voisinage était généralement d’avis que Bessy n’était ni raisonnable ni reconnaissante. Mr. Morrison était un très bel homme, et personne n’aurait pu mieux lui convenir. Et une fois que la vérité fut connue, tout le monde se montra très intéressé. Que Mrs. Miles pût consentir à un mariage entre l’héritier et Bessy Pryor était tout à fait inimaginable. A Launay comme à Budcombe, on la connaissait trop bien pour avoir le moindre doute sur la question. Hommes et femmes retenaient leur souffle. Ce fut précisément quand les paroissiens pensaient qu’elle allait mourir, qu’ils apprirent que Bessy n’épouserait pas Mr. Morrison à cause du jeune squire. Et maintenant qu’on savait que Mrs. Miles n’allait pas mourir, on savait aussi que le jeune squire était fiancé à Bessy Pryor. « Y va y avoir un sacré remue-ménage », dit le vieux premier laboureur de Launay, parlant à la femme du jardinier de Mr. Gregory. Y va y avoir de l’huile sur le feu. »
Mrs. Miles n’était pas comme les autres mères. La totalité du revenu était entre ses mains. Et Bessy n’était pas comme les autres filles. Elle n’avait pas le moindre Locus Standi au monde, si ce n’est ce qui lui venait de la vieille dame. C’était par faveur de Lady de Launay qu’elle pouvait se tenir la tête haute parmi toutes les autres jeunes filles du pays. Elle n’était que Bessy Pryor. Mais, pour ce qui était de l’amour et de la tendresse, elle était la fille reconnue de la maison de Launay. Chacun le savait. Chacun savait qu’elle avait atteint sa présente position par la seule force de sa douceur. Mais si Mrs. Miles devait se fâcher le moins du monde, Bessy ne serait plus personne. « Oh, Bessy, que va-t-il résulter de tout cela ? » demanda Mary Gregory.
« Ce qui plaira à Dieu », dit Bessy, très solennelle.
« Que dit Mrs. Miles ? »
« Personne n’a à me donner son avis sur la question » dit Bessy. « Bien sûr, je l’aime. Quel bien pourrait-il en résulter si je le niais ? Mais je ne veux pas en parler. » Alors Mary Gregory pensa que c’était comme si un terrible secret lui avait été révélé, un fardeau qu’elle ne se sentait pas du tout capable de porter.
Les premiers signes de tempête s’annoncèrent lors d’un entretien entre la mère et le fils dès que la mère se sentit capable d’aborder le sujet qui pesait sur son cœur. Elle l’envoya chercher et recommença à lui demander de prendre des mesures pour la combinaison des deux propriétés qui était si essentielle pour les intérêts de tous les Launay. Alors, il lui déclara très franchement ses projets. Il n’avait pas l’intention de réunir les propriétés. Il ne se souciait guère de sa rousse cousine. Il avait l’intention d’épouser Bessy Pryor, il le lui avait proposé, et elle avait accepté. La pauvre mère malade fut d’abord submergée par une vague de désespoir. « Que puis-je faire sinon vous dire la vérité lorsque vous m’interrogez ? » dit-il.
« Faire ! » cria-t-elle. « Que pourriez-vous faire ? Vous pourriez penser à votre honneur ! Vous pourriez penser à votre sang ! Vous pourriez penser à votre devoir ! » Alors elle lui demanda de partir, et après une heure, elle envoya chercher Bessy. « Mon fils est venu auprès de moi », dit-elle, assise toute droite dans son lit, horriblement blême, parlant d’une voix basse, dure, étudiée, les deux mains sur la courtepointe. « Mon fils est venu auprès de moi et il m’a dit. » Bessy sentit qu’elle tremblait. Elle pouvait à peine tenir debout. Elle n’avait rien à dire. La vieille femme malade était d’une terrible sévérité. « Est-ce vrai ? »
« Oui, c’est vrai » murmura Bessy.
« Et voilà comment je suis récompensée ? »
« Oh, ma très chère, mon adorée, ma tante, ma chère, ma très chère tante ! Ne me parlez pas ainsi ! Ne me regardez pas ainsi ! Vous savez que je vous aime. Ne savez-vous pas que je vous aime ? » Alors Bessy se jeta sur le lit, et s’emparant des mains de la vieille femme, les couvrit de baisers. Bien sûr, sa tante savait que Bessy l’aimait, et elle savait qu’elle-même aimait la jeune fille peut-être plus qu’aucun être humain au monde. Son fils aîné était devenu un étranger. Même Philip n’avait jamais compté à ses yeux autant que cette jeune fille. Bessy était intimement nouée à toutes les fibres de son cœur. Elle éprouvait du plaisir ne serait-ce qu’à s’asseoir près de Bessy et à la regarder. Elle s’était refusée toutes les jolies choses, mais la plus jolie de toutes les choses s’était développée sous ses yeux. Elle ne retira pas sa main, mais, tandis que sa main était embrassée, elle décida qu’elle ferait son devoir.
« A quoi me servira votre amour » dit-elle, « si telle doit être ma récompense ? » Bessy ne pouvait que rester étendue, sangloter et cacher son visage. « Dites que vous allez renoncer. » Ne pas dire cela, ne pas abandonner, voilà la seule résolution que Bessy avait prise. « Si vous ne le faites pas, vous devrez partir, et je vous ferai savoir ce que vous devez faire. Si vous êtes mon ennemie, vous ne pouvez rester ici. »
« Pitié, ne m’appelez pas votre ennemie. »
« Vous ferez mieux de partir. » Sa voix en prononçant cette phrase était d’une terrifiante dureté. Alors Bessy, sortant lentement du lit, quitta la pièce en chancelant.
CHAPITRE V.
Comment Bessy Pryor cessa d’être une jeune fille de quelque importance.
Quand la vieille femme fut seule, elle se mit immédiatement à réfléchir pour déterminer quelle serait sa ligne de conduite. Céder, et accepter le bonheur des deux jeunes gens, voilà qui ne se présenta pas un instant à son esprit. Encore et encore, elle se répétait qu’elle ferait son devoir ; encore et encore, elle se répétait qu’en permettant à Philip et Bessy de se retrouver, elle avait négligé son devoir. Que son devoir exigeât qu’elle les sépare, en dépit de leur amour, en dépit de leur engagement, même si le bonheur de toute leur vie devait en dépendre, elle ne douta pas un instant. Le devoir, c’est le devoir. Et c’était son devoir de travailler à la grandeur de la maison de Launay, afin que la vieille aristocratie puisse être préservée autant qu’il était en son pouvoir. Elle n’avait pas le moindre doute sur le fait que ce serait une bonne et pieuse chose que de les séparer, de forcer Philip à épouser la jeune fille de Cornouailles, et de pousser Bessy dans les bras de Mr. Morrison. Elle ne s’était jamais laissé aller à la facilité. Toute sa vie n’avait eu pour but que de conforter le pouvoir de son rang, et de soulager les maux de ceux qui étaient en dessous d’elle. Elle n’avait jamais rien fait pour son propre plaisir. Comment se pourrait-il qu’elle accepte de changer toute la ligne directrice de sa vie afin de veiller sur le bonheur d’un jeune homme et d’une jeune femme ?
Cela ne devait pas arriver. Etendue là, seule, blanche et faible, mais l’esprit ferme, elle prit une résolution. Comme Bessy ne pouvait quitter la maison avant qu’on lui ait trouvé une place ailleurs, Philip devrait partir. Comme cela était la première chose à faire, elle envoya à nouveau chercher Philip le même jour.
« Non, mère, pas tant que vous êtes malade. » Voilà ce qu’il lui répondit dès qu’elle lui ordonna de quitter Launay à l’instant. Il ne lui venait pas à l’esprit que la maison dans laquelle il était né et avait été élevé, la maison de ses ancêtres, la maison dont il avait toujours supposé qu’elle lui reviendrait dans le futur, lui soit interdite. Mais, aussi faible qu’elle soit, elle finit par se faire comprendre. Il devait partir, parce qu’elle le lui ordonnait, parce que la maison était à elle et non à lui, et parce qu’il n’y était plus le bienvenu tant qu’il n’aurait pas promis d’abandonner Bessy.
« C’est de la tyrannie, mère », dit-il.
« Je ne veux pas en parler », dit Mrs. Miles en s’étendant sur les oreillers, émaciée, les joues creuses et le visage jaune des suites de sa longue maladie, et semblant n’être réduite qu’à ses deux yeux qui le regardaient. « Je vous dis que vous devez partir. »
« Mère ! »
Alors, elle lui expliqua longuement les arrangements qu’elle avait imaginés. Il devait partir, et vivre avec le très modeste revenu qu’elle lui proposait. Mais de toute façon il devait partir, et partir immédiatement. La maison était à elle, et elle ne voulait pas de lui. Elle ne voulait personne qui pût y discuter sa volonté. Elle avait été une mère trop permissive pour lui, et voilà tout ce qu’elle obtenait en retour ! Elle avait eu la condescendance de lui expliquer ses intentions en ce qui concernait Bessy, et il avait immédiatement décidé de s’opposer à elle. Quand elle serait morte et partie pour toujours, il aurait peut-être le pouvoir de ruiner la famille s’il en décidait ainsi. Elle y réfléchirait plus tard. Mais elle, tant qu’elle vivrait, ferait son devoir. « Je suppose que je peux espérer » dit-elle, « que vous quitterez Launay demain juste après le petit déjeuner. »
« Vous voulez dire que vous me chassez de la maison ? »
« En effet », dit-elle, et elle n’était que deux yeux le regardant intensément, avec sa chevelure grise sortant ébouriffée de la grande ruche de son bonnet de nuit, les joues jaunes et décharnées. Ses grandes mains étaient très maigres. Elle était passée très près de la mort, et semblait, tandis qu’elle le regardait, en être encore très proche. S’il partait, il se pouvait qu’elle ne le revît jamais.
« Je ne puis vous quitter ainsi », dit-il.
« Alors, obéissez-moi. »
« Pourquoi ne pourrions-nous pas nous marier, mère ? »
« Je en veux pas discuter. Vous le savez aussi bien que moi. M’obéirez-vous ? »
« Pas pour cela, mère. Je ne pourrais le faire sans me parjurer. »
« Alors, quittez cette maison à l’instant. » Elle était maintenant assise toute droite dans son lit, s’appuyant sur ses mains. L’image dans son ensemble était si terrible qu’il ne pouvait supporter de prolonger l’entrevue, et il quitta la pièce.
Alors arriva un message de la vieille femme de charge à Bessy, lui interdisant de quitter sa propre chambre. Ce fut ainsi que Bessy comprit que son grand péché était connu de toute la maison. Mrs. Knowl, qui dirigeait les domestiques, avait été avertie, et elle sentait maintenant qu’une sorte d’autorité sur Bessy lui avait été conférée. « Non, Miss Bessy, vous ne devez pas aller dans sa chambre. Elle dit qu’elle ne vous verra pas tant que vous n’aurez pas promis ce qu’elle vous a demandé. »
« Mais pourquoi, Mrs. Knowl ? »
« Eh bien, Miss, je suppose que cela a à voir avec Mr. Philip. Mais vous le savez mieux que moi. Mr. Philip doit partir demain matin pour ne plus revenir. »
« Ne plus revenir à Launay ? »
« Pas tant que les choses restent comme elles sont, Miss. Mais vous devez rester ici et ne pas sortir du tout. C’est tout ce qu’a dit Madame. » Les serviteurs de l’endroit appelaient tous Mrs. Miles « Madame ».
Mrs. Miles avait une telle autorité qu’elle parvenait à faire exécuter ses volontés, fût-elle étendue malade dans son lit, en tout cas en ce qui concernait la séparation des deux amants. Quand cet ordre lui avait été apporté par un serviteur, Bessy comprit qu’elle ne reverrait pas Philip avant qu’il parte. Elle comprit qu’elle était tenue de par sa position, de par la gratitude, de par le droit de propriété, à l’obéissance. Aucune autorité terrestre n’aurait pu la contraindre à renoncer à son serment. En la matière, même sa tante ne pouvait avoir sur elle la moindre influence, même sa tante malade et souffrante, même si elle était mourante ! Son amour et son serment étaient tous deux sacrés pour elle. Mais sur le moment elle fit acte d’obéissance, et elle garda la chambre. Philip vint à la porte, mais elle resta assise sans bruit et ne lui dit pas un mot. Mrs. Knowl, quand elle lui apporta à manger, lui demanda si elle comptait obéir à l’ordre qu’elle avait reçu. « Votre tante réclame une promesse, Miss Bessy. »
« Je suis sûre que ma tante sait que je lui obéirai » dit Bessy.
Le matin suivant, Philip quitta la maison. Il fit porter un message à sa mère, pour lui demander s’il pourrait la revoir, mais elle refusa. « Je pense que vous feriez mieux de ne pas la déranger, Mr. Philip » dit Mrs. Knowl. Alors il partit, et Bessy, assise, entendit le bruit que faisaient sur le gravier les roues de la voiture qui l’emportait.
Toute cette journée passa, et la suivante, et elle n’était toujours pas autorisée à voir sa tante. Mrs. Knwol répétait qu’elle ne pouvait prendre sur elle de dire que Madame allait mieux. Sans aucun doute, les soucis des deux derniers jours l’avaient beaucoup troublée. Mrs. Knowl se fit une grande idée de son importance à ce moment, et elle pensa qu’elle venait maintenant devant Bessy pour tout ce qui concernait Launay.
Même si c’était singulier, il était vrai que toutes les sympathies allaient vers la vieille dame. Sa maladie en était sans doute la cause. Aussi aristocratique qu’elle ait pu toujours se montrer, tout le monde à Launay et Boscombe était si habitué à se plier à sa volonté, que tout signe de rébellion chez qui que ce soit eût paru choquant. Et qui était Bessy Pryor pour s’imaginer épouser l’héritier ? Et même, qui était cet héritier supposé qui osait imaginer épouser quelqu’un contre l’avis de l’actuelle propriétaire des terres ? On l’appelait l’héritier, mais il ne devait pas nécessairement être l’héritier. Elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait de tout Launay et de tout Boscombe, et il y en avait pour penser que si Philip continuait à se montrer obstiné, elle pourrait tout laisser à son fils aîné. Elle n’aimait pas son fils aîné. A cette époque, elle ne le voyait jamais. C’était un jeune homme du Bel air, qui ne lui avait jamais témoigné de respect. Mais il pourrait prendre le nom de Launay, et la famille se perpétuerait aussi bien de cette façon-là. Philip était très imprudent. Voilà quel était généralement le verdict du voisinage.
Je crois que Launay apprécia cette époque. Les troubles de notre voisinage sont généralement très supportables, et tout sujet de conversation est une bénédiction. Launay apprécia cette agitation, mais quoi qu’il en soit, se sentait partagé entre des soupirs et une réprobation solennelle. Les filles de Mr. Gregory était solennelles, conscientes de l’iniquité de leur amie, et très sensibles au danger auquel le pauvre Philip se trouvait exposé. Quand arriva au presbytère la rumeur qui annonça qu’un fiacre était monté au domaine, on imagina tout de suite que Mr. Jones, le notaire de Taunton, avait été appelé pour une modification du testament. Cette soudaineté, cette colère, cette perturbation de toutes choses était terrifiante ! Mais quand on découvrit que le fiacre ne contenait que le docteur, tout le monde fut déçu.
Le troisième jour, arriva un message de Mrs. Miles au recteur. Mr. Gregory aurait-il l’amabilité de monter voir Mrs. Miles ? Alors on pensa au presbytère que la chère vieille dame allait encore plus mal, et qu’elle avait envoyé chercher l’homme d’église afin de recevoir les dernières consolations de la religion. Mais une fois de plus, ce n’était pas le cas. « Mr. Gregory », dit-elle très abruptement, « Je veux vous consulter au sujet d’une demeure future pour Bessy Pryor. »
« Doit-elle quitter celle-ci ? »
« Oui, elle doit quitter celle-ci. Vous savez, peut-être, pour elle et mon fils. » Mr. Gregory reconnut qu’il en avait entendu parler. « Bien sûr qu’elle doit partir. Philip ne peut pas être banni de la maison qui doit lui revenir. Même si en la matière, il est probablement le plus à blâmer. »
« Ils ont certainement tous deux été bien étourdis. »
« C’est de la malignité plus que de l’étourderie. Mais il a été le plus coupable. Il aurait dû considérer ceci comme son devoir, un grand devoir, et il aurait dû être le plus fort. Mais c’est mon fils, et je ne puis le bannir. »
« Oh, non ! »
« Mais ils ne peuvent rester ensemble. J’aime profondément Bessy Pryor, Mr. Gregory, oh, je l’aime tellement ! Depuis qu’elle m’est venue, il y a maintenant tant d’années, elle a été comme un rayon de soleil dans cette demeure. Elle a toujours été douce avec moi. Le simple contact de ses mains m’est doux. Mais je ne dois pas sacrifier pour autant l’honneur de la famille. J’ai un devoir à accomplir ; et je dois l’accomplir, même si cela me déchire le cœur. Où pourrais-je l’envoyer ? »
« Pour toujours ? »
« Eh bien oui, pour toujours. Si Philip se mariait, bien sûr, elle pourrait revenir. Mais je préfèrerais tout de même qu’elle se marie en premier. Je ne veux pas la chasser ; simplement elle doit partir. Je donnerai tout l’argent qui sera nécessaire. Elle ne manquera de rien. Vous savez que j’avais bon espoir avec Mr. Morrison. Peut-être même pourrait-il arriver à la persuader, mais cela doit se passer ailleurs qu’ici. Où puis-je l’envoyer ? »
Ce n’était pas une question à laquelle il était facile de répondre. Mr. Gregory dit qu’il devait prendre le temps d’y réfléchir. Mrs. Miles, quand elle lui avait posé la question, savait qu’il avait une sœur célibataire, qui vivait à Avranches en Normandie, et qui n’était pas très prospère.
Chapitre VI.
Comment Bessy Pryor fut bannie.
Quand un homme demande à un ami s’il a entendu parler d’un cheval à vendre, ce dernier ne songe pas immédiatement à lui proposer celui qui est dans sa propre écurie, même s’il a besoin d’argent et s’il a hâte de vendre sa monture. Ainsi en était-il de Mr. Gregory. Sa sœur aurait été ravie de prendre comme pensionnaire une jeune lady dont le séjour aurait été libéralement rétribué ; mais sur le moment il avait hésité à faire une offre au bénéfice de sa propre sœur. Le matin suivant, il écrivit toutefois ce qui suit :
« Chère Mrs. Miles, ma sœur Amelia vit à Avranches, où elle a une charmante petite maison dans la banlieue de la ville, avec un jardin. Une vieille amie vivait avec elle, mais elle est morte l’an dernier, et ma sœur vit maintenant seule. Si vous pensez que Bessy aimerait séjourner quelque temps en Normandie, j’écrirai à Amelia pour lui en faire la proposition. Bessy trouvera en ma sœur une personne de cœur, et d’humeur facile. Fidèlement vôtre, Joshua Gregory. »
Mrs. Miles ne se souciait guère de l’humeur facile et des qualités de cœur. Si elle s’était demandé si elle voulait savoir Bessy heureuse, elle aurait sans nul doute répondu par l’affirmative. Elle en aurait fait autant pour n’importe quel être humain ou animal au monde. Evidemment elle voulait que chacun soit heureux. Mais dans son esprit, le bonheur était bien moins important que le devoir, et en cet instant son devoir, et le devoir de Bessy, et le devoir de Philip, étaient si importants qu’aucune considération relative au bonheur ne pouvait être prise en compte. Si Mr. Gregory avait écrit que sa sœur état une femme d’une morale rigoureuse, à l’aspect sévère, prompte à réprimer tout élan de la jeunesse, et sans doute désagréable au vu de son tempérament, tout cela n’aurait pas constitué un obstacle. Dans les conditions actuelles, la souffrance valait mieux que le bonheur ; elle serait plus en accord avec les sentiments et la position de la personne concernée. Il était très clair aux yeux de Mrs. Miles que Bessy aimait vraiment Philip à s’en briser le cœur, très clair aussi que Philip s’était résolu à aller jusqu’au mariage qu’il projetait avec toute l’obstination d’un homme fier. Quand les jeunes gens et les jeunes filles négligent leur devoir, alors des cœurs doivent être brisés. Ce n’est pas une opération feutrée et sans douleur, que l’on peut rendre agréable par de la gentillesse et des amabilités. Il était nécessaire, pour certaines raisons bien arrêtées, que Bessy fût placée sur la roue, battue et tourmentée. Lui parler du tempérament agréable du bourreau qui allait devoir faire tourner la roue, eût été lui mentir. Mrs. Miles ne voulait pas lui laisser entendre que les choses allaient être faciles pour elle. Peu après avoir reçu la lettre de Mr. Gregory, elle envoya chercher Bessy, qui fut introduite dans la chambre sous la garde, comme il se devait, de Mrs. Knowl. Mrs. Knowl l’accompagna tout le long du couloir, ce qui était certainement inutile, car la porte de Bessy n’avait jamais été fermée. Son emprisonnement ne s’appuyait que sur son obéissance. Mais Mrs. Knowl pensait qu’on lui avait témoigné une grande confiance, et prenait garde à ne négliger aucune de ses responsabilités. Elle ouvrit elle-même la porte, afin que l’invalide sur le lit puisse voir que sa mission avait été accomplie, et Bessy fit son entrée dans la chambre. Elle entra, mais très rapidement, et un instant plus tard ses bras étreignaient la vieille dame et ses lèvres embrassaient son front. « Pourquoi ne puis-je venir avec vous ? » dit-elle.
« Parce que vous êtes désobéissante. »
« Non, non, je fais tout ce que vous me demandez. Je n’ai pas bougé de ma chambre, même si c’était difficile de vous savoir malade si près de moi et de ne rien pouvoir faire. Je n’ai pas essayé de dire un mot à Philip, ou même de le regarder, et maintenant qu’il est parti, pourquoi ne pourrais-je être à vos côtés ? »
« Cela ne se peut pas. »
« Mais pourquoi pas, ma tante ? Même si vous ne voulez pas me parler, je pourrais être avec vous. Qui donc peut vous faire la lecture ? »
« Personne. Bien sûr, c’est triste. Mais il y a des choses pires que la tristesse. »
24 juin 2017 à 7h55 #160423« Pourquoi ne pourrais-je revenir, maintenant qu’il est parti ? » Elle avait toujours les bras autour de la vieille dame, et avait maintenant réussi à se traîner sur le lit et à se recroqueviller aux côtés de sa tante. C’était sa persévérance dans ces manières qui avait si souvent forcé Mrs. Miles à oublier ses habitudes de vie bien ordonnées, et l’avait même parfois obligée à quitter pour un moment sa sévérité naturelle. C’était cela qui lui avait fait dire à Mr. Gregory, entre deux phrases pleines de fermeté, que Bessy avait été comme un rayon de soleil dans la maison. Même maintenant, elle ne savait comment échapper à une étreinte qui lui était en réalité si douce. C’était justement la conscience de ce pouvoir que les charmes de Bessy avaient sur elle, qui lui faisait désirer que la jeune fille parte rapidement. Bessy lui ferait la lecture toute la journée, lui tiendrait la main quand elle serait à demi assoupie, l’aiderait dans chacun de ses mouvements avec toute la patience, et beaucoup plus de tendresse qu’une garde-malade. Et nul n’avait la voix aussi tendre, la main aussi douce, l’esprit aussi attentif, le pas aussi discret que Bessy. Et maintenant Bessy était là, étendue sur son lit, la caressant, liée plus intimement à elle que ne l’avait jamais été aucun être humain au monde, et pourtant Bessy était un ennemi dont il était impératif qu’elle se sépare.
« Levez-vous, Bessy », dit-elle. « Eloignez-vous de moi. »
« Non, non, non », dit Bessy, qui continuait à se cramponner à elle et à l’embrasser.
« J’ai à vous dire une chose qui demande le plus grand calme. »
« Je suis calme, très calme. Je ferai tout ce que vous me demanderez. Mais par pitié, ne m’éloignez pas de vous. »
« Vous dites que vous m’obéirez. »
« Je le ferai, je l’ai fait. Je vous ai toujours obéi. »
« Renoncerez-vous à votre amour pour Philip ? »
« Pourrais-je renoncer à mon amour pour vous, si on me le demandait ? Comment le pourrais-je ? L’amour vient de lui-même. Je n’ai pas décidé de l’aimer. Oh, si vous pouviez savoir combien j’ai essayé de ne pas l’aimer ! Si quelqu’un venait et me disait de ne pas vous aimer, le pourrais-je ? »
« Je parle d’une autre sorte d’amour. »
« Oui, je sais. L’un est un amour qui est toujours le bienvenu. L’autre arrive comme un choc, et on lutte pour l’éviter. Mais une fois qu’il est venu, comment lui échapper ? Je l’aime vraiment, plus que tout au monde. » En disant cela elle s’était redressée sur le lit, afin de regarder sa tante droit dans les yeux, mais elle gardait les bras sur les épaules de la vieille femme. « N’est-ce pas naturel ? Comment aurais-je pu l’éviter ? »
« Vous auriez dû savoir que c’était mal. »
« Non ! »
« Vous ne saviez pas que cela me déplairait ? »
« Je savais que c’était malheureux, mais pas mal ? Qu’ai-je fait de mal ? Quand il me l’a demandé, pouvais-je lui dire autre chose que la vérité ? »
« Vous auriez dû ne rien lui dire. » A cette réponse, Bessy secoua la tête. « Il n’est pas possible que vous ayez pu penser qu’en la matière, il n’y avait aucune contrainte », repris Mrs. Miles. « Espériez-vous que je donnerais mon consentement à un tel mariage ? Je veux entendre de votre bouche ce que vous imaginiez de mes sentiments. »
« Je savais que vous seriez en colère. »
« Et ? »
« Je savais que vous me trouveriez indigne d’être la femme de Philip. »
« Et ? »
« Je savais que vous espériez autre chose pour lui, et aussi autre chose pour moi. »
« Vous le saviez, et cela ne comptait pour rien ? »
« Cela me faisait penser que mon amour était malheureux, mais pas que c’était mal. Je ne pouvais m’en empêcher. Il est venu à moi, et je l’ai aimé. L’autre homme est venu à moi, et je ne pouvais l’aimer. Pourquoi devrais-je être enfermée dans ma propre chambre pour cela ? Pourquoi devrais-je être éloignée de vous, et être misérable parce que vous voulez que les choses soient ainsi ? Il n’est plus là. S’il était là et que vous me demandiez de ne pas l’approcher, je vous obéirais. Même s’il était dans la pièce voisine, je n’irais pas le voir. Je vous obéirais en tout, mais je suis obligée de l’aimer. Et comme je l’aime, je ne puis en aimer un autre. Vous ne voudriez pas me voir épouser un homme quand mon cœur appartient à un autre. »
La vieille dame ne s’était pas attendue à des arguments de ce genre. Elle avait seulement eu l’intention de communiquer son plan, de dire à Bessy qu’elle aurait probablement à vivre quelques années à Avranches, puis de la renvoyer dans sa prison. Mais Bessy avait une fois de plus montré le meilleur d’elle-même, puis étaient venues les caresses, la discussion, les excuses. Bessy était dans sa chambre depuis près d’une heure quand Mrs. Miles révéla son projet, mais sa volonté était émoussée par le fait qu’elle reconnaissait d’évidence à Bessy tous les pouvoirs d’une infirmière en chef. Mais finalement, quoi que d’une manière toute différente de ce qu’elle avait prévu, Mrs. Miles proposa la combinaison normande. Elle avait été, à son corps défendant, tellement adoucie qu’elle condescendit même à répéter ce que Mr. Gregory avait dit à propos du tempérament agréable et de la gentillesse de sa sœur célibataire. « Mais pourquoi devrais-je partir ? » demanda Bessy, sanglotant presque.
« Je m’étonne que vous le demandiez. »
« Il n’est pas ici. »
« Mais il pourrait venir. »
« S’il devait venir, alors je ne le verrais pas si vous me le demandez. Je crois que vous ne me comprenez pas bien, ma tante. Je vous obéirai en tout. Je suis sûre que maintenant vous ne me demanderez plus d’épouser Mr. Morrison. »
Elle ne pouvait pas être sûre que Philip serait plus enclin à être raisonnable et à épouser l’héritière de Cornouailles si Bessy était à Avranches que si elle restait cloitrée à Launay. Mais c’était son sentiment. Philip, elle le savait, serait moins obéissant que Bessy. Mais aussi, Philip serait sans doute moins obstiné. « Vous ne pouvez vivre ici, Bessy, à moins que vous me disiez que vous ne serez jamais la femme de mon fils. »
« Jamais ? »
« Jamais ! »
« Je ne puis dire cela. » Il y eut une longue pause avant que Mrs. Miles trouve le courage de prononcer les mots qui suivirent, mais elle finit par les prononcer.
« Alors vous devez partir. »
« Je peux rester et prendre soin de vous jusqu’à ce que vous alliez mieux. Accordez-moi cela. Je partirai dès que vous me le demanderez. »
« Non. Ce n’est pas négociable. Nous devons être amies, Bessy, ou nous devons être ennemies. Et nous ne pouvons être amies tant que vous vous déclarez fiancée à Philip Launay. Tant qu’il en sera ainsi, je n’accepterai pas un verre d’eau de votre main. Non, non ! » car la jeune fille essayait à nouveau de l’embrasser. « Je ne veux pas de votre amour, et vous n’aurez pas le mien ! »
« Mon cœur se briserait si je devais prononcer ces mots. »
« Alors qu’il se brise ! Le mien n’est-il pas brisé ? Quelle importance que nos cœurs soient brisés, quelle importance que nous mourions, si nous faisons notre devoir ? Vous me le devez après tout ce que j’ai fait pour vous. »
« Je vous dois tout. »
« Alors dites que vous renoncez à lui. »
« Je vous dois tout, sauf cela. Je ne lui parlerai pas, je ne lui écrirai pas, je ne le regarderai même pas, mais je ne renoncerai pas à lui. Quand on aime, on ne peut pas renoncer. »
Alors Mrs. Miles lui ordonna de retourner dans sa chambre, et elle retourna dans sa chambre.
Chapitre VII.
Comment Bessy Pryor fut bannie en Normandie.
Il n’y avait rien d’autre à faire que partir, après la discussion qui vient d’être rapportée. Mrs. Miles envoya un message à l’obstinée jeune fille, l’informant qu’elle n’avait plus besoin de se considérer comme prisonnière, mais qu’elle ferait mieux de préparer ses vêtements afin d’être prête à partir dans la semaine. Une correspondance s’était établie entre Launay et Avranches, et dans les dix jours qui suivirent la proposition de Mr. Gregory, moins de quinze jours après le départ de son bien-aimé, Bessy descendit de sa chambre prête au voyage, et prit place dans la même voiture qui avait si peu de temps auparavant emporté l’homme qu’elle aimait. Durant cette semaine elle avait eu la liberté d’aller où elle voulait, sauf dans la chambre de sa tante. Mais en réalité, elle restait tout autant prisonnière. Elle sortait chaque jour quelques minutes dans le jardin, mais elle n’alla jamais jusqu’au parc, pas plus qu’elle n’accepta l’invitation des filles du pasteur à venir passer une soirée au presbytère. Il était pourtant nécessaire, écrivit l’une d’elles, qu’elle apprît tout ce qu’elle devait savoir sur Tante Amélia et ses habitudes ! Mais Bessy ne vit pas les filles du pasteur. Elle était chassée de chez elle à cause de la malédiction de son amour, et tout Launay le savait. Dans ces conditions, elle ne pouvait sortir pour manger du Sally-Lun et du Pound-Cake et écouter vanter les délices d’une petite ville normande. Elle ne vit même pas les jeunes filles lorsqu’elles vinrent jusqu’à la maison, mais écrivit un mot affectueux à la plus âgée pour lui dire que son malheur était trop grand pour lui permettre de voir ses amies.
Et en vérité, elle était bien misérable. Ce n’était pas seulement à cause de son amour, dont elle avait su dès le début qu’il ne lui apporterait que le malheur, un malheur inévitable, et qui durerait peut-être toute sa vie. Mais maintenant, il s’y ajoutait la tristesse de son irrévocable bannissement par sa tante. Mrs. Miles ne la reverrait pas avant son départ. Bessy était bien consciente de tout ce qu’elle devait à la maîtresse de Launay, et sachant lire dans les cœurs, elle savait aussi qu’après tant d’années elle avait réussi à obtenir de la vieille dame bien plus que le simple accomplissement d’un devoir. Elle l’avait forcée à l’aimer, et elle s’était rendu compte que cet amour avait illuminé la vie de la vieille dame. Celle-ci n’avait pas seulement reçu, mais avait donné de la tendresse, et c’est ainsi que vient l’amour. C’était une torture pour elle que d’être obligée de quitter sa meilleure amie, qui était toujours malade et infirme, sans même la revoir. Mrs. Miles était inflexible. Quatre mots écrits sur un bout de papier lui furent amenés ce matin-là : « Pitié, pitié, recevez-moi ! ». Mais elle restait inflexible. Il y avait eu de longs échanges de lettres entre elles le jour précédant. Si Bessy jurait de renoncer à son amour, tout pouvait changer. La vieille dame à Avranches serait indemnisée pour sa déception. Bessy retrouverait tous ses privilèges à Launay. « Vous seriez mon enfant, mon enfant à moi », écrivait Mrs. Miles. Elle condescendait même à promettre qu’elle ne dirait plus jamais un mot au sujet de Mr. Morrison. Mais Bessy aussi pouvait être inflexible. « Je ne peux dire que je renonce à lui », écrivit-elle. Et c’est ainsi qu’elle se retrouva dans la voiture sans avoir vu sa vieille amie.
Mrs. Knowl partit avec elle, ayant été chargée de veiller sur Bessy durant tout le voyage jusqu’à Avranches. Mrs. Knowl pensait qu’elle jouerait le rôle de gardien contre le bien-aimé de Bessy. Mais Mrs. Miles connaissait trop bien Bessy pour redouter quoi que ce soit de la sorte, et elle n’avait envoyé Mrs. Knowl que comme une protection contre les bêtes sauvages qui sont censées parcourir le monde à la recherche de jeunes femmes sans défense.
Dans la répartition de sa colère, Mrs. Miles avait jusque-là été très sévère à l’encontre de Philip en ce qui concernait l’argent. Il avait choisi de se rebeller, et en conséquence il n’était pas seulement chassé de la maison, mais il apprit aussi qu’il devrait vivre avec un petit revenu très insuffisant. Mais Mrs. Miles se montrait généreuse envers Bessy. Elle avait étonné Miss Gregory par la libéralité des termes qu’elle avait proposés, et le soir qui précéda le voyage, elle avait fait porter à Bessy dix billets de cinq livres dans une enveloppe. Puis, dans une note ultérieure, elle avait indiqué qu’elle lui verserait une somme similaire chaque semestre. Dans aucune de ces notes ne figurait la moindre trace de tendresse. Aucune des deux n’était signée. Mais toutes deux prouvaient que Mrs. Miles faisait grand cas de Bessy et de ses affaires.
Le voyage de Bessy fut très inconfortable. Elle avait appris à détester Mrs. Knowl, qui prenait des aires de duègne. Elle ne quitta pas Bessy des yeux un instant, comme si Philip avait pu se cacher derrière chaque rideau ou en-dessous de chaque table. Une ou deux fois, la duègne fit elle-même une petite tentative pour la persuader : « Ca fait rien de bien, Miss, y vaudrait mieux abandonner ». Alors Bessy la regarda, et demanda à ce qu’on la laisse seule. C’était à l’hôtel à Douvres. Plus tard Mrs. Knowl parla encore alors que la voiture approchait d’Avranches : « Si vous souhaitez revenir, Miss Bessy, la porte est ouverte. » « Peu importe mes souhaits, Mrs. Knowl », dit Bessy. Quand, à son retour à Launay, Mrs. Knowl tenta à nouveau de suggérer à sa maîtresse que Miss Bessy était très obstinée, elle fut réduite au silence avec une telle fermeté, avec une telle soudaineté, que la femme de charge commença à se demander si elle n’avait pas fait une erreur, et si Bessy ne finirait pas par l’emporter. Il était évident que Mrs. Miles ne voulait pas entendre un seul mot contre Bessy.
A son arrivée à Avranches, Miss Gregory fut très gentille avec elle. On ne la recevait pas du tout comme une mauvaise fille qui avait été chassée de la maison afin d’être soumise à de sévères traitements. Miss Gregory tint toutes les promesses que son frère avait pu faire à son égard, et elle était vraiment aimable et de tempérament agréable. Pendant presque un mois, pas un mot ne fut prononcé à propos de Philip ou de son histoire d’amour. Il semblait acquis que Bessy était venue à Avranches de sa propre initiative. Elle fut introduite auprès de la société raffinée très nombreuse en ce lieu, et était consciente qu’on lui offrait une vie beaucoup plus libre que celle qu’elle avait connue jusqu’alors. A Launay elle était évidemment assujettie à Mrs. Miles. Maintenant elle n’était plus assujettie à personne. Miss Gregory n’exerçait sur elle aucune autorité ; en fait elle était plutôt soumise à la sienne, étant dépendante de la pension payée pour son gîte et son couvert.
Mais avant la fin du mois, une telle amitié s’était installée entre la vieille et la jeune Lady, qu’elles en vinrent à évoquer Philip. Il était impossible pour Bessy de garder le silence sur sa vie passée. Progressivement, elle lui révéla tout ce que Mrs. Miles avait fait pour elle, comment elle-même avait été une orpheline sans le sou, comment Mrs. Miles l’avait accueillie par pure charité, comment l’amour avait grandi entre elles ; le plus tendre, le plus sincère amour, et puis, comment cet autre amour était venu ! La confession d’un secret engendre la confession d’un secret. Miss Gregory, bien que maintenant âgée, avec ses petites pattes-d’oie au coin de ses yeux doux, son visage fatigué et flétri, avait aussi eu son histoire d’amour. Elle raconta avec délice sa petite histoire ; comment elle avait aimé un officier, et en avait été aimée ; les problèmes d’argent, la famille de l’officier qui avait priée Miss Gregory de le libérer, afin qu’il puisse faire un mariage d’argent ; elle raconta comment elle avait libéré l’officier, et comment, en conséquence, il put faire un bon mariage et devenir Major-Général, avec une grande famille, une maison confortable, et… la goutte. « Et j’ai toujours pensé que c’était très bien », ajouta l’excellente vieille fille. « Qu’aurais-je pu faire pour lui ? »
« Ce ne pouvait être bien si c’était vous qu’il aimait. » dit Bessy.
« Et pourquoi donc ma chère ? Il a fait un très bon mari. Peut-être n’était-ce plus moi qu’il aimait quand il se présenta devant l’autel. »
« Je pense que l’amour devrait être plus sacré. »
« Mon amour a été très sacré pour moi. Pendant un temps, j’ai pleuré, mais maintenant je pense que je suis plus heureuse que si je ne l’avais jamais rencontré. Cela apporte quelque chose à votre vie d’avoir été aimée une fois. »
Bessy, qui était d’un tempérament plus fort, se dit qu’un bonheur tel que celui-là ne lui suffirait pas. Elle ne voulait pas seulement être heureuse, mais aussi le rendre heureux. Dans la simplicité de son cœur, elle se demanda si Philip serait différent de ce très changeant major-général ; mais dans toute la force de son cœur, elle sentait bien qu’il aurait été très différent. Elle n’aurait certainement pas renoncé à lui à la demande d’un parent ; mais il devrait se sentir libre comme l’air s’il faisait la moindre allusion à sa liberté. Elle ne pensait pas un instant qu’une telle allusion pourrait venir, mais si cela devait être, si cela devait être, il ne devait pas y avoir de difficulté. Alors, elle se soumettrait au bannissement, à Avranches ou ailleurs, selon ce qu’on déciderait pour elle, jusqu’à ce qu’il plût au Seigneur de la libérer de ses soucis.
Après six semaines, Miss Gregory n’ignora plus rien de l’amour de Philip et Bessy, et elle savait aussi que Bessy était bien déterminée à persévérer. Elles eurent de nombreuses discussions sur l’amour, durant lesquelles Bessy soutenait fermement que quand l’amour avait été offert et accepté, donné et reçu, il devait être considéré comme plus sacré que tout autre lien. Elle devait beaucoup à Mrs. Miles, elle le reconnaissait, mais elle pensait devoir plus encore à Philip. Miss Gregory ne tombait jamais d’accord avec elle ; elle restait ferme dans ses convictions que les femmes sont nées pour supporter et souffrir et vivre des vies mutilées, comme elle-même, mais malgré tout cela elles n’en devinrent pas moins rapidement amies. Au bout de six semaines, elles décidèrent que Bessy devrait écrire à Mrs. Miles. Mrs. Miles lui avait signifié qu’elle ne voulait pas qu’on lui écrive, et qu’elle n’écrirait pas elle-même. Des informations sur l’amélioration de son état de santé étaient venues des filles du pasteur, mais aucune lettre n’avait encore été échangée. Alors Bessy écrivit ce qui suit, désobéissant délibérément aux ordres de sa tante :
« Très chère tante, je ne puis m’empêcher de vous écrire ces quelques lignes, car je me fais beaucoup de souci pour vous. Mary Gregory dit que vous vous êtes levée et êtes sortie sur la pelouse au soleil, mais je serais tellement heureuse si je pouvais lire votre chère écriture. Envoyez-moi un petit mot. Et même si je sais bien ce que vous m’avez dit, je n’en pense pas moins que vous serez heureuse de savoir que votre pauvre Bessy qui vous aime tendrement va bien. Je ne dirais pas que je suis heureuse. Je ne puis l’être loin de Launay et de vous. Mais Miss Gregory est vraiment très aimable avec moi, et il y a des gens charmants ici. Nous vivons presque aussi paisiblement qu’à Launay, mais parfois nous voyons du monde. Je lis de l’allemand et je fais de la dentelle, et j’essaie de ne pas rester oisive.
Au revoir, chère, très chère tante. Essayez de penser à moi avec bienveillance. Je prie pour vous chaque jour et chaque nuit. Si vous m’envoyez un petit mot de vous, je serai folle de joie. Votre nièce très affectionnée et très dévouée, Bessy Pryor. »
Cette lettre fut apportée à Mrs. Miles alors qu’elle était encore alitée, car elle n’avait pas encore retrouvé toute sa santé perdue. Après l’avoir lue, elle commença par la repousser, mais bientôt elle la tint tout contre son cœur, et pleura amèrement en pensant à quel point tout le soleil avait été quitté la maison depuis qu’un seul rayon en avait été chassé.
Chapitre VIII.
Comment Bessy Pryor reçut deux lettres de Launay.
Bessy reçut le même jour deux lettres d’Angleterre à la mi-août, et le lecteur pourra les lire toutes deux, mais voyons d’abord celle qu’elle reçut en dernier. Elle était de Mrs. Miles, et avait été écrite quand Bessy commençait à penser que sa tante était toujours résolue à ne pas lui écrire. Elle était écrite sur du papier de forme carrée, qui de nos jours n’est utilisé, même par les personnes un peu démodées, que si la lettre est supposée être d’une grande importante. Elle comportait ce qui suit :
« Ma chère Bessy, bien que je vous aie dit de ne pas m’écrire, je n’en suis pas moins heureuse d’apprendre que vous allez bien, et que votre nouvelle demeure vous a été rendue aussi agréable que possible au vu des circonstances. Launay n’est plus agréable depuis votre départ. Vous me manquez beaucoup. Vous m’êtes devenue si chère que ma vie est triste sans vous. Ma vie n’a jamais été belle, mais elle l’est maintenant moins que jamais. J’aurais hésité à vous en faire l’aveu, si je n’avais pas l’intention d’en faire le prélude à ce qui va suivre.
Nous avons été envoyées en ce monde, mon enfant, pour accomplir notre devoir, indépendamment de ce sentiment volage que nous appelons le bonheur. Dans les plus petites choses de la vie, je suis sûre que vous n’auriez jamais recherché le plaisir au prix de votre conscience. Si vous ne le faites pas pour de petites choses, alors certainement vous ne le feriez pas pour les plus importantes. Penser au bien-être des autres en vous oubliant vous-même quand la tentation vous pousse à mal agir, et alors faire ce qui est bien, voilà votre devoir de chrétienne, et surtout votre devoir en tant que femme. Se sacrifier soi-même est l’héroïsme des femmes. Les hommes peuvent assouvir leurs passions par la réalisation de leur travail, et rester néanmoins des héros. Une femme ne peut s’élever que par la souffrance.
Vous comprendrez pourquoi je vous parle de cela. Moi et mon fils sommes nés à un certain niveau qu’il me semble être de mon devoir de maintenir. Non pas que lui ou moi ayons à nous réjouir que je professe cette opinion, mais je dois faire ma part pour maintenir cet ordre des choses qui fait de mon pays un pays plus favorisé que les autres. Il serait trop long de tout expliquer, mais je sais que vous me croirez quand je vous dirai que je ne suis guidée que par un impérieux sens du devoir. Vous n’êtes pas de la même naissance. Vous devez savoir que cela n’affecte pas mes sentiments personnels envers vous. Vous avez pu vous rendre compte à quel point vous m’étiez chère. En ce moment la vie m’est un fardeau car je n’ai pas ma Bessy avec moi, ma Bessy qui a été si bonne pour moi, si aimante, une si complète bénédiction que le simple fait de voir l’ourlet de ses vêtements, d’entendre le bruit de ses pas, illuminait ma vie. Maintenant, il n’y a plus rien à voir, plus rien à entendre, qui ne soit laid ou pénible à mon oreille. Oh, Bessy, si vous pouviez me revenir !
Mais je dois accomplir ce devoir dont j’ai parlé, et je l’accomplirai. Même si je devais ne jamais vous revoir, il me faut l’accomplir. Je suis habituée à souffrir, et parfois je pense que même le fait de souhaiter votre retour à mes côtés est mal. Mais je vous écris afin que vous compreniez tout. Si vous dites que vous renoncez à lui, vous pourrez revenir pour être ma fille, ma fille bien-aimée. Je vous dis que nous ne sommes pas de même naissance. Il me faut vous le dire. Mais vous seriez si chère à mon cœur que rien ne pourrait nous séparer.
Vous ne pouvez l’épouser tant que je vivrai. Je ne crois pas possible que vous puissiez avoir hâte que je sois morte pour trouver le bonheur. Et vous devez vous souvenir qu’il ne peut pas être le premier à rompre cet engagement déraisonnable sans faillir à l’honneur. Etant le plus riche, le mieux né, et étant l’homme, il ne peut prononcer ces mots le premier. Vous, pouvez le faire sans fausseté, et sans déshonneur. Vous pouvez le dire, et le monde entier saura que vous avez été guidée par le sens du devoir. Tout le monde reconnaîtra que vous vous êtes sacrifiée, comme il convient à une femme.
Un mot de vous suffira à me rassurer. Depuis que vous êtes venue à moi, jamais vous n’avez été fausse. Un mot, et vous pourrez revenir, me retrouver, moi et Launay, mon amie, mon trésor ! Si souffrance il doit y avoir, alors nous souffrirons ensemble. S’il doit y avoir des larmes, ce seront nos larmes qui se mêleront. Je suis âgée, mais je peux comprendre. Je reconnaîtrai le sacrifice. Mais Bessy, Bessy, très chère Bessy, ce sacrifice doit être fait.
Bien sûr il doit vivre loin de Launay un moment. La faute était sienne, et il doit en supporter les conséquences. Il ne devra pas venir ici tant que vous n’aurez pas dit que vous pouvez supporter sa présence sans ajouter à votre chagrin.
Je suis sûre que vous ferez en sorte que cette lettre n’ait pas été écrite en vain. Je sais que vous allez y réfléchir avec attention, et que vous ne me laisserez pas attendre trop longtemps la réponse. Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis
Votre amie la plus dévouée,
M. Miles. »
Au moment Bessy lut cette lettre, quand les mots très durs avec lesquels sa tante plaidait sa cause lui meurtrirent le cœur, elle tenait dans sa main l’autre lettre de son bien-aimé. Elle aussi était écrite de Launay.
« Ma très chère Bessy, ce n’est que maintenant que je viens de découvrir où vous êtes, et je n’y suis parvenu que parce que les gens du presbytère n’ont pas su garder le secret. Que peut-il y avoir de plus absurde que d’imaginer que ma mère puisse atteindre son but en vous envoyant au loin, et en vous séquestrant en Normandie ? C’est pure folie ! Elle m’a fait chercher, et je suis venu comme un fils obéissant. A vrai dire j’étais heureux de la voir redevenue telle que je la connaissais. Mais je n’ai pas poussé le devoir jusqu’à lui obéir dans une matière à laquelle tout mon bonheur futur est intimement lié, ainsi que sans doute celui d’une autre personne. Je lui ai dit que je ne me hasarderais pas à dire quoi que ce soit concernant le bonheur de cette autre personne. Peut-être celle-ci est-elle indifférente, mais non, je suis certain qu’elle ne l’est pas. J’ai dit à ma mère que je sais ce que je veux, et que je ne suis pas prêt à abandonner mes espoirs de l’obtenir. Je sais qu’elle vous écrit. Elle peut bien sûr faire ce qui lui plaît.
L’idée de séparer deux personnes adultes comme nous, qui connaissons parfaitement nos sentiments réciproques – vous voyez que je ne doute absolument pas des vôtres – est aussi folle qu’il est possible. C’est comme si nous revenions une demi-douzaine de siècles en arrière pour retrouver les tyrannies du moyen-âge. Mon objectif est de l’amener à vous laisser revenir à la maison pour être mariée à Launay, comme il convient. Si elle n’y consent pas d’ici la fin du mois, je viendrai vous rejoindre, et il nous faudra nous résoudre à nous marier à Avranches. Quand la chose aura été faite, toutes ces âneries seront balayées. Je ne puis croire un seul instant que ma mère pourrait nous punir par quelque injustice en matière d’argent.
Ecrivez-moi, et dites que vous m’approuvez, et soyez sûre que je reste entièrement vôtre,
Sincèrement et affectueusement,
Philip Miles. »
Quand Bessy Pryor considéra ces deux lettres l’une à côté de l’autre, elle pensa que la tâche était presque trop ardue pour elle. La lettre de son fiancé avait été la première qu’elle avait lue. Elle avait reconnu son écriture, et bien sûr l’avait ouverte en premier. Et tandis qu’elle la lisait, tout autour d’elle semblait prendre des teintes de rose ; bien sûr elle était heureuse. Quelque chose dans les paroles de Miss Gregory avait affaibli la foi de Bessy en son fiancé. Le Major-Général avait été matérialiste et menteur, et il n’était pas impossible que son Philip se comporte comme s’était comporté le Major-Général. Il y avait eu des moments de doute où son cœur avait faibli, mais en lisant les mots de l’homme qu’elle aimait, elle comprit combien elle avait été dans l’erreur en faiblissant si peu que ce soit. Il avait parlé d’ « une matière à laquelle tout son bonheur futur était intimement lié ». Et il y avait eu ses allusions malicieuses à son bonheur à elle, qui n’étaient pas les moins plaisantes pour elle car il avait prétendu que « l’autre personne était peut-être indifférente ». Elle lui fit une petite moue, comme s’il était présent tandis qu’elle lisait, avec une joyeuse affectation de dédain. Non, non, elle ne pourrait consentir à un mariage immédiat à Avranches. Il fallait attendre. Mais elle allait lui écrire et lui expliquer tout cela. Alors, elle lut la lettre de sa tante.
Elle en fut très affectée. Elle la relut entièrement deux fois, puis fut prise d’un doute ; et elle reconnut en elle-même qu’elle devait reconsidérer toute l’affaire. Mais même quand elle ne faisait que la lire, avant qu’elle ait commencé à réfléchir, la joie qu’elle avait éprouvée commença à la quitter pour disparaître presque complètement. Il y avait tant de choses qui étaient vraies, terriblement vraies. Bien sûr, son devoir devait être souverain. Si elle en venait à se persuader que le devoir lui commandait d’abandonner Philip, alors elle devrait l’abandonner, quelque souffrance qu’il pût en résulter pour elle-même et pour les autres. Mais justement, quel était son devoir ? « Se sacrifier soi-même est l’héroïsme des femmes ». Oui, elle le croyait. Mais alors, c’était aussi sacrifier Philip, qui, sans nul doute, était sincère quand il disait que son propre bonheur était à jamais lié à son amour ?
Elle fut touchée également par tout ce qu’écrivait Mrs. Miles à propos de la grandeur de la famille Launay. Elle en savait assez sur les Launay pour être très au courant des idiosyncrasies aristocratiques de la vieille dame. Elle, Bessy Pryor, n’était personne. Il aurait mieux valu que Philip Launay fonde son bonheur sur une jeune fille de plus haute naissance. Mais il ne l’avait pas fait. Le mariage du Roi africain Cophetua avec la mendiante avait finalement été reconnu par le monde. Et Philip n’était pas mieux que le roi Cophetua, et elle, ne valait pas moins qu’une mendiante. L’égalité dans un mariage était sans aucun doute commode, mais nullement indispensable. Et bien qu’elle ne soit pas l’égale de Philip, elle n’en était pas moins une Lady. Elle ne le déshonorerait pas à sa table, ou parmi ses amis. Elle était sûre qu’elle serait pour lui un soutien dans ses travaux.
Mais les passages de la lettre de la vieille dame qui la remuèrent le plus furent ceux où elle laissait libre cours aux épanchements de son cœur, et évoquait sans réserve son amour pour sa très chère Bessy. « Les jours me sont un fardeau parce que je n’ai pas ma chère Bessy auprès de moi. » Il était impossible de lire cela et de ne pas avoir quelque désir de se soumettre ! Comme cette dame avait été bonne pour elle ! N’était-ce pas grâce à elle qu’elle avait connu Philip ? Mais pour Mrs. Miles, que serait sa vie ? Elle pensait que si elle avait été certaine du bonheur de Philip, si elle avait pu être sûre qu’il encaisserait le choc, elle aurait fait ce qui lui était demandé. Elle aurait accompli son acte d’héroïsme, et montré toute l’étendue de sa gratitude, et elle aurait pris plaisir à veiller au confort de sa vieille amie ; mais seulement, elle avait fait une promesse à Philip. Tout ce qu’elle devait à qui que ce soit au monde devait s’effacer complètement devant ce qu’elle lui devait à lui.
Elle aurait bien consulté Miss Gregory, mais elle ne savait que trop bien ce que celle-ci lui aurait conseillé. Elle aurait parlé du Major-Général et de sa propre expérience. En conséquence, Bessy résolut de s’allonger sur son lit et d’y réfléchir, et de ne prendre d’autre conseiller que son propre cœur.
Chapitre IX.
Comment Bessy Pryor répondit aux deux lettres, et ce qui en résulta.
Elle relut les lettres très souvent, et celle de Mrs. Miles plus souvent encore. L’amour de Philip y était exprimé dans toute sa force, et que peut-on attendre d’une lettre de son amoureux sinon l’expression forte et virile de l’amour qu’il éprouve ? Elle était très satisfaisante, déclarant, ce qui était très important, que le bonheur de Philip était lié à son propre bonheur. Mais la lettre de Mrs. Miles était la plus forte des deux, et de loin la plus suggestive. Elle avait tellement bien mêlé la tendresse à la fermeté, avait enveloppé son austère leçon sur le devoir des femmes dans tant de douceur et d’amour, qu’il était presque impossible qu’une fille comme Bessy Pryor ne fût pas touchée par ses arguments. Il y avait des moments pendant la nuit où elle se décidait presque à se soumettre. « Une femme ne peut s’élever que par la souffrance ». Elle n’était pas certaine d’avoir envie de s’élever, mais elle voulait sans aucun doute accomplir son devoir, même si de la souffrance devait en résulter. Mais il y avait une phrase dans la lettre de sa tante, qui loin d’appuyer les desseins de la rédactrice, produisait plutôt l’effet contraire. « Depuis que vous êtes venue à moi, jamais vous n’avez été fausse. » Fausse ! Non, elle espérait bien qu’elle n’avait jamais été fausse. Quel que soit le devoir d’un homme ou d’une femme, ce devoir devait être fondé sur la vérité. N’était-ce pas son devoir particulier en ce moment d’être sincère envers Philip ? Je ne prétends pas que Bessy était complètement logique. Je ne sais pas si en se confortant dans son amour, elle ne se laissait pas guider par son inclination personnelle. Bessy était peut-être quelque peu trop prompte à penser que son devoir et son plaisir allaient de pair. Mais cette assurance tranquille de n’avoir jamais été fausse, renforça sa résolution d’être loyale, maintenant, envers Philip.
24 juin 2017 à 7h56 #160424Elle prit toute la journée suivante pour réfléchir, s’abstenant durant tout ce temps de la moindre conversation intime avec Miss Gregory. Alors, le matin suivant, elle écrivit ses lettres. Celle qui était destinée à Philip serait facile à écrire. Les mots viennent facilement quand il s’agit d’accepter du fond du cœur une proposition ardente et bienvenue. Mais opposer un refus à un être aimé et respecté, refuser ce que cet être aimé a le droit de demander, peut être difficile. Bessy, en bonne fille, s’attacha à la tâche la plus difficile en premier, et elle entra tout de suite dans le cœur du sujet, comme un cavalier fonçant sur la haie qu’il doit franchir.
« Ma très chère tante, je ne puis faire ce que vous me demandez. La promesse que je lui ai faite m’est si sacrée que je ne puis la briser. Je ne puis lui dire que je ne serai pas à lui, alors que je me suis déjà donnée à lui.
Chère, très chère tante, mon cœur est triste tandis que j’écris ces lignes, parce que je pense que je me sépare de vous presque pour toujours. Vous savez que je vous aime. Vous savez que je suis désespérée depuis que vous m’avez bannie loin de vous. Tous vos petits mots d’amour sont pour moi autant de coups de poignard, parce que je ne peux vous montrer ma gratitude en faisant ce que vous me demandez. Cela semble tellement difficile ! Je sais que sans doute je ne le reverrai plus jamais, et maintenant je suis sur le point de me séparer de vous, et vous serez mon ennemie. Dans le monde entier il n’y a que deux personnes que j’aime réellement. Je ne peux renoncer à lui et je ne le ferai pas, mais je voudrais revenir à Launay maintenant seulement pour être avec vous. Mon amour pour lui se contenterait de la seule permission d’exister. Mon amour pour vous ne peut se satisfaire si je ne suis pas autorisée à être avec vous à nouveau. Vous dites que le devoir d’une femme consiste à souffrir. Je fais tout ce que je peux pour faire mon devoir, mais je sais quelle est ma souffrance en l’accomplissant. Quelque colère que vous nourrissiez contre votre Bessy, vous ne pouvez penser qu’elle puisse se montrer ingrate sans souffrir.
Bien que je ne puisse me résoudre à renoncer à lui, vous n’avez pas à craindre que je fasse quoi que ce soit. S’il devait venir ici, je suppose que je ne pourrais pas éviter de le voir, mais je lui demanderais de partir à l’instant ; et je prierais Miss Gregory de lui faire savoir qu’il ne serait pas le bienvenu dans sa maison. En toutes choses je me comporterai comme si j’étais votre fille, même si je sais que je suis loin d’avoir le droit de faire usage de ce nom adoré !
Mais, chère tante, aucune fille ne pourrait vous aimer plus, ou lutter plus fidèlement pour vous obéir.
Je reste, quelle que soit votre colère, votre pauvre, aimante et affectionnée
Bessy. »
La seconde lettre n’a peut-être pas besoin d’être rapportée dans son intégralité. Même dans une chronique telle que celle-ci, il semble y avoir comme une trahison, ou un manque de cette retenue à laquelle sont soumises les jeunes filles, quand on rend publics les mots d’amour qu’échangent un homme et sa bien-aimée. La lettre de Bessy était sans aucun doute pleine d’amour, mais elle était aussi pleine de prudence. Elle lui demandait de ne pas venir à Avranches. Quant au mariage dont il avait parlé, elle l’assurait qu’il était tout à fait impossible. Elle ne renoncerait jamais à lui, et elle l’avait dit à Mrs. Miles. En cela son devoir envers lui était plus important que son devoir envers sa tante. Mais elle était si soumise à sa tante, qu’elle ne lui aurait désobéi en aucune autre façon. Dans l’intérêt de Philip, et uniquement dans son intérêt, elle acceptait un délai supplémentaire. Bien sûr elle savait bien qu’il était possible que le poids fût trop difficile à porter pour lui. Dans ce cas, il pourrait se rendre libre sans encourir le moindre mot de reproche de sa part. Il devait en être seul juge. Mais pour le moment, elle ne pouvait former aucun plan pour le futur avec lui. Sa tante désirait qu’elle reste à Avranches, elle resterait à Avranches. C’étaient assurément des mots d’amour, mais la lettre, prise dans son ensemble, était plus austère et moins affectueuse que celle qu’elle avait écrite à sa tante.
Très vite vint la réponse de Mrs. Miles, mais elle était si brève et si dure qu’elle brisa presque le cœur de Bessy dans sa laconique sévérité. « Vous êtes séparée de moi, et je suis votre ennemie. » C’était tout. En-dessous de cette unique ligne, la vieille dame avait signé son nom, M. Miles, en grandes lettres pleines de colère. Bessy, qui n’ignorait rien de sa tournure d’esprit, comprit exactement ce qu’il en était quand elle avait écrit ces quelques mots, et quand elle avait tracé avec soin cette signature infamante : « Alors que tout soit brisé, et que le seul rayon de soleil qui restait dans ma vie s’éteigne à son tour. Personne ne pourra dire que moi, Lady de Launay, je n’ai pas fait mon devoir. » C’est ce que s’était dit Lady de Launay quand elle avait écrit ces lignes terribles. Bessy le comprit bien, et elle pouvait presque la voir en train d’écrire.
Alors, dans son désespoir, elle raconta tout à Miss Gregory et lui montra les deux premières lettres, et elle lui montra cette terrible démonstration de courroux, et lui décrivit exactement les deux lettres qu’elle avait écrites, à sa tante et à son bien-aimé. Miss Gregory n’avait qu’un remède pour cette maladie ; et c’était celui qu’elle-même avait pris quand elle avait été sujette au même mal. Le gentleman devait être autorisé à entrer dans le monde pour y chercher une femme plus appropriée, tandis que Bessy devrait se contenter, pour le reste de sa vie, du plaisir de se souvenir. Miss Gregory pensait que c’était même un privilège d’avoir été aimée par le major-général. Quand Bessy lui répondit, presque avec colère, que cela ne lui suffirait pas, Miss Gregory suggéra humblement que cette affection pourrait bien changer avec les années, et qu’un autre soupirant, peut-être Mr. Morrison, pourrait à terme lui suffire. Mais Bessy s’indigna à cette idée, et Miss Gregory fut heureuse de s’en tenir finalement au remède simple et pur qu’elle avait trouvé suffisamment bon pour elle.
Puis un mois passa, un mois sans une seule ligne de Launay ou de Philip. Il n’était pas surprenant que Mrs. Miles n’écrive plus. Elle avait déclaré qu’elle était une ennemie, et c’était la fin de tout. Durant le mois, un chèque était arrivé à Miss Gregory par quelque homme de loi, et avec le chèque, il n’y avait eu aucun indice laissant penser que l’arrangement devait se terminer. Il en résultait que Mrs. Miles, en dépit de son inimitié, entendait continuer à faire jouir la jeune révoltée du confort dont elle avait profité jusque-là. Sans doute, on ne pouvait rien attendre de plus. Mais, concernant Philip, même si Bessy s’était convaincue, et avait convaincu Miss Gregory, qu’elle ne désirait pas du tout entretenir une correspondance dans les conditions actuelles, elle n’en trouvait pas moins que cette totale rupture de tout lien était difficile à supporter. Mary Gregory, écrivant à sa tante, ne dit rien de Philip, et se contenta de remarquer que Bessy Pryor serait heureuse de savoir que sa tante avait presque recouvré la santé, et pouvait à nouveau visiter les pauvres. Alors Bessy commença à penser, non que Philip était semblable au major-général, car elle n’aurait pu y croire, mais que des motivations plus élevées et plus nobles avaient pu le conduire à se soumettre à sa mère. Si tel était le cas, jamais elle ne lui en ferait le reproche. Elle le pardonnerait de tout son cœur. Elle accepterait son destin et supplierait la vieille amie de l’autoriser à retourner à Launay, et par la suite elle supporterait cette malédiction que lui avait envoyée le destin en une patiente soumission. Si le mot devait être prononcé une seule fois par Philip, alors elle déclarerait librement que tout était fini, maintenant et à jamais, entre elle et l’homme qu’elle aimait. Après avoir enduré une telle souffrance, son amie la pardonnerait certainement. Cette phrase terrible, « Je suis votre ennemie », serait certainement oubliée.
Mais s’il en était ainsi, si leur amour devait finir ainsi, certainement Philip écrirait. Il ne la laisserait pas dans l’incertitude s’il prenait une telle décision. Cette pensée aurait dû la soutenir, mais Miss Gregory lui expliqua que cela avait pris trois mois au major-général pour envoyer la lettre fatale, et lui annoncer son intention de faire un mariage d’argent. Très certainement, d’après Miss Gregory, Philip suivait le même cheminement. Tel était à son avis la fin naturelle d’une histoire d’amour comme celle-là. C’était le genre de souffrance que de jeunes filles sans dot, mais avec un cœur à aimer, étaient prédestinées à éprouver. Il ne faisait aucun doute que Miss Gregory regardait la fin de l’histoire avec une certaine satisfaction compatissante. Si elle avait pu donner à Bessy tout Launay, et son bien-aimé, elle l’aurait fait. Mais la tristesse et la déception étaient congénitales en elle, et un cœur brisé, mais toujours vif, était dans son esprit une belle parure féminine. A ses yeux elle était l’héroïne de sa propre romance, et elle trouvait qu’il y avait du bon à être l’héroïne. Mais Bessy était indignée, non que Philip puisse faillir, mais qu’il ne daigne pas lui écrire pour le lui dire. « Je pense qu’il aurait dû écrire », voilà ce qu’elle s’apprêtait à dire, quand la porte s’ouvrit et que soudainement, Philip Miles entra dans la pièce.
Chapitre X.
Comment le bien-aimé de Bessy Pryor plaida sa cause.
Nous devons maintenant revenir à Launay. On se souviendra que Bessy avait reçu le même jour ses deux lettres, celle de Mrs. Miles et celle de Philip, et qu’elles venaient toutes deux de Launay. Philip avait été éloigné dès que son amour ouvertement déclaré avait été connu de la vieille dame, et son bannissement devait durer jusqu’à ce qu’il se repente de ses fautes. Telle avait certainement été l’intention de sa mère. Il devait être envoyé d’un côté, et la jeune fille de l’autre, et tous ceux qui étaient concernés devaient ressentir le poids terrible de son courroux, jusqu’à ce que vienne la repentance et le renoncement.
Lui devait être réduit à l’obéissance par une réduction de son allocation financière, et elle par lassitude de sa vie à Avranches. Mais celle qui était la plus cruellement punie par ces dispositions, c’était Mrs. Miles elle-même. Elle s’était juré qu’elle pourrait tout endurer, absolument tout, dans l’accomplissement de son devoir. Mais son désespoir était si extrême, que le fardeau de la vie devenait lourd à porter. Ce n’est pas qu’elle s’apitoyait sur elle-même, mais après un moment elle se persuada que maintenant que Bessy était partie, il n’y avait plus de raison que Philip reste en exil. N’aurait-elle pas plus d’influence sur Philip s’il était à Launay ? En conséquence, elle l’envoya chercher, et il vint. C’est ainsi que les deux lettres furent envoyées depuis Launay.
Philip obéit aux ordres de sa mère en venant quand on le lui commanda, mais il n’hésita pas à lui montrer combien il était fâché. Launay, bien sûr, appartenait à Mrs. Miles. Elle pouvait le léguer ainsi que tout le reste à un hôpital si elle le souhaitait. Il en était bien conscient. Mais il avait été élevé comme l’héritier, et il ne pouvait s’imaginer un bouleversement de la terre et des cieux tel que celui qui pourrait résulter d’un changement des intentions de sa mère quant à la propriété de Launay. A propos de son mariage, il trouvait qu’il avait le droit d’épouser celle qui lui plaisait, tant qu’elle était une Lady, et que toute intervention de sa mère en cette matière était une tyrannie qui n’était pas tolérable. Il avait discuté de tout ceci avec le recteur avant de partir. Bien sûr, il était possible que sa mère commette une telle injustice. « Il n’y a » avait dit Philip, « aucune limite à ce qu’elle peut faire. » Mais, toutefois, il pensait que c’était presque impossible. Mais que ce soit probable ou non, la crainte d’un tel abus de pouvoir ne pourrait le détourner de son but. Il était peut-être quelque peu grandiloquent dans ses propos, mais il était en tout cas très déterminé.
Ce fut donc avec un certain sentiment d’injustice qu’il retrouva sa mère à son retour à la maison. Pendant un jour ou deux, ils n’échangèrent pas un mot au sujet de Bessy. « Bien sûr, je suis ravi d’être avec vous, et heureux aussi de pouvoir chasser à nouveau », lui dit-il. « Bien sûr je ne serais pas parti, vous le savez bien, si vous ne m’aviez renvoyé. » C’était dur pour elle, mais elle l’endura, et pendant quelques jours, elle fut tout simplement douce et affectionnée pour lui, plus douce qu’à son habitude. Alors elle écrivit à Bessy, et informa son fils qu’elle lui écrivait. « C’est impossible qu’elle puisse continuer à me désobéir si elle examine la situation en prenant quelque distance », dit-elle.
« Je ne vois là rien d’impossible, mais Bessy peut, naturellement, faire ce qu’elle veut », répliqua Philip, presque vivement. Alors il décida que lui aussi devait écrire.
Et on n’évoqua plus ce sujet à jusqu’à ce qu’arrive la réponse de Bessy, et là, Mrs. Miles fut réellement fâchée. Elle avait fait de son mieux en écrivant sa lettre pour que Bessy fût touchée à la fois par la justesse de ses arguments et par la chaleur de son amour. Si la raison ne devait pas l’emporter, certainement la gratitude devait l’amener à faire ce qui était demandé. Mais les premiers mots de la lettre de Bessy contenaient déjà un strict refus. « Je ne puis faire ce que vous me demandez. » Qui était donc cette fille, qui avait été ramassée dans le ruisseau, et qui persistait à vouloir devenir la maîtresse de Launay ? En un instant, l’amour de la vieille dame se changea en un sentiment de condamnation, proche de la haine. Alors elle envoya sa courte réponse, se déclarant l’ennemie de Bessy.
Le matin suivant, elle en eut des regrets, et peut-être même des remords. C’était une femme de fortes passions, sujette à des impulsions parfois incontrôlables ; mais sa conscience l’amenait rapidement à se repentir, et à se rendre compte du mal qu’elle avait fait. Déclarer que Bessy était son ennemie ; Bessy qui durant tant d’années avait été si prévenante, qui jamais ne s’était lassée de vouloir son bien, qui avait toujours fait preuve de patience, qui avait été son rayon de soleil, et dont elle s’était parfois dit dans le secret de son cœur que cette enfant était certainement plus proche de la perfection que tous les autres êtres humains qu’elle avait pu connaître ! Et pourtant, il n’était pas convenable que cette fille devienne maîtresse de Launay ! Un grand malheur était arrivé, et il devait être évité, même si cela devait passer par la séparation de deux personnes aussi chères l’une à l’autre que Bessy et elle-même. Mais elle savait à quoi elle s’était condamnée en se déclarant l’ennemie d’une personne si bonne et si chère à son cœur.
Mais que devait-elle faire maintenant ? Les jours passèrent, et elle ne fit rien. Elle ne fit que souffrir. Elle n’avait aucun prétexte pour envoyer une lettre pleine d’affection à son enfant. Elle ne pouvait pas écrire et lui demander de lui pardonner la dureté de sa lettre. Elle ne pouvait simplement annuler sa condamnation sans faire référence à Philip et à son amour. Dans une grande détresse, avec le sentiment de s’être abaissée en laissant libre cours à la violence de sa colère, elle était repentante mais toujours obstinée, jusqu’à ce que Philip lui-même la force à aborder le sujet avec lui.
« Mère » dit-il un jour, « Ne serait-il pas temps de régler les choses ? »
« Quelles choses, Philip ? »
« Vous connaissez mes intentions. »
« Quelles intentions ? »
« De faire de Bessy ma femme. »
« Cela ne peut être. »
« Mais ce sera. Il le faut. Si, de mon propre chef, j’en venais à me soumettre à vous, comment pourrais-je le faire sans perdre mon honneur à ses yeux ? Mais en ce qui me concerne, rien sur terre ne pourrait me faire changer d’avis. C’est un sujet sur lequel un homme doit juger par lui-même, et je n’ai pas entendu un mot de vous ou de qui que ce soit qui aurait pu me laisser penser que mon jugement est mauvais. »
« La naissance et le rang ne comptent-ils donc pour rien ? »
Il fit une pause, puis il lui répondit très sérieusement, se levant, et la dominant donc du regard. « Pour moi, ils comptent beaucoup. Je ne pense pas que j’aurais pu choisir une épouse, quels que soient ses charmes, qui ne fût pas une Lady. J’ai trouvé en celle-ci la compagne idéale, et elle est de plus la meilleure amie de la personne la plus raffinée que je connaisse ». A ceci la vieille dame, malgré son âge, se mit à rougir, puis, se rendant compte qu’elle sanglotait, elle détourna le visage. « J’ai trouvé une jeune fille qui a des ancêtres dont je ne puis douter, dont je sais tout de l’éducation, et dont je sais que chaque heure de sa vie a été passée en la meilleure compagnie. J’ai entendu des témoignages sur sa valeur et son tempérament, dont je ne puis douter. Quant à ses possessions terrestres, j’ai des yeux pour en juger par moi-même. Comment pourrais-je me tromper en demandant à une telle femme d’être mienne ? Qui pourrait me dire malheureux d’être parvenu à mes fins avec elle ? Pourrais-je échapper au déshonneur si je l’abandonnais ? Suis-je méprisable d’être loyal envers elle ? »
A chaque mot qu’il prononçait, elle l’estimait davantage. Dans cette crise qu’elle traversait, elle n’était pas particulièrement bien disposée en sa faveur, bien qu’il fût son fils, mais elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Il lui sembla plus grand qu’elle ne l’avait jamais vu, et même plus viril. Elle pensa qu’il était presque vain pour une femme, de chercher à imposer sa volonté d’une façon ou d’une autre à un homme qui pouvait parler comme Philip venait de lui parler.
Mais le pouvoir qu’elle détenait n’en était pas moins grand. Elle pouvait le laisser se marier et devenir un mendiant. Elle pouvait lui dire que tout Launay reviendrait à son frère, et elle pouvait immédiatement rédiger un testament en ce sens. Sa volonté de domination était telle qu’elle avait envie de le faire. Au plus profond de son sincère désir de faire ce qui est bien, il y avait aussi une tentation de faire ce qu’elle savait être mal. Elle luttait, elle s’efforçait de résister au mal. Mais ce fut vain. Elle savait bien au fond d’elle-même que si elle lui jurait aujourd’hui même qu’elle allait le déshériter, que si elle rédigeait avant la tombée de la nuit un testament pour mettre sa menace à exécution, sa conscience lui pèserai si lourdement pendant la nuit qu’elle changerait tout dès le matin suivant. A quoi peut bien servir l’épée qui est dans votre main si vous n’avez pas l’intention de vous en servir ? Pourquoi chercher aventure avec votre pistolet si vous savez que la nature de votre cœur empêchera votre doigt d’actionner la détente ? Elle avait le pouvoir, elle l’avait entre ses mains, mais elle ne pouvait s’en servir. Elle ne pouvait punir son garçon, même s’il le méritait. Elle avait puni la fille, et depuis ce moment elle était brisée de chagrin, à cause de ce qu’elle avait fait. Tant d’autres ont ressenti comme Mrs. Miles, avec quelques regrets, qu’ils n’étaient ni assez durs ni assez courageux pour être cruels.
« Qu’en sera-t-il, mère ? » demanda Philip. Ne sachant quoi lui répondre, elle se leva lentement de sa chaise, et quitta la pièce pour la solitude de sa chambre.
Plusieurs jours passèrent encore avant que Philip ne renouvelle sa question, répétant les mêmes mots : « Qu’en sera-t-il, mère ? » Elle le regarda mélancoliquement, comme si, même maintenant, il pouvait lui accorder quoi que ce soit par pitié, comme s’il était encore possible de le faire céder aux prières de sa mère. Non. Elle y avait bien réfléchi, et savait bien qu’il n’en serait rien. Mais elle l’implorait du regard, tout comme un chien qui implore même quand il sait que c’est en vain. « Un seul mot de vous, Mère, nous rendra tous heureux. »
« Non, pas tous. »
« Mais mon propre bonheur ne vous rendra-t-il pas heureuse ? » Il se pencha vers elle et l’embrassa sur le front. « Pourriez-vous être heureuse, me sachant malheureux ? »
« Je ne veux pas être heureuse. Cela me suffit que chacun fasse son devoir. »
« Et quel est mon devoir ? Mon devoir est-il de trahir la fille que j’aime afin d’agrandir un domaine qui est déjà suffisamment grand ? »
« C’est pour la famille. »
« Mais qu’est-ce que la famille sinon vous, ou moi, ou n’importe lequel de ses membres actuels ? Dites qu’il en est comme je le désire, et je pourrai aller la rejoindre et lui dire qu’elle peut revenir vous prendre dans ses bras. »
Elle ne céda pas ce jour-là, ni le jour suivant, ni le suivant, même si durant tout ce temps elle savait bien que c’était son destin de céder. En fait elle avait déjà cédé. Au plus profond d’elle-même, elle avait reconnu qu’il devait en être ainsi, et déjà elle sentait la douce pression des bras de Bessy autour de son cou, et elle revoyait les yeux de Bessy qui brillaient quand elle se penchait sur son lit tôt le matin. « Je ne veux pas être heureuse », avait-elle dit, mais elle voulait revoir la jeune fille, bien sûr elle le voulait. « Allez-y et dites-lui », dit-elle un soir tandis qu’elle s’apprêtait à regagner sa chambre. Puis elle se détourna vivement, et avait quitté la pièce avant qu’il pût lui répondre un seul mot.
Chapitre XI.
Comment Bessy Pryor reçut son fiancé.
Miss Gregory fut certainement surprise quand, à l’entrée du jeune homme, Bessy bondit de sa chaise et se précipita dans ses bras. Elle savait que Bessy n’avait pas de frère, et son instinct, plus que son expérience, lui disait que l’accueil dont elle était témoin n’était pas celui d’un frère, ou même d’un cousin. Elle savait que le jeune homme était Philip Launay, et ce qu’elle savait ne l’incitait pas à exprimer une quelconque désapprobation. Mais quand Bessy leva son visage pour qu’il l’embrasse, Miss Gregory devint toute rouge et très mal à l’aise. Il est probable qu’elle-même n’était jamais allée aussi loin avec le jeune homme qui devait devenir le major-général.
Bessy elle-même, si elle avait eu un instant pour réfléchir, aurait été moins démonstrative. Elle ne savait rien de la raison qui amenait Philip à Avranches. Tout ce qu’elle savait, c’était que sa chère amie de Launay s’était déclarée son ennemie, et qu’en conséquence elle ne pourrait pas, avant des années, devenir la femme de Philip Launay sans le consentement de celle qui avait fait usage de ce mot cruel. Juste avant que Philip n’entre dans la pièce, son cœur était plein de ressentiment envers lui. « Il aurait au moins pu écrire ». Les mots allaient franchir ses lèvres quand la porte s’était ouverte, et les mots avaient en effet été prononcés dans le secret de son cœur tourmenté, tandis qu’elle craignait qu’il ne l’eût abandonnée.
Puis il fut là. Avant que leurs regards ne se rencontrent, elle sut qu’elle n’avait pas été abandonnée. Quelle que soit la raison qui l’amenait, ce ne pouvait être pour ajouter à ses peines. Jamais un homme désireux d’être libéré de sa promesse n’aurait pu ressembler à cela. Alors elle bondit et se jeta dans ses bras, ne sachant pas ce qu’elle faisait, mais elle rayonnait de joie lorsqu’elle se retrouva tout contre son cœur. Puis elle se reprit et quitta ses bras. « Philip, dit-elle, voici Miss Gregory. Miss Gregory, je ne pense pas que vous ayez déjà rencontré Mr. Launay. »
A ce moment, Miss Gregory dut se comporter comme s’il ne s’était rien passé de particulier, ce qui n’était pas facile. Mais Bessy en prit sa part, peut-être pas sans se faire violence, mais en tout cas sans le montrer. « Et pouvez-vous me dire, Philip », dit-elle « comment se porte ma tante ? »
« Beaucoup mieux que lorsque vous l’avez quittée. »
« Tout à fait bien ? »
« Oui, en ce qui la concerne, je dirais qu’elle va tout à fait bien. »
« Sort-elle tous les jours ? »
« Tous les jours, comme avant. La voiture arrive tranquillement à la porte à trois heures, elle se promène tranquillement dans la paroisse à quatre miles à l’heure, puis elle revient tranquillement à la maison à cinq heures. L’après-midi, les gens de Launay, Miss Gregory, n’ont pas besoin d’une pendule pour savoir quelle heure il est. »
« J’apprécie la ponctualité », dit Miss Gregory.
« J’aimerais être avec elle », dit Bessy.
« Je suis venu vous chercher », répondit Philip.
« Vraiment ? » Bessy se mit à rougir pour la première fois. Elle rougissait tandis qu’une foule de pensées différentes lui traversaient l’esprit. Si c’était lui qu’on avait envoyé pour la ramener, au lieu de Mrs. Knowl, quelle révolution avait dû se produire à Launay ! Comment cela avait-il pu se produire ? Si on l’avait envoyée chercher, même pour la ramener en disgrâce, ç’aurait déjà été merveilleux. Même si Knowl était venue, avec un air sombre, et l’assurance qu’on la ramenait parce que Launay constituait une prison plus sûre qu’Avranches, la perspective du retour l’aurait déjà emplie de joie. Mais être ramenée par Philip à Launay ! La simple pensée du voyage de retour était déjà un océan de délices.
Miss Gregory s’efforça d’avoir l’air heureux, mais en réalité cette perspective la réjouissait moins que Bessy. Elle allait à nouveau être seule. Elle allait perdre sa pensionnaire. Après avoir si peu profité du double avantage d’avoir de la compagnie et de l’argent, elle allait être abandonnée sans même une pensée pour elle. Mais être abandonnée sans une seule pensée, cela avait été son lot dans la vie, et elle porta le fardeau de son infortune comme une héroïne. « Vous serez heureuse de retourner chez votre tante, Bessy, n’est-ce pas ? » « Heureuse ! Oh, oui ! » Son ravissement était presque indélicat, mais la pauvre Miss Gregory l’endura aussi, et parvint à maintenir son charmant sourire de sérénité reconnaissante comme si tout allait bien.
Mais Bessy se rendit compte qu’elle n’avait pas encore appris ce qui était arrivé, et que rien ne pouvait être dit en présence de Miss Gregory. Il ne lui était même pas encore venu à l’esprit que Mrs. Miles avait fini par consentir au mariage.
« C’est très joli ici » dit Philip.
« Quoi donc, Avranches ? » répondit Miss Gregory, déjà en quête de futurs pensionnaires. « Oui, c’est délicieux. C’est le plus bel endroit de Normandie, et je pense, la ville la plus saine de toute la France. »
« Oui, j’ai trouvé cela charmant tandis que je venais depuis l’hôtel. Que diriez-vous d’une petite promenade, Bessy ? Nous devons partir demain. »
« Demain ! » cria Bessy. Elle aurait pu partir dans trente minutes s’il le lui avait demandé.
« Si vous pouvez. J’ai promis à ma mère de faire aussi vite que possible ; et quand j’ai pu enfin venir, j’avais déjà tellement d’engagements. »
« Si elle doit partir demain, elle n’aura pas beaucoup de temps pour marcher » dit Miss Gregory, presque avec une pointe de colère dans la voix. Mais Bessy était déterminée à faire sa promenade. Tout son avenir devait lui être révélé dans les prochaines minutes. Elle exultait déjà, et commençait à penser que, peut-être, le bonheur l’attendait. Elle courut chercher son chapeau et ses gants, laissant là son fiancé et Miss Gregory.
« Tout cela est bien soudain », dit la vieille dame dans un souffle.
« Ma mère m’a demandé de vous dire, que bien sûr l’intégralité de l’annuité… »
« Je ne pensais pas à cela » dit Miss Gregory. « Je ne voulais pas y faire la moindre allusion. Mrs. Miles a toujours été si bonne pour mon frère, et tout ce que j’aurais pu faire pour elle aurait été fait de bon cœur, sans penser à l’argent. Mais… » Philip s’assit, l’air profondément attentif, afin que Miss Gregory ne put obtenir aucune réponse à ses questions sans les avoir formulées explicitement. « Mais il me semble qu’il y a un changement… »
« Oui, il y a du changement, Miss Gregory. »
« Nous craignions que Mrs. Miles ne se montre offensée. »
« C’est de l’histoire ancienne, Miss Gregory. Les jeunes et leurs aînés bien souvent ne pensent pas de la même façon : mais ce sont généralement les jeunes qui finissent par l’emporter. »
Miss Gegory, elle, n’avait pas fini par l’emporter. Elle s’en souvint à ce moment. Mais peut-être le Major-Général, lui, y était-il parvenu. Quand il est trop tard pour le succès, quand tout n’a été qu’échecs, alors le bonheur exubérant des plus jeunes peut agacer même les plus généreux et les moins égoïstes. Miss Gregory était généreuse en pratique, mais elle eut tout de même un peu de mal à accepter la joie rayonnante de Philip et le merveilleux bonheur de Bessy.
Elle avait jusqu’ici trouvé du réconfort à l’idée que Philip ne valait pas mieux que le Major-Général.
« Je suppose qu’il en est ainsi » dit-elle. « Je veux dire, si l’un des deux a les moyens. »
« Tout à fait. »
« Mais si les deux sont pauvres, je ne vois pas en quoi leur jeunesse leur permettra de vivre sans revenus. » Elle voulait sous-entendre par là que Philip aurait peut-être pu être un second Major-Général, mais qu’il était l’héritier de Launay.
Philip, qui n’avait jamais entendu parler du Major-Général, fut quelque peu déconcerté. Néanmoins, il acquiesça ; mais il ne désirait pas évoquer sur son cas personnel devant une aussi récente connaissance.
Alors Bessy descendit, le chapeau sur la tête, et ils partirent en promenade. « Maintenant dites-moi tout », dit-elle, frémissante d’impatience, dès que la porte d’entrée se fut refermée derrière eux.
« Il n’y a rien de plus à dire » dit-il.
« Rien de plus ? »
« A moins que vous ne vouliez me faire dire que je vous aime. »
« Mais bien sûr. »
« Alors, eh bien, je vous aime. Voilà ! »
« Philip, vous n’êtes pas gentil avec moi. »
« Même après avoir voyagé toute la journée depuis Launay pour vous dire cela ? »
« Mais il doit y avoir tellement à me dire ! Pourquoi ma tante m’a-t-elle envoyé chercher ? »
« Parce qu’elle vous veut auprès d’elle. »
« Et pourquoi vous a-t-elle envoyé vous ? »
« Parce que je vous veux moi aussi. »
« Mais elle me veut ? »
« Certainement. »
« … pour vous ? » S’il pouvait lui répondre, alors tout aurait été dit. S’il pouvait le dire sincèrement, alors tout ce qui était nécessaire à son parfait bonheur aurait été accompli. « Oh, Philip, dites-moi. C’est si étrange qu’elle m’ait envoyé chercher. Savez-vous ce qu’elle m’a écrit dans sa dernière lettre ? Ce n’était pas une lettre. Ce n’était qu’un mot. Elle disait que j’étais son ennemie. »
« Tout cela est changé. »
« Elle sera heureuse de me revoir ? »
« Très heureuse. Je crois bien qu’elle était désespérée sans vous. »
« Je serai heureuse de la revoir moi aussi, Philip. Vous ne savez pas combien je l’aime. Pensez à tout ce qu’elle a fait pour moi ! »
« Je crois bien qu’elle a fait maintenant quelque chose qui surpassera tout le reste. »
« Qu’a-t-elle fait ? »
« Elle a consenti à ce que vous et moi soyons mari et femme. N’est-ce pas plus que tout le reste ? »
« Mais est-ce possible ? Oh, Philip, l’a-t-elle vraiment fait ? »
24 juin 2017 à 7h57 #160425Alors enfin, il lui raconta toute l’histoire. Oui, sa mère avait fini par céder. Depuis le moment où elle était sortie de la pièce, après lui avoir dit « Allez et dites-le-lui », elle n’avait jamais repris la lutte. Quand il lui avait parlé, essayant de tirer d’elle un consentement un tant soit peu chaleureux, elle était généralement restée silencieuse. Jamais elle ne s’était résolue à lui souhaiter d’être heureux. Elle ne s’était pas encore suffisamment reniée pour pouvoir lui dire qu’il avait bien choisi son épouse ; mais elle lui avait montré, par mille petits signes, que sa colère d’apaisait, et que si un seul sentiment subsistait en elle face au bonheur de Philip, ce n’était plus que de la tristesse. Et il pouvait percevoir des signes qui montraient que même ce sentiment n’était pas profondément enraciné en elle. Elle lui caressait les cheveux, se reposait sur son épaule, veillait à son confort avec cette efficacité nerveuse et ce souci du détail qui la caractérisaient. Et alors elle lui fit une infinité de recommandations quant à la façon dont Bessy devrait voyager, suggérant en premier lieu de lui envoyer une servante pour veiller à son confort, par Mrs. Knowl, mais une plus jeune femme, qui serait aux ordres de Bessy. Philip, toutefois, s’opposa à ce dernier projet. Et quand Mrs. Miles lui objecta que si c’était le destin de Bessy de devenir maîtresse de Launay, Bessy devait avoir une servante pour s’occuper d’elle, Philip lui dit que cela serait très bien dans un ou deux mois, quand Bessy serait devenue, non pas la maîtresse de Launay – une place dont il voulait croire qu’elle ne serait pas vacante avant de longues années – mais son adjointe, par droit de mariage. Il refusa obstinément de prendre la servante avec lui, comme il l’expliqua à Bessy en riant de bon cœur. Et c’est ainsi qu’ils en vinrent à se comprendre tout à fait, et Bessy sut que le grand trouble de sa vie, qui lui avait semblé être une montagne infranchissable, avait disparu soudainement, comme aurait pu le faire une montagne imaginaire. Et alors, se comprenant maintenant parfaitement, ils repartirent ensemble vers l’Angleterre et vers Launay.
Chapitre XII.
Comment Bessy Pryor revint à Launay, et ce qu’alors il advint d’elle.
Bessy comprit l’état d’esprit de la vieille dame mieux que ne l’avait compris son fils. « Je suis un peu triste » dit-elle sur le chemin du retour, « parce qu’elle est déçue. »
« Triste, parce qu’elle va vous avoir, vous, pour belle-fille ? »
« Oui, vraiment, Philip, parce que je sais que ce n’était pas moi qu’elle voulait. Elle sera bonne parce qu’elle saura que je serai vôtre, et peut-être aussi parce qu’elle m’aime, mais elle regrettera toujours que cette jeune fille là-bas en Cornouailles n’ait pas pu ajouter à l’honneur et à la grandeur de la famille. Les Launay sont tout pour elle, et que puis-je faire, moi, pour les Launay ? » Bien sûr, il lui dit plein de jolies choses en réponse à cette question, mais il ne pouvait arracher de son esprit qu’elle ne rendait que le mal pour tout le bien que lui avait fait sa vieille amie qui avait été si bonne pour elle.
Mais même Bessy ne comprenait pas tout à fait la vieille dame. Quand celle-ci se rendit compte qu’elle devait céder, il y eut bien sûr de la déception dans son cœur. Qui peut avoir nourri une espérance toute sa vie, une certaine ambition, et voir cette espérance et cette ambition anéanties et piétinées, sans éprouver de tels sentiments ? Et c’est elle qui avait amené ce malheur, par sa propre faiblesse, se disait-elle. Pourquoi avait-elle ouvert la voie à Bessy et à ses flatteries ? C’est parce qu’elle n’avait pas été assez forte pour accomplir son devoir que ses espoirs s’étaient trouvés ruinés. Elle avait suffisamment de pouvoir entre les mains. Mais pour elle, Philip n’aurait jamais dû rencontrer Bessy Pryor. N’aurait-elle pas dû être envoyée ailleurs quand il était devenu évident que ses charmes pouvaient être dangereux ? Et même, une fois le que le mal était fait, les pouvoirs de Mrs. Miles auraient encore été suffisants. Elle n’avait pas besoin de faire revenir Philip. Elle n’aurait pas dû écrire à Bessy. Elle aurait dû rester calme et résolue, afin qu’il n’y ait aucune explosion de colère, afin d’inciter à la repentance, et avec la repentance et la douleur, la tranquillité serait revenue.
Quand son fils la quitta pour la Normandie, son cœur était plein de regrets, et aussi de colère. Mais c’est contre elle-même qu’était dirigée sa colère. Elle savait quel était son devoir, et elle ne l’avait pas accompli. Elle savait quel était son devoir, et elle l’avait négligé, parce que Bessy avait été tellement douce avec elle, tellement charmante, et parce qu’elle était tellement chère à son cœur. C’est ce que Bessy n’avait pas compris : la jeune fille se faisait des reproches parce qu’elle avait bien mal rendu tout le bien qu’on lui avait fait. Mais la vieille dame n’avait jamais eu de telles pensées. Une fois seulement l’idée lui était venue qu’elle avait réchauffé un serpent en son sein, mais aussitôt, se faisant d’amers reproches, elle avait reconnu que Bessy n’était pas un serpent. Pour tout ce qu’elle avait donné à Bessy, elle avait amplement été payée en retour, et de la seule façon qui pût la satisfaire pleinement : Bessy l’avait aimée. Elle aussi avait aimé Bessy, mais cela ne comptait pas. Bien que leurs cœurs aient été intimement liés, il avait été de son devoir de se montrer sévère, parce que leur affection mutuelle était dangereuse. Elle avait permis à son cœur de l’emporter sur son devoir, et en conséquence, elle était en colère, non contre Bessy, mais contre elle-même.
Mais c’était fait. Il lui avait été impossible de rester fâchée contre Philip. Progressivement, sa propre repentance, sa propre faiblesse, une certaine force virile qu’elle découvrait en son fils, tout cela l’avait amenée finalement à céder. Et il était donc naturel qu’elle s’en accommode. Mais même cela était une épreuve pour elle. Quand elle reconnut en elle-même que Philip n’aurait pas pu trouver une meilleure épouse, elle pensa que même cette idée l’éloignait du droit chemin. Quel droit avait-elle de chercher là une consolation ? Pour d’autres raisons, qu’elle continuait à trouver valables, elle avait décidé qu’il faudrait tenter autre chose, mais elle ne l’avait pas fait, parce qu’elle avait manqué à son devoir. Et maintenant elle essayait de guérir le mal par le poison même qui l’avait causé ! Le bon caractère de Bessy, la douce voix de Bessy, les beaux yeux de Bessy, et le dévouement de Bessy, tout cela était autant de tentations. Agenouillée devant eux deux comme une mendiante parce qu’elle avait cédé, comment aurait-elle pu se consoler à l’idée des plaisirs futurs dont elle ou son fils pourrait jouir ?
Mais il y avait d’autres devoirs auxquels elle pouvait se consacrer, même affligée comme elle l’était d’avoir failli à l’accomplissement de son grand devoir. Puisque le Destin avait décidé que Bessy Pryor deviendrait la maîtresse de Launay, il convenait que tous les Launay la reconnaissent comme la future maîtresse du domaine. Bessy devait donc être respectée et ne serait pas punie : elle seule méritait d’être punie. La nouvelle maîtresse devait être aussi bien accueillie que si elle eût été la rouquine de Cornouailles. Knowl ne fut pas loin d’être renvoyée, car Mrs. Miles, se souvenant de quelques paroles cruelles que la femme de charge s’était permis de prononcer pendant la période de réclusion, avait été très ferme : « Miss Pryor va devenir Mrs. Philip Launay, et vous lui obéirez comme à moi-même. » Mrs. Knowl, qui avait quelques économies, commença sérieusement à envisager de prendre sa retraite.
Quand le jour de l’arrivée à Launay des deux voyageurs arriva, Mrs. Miles avait l’esprit très perturbé. Comment devrait-elle recevoir la jeune fille ? Dans sa dernière lettre, la toute dernière, elle avait appelé Bessy sont ennemie ; et maintenant Bessy revenait à la maison pour devenir sa belle-fille sous son propre toit. Comme il serait doux de l’attendre à la porte, de l’accueillir dans le hall, au milieu des sourires des serviteurs ! Comme il serait bon de lui faire assaut d’amabilités comme il aurait été naturel à une belle-mère aussi tendrement attachée à sa fille adoptive que l’était Mrs. Miles ! Comme il serait agréable de la prendre par la main et de la conduire en un lieu plus intime où elles pourraient échanger de tendres baisers comme une mère et une fille ! Et d’entendre les louanges de Philip, et d’y répondre par d’autres louanges ! Et de dire à Bessy, d’un ton mi-sérieux, mi-amusé, qu’elle devait maintenant enfiler sa cuirasse et se mettre au travail, et assumer la tâche de maîtresse de maison ! La vieille dame avait en elle assez de douceur pour rendre tout ceci délicieux. Elle le voyait en imagination au moment même où elle se disait que c’était impossible. Mais c’était impossible. Même si elle parvenait à s’imposer une telle attitude, Bessy ne pourrait croire à sa sincérité. Elle avait dit à Bessy qu’elle était son ennemie !
Enfin, la voiture qui était allée à la gare fut de retour ; pas la petite voiture, mais celle de Mrs. Miles, qui la promenait tranquillement dans la paroisse à quatre miles à l’heure.
« C’est un honneur rendu à la fille prodigue », avait dit Philip en prenant place sur son siège. « Si vous n’aviez pas été désobéissante, nous aurions eu la petite voiture, et nous serions rentrés deux fois plus rapidement. »
Mrs. Miles, quand elle entendit le bruit des roues sur le gravier, ne savait toujours pas où elle devait se placer. Elle était agitée, elle allait et venait de sa chambre au hall lorsque le vieux maître d’hôtel lui dit doucement : « Allez à la bibliothèque, Madame, et Mr. Philip vous l’amènera là-bas. » Alors elle obéit au maître d’hôtel, comme elle ne l’avait probablement jamais fait auparavant.
Bessy, dès qu’elle eut posé un pied à terre, se mit à courir vers la maison. « Où est ma tante ? » disait-elle. Le maître d’hôtel était là qui lui indiquait le chemin, et un moment après elle se jetait dans les bras de la vieille dame. Bessy avait une telle façon d’embrasser que Mrs. Miles n’avait jamais pu s’y soustraire. Et quand la vieille dame fut assise, Bessy était déjà à genoux devant elle. « Dites que vous m’aimez, ma tante ! Dites-le tout de suite ! Dites-me avant toute autre chose ! »
« Vous savez que je vous aime. »
« Je sais que moi, je vous aime. Oh, je suis tellement heureuse de vous revoir. C’était tellement difficile d’être loin de vous et de vous savoir malade. Je ne savais pas à quel point ce serait dur d’être loin de vous. »
Et plus jamais il n’y eut un mot de part ou d’autre à propos de la lettre et de cette déclaration d’hostilité. Rien ne fut expliqué. Peut-être n’y avait-il rien à expliquer. Il était clair pour Bessy qu’elle était reçue à Launay comme la future femme de Philip, pas seulement par Mrs. Miles, mais par toute la maisonnée, et que tous les honneurs du lieu lui seraient accordés sans restriction aucune. Pour elle c’était bien suffisant. Elle n’avait pas besoin de connaître les circonstances qui avaient amené un changement aussi radical. Mais Mrs. Miles, elle, avait besoin de trouver des justifications à sa conduite, et même des excuses. Elle fit venir Bessy dans sa chambre ce soir-là, et elle le lui dit, prenant entre ses deux mains frêles celles de la jeune fille à qui elle parlait. « Vous saviez, Bessy, que je n’avais pas voulu tout cela. » Bessy murmura qu’elle le savait. « Et je crois que vous saviez pourquoi. »
« Que pouvais-je y faire, ma tante ? »
A ces mots la vieille femme lui tapota la main. « Je suppose que lui n’y pouvait rien. Et si j’avais été un jeune homme, j’aurais été comme lui. Je n’ai rien pu faire telle que je suis, une vieille femme… je pense que je suis aussi folle que lui. »
« Lui est peut-être fou, mais pas vous. »
« Eh bien, je ne sais pas. J’ai des doutes à ce sujet, ma chère. Certains principes étaient sacrés et saints pour moi, depuis de nombreuses années. Et ils ont dû être bousculés. »
« Alors vous me haïrez ! »
« Non, mon enfant, je vous aimerai toujours de tout mon cœur. Vous allez devenir la femme de mon fils, et ce faisant, vous deviendrez chère à mon cœur, presque autant que lui. Et vous serez toujours ma Bessy, mon rayon de soleil, sans lequel la maison est pour moi aussi lugubre qu’une prison. Et pensez-vous que je puisse désirer à mes côtés une autre jeune femme que ma tendre Bessy, pensez-vous qu’une autre femme pour Philip aurait pu réjouir autant mon cœur ?
« Mais je me suis opposée à vous. »
« N’y pensons plus. Vous, en tout cas, n’y pensez plus » ajouta la vieille dame, qui se remémorait tous les évènements. « Vous êtes la bienvenue, avec tous les honneurs et les privilèges qui sont dûs à l’épouse de Philip, et aucun regret ne doit venir troubler votre esprit. Peut-être trouverez-vous du réconfort en m’entendant dire que vous, tout au moins, avez fait votre devoir. » Alors il y eut encore d’autres larmes, d’autres embrassades, et, avant qu’elles n’aillent se coucher, un véritable débordement d’amour.
Il reste peu de choses à ajouter à l’histoire de Lady De Launay. Avant que l’automne ne soit fini et que ses teintes ne quittent les arbres, Bessy Pryor devint Bessy De Launay, en l’église paroissiale de Launay. Tout le monde était là, à l’exception de Mr. Morisson, qui avait saisi cette occasion pour partir en vacances et visiter la Suisse. Mais même lui, à son retour, accepta la situation, et il redevint un hôte assidu à la table du domaine.
Il me reste à espérer qu’aucun lecteur ne pensera que Philip Launay a eu tort de ne pas suivre l’exemple du Major-Général.
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