Traduction Conan le Barbare – Le Phénix sur l’épée

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    Louis Le BerreLouis Le Berre
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      Le Phénix sur l’Epée
      Robert E. Howard
      1932
      (Traduction par Louis Le Berre – 2024)

      Chapitre I

      « Sache, ô prince, que dans le temps qui sépara le moment où les océans engloutirent Atlantis et les cités scintillantes, de celui qui vit l’ascension des fils d’Aryas, il y eut un âge inconnu durant lequel des royaumes étincelants s’étalaient à travers le monde comme de bleus manteaux sous les étoiles – Némédie, Ophir, Brithunie, Hyperborée, Zamora et ses femmes aux cheveux sombres et ses tours entoilées de mystère, Zingara et ses nobles chevaliers, Koth qui bordait les pâturages de Shem, la Stygie et ses tombes veillées par les ombres, l’Hyrkanie aux cavaliers bardés d’or et parés de soie. Mais le plus fier de tous ces royaumes était l’Aquilonie qui régnait en maître sur l’Occident. Là vint Conan, le Cimmérien, aux cheveux noirs, aux yeux farouches, l’épée à la main, voleur, pilleur, tueur, dont les prodigieux accès de gaieté n’étaient égalés que par sa mélancolie, venu pour fouler de ses pieds les trônes constellés de joyaux de la Terre »
      – Chroniques Némédiennes

      Le silence et les ombres brumeuses qui précèdent l’aube s’étendaient sur les clochers et les tours scintillantes. Dans une allée obscure, nichée au sein d’un véritable labyrinthe de chemins mystérieux et tortueux, quatre silhouettes masquées émergèrent d’une porte qu’une main furtive avait ouverte. Ils ne prononcèrent pas un mot, et s’engouffrèrent en hâte dans l’obscurité, leurs capes étroitement enroulées autour de leurs corps ; aussi silencieux que des fantômes d’hommes assassinés, ils disparurent dans les ténèbres. Dans leur dos, un visage sarcastique se découpa dans l’embrasure de la porte, et une paire d’yeux brilla d’un éclat malveillant dans l’obscurité.
      « Enfoncez-vous dans la nuit, créatures de l’ombre, moqua une voix. La ruine traque vos pas aussi sûrement qu’un chien en chasse, et vous ne le savez pas. »
      Celui qui venait de parler referma la porte, en poussa le verrou puis se retourna et remonta le couloir éclairé par la chandelle qu’il tenait à la main. C’était un géant lugubre dont la peau sombre trahissait le sang stygien. Il entra dans une chambre où un homme de grande taille en habit de velours râpé était allongé, pareil à un grand chat paresseux, sirotant le vin d’un massif gobelet en or.
      « Hé bien Ascalante, dit le stygien en posant sa chandelle, tes pions se sont faufilés dans les rues comme des rats hors de leurs terriers. Tu te sers de bien étranges pantins pour parvenir à tes fins.
      – Pantins ? répliqua Ascalante, c’est bien comme cela que eux me considèrent, comme un pantin utile à leurs projets. Depuis des mois maintenant, depuis le moment précis où les quatre conjurés m’ont rappelé du désert du sud où je me terrais, j’ai vécu au plus près de mes ennemis, me cachant le jour dans cette maison secrète, rôdant la nuit à travers les allées sombres et les coursives obscures. Et j’ai accompli seul ce que ces nobles rassemblés n’auraient jamais pu faire. A travers eux, à travers d’autres agents dont la plus grande partie n’a jamais aperçu mon visage, j’ai semé la sédition et l’agitation à travers tout l’empire. En résumé, seul, depuis les ombres, j’ai préparé la chute du roi qui trône fièrement sous le soleil. Par Mitra, j’étais un homme d’état avant d’être un bandit. »
      – Et ces pantins qui se disent tes maîtres ?
      – Ils continueront de croire que je les sers jusqu’à ce que notre travail soit accompli. Qui sont-ils pour espérer se mesurer au génie d’Ascalante ? Volmana le nain, comte de Karaban ? Gromel, le géant qui commande à la Légion Noire ? Dion, le baron gras d’Attalus ? Rinaldo le barde à la cervelle d’oiseau ? Je suis la force qui a rassemblé et fait une arme de l’acier qui se trouvait en chacun d’eux, mais quand le moment sera venu, je les écraserai comme les jouets d’argile qu’ils ont été entre mes mains. Mais ceci est pour plus tard ; ce soir, le roi meurt.
      – Il y a quelques jours, j’ai vu les escadrons impériaux chevaucher hors de la ville. » dit le Stygien
      – Ils ont faire route vers la frontière assaillie par les Pictes, enhardis par les alcools forts que j’ai fait passer en contrebande de l’autre côté de la frontière pour les rendre fous. La fortune de Dion a rendu cela possible. Et Volmana s’est arrangé pour vider la cité du reste des troupes impériales qui s’y trouvaient encore. Grâce à ses fructueuses relations en Némédie, il a été facile de convaincre le roi Numa de requérir auprès de lui la présence du Comte Trocero de Pointain, le sénéchal d’Aquilonie ; et bien sûr, pour rendre hommage au roi, il était naturel qu’il soit accompagné d’une escorte impériale ainsi que de ses propres troupes, et de Prospero, le bras droit du roi Conan. Ce qui ne laisse dans la capitale que les gardes du corps du roi, mise à part la Légion Noire. A travers Gromel, j’ai corrompu un officier de la garde acculé par ses dettes de jeu ; je les ai effacées et en échange, à minuit, il éloignera ses hommes de la porte de la chambre du roi. Puis, avec seize de mes hommes les plus acharnés, nous entrerons dans le palais par un tunnel secret. Lorsque l’affaire sera terminée, même si le peuple ne se soulève pas pour nous acclamer, la légion de Gromel sera suffisante pour tenir le trône et la capitale.
      – Et Dion pense que la couronne sera pour lui ?
      – Oui. Et ce fou bedonnant la revendique au nom d’une vague bribe de sang royal qui coulerait dans ses veines. Conan commet une grave erreur en laissant vivre des hommes pouvant encore se targuer de descendre de la vieille dynastie des mains de laquelle il a arraché la couronne d’Aquilonie. Volmana veut retrouver la faveur royale dont il jouissait sous le règne précédent pour rendre à ses terres ruinées leur gloire passée. Gromel déteste Pallantides, le capitaine des Dragons Noirs, et il désire commander à toute l’armée, avec tout son entêtement de Bossonien. Parmi nous, seul Rinaldo n’a aucune ambition personnelle. Il ne voit en Conan qu’un barbare aux mains rougies par le sang venu du Nord pour piller le royaume. Il idéalise le roi que Conan a tué pour en ceindre la couronne, ne se souvenant que des rares fois où il a protégé les arts, en oubliant toutes les atrocités de son règne ; mais le peuple oublie avec lui. On chante déjà ouvertement La Complainte pour le Roi, le poème dans lequel Rinaldo glorifie l’ancien despote et qualifie Conan de « sauvage au cœur noir venu de l’abîme ». Conan rit, mais le peuple gronde.
      – D’où lui vient cette haine pour Conan ?
      – Les poètes haïssent toujours les personnes au pouvoir. Pour eux, le monde parfait se situe juste au prochain tournant, ou derrière celui qui vient de disparaître. Ils oublient le présent en s’évadant dans des visions idéales du passé et de l’avenir. Rinaldo est le flambeau de l’idéalisme qui croit se soulever pour renverser un tyran et libérer son peuple. Pour ma part, hé bien, il y a à peine quelques mois je n’avais plus pour ambition que de piller des caravanes jusqu’à la fin de mes jours ; maintenant mes vieux rêves se raniment. Conan mourra, et Dion montera sur le trône. Puis il mourra à son tour. Un après l’autre, tout ceux qui s’opposent à moi mourront, par le feu ou l’acier, ou par ces vins mortels que tu sais si bien préparer. Ascalante, roi d’Aquilonie ! Comment trouves-tu que cela sonne ? »
      Le stygien haussa ses larges épaules.
      « Il fut un temps, dit-il sur un ton amer, où moi aussi j’avais des ambitions, à côté desquelles les tiennes apparaîtraient méprisables et puériles. A quel état en suis-je réduit ! Mes anciens égaux autant que mes rivaux seraient ahuris s’ils pouvaient voir Thoth-amon de l’Anneau esclave d’un étranger, d’un bandit qui plus est ; et servant les pitoyables ambitions des barons et des rois !
      – Tu fais confiance à ta magie et à tes tours de passe-passe, répondit Ascalante insouciamment, je préfère me fier à mon épée et à ma sagacité.
      – L’épée et la prévoyance ne sont que des fétus de paille devant la sagesse des ténèbres, gronda la stygien, ses yeux scintillant d’ombres et de lumières menaçantes. Si je n’avais pas perdu l’anneau, nos rôles se trouveraient inversés »
      – Et pourtant, répliqua le bandit irrité, c’est toi qui gardes sur ton dos les marques de mon fouet, et il semble que tu sois destiné à devoir les porter encore.
      – N’en sois pas si sûr ! » La haine démoniaque du stygien rougeoya un instant dans ses yeux. « Un jour je retrouverai mon anneau et ce jour, par les crocs de Set, tu payeras… »
      L’Aquilonien au sang chaud se leva et le gifla avec force au visage. Thoht recula, du sang coulant de ses lèvres.
      « Tu deviens insolent chien ! gronda le bandit. Prend garde, je suis encore ton maître et je connais ton noir secret. Va sur le toit, va et beugle qu’Ascalante est en ville en train de comploter contre le roi – si tu l’oses.
      – Je ne m’y risquerai pas, marmonna le stygien, essuyant le sang de ses lèvres.
      – Non tu ne t’y risquerais pas, dit Ascalante dans un sombre rictus. Car si je devais mourir par une trahison de ta main, un ermite quelque part dans le désert du sud en serait averti et il romprait le sceau d’un certain parchemin que j’ai laissé entre ses mains. Une fois qu’il aura pris connaissance de son contenu, il suffira d’un mot prononcé en Stygie pour qu’avant minuit un vent s’élève du sud. Et où te cacheras-tu alors, Thoth-amon ? »
      L’esclave frissonna et son visage sombre prit une couleur de cendre.
      « Assez ! Ascalante changea brusquement de ton. J’ai du travail pour toi. Je n’ai aucune confiance en Dion. Je lui ai demandé de se rendre dans sa villa hors de la cité et d’y rester jusqu’à ce que le travail de ce soir soit achevé. Cet idiot trop gras n’aurait jamais pu cacher sa nervosité au roi aujourd’hui. Chevauche après lui et, si tu ne le rejoins pas sur la route, continue jusqu’à son domaine de campagne et reste près de lui jusqu’à ce qu’on l’envoie chercher. Ne le perds pas de vue. Il est fou de terreur et il pourrait changer d’avis au dernier moment – ou aller voir le roi dans un accès de panique pour tout lui révéler dans l’espoir de sauver sa propre peau. Maintenant pars ! »
      L’esclave s’inclina, dissimulant la haine qui couvait au fond de ses yeux et partit faire ce qu’on lui demandait. Ascalante retourna boire son vin. Au-dessus des clochers de la ville s’élevait une aube pourpre comme le sang.

      Chapitre II

      « Quand j’étais un soldat le peuple m’acclamait,
      Ils répandaient des fleurs partout où je passais.
      Désormais je suis roi, ils réclament ma peau
      Du poison pour mon vin, des lames pour mon dos »
      – La route des Rois

      La salle était vaste et richement ornée, décorée de tentures tendues sur des panneaux de bois polis, de tapis épais couvrant le sol d’ivoire et d’un haut plafond couvert de motifs entremêlés niellés d’argent. Derrière une table d’ivoire incrustée d’or était assis un homme dans les larges épaules et la peau tannée par le soleil semblaient déplacés au milieu de ce somptueux apparat. Il semblait plutôt appartenir aux collines qui s’étendaient au-delà des frontières, à ce monde fait de soleil et de vent. Le moindre de ses mouvements trahissait la force d’acier de ses muscles commandés par l’esprit vif et aiguisé d’un homme né pour le combat. Il n’y avait rien d’intentionnel ou de calculé dans ses gestes. Soit il était aussi immobile qu’une statue de bronze, soit il était en mouvement ; mais ses gestes n’étaient pas de ceux, saccadés et brusques, que produit un esprit nerveux, ils étaient dotés d’une rapidité de félin dont on ne percevait qu’une tache floue lorsque l’on essayait de les suivre des yeux. Ses vêtements étaient d’une facture riche, mais restaient simples. Il ne portait pas d’anneau, ni aucune autre parure mis à part un mince bandeau d’argent qui enserrait sa tête et qui retenait ses cheveux sombres coupés au carré.
      Il posa finalement le stylet d’or avec lequel il s’efforçait laborieusement de gratter la surface du papyrus ciré posé devant lui, posa son menton sur ses poings et fixa avec envie ses yeux où couvait un feu bleuté sur l’homme qui se tenait devant lui. Cette personne était concentrée sur ses propres affaires, et occupée à lacer les courroies de son armure sertie d’or en sifflant distraitement – une attitude pour le moins inappropriée quand on songe qu’il se trouvait en présence d’un roi.
      « Prospero, dit l’homme assis à la table, ces affaires d’Etat m’éreintent plus que tous les combats que j’ai jamais menés.
      – Ca fait partie du jeu Conan répondit le Poiténien aux yeux sombres. Tu es roi – tu dois jouer ton rôle.
      – Si seulement je pouvais chevaucher en Némédie avec toi, dit Conan avec envie. Il me semble que cela fait une éternité que je n’ai pas eu un cheval entre mes jambes – mais Publius m’assure que les affaires de la cité exigent ma présence. Qu’il soit maudit ! Quand j’ai renversé la vieille dynastie, continua-t-il avec cette familiarité qui n’existait qu’entre le Poiténien et lui, c’était facile même si l’époque était plus rude. Quand je regarde en arrière le chemin que j’ai suivi, toute cette vie de batailles, d’aventures et d’errance me semble n’avoir été qu’un rêve. Mais je n’ai pas rêvé assez loin Prospero. Quand le roi Numédide gisait mort à mes pieds et que j’ai arraché la couronne de son front sanglant pour la poser sur le mien, j’ai atteint la limite utlime de mes rêves. Je m’étais préparé à prendre la couronne, pas à la garder. Au temps des bons vieux jours où j’étais libre, tout ce qu’il me fallait était une bonne épée et un chemin clair vers mes ennemis. Aujourd’hui toutes les routes sont tortueuses, et ma lame ne me sert plus de rien. Quand j’ai renversé Numédide, à ce moment j’étais le Libérateur – maintenant on crache sur mon ombre. Ils ont érigé une statue de ce porc dans le temple de Mitra, et les gens viennent se lamenter devant elle, la priant comme s’il s’agissait de l’image sacrée d’un monarque assassiné par un barbare aux mains rouges de sang. Quand je menais ses armées à la victoire comme mercenaire, l’Aquilonie se moquait du fait que j’étais un étranger, aujourd’hui ils ne peuvent me le pardonner. Maintenant ils viennent brûler de l’encens dans le temple de Mitra à la mémoire de Numédide, des hommes qui ont été mutilés par ses spadassins, dont les fils sont morts dans ses geôles, dont les femmes et les filles ont été traînées de force dans son sérail. Bande d’ingrats écervelés !
      – Rinaldo est en grande partie responsable de tout ça, répondit Prospero en resserrant encore d’un cran son ceinturon. Ses chansons rendent le peuple fou. Pends-le dans ses habits de bouffon à la plus haute tour de la ville. Qu’il aille faire des vers avec les vautours. »
      Conan secoua sa crinière de lion.
      « Non Prospero, il est hors d’atteinte de mon bras. Un illustre poète est plus grand que n’importe quel roi. Ses chants sont plus puissants que mon sceptre ; et il m’a presque déchiré le cœur quand il a accepté de chanter pour moi. Je mourrai et on m’oubliera, mais les chants de Rinaldo vivront pour l’éternité. Non Prospero, continua le roi, le doute obscurcissant son regard, il se passe quelque chose de mystérieux, une force souterraine dont nous n’avons pas conscience est à l’œuvre. Je le perçois comme je percevais le tigre dissimulé dans les hautes herbes au temps de ma jeunesse. Un trouble inconnu se répand dans tout le royaume. Je suis comme le chasseur aux aguets accroupi près de son feu au milieu de la forêt, qui entend les frôlements furtifs de pas dans l’ombre et qui croit discerner le reflet d’yeux embrasés. Si seulement je pouvais m’avancer pour saisir quelque chose de tangible, quelque chose que je pourrais trancher d’un coup d’épée ! Je te le dis, ce n’est pas un hasard si récemment les Pictes attaquent si férocement les frontières que les Bossoniens ont dû nous appeler à l’aide pour les repousser. J’aurais dû partir avec l’armée.
      – Publius craignait un complot pour te piéger et te tuer hors du royaume, rappela Prospera en lissant son surcot de soie posé sur sa cotte de mail scintillante, et en admirant son visage fin dans un miroir d’argent. C’est pourquoi il t’a pressé de rester dans l’enceinte de la cité. Tes doutes viennent de tes instincts de barbare. Que le peuple grogne ! Les mercenaires sont à notre solde, de même que les Dragons Noirs, et le moindre soudard de Poitain ne jure que par toi. La seule chose que nous ayons à craindre est que l’on ne t’assassine, mais c’est impossible avec la garde impériale qui veille sur toi jour et nuit. A quoi travailles-tu ?
      – Une carte, répondit Conan avec une pointe d’orgueil. Celles du palais sont précises en ce qui concerne les terres au sud, à l’est et à l’ouest, mais pour celles du Nord, elles sont vagues et inexactes. J’ajoute les territoires du nord moi-même. Là c’est la Cimmérie, où je suis né. Et là…
      – Asgard et Vanaheim, dit Prospero en regardant la carte. Par Mitra, j’étais presque convaincu que ces pays n’étaient que des légendes. »
      Conan eut un rictus sauvage, et il palpa involontairement les cicatrices sur sa face sombre.
      « Tu n’aurais pas pensé la même chose si tu avais passé ton enfance sur les bordures septentrionales de la Cimmérie ! Asgard est au nord, et Vanaheim au Nord-Ouest de la Cimmérie, et il se livre une guerre perpétuelle le long des frontières.
      – Comment sont ces hommes du Nord ? demanda Prospero
      – Grands et blonds, aux yeux bleus. Leur dieu est Ymir, le géant du gel, et chaque tribu a son propre roi. Ils sont indisciplinés et féroces. Ils combattent tout le jour, et boive de l’ale et rugissent leurs chants sauvages toute la nuit.
      – C’est que tu leurs ressembles alors ! plaisante Prospero. Tu ris fort, tu bois beaucoup et tu beugles des chansons gaillardes comme personne ! Au contraire, je n’ai jamais vu un Cimmérien buvant autre chose que l’eau, qui eut jamais rit ou qui ait déjà chanté autre chose qu’un chant funèbre.
      – Peut-être est-ce la faute de la terre qu’ils occupent, répondit le roi. Il n’a jamais existé d’endroit plus morose, des collines basses et des forêts sombres à perte de vue sous un ciel toujours gris, et un vent qui gémit tristement en bas, dans les vallées.
      – Pas étonnant que les hommes de là-bas deviennent si maussades conclut Prospero dans un haussement d’épaules, en songeant aux plaines riantes baignées de soleil et aux paresseuses rivières de Poitain, la province la plus au sud de l’Aquilonie.
      – Ils n’ont aucun espoir ni dans cette vie ni dans l’au-delà, répondit Conan. Leur dieu s’appelle Crom. Lui et ceux de son peuple ombrageux règnent sur le royaume des morts, un pays de brumes éternelles où le soleil ne brille jamais. Mitra ! Les croyances des Aesirs sont plus à mon goût.
      – Quoiqu’il en soit, sourit Prospero, les sombres collines de Cimmérie sont loin derrière toi. Et maintenant je dois partir. Je viderai une coupe de vin némédien en ton nom à la cour du roi Numa !
      – Bien, grogna le roi, mais embrasse les danseuses du roi en ton nom à toi pour ne pas en faire un incident diplomatique ! »
      Son rire sonore accompagna Prospero tout le long du couloir qui menait à la chambre du roi.

      Chapitre III

      « Loin sous les pyramides, le géant Set sommeille,
      Dans les ombres qui grouillent, des êtres qui le veillent.
      Envoie ô Dieu Serpent, un parmi ton engeance,
      Qu’il émerge du gouffre, et serve ma vengeance !»

      Le soleil était en train de se coucher, baignant brièvement d’or les éclats verts et bleus de la forêt. Les rayons du couchant scintillaient sur la lourde chaine en or que Dion d’Attalus tournait et retournait sans relâche dans ses mains potelées, alors qu’il se tenait assis dans dans l’enfer rougeoyant des fleurs et des arbres qui constituaient son jardin. Il tortillait son corps gras sur son siège de marbre et jetait des regards furtifs tout autour de lui, comme s’il cherchait à percer la présence d’un prédateur en embuscade. Il se tenait au milieu d’un bosquet circulaire fait d’arbres minces dont les branches entremêlées jetaient une ombre épaisse sur lui. Non loin, une fontaine tintait dans l’air, et d’autres encore, cachées en divers endroits du vaste jardin, faisaient entendre leur carillon perpétuel. Dion était seul, à l’exception d’une grande et sinistre figure qui était allongé à proximité sur un banc de marbre, et qui regardait le baron de ses yeux sombres. Dion n’avait cure de Thot-Amon. Il avait vaguement connaissance qu’il s’agissait d’un esclave en lequel Ascalante plaçait beaucoup de confiance mais, comme la plupart des hommes riches, Dion ne tenait que très peu compte de ceux qui se trouvaient en-dessous de lui.
      « Vous n’avez aucune raison d’être aussi nerveux, dit Thot. Le complot ne peut pas échouer.
      – Ascalante peut commettre des erreurs aussi bien qu’un autre, trancha Dion, de la sueur perlant à son front à la seule pensée de l’échec.
      – Pas lui, ricanna le stygien d’un air mauvais, sinon je n’aurais pas été son esclave mais son maître.
      – Quel langage est-ce là ? » sermonna machinalement Dion, l’esprit absent de la conversation.
      Les yeux de Thoth-Amon se rétrécirent. Malgré le contrôle d’acier qu’il exerçait constamment sur lui-même, il brûlait d’un tel mélange de rage, de haine et de honte refoulée qu’il était prêt à tenter n’importe quoi. Ce qu’il n’avait pas pris en compte, c’est que Dion ne le considérait pas comme un être humain doté de volonté et de désirs, mais comme un simple esclave, c’est-à-dire un être dénué de toute forme d’intérêt.
      « Ecoutez-moi, dit Thot. Vous allez devenir roi. Mais vous ne connaissez pas Ascalante. Vous ne pourrez pas lui faire confiance une fois que Conan sera mort. Si vous me protégez une fois monté sur le trône, je vous aiderai. Ecoutez seigneur. J’était un grand sorcier autrefois, dans le sud. Les hommes parlaient de Thot-Amon de la même façon qu’ils évoquaient Rammon. Le roi Ctesphon de Stygie me faisait les plus grands honneurs et me plaçait au-dessus de tous les autres mages. Ceux-là me haïssaient, mais ils me craignaient plus encore car je contrôlais des êtres du dehors qui venaient sur mon ordre et accomplissaient mes volontés. Par Set ! Mes ennemis craignaient l’heure où ils se réveilleraient au milieu de la nuit pour sentir les griffes acérées d’une horreur sans nom plantées dans leur gorge ! Je fis de la sombre et terrible magie grâce à l’Anneau Serpent de Set que je découvris un jour dans une tombe loin au-dessous de la terre et qui était déjà oubliée depuis longtemps lorsque le premier homme s’extirpa du limon originel. Mais un jour, un voleur me déroba mon anneau et mon pouvoir fut brisé. Les autres mages se soulevèrent pour mettre un terme à mon existence, alors je fuis. Déguisé en chamelier, je voyageais aux côtés d’une caravane qui traversait le pays de Koth quand les bandits d’Ascalante nous attaquèrent. La caravane fut entièrement passée au fil de l’épée à part moi ; je sauvais ma vie en révélant mon identité à Ascalante et en jurant de le servir. Comme mon existence fut amère depuis ce serment ! Pour me garder en laisse, il mentionna mon existence dans un parchemin scellé qu’il remit à un ermite qui demeure le long de la frontière sud de Koth. Je n’ose pas le poignarder dans son sommeil ou le vendre à ses ennemis car alors l’ermite romprait le sceau du manuscrit comme Ascalante le lui a ordonné. Il lui suffirait alors de prononcer un mot en Stygie… »
      Pour la seconde fois, Thoth frissonna et son visage sombre prit une couleur de cendres.
      « En Aquilonie, les hommes ne me connaissent pas, dit-il. Mais que mes ennemis en Stygie apprennent où je me terre, et la moitié du monde ne suffirait pas à me garder d’un destin si terrible qu’il ferait trembler d’horreur l’âme d’une statue d’airain. Seul un roi avec ses châteaux et ses armées serait en mesure de me protéger. Voilà, je vous ai révélé mon secret, et maintenant je vous conjure de faire un pacte avec moi. Vous pouvez me protéger, et mes connaissances peuvent servir vos intérêts. Et un jour, je retrouverai l’anneau et alors…
      – Un anneau ? »
      Thoth avait sous-estimé l’égoïsme démesuré de l’homme. Dion n’avait pas prêté attention à un seul des mots de l’esclave, trop préoccupé par ses propres pensées, mais ce mot l’avait finalement tiré de sa rêverie.
      « Un annrau ? répéta-til. Cela me fait penser, mon anneau porte-bonheur. Je l’ai acheté à un voleur shémite qui me jura qu’il l’avait dérobé à un sorcier du sud, et qu’il me porterait chance. Mitra sait que je l’ai payé assez cher. Par les dieux, ce soir je vais avoir besoin de toute la chance que je pourrais trouver, avec ce Volmana et cet Ascalante qui m’entraîne dans leurs maudits complots… Je vais chercher l’anneau. »
      Thoth se redressa brusquement, le sang empourprant son visage sombre et ses yeux s’enflammant d’une rage muette, comme un homme qui prend soudainement conscience de la pleine mesure de la stupidité insondable d’un autre. Dion ne lui accorda même pas un regard. Soulevant un couvercle secret qui dissimulait une cavité taillée dans le siège de marbre, il fouilla un moment au milieu d’un amas hétéroclite de gri-gri en tout genre – colifichets barbares, éclats d’os, babioles clinquantes – porte-bonheur, talismans et autre amulette que la nature superstitieuse de l’homme le poussait à accumuler.
      « Ah, le voilà ! » Il éleva triomphalement dans les airs un anneau d’étrange facture. Il était fait d’un métal qui ressemblait à du cuivre, et qui avait la forme d’un serpent aux écailles sculptées, lové en trois tours sur lui-même, et mordant sa propre queue. Ses yeux étaient des gemmes jaunes qui brillaient d’un éclat sinistre. Thot-Amon poussa un cri inarticulé, et Dion se rejeta en arrière avec un petit cri, le sang refluant de son visage devenu blême. Les yeux de l’esclave flamboyaient, sa bouche était grande ouverte et ses grandes mains sombres étaient tendues en avant comme des serres.
      « L’anneau ! Par Set ! L’anneau ! hurla-t-il. Mon anneau… qui m’a été volé… »
      L’acier étincela dans la main du stygien et en une poussée de ses solides épaules, il plongea sa dague dans le corps épais du baron. Le couinement suraigu de Dion se transforma en un gargouillis étranglé, et son corps flasque s’effondra sur le sol comme une motte de beurre fondu. Ignorant jusqu’à la fin, il mourut dans un paroxysme de terreur sans même savoir pour quoi. Rejetant de côté le corps avachi auquel il ne prêtait déjà plus attention, Thot prit l’anneau dans ses mains, ses yeux sombres brillant d’une avidité effroyable.
      « Mon anneau ! murmura-t-il la voix empreinte d’une jubilation féroce. Mon pouvoir ! »
      Le stygien lui-même ne put dire combien de temps il était resté accroupi au-dessus de son sinistre trophée, aussi immobile qu’une statue, s’abreuvant l’âme à son aura maléfique. Quand il sortit de sa contemplation et qu’il rappela son esprit des noirs abysses où il s’était aventuré, la Lune se levait et projetait son ombre sur le dossier du siège de marbre, au pied duquel gisait la forme plus sombre de ce qui avait été le seigneur d’Attalus.
      « Plus jamais, Ascalante, plus jamais ! » murmura le Stygien et ses yeux brûlèrent dans les ténèbres d’un éclat sanglant. Se baissant, il recueillit un peu du sang coagulé de la mare poisseuse dans laquelle gisait sa victime, et en recouvrit les yeux du serpent de cuivre jusqu’à ce qu’ils fussent obscurcis d’un masque écarlate.
      « Voile tes yeux, ô mystique serpent, psalmodia-t-il dans un murmure à glacer le sang. Voile tes yeux à la clarté de la Lune et ouvre les sur des abîmes plus sombres ! Que vois-tu, ô serpent de Set ? Qui convoques-tu depuis les profondeurs de la nuit ? A qui appartient cette ombre qui se découpe dans la clarté déclinante ? Fais-le venir à moi, ô serpent de Set ! »
      Caressant les écailles de ses doigts en un singulier mouvement circulaire qui les ramenaient toujours à leur point de départ, sa voix se fit plus grave à mesure qu’il chuchotait des noms obscurs et des incantation macabres oubliés du monde, sauf des recoins les plus noirs de la sombre Stygie où des formes monstrueuses se meuvent à l’ombre des sépulcres. L’air frissonna autour de lui, et il y eut un mouvement pareil à l’onde que produit sur l’eau une créature qui en crèverait la surface. Un vent glacé, inconnu, souffla comme jailli d’une porte qu’on aurait ouverte. Thoth sentit une présence derrière lui, mais ne se retourna pas. Il garda ses yeux fixés sur le marbre que le clair de Lune éclairait, et sur lequel planait une ombre ténue. A mesure que Thot continuait de murmurer ses incantations, la forme gagna en taille et en consistance, jusqu’à ce qu’elle finisse par se tenir debout dans l’ombre, tangible et terrifiante. Son aspect n’était pas sans rappeler celui d’un gigantesque babouin, à la différence près que jamais un tel babouin n’avait foulé la Terre, pas même en Stygie. Thot ne se retourna pas et à la place, il tira de sa ceinture une sandale ayant appartenu à son maître – et qu’il avait toujours gardée sur lui dans le mince espoir de pouvoir un jour s’en servir à cette fin – et la jeta derrière lui.
      « Flaire-la bien, esclave de l’Anneau ! s’exclama-t-il. Trouve celui qui l’a portée et anéantis-le. Plonge au fond de ses yeux et foudroie son âme avant de déchirer sa gorge ! Tue-le ! Et…, continua-t-il dans un sursaut de rage aveugle, tue tout ceux que tu trouveras avec lui ! »
      Thot vit l’horreur incliner sa tête déformée et flairer l’air à la manière d’un abominable chien de chasse. Puis elle rejeta son horrible visage en arrière et la chose disparut comme le vent parmi les arbres. Le stygien leva les bras vers le ciel en signe d’exultation, et ses yeux et ses dents brillaient dans le clair de lune.
      Quelque part sur la muraille, une sentinelle hurla, en proie à une terreur soudaine lorsqu’elle vit une ombre noire aux yeux de flammes escalader le mur et la dépasser dans une bourrasque de vent. Mais la chose avait été si vite engloutie par la nuit qu’elle laissa le soldat hébété se demander si tout cela n’avait été que le fruit d’un rêve ou d’une hallucination.

      Chapitre IV

      « Quand les ombres étaient reines, l’homme courbait la tête,
      Par la sève d’Upas, je luttai contre Set.
      Maintenant je sommeille, et s’écoulent les ans.
      M’oublierez-vous moi qui vous sauva du Serpent ? »

      Seul sous la voûte dorée qui couronnait la vaste chambre à coucher, le roi Conan rêvait. A travers les tourbillons de brume grise, il entendit un appel, faible et lointain, et bien qu’il n’en saisît pas les mots, il ne semblait pas en son pouvoir d’y résister. Son épée à la main, il avança au milieu du brouillard comme un homme marchant au milieu des nuages, et la voix se fit plus distincte à mesure qu’il progressait, jusqu’à ce qu’il fût en mesure de comprendre le mot qu’elle répétait inlassablement – c’était son nom qui était prononcé par-delà les abîmes de l’Espace et du Temps. A mesure que la brume se faisait moins dense, il vit qu’il se trouvait dans un vaste corridor sombre qui semblait avoir été taillé dans une roche noire. Il n’y avait aucune lumière, mais grâce à quelque artifice inconnu, il y voyait distinctement. Le sol, la voûte et les murs, parfaitement lisses, brillaient légèrement et ils étaient décorés de bas-reliefs représentant des héros des temps anciens et des dieux à demi-oubliés. Il frissonna en découvrant les contours imprécis des innommables grands anciens et il sut instinctivement qu’aucun mortel n’avait foulé ce couloir depuis des siècles. Il commença à gravir un large escalier taillé dans la roche, dont les murs de part et d’autres étaient ornées de symboles ésotériques si anciens et horribles que Conan en frissonna. Sur chaque marche avait été gravée la représentation abhorrée de l’antique serpent, Set, si bien qu’à chaque pas, le roi posait son pied sur la tête du serpent comme cela avait été prévu par les architectes ancestraux de ce lieu. Mais cette pensée ne le rassura pas le moins du monde.
      La voix continuait de l’appeler et, enfin, il pénétra dans une étrange crypte. Dans une obscurité qui aurait normalement été impénétrable à ses yeux de mortel, il distingua une silhouette incertaine, arborant une barbe blanche, assise sur une tombe. Les cheveux de Conan se hérissèrent et il agrippa fermement son épée. A cet instant, la forme lui parla d’une voix caverneuse.
      « Homme, sais-tu qui je suis ?
      – Par Crom, je n’en ai pas la moindre idée ! jura le roi
      – Homme, continua l’ancêtre, je suis Epemitreus.
      – Mais Epemitreus le sage est mort il y quinze siècles ! balbutia Conan
      – Silence ! ordonna l’autre impérieusement, et écoute. Tout comme une pierre jetée dans un lac aux eaux sombres fait naître des rides qui se propagent jusqu’à d’autres rivages, des échos de choses qui se sont produites dans le monde invisible ont troublé mon sommeil. Je t’ai bien observé, Conan de Cimmérie, et la marque d’un grand destin plane sur toi. Mais il est des choses contre lesquels ton épée ne t’est d’aucune utilité.
      – Tu parles par énigmes, dit Conan mal à l’aise. Montre-moi mon ennemi, et je lui fendrai le crâne jusqu’aux dents !
      – Déchaîne ta fureur contre tes adversaires de chair et de sang, répondit l’ancien. Ce n’est pas contre des hommes que je dois te protéger. Il est des mondes obscurs presque insoupçonnés des hommes, dans lesquels rampent des monstres informes – des horreurs que peuvent être appelées hors de ces espaces extérieurs pour prendre une forme tangible et être soumise aux volontés de sorciers maléfiques. Il y a un serpent dans ta demeure ô roi, une vipère venue de Stygie dont l’esprit est empli de sombres connaissances. Comme un homme endormi rêve du serpent qui rampe jusqu’à lui, j’ai senti la présence de l’adorateur de Set. Il est ivre de son pouvoir, et les coups dont il veut frapper ses ennemis risquent de précipiter la chute du royaume tout entier. Je t’ai convoqué pour te donner une arme contre lui et ses hordes infernales.
      – Mais, pourquoi ? demanda Conan abasourdi. On dit que tu sommeilles dans le cœur noir du Golamira d’où tu envoies ton fantôme pour aider l’Aquilonie dans les heures difficiles mais moi je… je suis un étranger, et un barbare.
      – Assez ! les accents fantomatiques se répercutèrent dans toute la caverne obscure. Ta destinée ne fait qu’un avec l’Aquilonie. De grandes choses sont en train de s’écrire dans la trame du destin, et un sorcier ivre de sang ne saurait se mettre en travers d’une destinée impériale. Il y a des siècles, Set enserrait le monde comme un python sa proie. Toute ma vie, qui fut aussi longue que trois vies d’hommes ordinaires, je l’ai combattu. Je l’ai repoussé dans les ténèbres du sud. Mais dans la noire Stygie, les hommes continuent de prier celui que nous considérons comme l’archi-démon. En combattant Set, j’ai combattu ses adorateurs, ses prêtres et ses serviteurs. Donne-moi ton épée. »
      Déconcerté, Conan fit ce qu’il lui demandait et, d’un doigt osseux, sur la lame près de la lourde garde d’argent, l’ancien traça un étrange symbole qui scintilla comme un feu dans l’ombre. A cet instant, la crypte, la tombe et le fantôme s’évanouirent et Conan se réveilla en sursaut dans son lit, dans la vaste chambre au dôme habillé d’or. Alors qu’il se mettait assis, encore déconcerté par l’étrangeté de son rêve, il réalisa qu’il tenait son épée dans sa main. Les poils de sa nuque se hérissèrent quand il vit que sur la lame, était gravé un symbole qui suggérait la forme d’un phénix. Et il se rappela que sur la tombe, dans la crypte, il avait vu un dessin similaire gravé dans la pierre. Il se demanda alors si cela n’avait bien été qu’une forme dans la pierre, et il frémit devant l’étrangeté de la situation.
      Il se releva soudain en percevant un bruit furtif dans le couloir. Toujours aux aguets, il entreprit de revêtir son armure. A nouveau, il était redevenu le barbare, aussi méfiant qu’un loup gris.

      Chapitre V

      « Que sais-je des complots, et des palais vermeils,
      Moi qui connus la plaine, le ciel et le soleil ?
      Lorsque les épées chantent, les rois pérorent en vain.
      Avant j’étais un homme. Venez, et mourrez chiens ! »
      – La Route des Rois

      Le silence qui enveloppait le couloir du palais royal fut imperceptiblement troublé par la vingtaine de silhouettes furtives qui le traversa. Leurs pieds, nus ou habillés de cuir souple, ne faisaient pas le moindre bruit sur les épais tapis ou sur le dallage de marbre. Le feu des torches, régulièrement espacées dans des niches le long du corridor, révélait des dagues, des épées et des fers de haches aiguisés qui brillaient d’un éclat rouge.
      « Silence ! siffla Ascalante. Cessez de haleter si fort ! L’officier de la garde de nuit a écarté la majeure partie des sentinelles de cette partie du palais et il a enivré les autres, mais cela ne nous dispense pas de rester vigilants. En arrière ! Voilà la garde ! » Pas assez sifflant,discret
      Ils se rejetèrent derrière une grappe de piliers élégamment sculptés et, presque immédiatement, dix géants portant des armures noires passèrent devant eux à pas lents. Leurs visages exprimaient le doute et ils jetaient des regards furtifs sur l’officier qui les éloignait de leur poste. Celui-ci était pâle ; alors que la troupe passait devant l’endroit où s’étaient réfugiés les conspirateurs, il essuya son front en sueur d’une main tremblante. Il était jeune, et trahir son roi n’était pas quelque chose qu’il lui était facile de faire. Il maudit intérieurement la vaniteuse prodigalité qui l’avait poussé entre les mains des prêteurs sur gages, et qui avait fait de lui un pion aux mains des comploteurs. Les gardes passèrent dans un cliquetis d’armure, puis disparurent au bout du couloir.
      « Bien, se réjouit Ascalante. Conan dort sans garde pour le protéger. Dépêchons-nous ! Si nous sommes découvert pendant que nous le tuons c’en est fini de nous – mais peu d’hommes seront enclins à épouser la cause d’un roi mort.
      – Oui, hâtons-nous ! cria Rinaldo, ses yeux bleus brillant du même éclat que celui de l’épée qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête. Mon épée a soif de sang ! J’entends se rassembler les vautours ! En avant ! »
      Ils se hâtèrent le long du couloir sans plus se soucier du bruit de leurs pas et s’arrêtèrent devant une porte chargée d’or frappée aux armes du dragon royal d’Aquilonie.
      « Gromel ! ordonna Ascalante. Enfonce-moi cette porte ! »
      Le géant prit une grande inspiration et se jeta de toute sa force colossale contre le panneau, qui gémit et se tordit sous l’impact. L’homme se ramassa sur lui-même et s’élança une seconde fois. Dans un effroyable craquement de métal et de bois, le verrou céda et la porte vola en éclats, ouvrant largement la voie.
      « En avant ! rugit Ascalante enhardi par la situation.
      – En avant ! hurla Rinaldo. Mort au tyran ! »
      La charge s’arrêta nette. Conan leur faisait face. Les conjurés comprirent qu’ils ne s’attaquaient pas à un homme hébété et désarmé encore abruti de sommeil, mais à un barbare bien réveillé, son armure partiellement revêtue et son épée longue fermement tenue dans ses mains. Pendant un instant, la scène fut suspendue. Les quatre rebelles dans l’ouverture de la porte fracassée, de même que la horde sauvage aux visages grimaçants qui se pressait derrière eux, tous se figèrent à la vue du géant aux yeux embrasés qui se tenait, l’épée à la main, au milieu de la chambre éclairée par les chandelles. A cet instant, Ascalante discerna, près du lit royal, une petite table sur laquelle étaient posés le sceptre d’argent et le mince bandeau d’or de la couronne d’Aquilonie, et cette vue le rendit fou de désir.
      « En avant, chiens ! cria-t-il. Il est seul contre vingt, et il n’a pas de casque ! »
      C’était la vérité. Conan n’avait pas eu la possibilité de revêtir son lourd casque orné de plumes, ni de lacer les plaques latérales de sa cuirasse, tout comme il avait manqué de temps pour décrocher le grand bouclier qui était accroché au mur. Cependant, le Cimmérien restait mieux protégé que n’importe lequel de ses assaillants, exceptés Volmana et Gromel qui portaient chacun une armure complète.
      Le roi les regarda fixement, incertain quant à leurs identités. Il ne connaissait pas Ascalante et il ne n’avait aucune façon de savoir quels visages se dissimulaient sous les heaumes à visière. Rinaldo quant à lui avait rabattu le tissu de sa cape devant son visage. Mais il n’avait pas le temps de satisfaire sa curiosité. Avec un cri qui se répercuta sous les voûtes du plafond, les assassins se déversèrent dans la chambre, Gromel en tête. Il chargea le roi comme un taureau, tête baissée, épée en position basse, pointe vers le haut pour éviscérer son adversaire. Conan bondit à sa rencontre et il mit toute sa force de tigre dans le coup qu’il porta avec son épée. La lame décrivit un arc de cercle sifflant, étincela dans l’air et vint s’écraser sur le heaume du bossonien. Epée et casque volèrent en éclats et Gromel alla rouler sans vie sur le sol. Conan recula, tenant fermement la garde de son épée brisée.
      « Gromel ! cracha-t-il, ses yeux s’écarquillant de stupeur alors que le heaume fracassé révélait le visage qui s’y dissimulait. A cet instant, la meute fut sur lui. Une dague siffla le long de ses côtes, se glissant entre son plastron ventral et sa plaque dorsale, et une lame étincela brièvement devant ses yeux. Il rejeta de côté le porteur de la dague avec son bras gauche, et il écrasa la poignée de son épée sur la tempe du second spadassin, s’en servant comme d’une masse. La cervelle de l’homme gicla et inonda son visage.
      « Que cinq d’entre vous surveillent la porte ! » ordonna Ascalante qui tournoyait à la lisière du tourbillon d’acier, car il craignait que Conan n’arrive à se frayer un chemin parmi la horde et à s’enfuir. Les bandits refluèrent momentanément alors que leur chef en saisissait plusieurs pour les projeter contre la porte, et Conan profita de ce bref répit pour s’élancer vers le mur et en arracher une ancienne hache de bataille, encore en bon état, et suspendue là depuis un demi-siècle. Dos à la muraille, il toisa du regard le cercle de ses assaillants pendant un bref instant, puis bondit au milieu de la horde. Il n’était pas un guerrier qui avait l’habitude de rester sur la défensive : même dans les instants les plus désespérés, il portait toujours la mort et le combat au cœur de ses ennemis. Un autre homme que lui aurait déjà succombé, et Conan lui-même ne comptait pas en réchapper, mais il était porté par son ardent désir de causer autant de dommages qu’il lui était possible avant de succomber. Sa détermination brûlait d’un feu sauvage, et les poèmes des héros du passé chantaient à ses oreilles.
      Alors qu’il retombait à terre, il abattit sa hache sur l’épaule d’un bandit et un coup porté avec le revers de la lame fracassa le crâne d’un autre. Les épées bourdonnaient autour de lui, et à chaque fois il n’échappait que de peu à la mort qui cherchait à le saisir. Le Cimmérien se déplaçait si rapidement qu’il n’était qu’une tache floue dans le tourbillon du combat. Il était comme un tigre au milieu d’une horde de babouins alors qu’il bondissait, tournoyait et esquivait les coups, n’offrant à ses adversaire qu’une cible constamment en mouvement, tandis que sa hache dessinait un cercle de mort autour de lui. Pendant un bref instant, les assassins l’entourèrent férocement, faisant pleuvoir les coups, se gênant par leur seul nombre. Ils refluèrent soudainement – deux cadavres gisant au sol révélaient à eux seuls la frénésie muette qui s’était emparée du roi, bien que Conan lui-même saignât par d’innombrables blessures sur ses bras, son cou, et ses jambes.
      « Canailles ! hurla Rinaldo en jetant au loin son couvre-chef piqué d’une plume, ses yeux flamboyants. Vous craignez le combat ? Permettrez-vous que le despote vive ? Haro sur lui ! »
      Il s’élança en avant en tailladant l’air comme un fou mais Conan, le reconnaissant, brisa sa lame d’un revers terrifiant de sa hache et, d’un puissant coup donné avec le plat de la main, l’envoya rouler au sol. La pointe de l’épée d’Ascalante s’enfonça alors dans son bras gauche et le bandit n’évita la mort qu’en se rejetant prestement en arrière, hors de portée du roi. Alors, les loups se remirent à tournoyer autour du Cimmérien, et la hache de Conan reprit son chant de mort. Un brigand se baissa rapidement pour esquiver un coup et plongea dans les jambes du roi. Il lutta un instant contre ce qui lui semblait être une inébranlable tour d’acier, et n’eut que le temps de lever la tête pour voir la hache s’abattre sur lui, sans pouvoir l’esquiver. Un bandit en profita pour lever haut son épée à deux mains et il l’abattit violemment sur l’épaule cuirassée du roi, meurtrissant la chair. En un instant, la cuirasse de Conan fut inondée de sang.
      Volmana, qui houspillait la meute en bouillant d’impatience, se lança dans la mêlée et visa férocement la tête nue de Conan. Le roi esquiva le coup et l’épée arracha une mèche de cheveux noirs en sifflant au-dessus de sa tête. Conan pivota sur ses talons et riposta sur le côté. La hache broya la cuirasse d’acier et Volmana s’effondra, son flanc gauche déchiqueté.
      « Volmana ! haleta Conan en reprenant son souffle. Maintenant je saurai que ce nabot brûle en enfer… »
      Il se releva précipitamment pour faire face à l’assaut dément de Rinaldo qui le chargeait comme un forcené, armé seulement de sa dague. Conan fit un pas en arrière, levant sa hache.
      « Rinaldo ! sa voix était suppliante. Arrière, je ne veux pas te tuer…
      – Meurt, tyran ! hurla le ménestrel fou en se jetant la tête la première contre le roi. Conan retarda le coup qu’il répugnait à donner jusqu’à ce qu’il fût trop tard. Ce n’est que lorsqu’il sentit la morsure de l’acier dans son flanc sans protection qu’il frappa. Rinaldo tomba à terre, le crâne réduit en bouillie et Conan tituba jusqu’au mur, du sang s’écoulant d’entre ses doigts qu’il tenait serré contre sa blessure.
      « En avant maintenant ! Achevez-le ! » cria Ascalante.
      Conan appuya son dos contre le mur et leva sa hache. Ce faisant, il était l’image vivante de l’invincible fureur primitive – jambes largement écartées, tête en avant, une main se soutenant contre le mur, l’autre maintenant sa hache haut dans les airs, ses muscles pareils à de solides cordages arrimés à son ossature de fer, sa bouche figée dans un rictus sauvage, ses yeux flamboyant derrière la brume sanglante qui les voilait. Les bandits flanchèrent. Aussi sauvages, criminelles et dissolues qu’étaient leurs existences, ils restaient des produits de la civilisation, vivant au milieu d’elle. Devant eux se tenait le barbare, le prédateur ultime. Ils reculèrent brusquement : le tigre blessé pouvait encore donner la mort. Conan perçut l’incertitude qui les gagnait et sourit férocement d’un sourire sans joie.
      « Qui veut être le premier à mourir ? marmonna-t-il à travers la pulpe sanglante de ses lèvres.
      Ascalante bondit comme un loup, arrêta sa course à mi-chemin avec une rapidité stupéfiante et se baissa vivement pour esquiver la mort sifflante qui volait à sa rencontre. Il ramena désespérément ses jambes sous lui et chercha à rouler hors de danger avant que Conan, déséquilibré par son coup manqué, ne frappe à nouveau. Cette fois, la hache s’enfonça profondément dans le sol poli à proximité des jambes d’Ascalante. C’est ce moment que choisit un bandit malavisé pour charger, suivi à contrecœur par ses camarades. Il avait l’intention de tuer Conan avant que le Cimmérien n’ait pu arracher sa lame du plancher, mais ce raisonnement se révéla malencontreux. La hache pourpre jaillit du sol, s’éleva dans les airs avant de s’écraser, et l’attaquant fut sauvagement projeté en arrière dans les jambes de ses compagnons, en une parodie sanglante d’être humain.
      A cet instant, un cri de terreur jaillit de la gorge des brigands stationnés devant la porte, alors qu’une ombre noire et difforme surgissait du mur. Excepté Ascalante, tous se retournèrent à ce cri et, comme une meute de chiens hurlants, les bandits jaillirent hors de la chambre en un essaim terrifié avant de se disperser à travers les corridors. Ascalante ne jeta pas un regard à la porte, il n’avait d’yeux que pour le souverain blessé. Il supposait que le bruit de la mêlée avait enfin réveillé le palais et que la garde fondait sur eux, mais il lui semblait néanmoins étrange que des hors-la-loi endurcis puissent pousser de tels cris d’horreur dans leur fuite. Conan ne regardait pas non plus la porte car il gardait ses yeux fixés sur le chef des bandits, les yeux flamboyants d’un loup aux abois. Même dans cette situation désespérée, le cynisme d’Ascalante ne le quitta pas.
      « Tout semble perdu, et l’honneur le premier, murmura-t-il. Cependant le roi meurt debout, et… » Nul ne sut jamais la nature des pensées qui lui avaient traversé l’esprit. Laissant sa phrase inachevée, il se rua vers Conan au moment même où le Cimmérien s’était trouvé obligé de lever la main qui tenait la hache pour essuyer le sang qui brouillait sa vue. Mais à peine avait-il commencé sa charge qu’une étrange bourrasque agita l’air et qu’une forme massive s’abattit entre ses épaules. Il fut projeté à terre la tête la première et des serres affilées s’enfoncèrent profondément dans sa chair. Il se tordit désespérément sous le poids de son agresseur, tourna sa tête et se retrouva face à un visage de cauchemar et de pure folie. Penché au-dessus de lui se trouvait une forme sombre et énorme qui, il le savait, n’était pas issue d’un monde de raison. Des griffes noires étaient tendues près de sa gorge, et son âme se ratatina devant deux yeux jaunes et malfaisants, comme un champ de blé fauché par un vent glacial.
      La face hideuse qu’il contemplait allait au-delà de la plus pure bestialité. Cela aurait pu être le visage d’une momie ancienne et maléfique, qui aurait été animée d’une vie démoniaque. Au milieu de cette vision de cauchemar, les yeux dilatés par l’horreur du bandit semblèrent reconnaître, à travers le voile de folie qui s’emparait de lui, une vague et terrible ressemblance avec Thot Amon. Le cynisme et la suffisance d’Ascalante l’abandonnèrent et, avec un cri épouvantable, il succomba avant que les griffes du spectre n’aient pu le toucher.
      Conan, qui secouait la tête pour libérer sa vue du sang qui coulait devant ses yeux, fixa la scène, glacé d’horreur. Il avait d’abord cru que c’était un grand chien noir qui se tenait au-dessus du corps distordu d’Ascalante ; puis, alors que son regard s’éclaircissait, il comprit qu’il ne s’agissait ni d’un chien, ni d’un babouin. Avec un cri qui était comme un écho au hurlement d’agonie d’Ascalante, il tituba en avant et frappa l’horreur rampante d’un revers de hache dans lequel il avait mis toute la force désespérée que contenaient ses muscles. La lame ricocha en tintant sur le crâne allongé qu’elle aurait dû fracasser, et le roi fut projeté jusqu’au milieu de la chambre sous l’impact du corps monstrueux. Les mâchoires écumantes de la bête se refermèrent sur le bras que Conan avait levé pour protéger sa gorge, mais le monstre ne réussit pas à s’assurer une prise mortelle. Par-dessus le bras mutilé du Cimmérien, il plongea son regard maléfique au plus profond des yeux du roi, qui commencèrent à s’emplir de la même horreur qui habitait désormais le regard sans vie d’Ascalante. Conan sentit son âme se recroqueviller et commencer à être attirée hors de son corps, pour aller se noyer dans les puits jaunâtres d’horreur cosmique qui luisaient dans l’abîme qui se formait en lui, submergeant toute vie, et toute raison. Les yeux s’agrandirent et devinrent gigantesques, et Conan perçut en eux l’existence d’un monde extérieur et ténébreux, fait de vides informes et de gouffres obscures, dans lesquels rôdent des horreurs abyssales et blasphématoires. Il entrouvrit ses lèvres sanglantes pour hurler sa haine et son dégoût, mais seul un râle desséché sortit de sa gorge.
      Cependant, l’horreur qui avait paralysé Ascalante avant de l’annihiler souleva chez le Cimmérien une furie frénétique proche de la folie. Dans un sursaut de fureur volcanique, il plongea en arrière, ignorant la souffrance qui irradiait de son bras déchiré, et traîna le monstre avec lui. Soudain, sa main lancée au hasard rencontra quelque chose que son cerveau embrouillé reconnut comme étant le pommeau de son épée brisée. Il s’en empara instinctivement et, s’en servant comme d’une dague, poignarda la créature de toute la force de ses nerfs. Le fragment de lame s’enfonça profondément et le bras de Conan fut libéré alors que l’horrible gueule s’ouvrait en grand pour hurler son agonie. Le roi fut violemment rejeté de côté et, se relevant sur une main, il contempla stupéfait les terribles convulsions du monstre dont le sang épais jaillissait de la blessure causée par la lame brisée. Alors qu’il regardait la scène, le monstre cessa de se débattre et il s’effondra sur le sol, agité encore de quelques spasmes irréguliers, fixant la voûte de ses horribles yeux sans vie. Conan cligna des yeux et secoua le sang qui perlait devant ses paupières, car il lui semblait que la chose se liquéfiait, et se désintégrait en un amas visqueux.
      Un concert de voix retentit à ses oreilles, et la pièce fut envahie par une foule de gens de cour finalement réveillés par le vacarme – chevaliers, vassaux, nobles dames, soldats, conseillers – jacassant, criant et se gênant les uns les autres. Les Dragons Noirs étaient là, fous de rage, blasphémant et rudoyant, les mains sur les pommeaux de leurs armes et lançant des jurons dans les airs. Concernant le jeune officier qui avait éloigné les gardes, nul ne l’avait vu, et il ne fut jamais retrouvé, bien qu’on se lançât activement à sa recherche.
      « Gromel ! Volmana ! Rinaldo ! s’exclama le haut-conseiller Publius en passant ses mains grasses d’un corps à l’autre. Noire trahison ! Des hommes paieront pour cela ! Appelez la garde !
      – Elle est déjà là pauvre idiot ! le rudoya Pallantides, le commandant des Dragons Noirs, oubliant le rang de Publius dans ce moment de tension. Tu ferais mieux d’arrêter de jacasser, et nous aider à panser les blessures du roi. Il est en train de se vider de son sang.
      – Oui, oui ! cria Publius, qui était un homme de réflexion plus qu’un homme d’action. Nous devons soigner ses blessures. Que l’on aille chercher des médecins ! Oh mon seigneur, quelle funeste honte pour la cité ! Êtes-vous mourant ?
      – Du vin ! » haleta le roi depuis la couche sur laquelle ils l’avaient déposé. Ils posèrent un gobelet sur ses lèvres ensanglantées et il but comme un homme à demi mort de soif.
      « Ça fait du bien ! grogna-t-il. Tuer est une besogne qui donne soif. »
      Ils avaient endigué le flot de sang, et la vitalité naturelle du barbare reprenait déjà le dessus.
      « Occupez-vous d’abord de la blessure sur mon flanc, ordonna-t-il aux médecins de la cour. Rinaldo m’a écrit là un poème mortel, et sa plume était acérée.
      – Nous aurions dû le pendre il y a bien longtemps, maugréa Publius, rien de bon ne sort jamais des poètes. Qui est celui-ci ? »
      Il toucha nerveusement le corps d’Ascalante du bout de ses sandales.
      « Par Mitra ! éructa le commandant. C’est Ascalante, qui fut autrefois Conte de Thune ! Quelle sorcellerie l’a poussé à sortir de sa tanière du désert ?
      – Pourquoi a-t-il ce regard ? » murmura Publius en s’écartant, ses yeux grands ouverts alors qu’il ressentait un picotement particulier à la base de sa nuque. Le silence tomba alors que les autres se tournèrent vers le cadavre du bandit.
      « Si tu avais vu ce que lui et moi avons vu, grommela le roi en se mettant assis malgré les protestations des médecins, tu ne te poserais pas la question. Tourne-toi, et frémis d’horreur en contemplant la… » Il s’arrêta net, la bouche ouverte, son doigt levé dans les airs. Là où aurait dû se trouver le cadavre du monstre, seul le plancher nu s’offrait aux regards.
      « Crom ! jura-t-il. La chose est retournée dans l’abîme qui l’a vu naître !
      – Le roi délire » murmura un noble. Conan l’entendit et poussa des jurons barbares.
      « Par Badb, Morrigan, Macha et Nemain ! conclut-il rageusement. Je suis sain d’esprit ! C’était une sorte de fusion entre un babouin et une momie stygienne. Il est venu par la porte, et les bandits d’Ascalante se sont enfuis devant lui. Ensuite, il a tué Ascalante au moment où il me chargeait. Puis il s’est jeté sur moi, et je l’ai abattu. Je ne sais pas comment, mais ma hache a ricoché sur lui comme sur de la pierre. Je pense qu’Epemitreus le Sage y est pour quelque chose…
      – Ecoutez comme il parle d’Epemitreus, mort depuis quinze siècles ! murmurèrent-ils entre eux
      – Par Ymir ! tonna le roi. Cette nuit, j’ai parlé à Epemitreus ! Il m’a appelé dans mes rêves, et j’ai marché le long d’un couloir de pierres noires décoré de figures d’anciens dieux, jusqu’à un escalier de pierre dont chaque marche était ornée de la silhouette de Set. Je suis arrivé à une crypte, et il y avait une tombe, avec un phénix sculpté dessus et…
      – Au nom de Mitra sire, plus un mot ! » C’était le grand prêtre de Mitra qui avait crié, le visage devenu couleur de cendres.
      Conan releva sa tête, comme un lion qui rejette sa crinière en arrière et sa voix avait le grondement sourd d’un lion en colère.
      « Suis-je un esclave pour me taire sur ton ordre ?
      – Non, non mon seigneur ! » Le grand prêtre tremblait, mais pas à cause de la fureur du roi. « Je ne voulais pas vous offenser. »
      Il baissa la tête à la hauteur du souverain et parla dans un souffle qui ne fut entendu que par Conan lui-même.
      « Mon seigneur, ceci est au-delà de toute raison. Seul le cercle intérieur des prêtres de Mitra a connaissance du corridor de pierre taillé dans le cœur noir du Mont Golamira par des mains inconnues, et de la tombe gardée par le phénix dans laquelle Epemitreus repose depuis quinze siècles. Depuis ce temps, aucun homme n’y est entré car les prêtres élus, après avoir déposé le Sage dans la crypte, ont muré l’entrée du corridor de manière à ce que personne ne puisse la trouver, et aujourd’hui même les grands prêtres ne savent pas où elle se trouve. Le secret se transmet de bouche à oreille, révélé par les plus hauts dignitaires de l’ordre à quelques rares élus. L’emplacement de la dernière demeure d’Epemitreus au cœur des montagnes noires du Golamira est un secret jalousement gardé par les acolytes de Mitra. C’est un des Mystères sur lesquels reposent tout le culte de Mitra.
      – Je ne sais pas par quelle magie Epemitreus m’a amené à lui, répondit Conan. Mais je lui ai parlé, et il a tracé un symbole sur mon épée. Pourquoi cette marque est-elle mortelle pour les démons, ou quelle magie elle renferme, je n’en ai aucune idée. Bien que la lame se soit brisée sur le casque de Gromel, le fragment était encore assez long pour tuer cette chose.
      – Laissez-moi examiner votre épée » murmura le grand prêtre, sa gorge devenue subitement sèche.
      Conan lui tendit l’arme brisée et le prêtre poussa un cri en tombant à genoux.
      « Mitra nous garde des puissances des ténèbres ! haleta-t-il. Le roi a bien parlé à Epemitreus cette nuit ! Là, sur l’épée : il s’agit de la marque secrète que personne d’autre ne peut tracer, l’emblème du phénix immortel qui veille à jamais sur sa tombe ! Une chandelle vite ! Regardez l’endroit où le roi a affirmé que le gobelin était mort. »
      A cet endroit, le sol était partiellement caché par l’ombre d’un paravent brisé. On le tira de côté, et le plancher fut éclairé par la lueur de multiples chandelles. Le silence tomba sur l’assemblée qui fut parcourue d’un frisson irrépressible. Certains tombèrent à genoux en invoquant Mitra, d’autres s’enfuirent de la chambre en hurlant.
      Car sur le sol, là où le monstre avait succombé, on distinguait une ombre tangible, une tache noire que rien ne pourrait jamais laver. La chose avait laissé la marque de sa silhouette, clairement délimitée par son sang, et ses contours n’étaient pas de ceux que l’on trouve dans un monde de raison. La forme se tenait là, sinistre et horrible, comme une ombre qu’aurait projeté sur le sol un de ces dieux simiesques qui trônent sur les autels des temples lugubres de la sombre Stygie.

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