SÉGUR, Comtesse (de) – Quel amour d’enfant !

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    SÉGUR, Comtesse (de) – Quel amour d'enfant !

    CHAPITRE 01 : GISELLE EST UN ANGE :

    M. et Mme de Néri et leurs enfants étaient de retour à Paris depuis quelques jours. Blanche et Laurence de Néri, âgées l’une de dix-huit ans, l’autre de seize ans, avaient continué à demeurer avec leur frère et leur belle-sœur. Quatre ans auparavant, après la mort de leur mère, elles avaient demeuré chez leur sœur aînée Léontine de Gerville, âgée alors de vingt-trois ans ; mais le caractère intolérable de leur nièce Giselle, qui avait alors près de six ans, et la faiblesse excessive de Léontine et de son mari pour cette fille unique, avaient forcé Pierre de Néri à retirer ses sœurs de l’odieux esclavage dont elles souffraient. Ils avaient été passer un hiver à Rome ; M. de Néri retrouva à Paris sa sœur Léontine, qu’il aimait tendrement, et qu’il voyait presque tous les jours.

    Un matin, que Giselle avait fait une scène de colère en présence de son oncle, et que Léontine cherchait à persuader son frère de la sagesse et de la douceur de Giselle, Pierre ne put s’empêcher de lui dire :

    Pierre :

    Je t’assure, Léontine, que tu es encore bien aveugle sur les défauts de Giselle ; elle est franchement insupportable.

    Léontine :

    Oh Pierre ! comment peux-tu avoir une pensée aussi fausse ! Tout le monde la trouve changée et charmante.

    Pierre :

    Je veux bien croire qu’on te le dise ; mais, ce que je ne puis croire, c’est qu’on te parle franchement.

    Léontine :

    Si tu savais comme je suis devenue sévère ! Je la gronde, je la punis même toutes les fois qu’elle le mérite.

    Pierre (souriant) :

    Très bien ; mais elle ne le mérite jamais.

    Léontine :

    Ceci est vrai ; elle est devenue douce, obéissante, tout à fait gentille. Mais tu es si sévère pour les enfants, que tu ne supportes ni leur bruit, ni leurs petits défauts.

    Pierre :

    En effet, je ne supporte pas leurs cris de rage ni leurs méchancetés ; mais quant à leurs jeux, leurs cris de joie, leurs petites discussions, non seulement je les supporte, mais je les aime et j’y prends part. Au reste, tant mieux pour elle et pour toi si je me trompe. J’ai promis à mes enfants de leur acheter des fleurs pour des bouquets qu’ils veulent donner à Noémi le jour de sa fête. Il est un peu tard, et je m’en vais. Au revoir, ma sœur.

    Léontine embrassa son frère, quoiqu’elle fût contrariée de son jugement sur sa charmante fille, et revint s’asseoir dans son fauteuil ; elle réfléchit quelques instants. Petit à petit son visage s’assombrit.

    Léontine :

    C’est triste de voir toute ma famille tomber sur ma pauvre petite Giselle. Parce que, mon mari et moi, nous l’avons peut-être un peu gâtée dans sa petite enfance, on se figure qu’elle doit être insupportable… Pauvre ange ! elle est si gentille !

    Pendant que Mme de Gerville s’extasiait sur la gentillesse de sa fille, Pierre de Néri rentrait chez lui avec un bouquet de fleurs, qu’il alla faire voir à sa femme :

    Pierre :

    Vois, Noémi, les jolies fleurs que j’apporte aux enfants. Ils auront de quoi faire une demi-douzaine de bouquets pour le moins.

    Noémi :

    Elles sont charmantes, trop jolies pour les leur livrer ; les camélias sont ravissants. Donne-les-moi, mon ami ; c’est vraiment dommage de les faire abîmer par des enfants si jeunes.

    Pierre :

    Je n’ai rien à te refuser, ma bonne Noémi, prends les camélias et laisse-leur les lilas, les muguets et les giroflées.

    Noémi :

    Merci, mon ami.

    Et Noémi s’empressa d’enlever les camélias et une belle branche de lilas blanc.

    Pierre :

    Assez ! assez ! Noémi ; les enfants n’auront plus rien si tu continues.

    Pierre emporta son bouquet. Quand il entra chez ses enfants, ils coururent à lui.

    Georges :

    Papa, papa, nous attendons les fleurs ; en avez-vous trouvé ?

    Pierre :

    Je crois bien ! et de très jolies. Tenez, mes enfants, tenez ; voici de quoi faire une quantité de bouquets.

    Pierre posa sur une table les fleurs qu’il avait tenues cachées derrière son dos. Georges et Isabelle poussèrent un cri de joie.

    Georges :

    Quelles belles fleurs ! Merci, papa ; vous êtes bien bon !

    Ils embrassèrent leur père, qui les laissa faire leurs bouquets et alla rejoindre leur mère.

    Georges et Isabelle commencèrent à étaler les fleurs sur la table. Isabelle, qui avait trois ans, prenait et rejetait les giroflées ; elle en faisait tomber quelques-unes par terre.

    Georges :

    Prends garde, Isabelle ; tu fais tout tomber.

    Isabelle :

    Non, pas tout ; seulement un peu.

    Georges :

    Mais tu les casses. Regarde, cette belle-là ; elle est tout abîmée.

    Isabelle :

    Ça fait rien, ça fait rien.

    Georges :

    Si, ça fait beaucoup ; c’est pour maman.

    Isabelle :

    Et moi ? J’en veux aussi, moi.

    Georges :

    Tu auras les petites, qui sont maigres.

    Isabelle :

    Non ; je veux les grasses.

    Georges :

    Les grasses sont pour maman.

    Isabelle :

    J’en veux, je te dis.

    Georges :

    Et moi, je te dis : je ne veux pas ; je suis le plus grand, j’ai quatre ans et demi.

    Isabelle regarda Georges d’un air malin, saisit une poignée de muguet et s’enfuit du côté de sa bonne. Georges courut après elle pour lui arracher les fleurs ; Isabelle, se voyant prise, les cacha dans les plis de sa robe en criant :

    Isabelle (criant) :

    Au secours, ma bonne ! au secours !

    La bonne savonnait dans un cabinet à côté ; elle accourut aux cris d’Isabelle, et la trouva luttant de toutes ses forces contre son frère, qui, sans lui faire de mal, la secouait, la culbutait, en cherchant à ravoir le muguet : Isabelle le défendait, en tenant sa robe à deux mains.

    Annette :

    Qu’y a-t-il donc ? Georges, pourquoi bousculez-vous votre sœur ? Et vous, Isabelle, qu’est-ce que vous tenez si serré dans vos mains ?

    Georges (pleurant à demi) :

    Elle prend les fleurs de maman ; elle les abîme ; elle ne veut pas me les rendre.

    Isabelle (pleurant à moitié) :

    II veut prendre tout ; il me donne les maigres.

    Annette :

    Laissez votre sœur, mon petit Georges ; et vous, Isabelle, soyez sage ; rendez au pauvre Georges les fleurs que vous chiffonnez et que vous cassez en les serrant si fort. Pensez donc que c’est pour votre maman que Georges soigne ces fleurs. Vous lui faites de la peine en les abîmant.

    Georges lâcha Isabelle, et Isabelle laissa tomber les fleurs, fanées, écrasées à ne pouvoir servir. Quand Georges vit l’état dans lequel les avait mises sa sœur, il fondit en larmes. Isabelle, voyant pleurer son frère, se mit à sangloter de son côté. Elle se jeta au cou de Georges, lui demanda pardon, lui dit qu’elle ne le ferait plus. Georges, qui était très bon, l’embrassa, essuya ses yeux et retourna à ses fleurs. Isabelle le suivit, mais elle ne toucha à rien, et mit ses mains derrière son dos.

    Isabelle :

    Vois-tu, Georges, comme ça, je ne toucherai pas ; je n’ai plus de mains.

    Georges :

    À la bonne heure ! Reste comme ça, et ne bouge pas.

    Georges commença à mettre ensemble les plus belles fleurs ; Isabelle les lui désignait avec son menton, gardant fidèlement ses mains derrière son dos. Ils avaient presque fini, quand la porte s’ouvrit, et leur cousine Giselle entra.

    Giselle :

    Vous voilà ici ! Je croyais que vous étiez partis pour vous promener.

    Georges :

    Non ; nous faisons des bouquets pour maman. C’est demain sa fête.

    Giselle :

    Et toi, qu’est-ce que ma tante te donnera ?

    Georges :

    À moi ? Rien du tout. Ce n’est pas ma fête.

    Giselle :

    C’est drôle, ça. Papa et maman me font toujours des présents le jour de leur fête. Voyons tes fleurs. Elles sont très jolies ! Et comme elles sentent bon ! Où les as-tu cueillies ?

    Georges :

    C’est papa qui nous les a apportées.

    Giselle :

    Aimes-tu ton papa ?

    Georges :

    Beaucoup ; il est si bon !

    Giselle :

    Pas pour moi, toujours. Il me gronde continuellement.

    Georges :

    Parce que tu es méchante. Papa ne nous gronde jamais, Isabelle et moi.

    Giselle :

    Qui est-ce qui t’a dit que j’étais méchante ?

    Georges :

    C’est personne. Je le vois bien.

    Giselle :

    Petite bête, va ! Tu seras comme ton papa, qui trouve tout le monde méchant.

    Georges :

    Non, pas tout le monde. Il trouve maman très bonne ; il trouve ma tante Laurence et ma tante Blanche très bonnes ; il me trouve très bon ; il trouve Isabelle très bonne.

    Giselle :

    Et pourquoi me trouve-t-il méchante ?

    Georges :

    Je ne sais pas ; demande-lui.

    Laurence entra au moment où Giselle allait répondre. Georges et Isabelle coururent au-devant d’elle et l’embrassèrent à plusieurs reprises. Giselle fit un pas, puis s’arrêta.

    Giselle (sèchement) :

    Bonjour, ma tante.

    Laurence :

    Bonjour, Giselle.

    Laurence voulut l’embrasser, mais Giselle la repoussa.

    Laurence :

    (Riant) Toujours aimable !… (Sérieusement) Tu fais des bouquets avec Georges et Isabelle ?

    Giselle (d’un air grognon) :

    Non, je regarde.

    Laurence :

    Je vais les aider, ces pauvres petits. Voyons, mon petit Georget, choisis-moi les plus belles fleurs. Et toi, mon petit Isabeau, va me chercher du fil chez ta bonne ; je vous ferai deux beaux bouquets, que vous donnerez demain à votre maman.

    Giselle :

    Et moi, qu’est-ce que je ferai ?

    Laurence (riant) :

    Toi, tu feras ce que tu faisais quand je suis entrée : tu regarderas.

    Giselle (avec humeur) :

    Tu crois donc que ça m’amuse de regarder faire des bouquets ?

    Laurence :

    Si cela t’ennuie, fais autre chose.

    Giselle (avec humeur) :

    Et que veux-tu que je fasse ?

    Laurence :

    Je n’en sais rien ; fais ce que tu voudras. Tu n’es pas facile à contenter.

    Giselle (avec humeur) :

    Je vois bien que c’est toi qui dis à tout le monde que je suis méchante. Je le dirai à maman et à papa ; ils seront très fâchés contre toi, tu verras cela.

    Laurence :

    Dis ce que tu voudras, ma pauvre fille. Quand j’avais treize ans et que je demeurais avec toi chez ta mère, après la mort de ma pauvre chère maman, j’avais peur de tes méchancetés, parce que ton père et ta mère nous grondaient et nous rendaient malheureuses, Blanche et moi ; mais à présent que nous demeurons chez mon frère et mon excellente belle-sœur, je ne m’effraye plus de ce que tu peux dire, et je te plains d’être aussi méchante à dix ans que tu l’étais à six.

    Giselle :

    Ce n’est pas vrai ; maman dit que je suis devenue très bonne.

    Laurence :

    Ta pauvre maman t’aime tellement qu’elle te croit bonne. Demande à ton oncle Pierre s’il pense comme elle.

    Giselle (avec colère) :

    Mon oncle Pierre est méchant lui-même ; il veut qu’on n’aime que ses enfants, et alors il tâche de me faire du mal.

    Laurence (vivement) :

    Mauvaise petite fille, tais-toi ou va-t’en.

    Giselle :

    Je ne m’en irai pas et je ne me tairai pas et je dis que mon oncle Pierre et ma tante Noémi sont très méchants et que je les déteste.

    Georges :

    Je ne veux pas que tu dises que papa et maman sont méchants ; entends-tu, méchante ?

    Isabelle :

    Moi, veux pas non plus, méchante.

    Laurence pose ses fleurs sur la table et veut faire sortir Giselle, qui se débat, qui s’échappe et qui court à la table ; avant que Laurence ait pu l’en empêcher, elle saisit les fleurs, les écrase dans ses mains, les jette par terre, les piétine, et chante d’un air moqueur et triomphant :

    Giselle :

    La bonne aventure ô gué !

    La bonne aventure.

    Georges et Isabelle restent immobiles et consternés ; Laurence appelle la bonne.

    Laurence :

    Annette, voulez-vous aller chercher mon frère tout de suite, et enfermez-nous à double tour pour que Giselle ne s’échappe pas.

    La bonne obéit avec empressement ; Giselle comprit le danger qu’elle courait, et chercha inutilement un moyen d’y échapper. Elle n’eut pas le temps de réfléchir longtemps ; la bonne ramena M. de Néri presque immédiatement.

    Pierre :

    Qu’y a-t-il donc, Laurence ? Pourquoi m’envoies-tu chercher ? Pourquoi les enfants pleurent-ils ?

    Laurence :

    À cause d’une nouvelle méchanceté de Giselle.

    Laurence raconta à Pierre ce qui venait de se passer.

    Laurence :

    Je t’ai fait appeler parce que je ne peux pas en venir à bout et qu’elle ne veut pas sortir d’ici.

    Pierre :

    Giselle, si tu étais ma fille, je te punirais de manière à t’empêcher de recommencer, mais comme tu n’es, grâce à Dieu, que ma nièce, je me bornerai à t’emmener chez moi, où tu resteras tout le temps que tu devais passer ici.

    Giselle (tapant du pied) :

    Je ne veux pas aller chez vous ; vous me battriez. Je veux m’en aller.

    Pierre se tourna vers la bonne.

    Pierre :

    Combien de temps Giselle devait-elle rester ici ?

    Annette :

    Je crois que c’est une heure et demie, Monsieur ; sa bonne est chez la femme du chambre de Madame ; Monsieur veut-il que je l’appelle ?

    Pierre :

    Merci, Annette, c’est inutile ; vous lui direz seulement que lorsqu’il sera temps de partir, elle vienne chercher Giselle dans mon cabinet de travail.

    Et s’approchant de sa nièce :

    Pierre :

    Voyons, marche devant moi, Giselle.

    Giselle (pleurant) :

    Je ne veux pas aller chez vous ; je ne veux pas vous voir.

    M. de Néri ne dit rien, mais, s’approchant de Giselle, il lui saisit les mains, malgré ses cris et ses efforts. Il prit ses deux poignets avec une de ses mains et se dirigea vers la porte, traînant Giselle après lui ; il arriva ainsi jusqu’à son cabinet de travail, décrocha une courroie qui retenait ses fusils, enleva Giselle, la plaça dans un fauteuil et l’y attacha avec sa courroie, mais sans lui faire de mal.

    Pierre :

    Maintenant, crie, gigote, hurle, je ne m’inquiète plus de toi ; tu en as pour une heure environ. Réfléchis et tâche de comprendre combien ta méchanceté te profite peu ; combien tu offenses le bon Dieu, qui t’a donné tant de choses que les autres n’ont pas ; combien tu te rends malheureuse toi-même, et combien tu te fais détester par tout le monde.

    Pierre se remit à son bureau et continua son travail interrompu. Giselle eut beau crier, appeler, se démener, il ne leva seulement pas les yeux de dessus son papier. Au bout d’une heure, sa bonne vint la chercher ; elle semblait consternée. Pierre délia Giselle et la laissa partir sans la regarder. Giselle lui lança un regard furieux, et se dépêcha de retourner à la maison, où elle raconta ses aventures à sa façon.

    #154802

    CHAPITRE 02 : SINCERITE DU CHER ANGE :

    Georges et Isabelle, distraits par l’arrivée de leur papa et l’enlèvement de leur cousine, oublièrent un instant les fleurs.

    Georges :

    Qu’est-ce que papa va lui faire ?

    Isabelle :

    Il va la fouetter, bien sûr, et avec de grosses verges.

    Georges :

    Comme toi l’autre jour, quand tu m’as mordu jusqu’au sang.

    Isabelle :

    Et comme toi, quand tu as craché sur ma bonne.

    Georges :

    Mais je n’ai pas craché après.

    Isabelle :

    Je n’ai plus mordu, moi aussi.

    Georges (tristement) :

    Et nos bouquets ? Nous n’avons rien à donner à maman.

    Laurence :

    Si fait, mes chers petits ; j’avais mis sur la commode les deux plus beaux, que j’avais heureusement finis avant l’arrivée de Giselle. J’en faisais d’autres avec les petites fleurs qui restaient. Il y en a beaucoup qui ne sont pas écrasées ; vous donnerez ces deux beaux bouquets ; Blanche et moi, nous en donnerons deux plus petits que je vais finir.

    Georges :

    Non, non, ma pauvre tante, prenez les gros et donnez-nous les petits. N’est-ce pas, Isabelle ?

    Isabelle :

    Non ; moi je veux un gros ; toi, prends un petit.

    Georges :

    Comment ? Tu ne veux pas donner un gros bouquet à ma pauvre tante qui est si bonne ?

    Isabelle :

    Oui, je veux bien, le tien ; moi, je veux un gros.

    Georges :

    Et ma pauvre tante Blanche ?

    Isabelle (hésitant) :

    Ma tante Blanche ?… Comment faire ? Prends, prends tout par terre ; c’est beaucoup ça.

    Georges :

    C’est écrasé ; les fleurs sont cassées ; ce n’est pas joli.

    Laurence :

    Mes chers petits, gardez vos gros bouquets. Vois-tu, mon bon petit Georges, toi et Isabelle vous êtes les enfants de maman ; Blanche et moi, nous ne sommes que les sœurs ; les enfants doivent donner le plus beau cadeau, parce que les mamans les aiment davantage que les sœurs. C’est mieux comme cela.

    Ce raisonnement persuada Georges, qui fut bien content de pouvoir donner à sa maman le plus beau bouquet. Laurence acheva de lier tout ce qui restait de fleurs fraîches et non cassées ; elle montra ensuite aux enfants à tout mettre en ordre, à balayer les débris de fleurs qui couvraient le plancher, enfin, elle leur fit tout nettoyer et ranger.

    Pendant ce temps, Giselle arrivait furieuse chez sa mère.

    Giselle :

    Maman, je ne veux plus aller chez mon oncle Pierre ni chez ma tante Laurence.

    Léontine :

    Pourquoi donc, ma petite chérie ?

    Giselle :

    Georges et Isabelle n’ont pas voulu me laisser faire des bouquets ; ma tante Laurence m’a battue, m’a enfermée ; elle a…

    Léontine (indignée) :

    Battue ! Enfermée ! Mon pauvre trésor ! Battue ! Et pourquoi donc ? Qu’avais-tu fait ?

    Giselle :

    Rien du tout, maman. J’ai seulement fait tomber quelques fleurs ; elle a dit que je l’avais fait exprès ; je m’ennuyais puisqu’on ne me laissait toucher à rien, et je me suis mise à chanter. Ma tante s’est fâchée, elle m’a poussée, j’ai crié ; ma tante a envoyé chercher mon oncle pour me fouetter.

    Léontine (poussant un cri) :

    Te fouetter ! Mais c’est affreux ! Est-ce qu’ils t’ont réellement fouettée ?

    Giselle :

    Ils n’ont pas osé, parce que j’ai dit que je m’en plaindrais à vous et à papa. Alors mon oncle m’a grondée horriblement ; il a dit que si j’étais sa fille il me fouetterait à me faire mourir, mais qu’il avait peur de vous et de papa et qu’il était bien fâché de m’avoir pour nièce.

    Léontine :

    Mais c’est incroyable ! Je n’en reviens pas.

    Giselle :

    Alors mon oncle m’a prise ; il m’a traînée, malgré mes cris, dans toute la maison, en me tirant par les poignets, qui sont tout rouges encore ; il m’a entraînée dans un cabinet ; il m’a attachée avec des cordes en cuir qui me faisaient un mal affreux, et il m’a laissée là ; j’ai eu beau le supplier, lui demander grâce, il m’a laissée là pendant plus d’une heure. Quand il m’a détachée, j’étais presque évanouie, tant j’avais eu mal. Vous voyez bien, maman, pourquoi je ne veux plus retourner chez mon oncle. Je l’aime beaucoup pourtant, mais il est trop méchant.

    Léontine pleurait à chaudes larmes ; les souffrances qu’avait endurées sa malheureuse enfant, la cruauté de son frère et de sa sœur Laurence la mettaient hors d’elle. Elle prit dans ses bras la douce, l’innocente Giselle et la couvrit de baisers.

    Léontine :

    Chère petite victime d’une incroyable jalousie, tu n’iras plus chez ton oncle qu’avec moi, et je ne te quitterai pas d’un instant. Pauvre, pauvre enfant !

    Les larmes de Léontine redoublèrent. Giselle triomphante courut chez sa bonne pour lui recommander de dire comme elle.

    Emilie :

    Mais, Mademoiselle Giselle, je ne sais pas ce qui s’est passé ; vous savez que j’étais avec la femme de chambre de madame votre tante.

    Giselle :

    Mais vous savez toujours comme je criais.

    Emilie :

    Oh ! quant à ça, je puis l’affirmer.

    Giselle :

    Et comme j’étais attachée avec des cordes en cuir, si fort, que je ne pouvais pas bouger.

    Emilie :

    Je crois bien que cette courroie ne vous serrait pas trop, et que vous n’étiez pas si à plaindre, assise dans un bon fauteuil, ayant les mains libres.

    Giselle :

    Enfin je vous ordonne de dire comme moi et de ne pas faire à maman et à papa les réflexions que vous inventez sans savoir ce qui s’est passé.

    Emilie :

    Soyez tranquille, Mademoiselle Giselle, je ne vous contredirai pas.

    Quand Giselle fut partie, la bonne leva les épaules :

    Emilie :

    Elle est méchante tout de même, cette petite fille. Si je n’avais pas de si gros gages, je ne resterais pas deux jours avec elle ; mais j’ai ma pauvre mère à soutenir, je gagne ici huit cents francs ; j’ai souvent des cadeaux ; je ne retrouverais pas cela ailleurs, il faut que je reste ; ma mère ne manquera de rien tant que je serai chez Mme de Gerville.

    Giselle rentra au salon ; elle y trouva un ancien ami de la famille, M. Tocambel, qui ne se gênait pour personne et qui était d’une franchise rude, mais bienveillante.

    M. Tocambel :

    Bonjour, la belle enfant ; êtes-vous toujours méchante ? Avez-vous fait beaucoup de tapage aujourd’hui ?

    Giselle (piquée) :

    Je ne suis plus méchante depuis longtemps, vous le savez bien.

    M. Tocambel :

    Mais je n’en sais pas un mot ; et je vois à vos jolis yeux rouges et à vos cheveux ébouriffés qu’il y a eu quelque chose cet après-midi.

    Giselle :

    Il y a eu que mon oncle Pierre a été plus méchant que jamais, et ma tante Laurence aussi.

    M. Tocambel :

    Mon enfant, ceci n’est pas possible. Je connais votre oncle et votre tante depuis qu’ils sont au monde ; ils ne peuvent pas être méchants.

    Léontine entra.

    Léontine (entrant) :

    Ah ! vous voici, mon vieil ami ; de quoi parliez-vous donc avec Giselle ?

    M. Tocambel :

    Nous causions d’une petite fée lutine qui est en guerre avec deux génies bienfaisants, que la petite fée métamorphose en malfaiteurs.

    Léontine (riant) :

    La petite fée a donc une puissance plus grande que celle des génies ?

    M. Tocambel :

    Cela dépend d’une certaine poudre avec laquelle elle aveugle les gens qui croient y voir clair.

    Léontine :

    Vous parlez un peu en énigmes, mon ami. Mais moi, j’ai à vous parler sérieusement. Giselle, va chez ta bonne, ma petite chérie ; j’irai te chercher dans une heure.

    Giselle :

    Oh ma petite maman, laissez-moi ici je vous aime tant !

    Léontine (l’embrassant) :

    Mon cher amour, j’ai quelque chose à dire que tu ne dois pas entendre ; je t’en prie, va chez ta bonne.

    Giselle :

    Oh ! je sais bien ce que vous voulez dire à mon bon ami que j’aime tant ; vous voulez lui parler de mon oncle et de ma tante.

    Léontine fait un geste de surprise et dit à l’oreille de M. Tocambel :

    Léontine (bas à M. Tocambel) :

    Elle a deviné ; quel esprit a cette enfant !

    Giselle, voyant que sa mère hésite, l’embrasse, la câline et dit d’une voix bien douce :

    Giselle :

    Chère petite mère, pardonnez-leur ; vous êtes si bonne. Ne dites rien à mon bon ami ; cela lui ferait de la peine ; et il est si vieux, il ne faut pas le tourmenter.

    M. Tocambel :

    Giselle, votre maman vous a dit de vous en aller ; moi aussi, j’ai à lui parler, laissez-nous seuls.

    Giselle (embrassant M. Tocambel) :

    Mon bon ami, vous êtes fâché contre moi, et je sais bien pourquoi ; c’est parce que j’ai dit que vous êtes vieux. Pardonnez-moi, mon bon ami, j’ai eu tort ; je ne pensais plus que ma tante de Monclair m’avait recommandé de ne pas vous parler de votre âge ni de votre perruque ; elle dit que c’est un gazon que vous avez sur la tête. Ha, ha, ha ! C’est drôle, n’est-ce pas ?

    M. Tocambel (sérieusement) :

    Giselle, votre tante a raison ; vous êtes trop jeune pour vous permettre des plaisanteries sur mon âge et sur mes cheveux et pas assez jeune pour ne pas comprendre que vous venez de faire une double méchanceté. Je n’ai pas de votre poudre dans les yeux, moi.

    Giselle :

    Moi ? Une méchanceté ! Contre qui donc ?

    M. Tocambel :

    Contre votre tante et contre moi ; et vous le savez très bien. Sortez à présent ; je vous le demande très sérieusement.

    Giselle (pleurnichant) :

    Maman !

    Léontine (l’embrassant) :

    Va, mon enfant ; obéis à notre meilleur et plus ancien ami.

    Giselle sortit en faisant semblant de pleurer, mais très satisfaite d'avoir chagriné M. Tocambel, qui avait deviné sa méchante intention et qui allait sans doute en parler à sa mère.


    #154803

    CHAPITRE 03 : COURAGE DE LEONTINE :

    Giselle ne se trompait pas ; à peine fut-elle partie que M. Tocambel, se tournant vers Léontine, lui dit :

    M. Tocambel :

    Parlez, mon enfant, je vous écoute.

    Léontine :

    Vous m’avez peinée, mon cher ami, par votre sévérité pour ma pauvre Giselle. Je crains qu’elle n’ait compris toutes vos paroles ; elle est si intelligente ! Elle en a beaucoup de chagrin, j’en suis bien sûre.

    M. Tocambel :

    Rassurez-vous, ma chère enfant ; bien loin d’avoir du chagrin, elle est contente de m’avoir vexé, comme elle le croit ; elle m’a peiné en effet, vous aussi ; elle, par sa fausseté et ses intentions malicieuses ; et vous, par votre faiblesse et votre confiance aveugle en ses paroles.

    Léontine (avec surprise) :

    Ma faiblesse ? Ma faiblesse ? Comment ? Au moment où j’use de sévérité à son égard, où je l’oblige à m’obéir malgré ses larmes, vous m’accusez de faiblesse ? Que fallait-il donc faire ?

    M. Tocambel :

    Il fallait ouvrir les yeux, mon enfant, et voir que sa feinte amitié pour moi, que sa demande en grâce pour son oncle et sa tante, que sa prétendue étourderie en parlant de mon âge et en rapportant les paroles de la tante Monclair, que ses larmes forcées, que tout cela était fausseté et mensonge. Aussitôt qu’il s’agit de Giselle, vous devenez aveugle à l’évidence, sourde à la vérité. Et à présent, ma chère enfant, dites-moi ce que vous aviez à me dire.

    Léontine, un peu émue, lui raconta la scène qui s’était passée chez son frère et le martyre de la malheureuse Giselle. M. Tocambel l’écouta attentivement ; quand elle eut tout dit, il leva les yeux sur elle, lui serra les mains et lui dit avec un sourire :

    M. Tocambel (avec un sourire) :

    Pauvre mère ! Comme vous voilà troublée pour un rien !

    Léontine :

    Pour un rien ! Vous appelez un rien d’avoir traîné mon enfant dans toute la maison, de l’avoir menacée du fouet, de l’avoir garrottée comme un malfaiteur, de l’avoir torturée ainsi pendant une grosse heure ! Tout cela n’est rien ? À moins de l’avoir tuée, je ne vois pas ce que Pierre aurait pu faire de mieux.

    M. Tocambel :

    Tout cela est faux, je le garantis. Vous connaissez Pierre tout aussi bien que je le connais ; vous savez qu’il est bon, qu’il est juste, qu’il vous aime, et qu’il est incapable d’un acte injuste et cruel.

    Léontine (indignée) :

    Alors vous ne croyez pas ma fille ?

    M. Tocambel :

    Je ne la crois pas du tout. D’abord, elle est en colère contre son oncle et sa tante, qui l’ont probablement empêchée de faire quelque sottise. Ensuite, elle ne dit pas toujours les choses comme elles sont. Attendez pour juger votre frère qu’il vous ait raconté lui-même ce qui s’est passé.

    Léontine (très vivement) :

    Et vous croyez que Pierre osera nier ses brutalités à l’égard de Giselle ?

    M. Tocambel :

    Je crois qu’il osera dire la vérité, ce qui n’est pas sans danger avec vous. Tenez, dans ce moment vous me détestez, vous voudriez me voir à cent lieues d’ici.

    Léontine (sanglotant) :

    Je vous croyais un ami, et vous ne l’êtes pas ; je comptais sur vous, qui avez de l’influence dans la famille, pour protéger ma pauvre Giselle, et vous l’accablez de votre mépris et de vos faux jugements. Pauvre enfant ! Pauvre ange calomnié !

    Léontine sanglota de plus belle ; M. Tocambel resta impassible. De temps en temps il prenait une prise de tabac ; il attendit ainsi que la crise fût passée. Quand Léontine cessa de pleurer, il lui parla sérieusement, mais avec douceur, de sa trop grande faiblesse pour sa fille, du mal qu’elle lui faisait et du triste avenir qu’elle lui préparait. Il parvint à la faire consentir à une explication avec son frère.

    M. Tocambel :

    Voulez-vous y aller avec moi ? Je vous donne toute ma fin de journée, s’il le faut.

    Léontine :

    J’aimerais mieux attendre ; je suis trop émue, trop troublée maintenant. Mais que dire à Giselle ? Je ne puis croire qu’elle ait mis, comme vous le pensez, de la fausseté, de la vengeance, de la méchanceté dans sa conduite de ce matin.

    M. Tocambel :

    Mon enfant, croyez-en ma vieille expérience : Giselle a besoin d’être réprimandée, punie et tenue avec sévérité, jusqu’à ce que vous soyez parvenue à la rendre bonne, douce et sincère. Quant à Pierre, si vous ne voulez pas y aller, j’y vais, moi, et je vous rapporterai ses explications.

    Léontine :

    Merci, mille fois merci. Et de toutes manières amenez Pierre avec vous. J’ai besoin de le voir.

    Léontine resta seule et réfléchit. Nous allons voir plus loin quel fut le résultat de ses réflexions.


    #154804

    CHAPITRE 04 : LA SEVERITE DE LEONTINE :

    Une heure après le départ de M. Tocambel, la porte s’ouvrit. Pierre entra, s’avança vers Léontine qui s’était levée, la prit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises.

    Pierre :

    Pauvre sœur !… Comme te voilà triste et malheureuse ! Tu as donc réellement cru que j’avais torturé ta fille ?

    Léontine :

    Pierre, mon bon Pierre ! Pardonne-moi ! Oui, je t’ai cru méchant, cruel pour ma pauvre Giselle J’ai cru…

    Les larmes lui coupèrent la parole ; elle serra son frère contre son cœur, et pleura la tête appuyée sur son épaule.

    Léontine (séchant ses larmes) :

    Si tu savais combien il m’est difficile et douloureux de croire Giselle coupable de mensonge, de méchanceté, de fausseté. J’aime tant cette enfant, la seule, hélas ! que le bon Dieu m’ait donnée.

    Pierre :

    Je comprends, chère Léontine, je comprends tout ; mais, dans l’intérêt même de Giselle, il faut que tu saches ce qui s’est passé ce matin ; tu verras ensuite ce que tu dois croire et ce qui te reste à faire. Asseyons-nous et écoute-moi.

    Pierre raconta exactement la scène qu’il avait eue avec Giselle, et ce qui s’était passé auparavant. Léontine pleura beaucoup. Quand il eut terminé son récit, elle l’embrassa affectueusement et lui dit :

    Léontine :

    Mon bon Pierre, rends-moi un grand service : va chercher Giselle, amène-la-moi et reste là pour me donner le courage dont j’ai besoin et que je demande au bon Dieu.

    Pierre lui serra les mains et alla chercher Giselle.

    Pierre :

    Ta mère te demande, Giselle ; viens au salon.

    Giselle :

    Pas avec vous, toujours.

    Pierre :

    Si fait, avec moi. Ta maman le veut.

    Giselle (avec malice) :

    Maman le veut !… Elle le veut si je veux.

    Pierre (avec fermeté) :

    Tu te trompes, ma fille. Je te répète que ta maman le veut… Entends-tu ? Elle le veut… et tu vas venir.

    Le ton ferme de Pierre décida Giselle à obéir de bonne grâce ; elle ne voulait pas que sa mère la crût capable de résistance ouverte à la volonté de son oncle. Elle se leva et le suivit.

    Giselle eut peur en entrant chez sa mère ; le doux et affectueux sourire avait fait place à une expression froide et sévère. Giselle s’arrêta au milieu de la chambre.

    Léontine :

    Approche, Giselle. Pierre, viens t’asseoir près de moi.

    Léontine se recueillit un instant, le visage caché dans ses mains qui tremblaient visiblement. Elle dit, d’une voix pleine de tristesse et de douceur :

    Léontine (d’une voix pleine de tristesse et de douceur) :

    Giselle, Giselle, tu m’as trompée ; mon frère m’a tout raconté. Il a eu cent fois raison ; ta conduite a été très mauvaise ; elle m’a beaucoup affligée. Tu as perdu ma confiance ; à l’avenir je ne croirai plus à tes paroles ; je sais maintenant avec quel aplomb tu sais mentir. Ma trop grande indulgence fera place à la sévérité. Va dans ta chambre et reste avec ta bonne ; tu y dîneras seule ; je ne veux pas te voir jusqu’à demain.

    Giselle :

    Maman, ma bonne petite maman, je vous aime tant ! Pardonnez-moi, je ne savais plus ce que je vous disais en revenant de chez mon oncle ; je ne recommencerai pas, je vous assure. Croyez-moi, ma bonne petite maman, et laissez-moi avec vous.

    Giselle se jeta à genoux et baisa les mains de sa mère, qu’elle voyait fléchir et s’attendrir.

    Léontine, irrésolue, regarda Pierre ; il lui serra la main et lui dit tout bas :

    Pierre (bas à Léontine) :

    Courage, ne cède pas.

    Léontine soupira, retira la main que baisait Giselle et lui dit avec froideur :

    Léontine :

    Je ne te crois pas, Giselle. Obéis, et va-t’en. Quand je te verrai corrigée, je te rendrai ma confiance et ma tendresse. Pierre, mon ami, emmène-la et reviens près de moi.

    Pierre s’empressa de faire sortir Giselle, qui essaya de résister en se cramponnant à la robe de sa mère ; mais elle n’osa pas faire une scène de violence et se laissa emmener.

    Quand la porte se fut refermée, elle dit à son oncle :

    Giselle :

    C’est vous qui avez donné des conseils à maman. Sans vous elle n’aurait pas eu le courage de me renvoyer.

    Pierre :

    Tu ne te trompes pas, Giselle ; elle a écouté mes conseils et ceux de notre ancien ami M. Tocambel et, bien mieux, elle est décidée à les suivre à l’avenir ; ainsi je t’engage à changer de conduite et de sentiments, si tu ne veux pas voir diminuer de jour en jour sa tendresse pour toi.

    Giselle ne répondit pas ; elle résolut de ramener sa mère par ses câlineries et de se faire protéger par son père.

    Pierre revint près de sa sœur, qu’il trouva désolée et inquiète. Il la rassura sur l’état de Giselle, l’approuva, l’encouragea à tenir bon et la quitta au moment où M. de Gerville rentrait.


    #154805

    CHAPITRE 05 : LES BOUQUETS :

    Le lendemain de cette journée si agitée, Georges s’éveilla de bonne heure.

    Georges :

    Ma bonne, allez vite éveiller mes tantes Blanche et Laurence, pour porter nos bouquets à maman.

    Annette :

    Pas encore, mon petit Georges ; il est trop tôt ; vos tantes dorment encore et votre maman aussi.

    Georges :

    Je voudrais bien me lever, ma bonne, pour être habillé.

    Annette :

    Tout à l’heure, mon ami ; je prépare tout et je vais aller chercher de l’eau chaude.

    Quand la bonne fut sortie, Georges s’assit sur son lit et regarda Isabelle, qui dormait encore profondément.

    Georges :

    Tiens, Isabelle qui dort… (Appelant) Isabelle, Isabelle !

    Mais Isabelle ne bougeait pas.

    Georges :

    Il faut bien pourtant qu’elle donne son gros bouquet à maman… (Appelant à nouveau) Isabelle !… Elle dort toujours !… Je vais l’éveiller.

    Georges se lève et va secouer Isabelle.

    Georges (appelant) :

    Isabelle, lève-toi. Il faut donner les bouquets à maman.

    Isabelle entrouvre les yeux et les referme en murmurant :

     

    Isabelle (encore à moitié endormie, murmurant) :

    Je veux dormir.

    Georges (très haut) :

    Il faut te lever pour donner les bouquets.

    Isabelle (engourdie) :

    Je veux dormir, laisse-moi.

    Georges (désolé) :

    Mon Dieu ! mon Dieu ! elle ne veut pas s’éveiller. Comment faire ?…

    Il lui crie dans l’oreille.



    Georges (criant) :

    Isabelle !

    Isabelle se soulève à moitié, pousse Georges, qui tombe assis par terre, et retombe endormie sur son oreiller.

    Georges (se relevant) :

    Méchante ! Tu m’as fait mal ! Je te dis qu’il faut porter les bouquets… Elle dort de nouveau !

    II hésite sur ce qu’il a à faire.

    Georges :

    C’est que j’ai froid, moi, en chemise et nu-pieds… Alors je vais me recoucher, et quand ma bonne sera revenue, elle réveillera la grosse Bébelle.

    Georges se recoucha, se réchauffa dans son lit. Quand sa bonne rentra, il dormait aussi profondément qu’Isabelle.

    Annette :

    Tant mieux, il est trop matin pour ce pauvre petit. Je vais préparer leurs belles toilettes pour souhaiter la fête à leur maman.

    Deux heures se passèrent et les enfants dormaient toujours. Blanche et Laurence entrèrent chez eux ; il était huit heures.

    Blanche :

    Comment ! ils dorment encore !

    Annette :

    Oui, Mademoiselle. Georges s’était éveillé à cinq heures et demie, il voulait se lever et vous faire éveiller pour porter les bouquets ; j’ai été chercher de l’eau chaude ; quand je suis revenue, il s’était rendormi et dort encore.

    La voix de leurs tantes réveilla Georges et Isabelle ; ils se frottèrent les yeux et furent enchantés de voir leurs tantes. Georges sauta à bas de son lit et commença sa toilette, aidé de Laurence, tandis que Blanche s’occupait d’Isabelle.

    Quand le plus fort de la toilette fut fait, Georges dit à Isabelle :

    Georges :

    Pourquoi tu m’as poussé et m’as fait tomber ?

    Isabelle :

    J’ai pas poussé ; t’as pas tombé.

    Georges :

    Je te dis que tu m’as poussé et que je suis tombé.

    Isabelle :

    Non ; te dis que non.

    Georges :

    Menteuse ! C’est vilain de dire non.

    Isabelle :

    Moi pas menteuse ! Moi veux dire non.

    Georges :

    Alors tu seras toujours une menteuse.

    Annette :

    Mais, Georges, quand donc Isabelle a-t-elle pu vous pousser, puisque vous dormiez encore quand vos tantes sont entrées ?

    Georges :

    Quand je me suis levé pour la réveiller, elle ne voulait pas ; elle dormait toujours ; alors j’ai crié dans son oreille ; alors elle m’a poussé, je suis tombé et je m’ai fait du mal.

    Laurence :

    (Riant) Je comprends ! (Sérieusement) Vois-tu, mon petit Georges, elle t’a poussé tout endormie sans savoir ce qu’elle faisait ; et, après, elle l’a oublié : elle ne ment pas en disant non.

    Georges :

    A la bonne heure ! Alors tu n’es pas une menteuse ; je te pardonne.

    Isabelle :

    Merci, Georges. Je ne t’ai pas poussé alors.

    Georges :

    Oui, tu m’as poussé mais je te pardonne.

    Isabelle :

    Non, je ne t’ai pas poussé.

    Georges allait se fâcher de nouveau, mais sa tante lui expliqua encore qu’Isabelle ayant tout oublié, elle était trop petite pour comprendre qu’elle l’avait réellement poussé sans le savoir. Cette explication calma l’indignation de Georges ; leur toilette était finie, leurs tantes allèrent chercher les bouquets.

    Georges :

    Qu’ils sont beaux, qu’ils sont beaux ! Merci, ma bonne tante ! Comme vous les avez bien faits ! Ils sont plus beaux qu’hier.

    Laurence :

    C’est que j’ai ajouté quelques fleurs.

    En effet, Laurence avait remis dans les bouquets des enfants les camélias que Noémi avait trouvés si beaux la veille et qui ne couraient plus aucun risque, puisque les enfants ne devaient les avoir qu’au moment de les donner.

    Georges et Isabelle se mirent en marche, se tenant par la main et suivis de leurs tantes. Leur maman était encore en robe de chambre ; elle les reçut en les embrassant bien des fois, ainsi que ses bonnes sœurs.

    Quand Noémi eut bien examiné et admiré les bouquets, elle dit aux enfants qu’elle allait mettre les fleurs dans des vases que leur papa venait de lui donner.

    Georges :

    Je vais mettre de l’eau, maman.

    Isabelle :

    Et moi aussi, veux mettre de l’eau.

    Noémi :

    Non, mes enfants, vous casseriez mes vases et vous répandriez de l’eau partout. Ôtez seulement les papiers qui enveloppent les bouquets, et donnez-les-moi ensuite.

    Laurence et Blanche aidèrent Noémi à placer les bouquets dans les vases ; les enfants tournaient autour ; ils étaient enchantés.

    Georges :

    Maman, pourquoi vous ne voulez pas nous laisser mettre l’eau ? Giselle verse toujours l’eau de sa maman.

    Noémi :

    D’abord Giselle est beaucoup plus grande que toi, mon petit Georges ; ensuite Giselle n’est pas obéissante ; elle prend de l’eau quand sa maman le lui défend ; moi, je ne veux pas que vous soyez désobéissants.

    Georges :

    Mais si vous permettez, ce ne sera pas désobéissant. Je demande pourquoi vous ne permettez pas ?

    Noémi :

    Parce que tu es trop petit ; tu n’as pas assez de force pour verser de l’eau d’un lourd pot à eau sans la répandre, et l’eau répandue mouille et abîme les meubles.

    Georges :

    Oh ! je suis fort, moi.

    Noémi :

    Ah bien ! Puisque tu es si fort, prends mon pot à eau et verse-moi de l’eau dans le verre qui est sur la table.

    Georges, enchanté, courut au pot à eau, qui était plein, le saisit, en fit tomber la valeur d’un demi-verre sur sa blouse et l’apporta sans autre accident à sa maman.

    Georges :

    Tenez, maman, prenez.

    Noémi :

    Non, mon enfant, puisque tu es si fort, verses-en toi-même dans mon verre.

    Georges aurait mieux aimé ne pas verser lui-même ; il commençait à sentir que c’était trop lourd pour ses forces et il craignit de répandre de l’eau. Mais il ne voulut pas l’avouer et il leva le pot à deux mains. Malgré toutes ses précautions, il pencha le pot plus vite qu’il n’aurait voulu ; le verre se trouva en un instant si bien rempli que la table fut inondée, que l’eau coula de tous côtés et que les beaux habits de Georges furent trempés. Sa maman le regarda.

    Noémi :

    Eh bien, Georges, avais-je raison de te dire que tu n’étais pas assez fort ?

    Le pauvre Georges était rouge et honteux. Sa mère lui prit le pot à eau des mains ; aidée de Laurence et de Blanche, elle épongea, essuya tout ce qui avait été mouillé. Isabelle crut aider beaucoup en épongeant avec son petit mouchoir ; elle profita d’une si bonne occasion pour laver sa petite chaise en velours bleu.

    Blanche :

    Ah ! mon Dieu, Isabelle ! Que fais-tu ? ta chaise est trempée.

    Isabelle :

    Elle est bien propre à présent ; voyez, ma tante. Elle était très sale. Mon mouchoir, mes mains, tout est bleu.

    Laurence :

    Quelle bêtise tu fais, Isabelle ! Ta jolie robe blanche est pleine de taches bleues.

    Isabelle :

    Ça ne fait rien, ça ne fait rien.

    Noémi :

    Comment, ça ne fait rien ! Tu vas aller bien vite mettre une autre robe et te savonner les mains. Quant à toi, Georges, tu vas aller te changer de tout, car tu es trempé de partout. Voilà ce que c’est que de se croire si fort !

    Laurence :

    Et de ne pas croire ta maman.

    Georges et Isabelle se retirèrent sans répondre et furent très mal reçus par leur bonne, qui leur avait mis leurs plus beaux habits pour la fête de leur maman.

    Quand ils furent lavés et rhabillés, leur tante Laurence vint les chercher pour déjeuner avec leur mère.

    Laurence :

    À cause de la fête de votre maman, nous allons tous prendre du chocolat. Votre papa est là aussi ; nous vous attendons.

    Georges :

    Est-ce que papa ne va pas me gronder ?

    Laurence :

    Non, non, sois tranquille ; ta maman lui a expliqué ce qu’il était arrivé.

    Georges :

    Qu’est-ce que papa a dit ?

    Laurence :

    Il a dit que c’était bien fait ; que tu croyais toujours pouvoir faire comme les grandes personnes, et qu’il ne fallait pas t’écouter.

    Isabelle :

    Et moi, qu’est-ce qu’il a dit ?

    Laurence :

    Il a dit que tu étais une petite folle de trois ans et qu’il ne fallait pas te gronder.

    Laurence les embrassa et les emmena, très contents ; la bonne seule resta de mauvaise humeur des belles toilettes perdues.

    En entrant chez sa maman, Georges regarda son père d’un air craintif. Isabelle, voyant son frère intimidé, fit semblant d’avoir peur aussi, et resta près de Georges les yeux baissés.

    Pierre (riant) :

    Allons, allons, mes enfants, ne tremblez pas si fort. Vous avez fait des bêtises et des maladresses ; mais les bêtises ne sont pas des méchancetés. Venez, que je vous embrasse, et prenons notre chocolat, qui se refroidit.

    La gaieté revint subitement. Les enfants embrassèrent tout le monde ; leurs yeux brillèrent comme des escarboucles quand leurs tasses se remplirent de chocolat ; un grand silence régna jusqu’à la fin du déjeuner, et un soupir de satisfaction annonça aux parents que les petits en avaient assez, ce qui veut toujours dire trop chez les enfants.

    Pierre :

    À présent, mes enfants, allez courir dans le jardin, et soyez bien sages ; toi, Isabelle, ne fais pas la blanchisseuse, et toi, Georges, ne sois pas trop fort.

    Georges (embrassant son père) :

    Papa, je serai bien sage.

    Isabelle (embrassant son père) :

    Papa, je serai bien sage.

    Georges embrassa son père. Isabelle embrassa aussi son père. Et ils partirent en courant.

    Le père les regardait par la fenêtre.

    Pierre :

    Ils sont gentils, ces enfants ; très bons tous les deux. Isabelle est drôle ; elle imite Georges en tout ce qu’il fait et ce qu’il dit.

    Laurence :

    J’espère bien que Giselle ne viendra pas troubler notre journée, aujourd’hui.


    #154806

    CHAPITRE 06 : LEONTINE DEVIENT TERRIBLE :

    À peine Laurence avait-elle achevé sa phrase, que Giselle ouvrit la porte.

    Giselle :

    Ma tante, je viens vous souhaiter votre fête.

    Elle s’avança vers sa tante Noémi et lui présenta un magnifique bouquet.

    Noémi :

    Merci, Giselle, de ta visite et de ton bouquet. Il est superbe.

    Giselle :

    Papa me l’a choisi pour remplacer les fleurs que j’ai brisées hier chez mes cousins. Et je suis bien fâchée, ma tante ; je vous en demande bien pardon, ainsi qu’à mon oncle.

    Giselle embrassa sa tante et baisa la main de son oncle.

    Giselle :

    C’est vous que j’ai le plus offensé, mon oncle. Je serais bien contente de vous entendre dire que vous me pardonnez.

    Pierre :

    Je te pardonne de tout mon cœur, ma pauvre Giselle, et je souhaite que ton repentir soit sincère. Est-ce ta maman qui t’a envoyée, ou bien es-tu venue de toi-même ?

    Giselle hésita un instant, et répondit :

    Giselle (hésitant) :

    C’est maman, mon oncle ; je n’aurais pas osé venir, si elle ne me l’avait dit.

    Noémi :

    Pourquoi n’aurais-tu pas osé, Giselle ? Tu sais combien ton oncle est bon ! Il t’a pardonné tant de fois, et il aime tant ta maman !

    Giselle :

    Oui, mais il n’aime pas papa.

    Pierre :

    Il ne faut pas croire cela, ma fille ; je suis moins lié avec lui qu’avec ta maman, qui est ma sœur et mon amie d’enfance, mais l’aimer moins ne veut pas dire que je ne l’aime pas. N’as-tu pas aussi des excuses à faire à ta tante Laurence ?

    Giselle :

    Maman ne me l’a pas dit.

    Pierre :

    Mais ton cœur, si tu en as un, doit te le dire.

    Giselle parut indécise ; pourtant elle s’approcha de sa tante Laurence et lui dit avec une répugnance visible :

    Giselle (avec répugnance) :

    Pardonnez-moi, ma tante.

    Laurence :

    Je te pardonne, ma pauvre fille ; et que le bon Dieu te vienne en aide, pour te corriger et regagner notre affection à tous !

    Giselle :

    Mon oncle, puis-je aller jouer avec Georges et Isabelle ?

    Pierre :

    Vas-y, ma petite, et sois sage ; ne les taquine pas ; songe que tu as quelques années de plus qu’eux.

    Giselle :

    Je serai bien sage, mon oncle.

    Giselle sortit. Pierre regarda sa femme et ses sœurs.

    Pierre :

    Que pensez-vous du repentir de Giselle ?

    Noémi sourit et ne répondit pas.

    Blanche voulut parler et ne dit rien.

    Laurence secoua la tête et dit :

    Laurence :

    Je ne le crois ni sincère ni profitable ; elle a obéi à Léontine parce qu’elle a vu qu’elle devait céder. Il paraît que la pauvre Léontine a eu du courage cette fois-ci, et qu’elle a maintenu la pénitence.

    Pierre :

    Cette pauvre Léontine ! Dans quel état je l’ai trouvée hier ! Si elle pouvait continuer ce qu’elle a commencé, Giselle serait tout autre dans peu de mois.

    Laurence :

    Elle a commencé tant de fois et jamais elle n’a persévéré. Giselle parvient toujours à faire ses volontés, et à se faire passer pour une innocente victime de notre cruauté.

    Noémi :

    Il faut dire aussi que le père est si faible pour Giselle, qu’au lieu de soutenir Léontine, il la décourage sans cesse. Avec lui, Giselle a toujours raison.

    Pierre :

    Et toi, Blanche, tu ne dis rien ?

    Blanche :

    Que veux-tu que je dise, mon bon Pierre ? Je vois bien que vous avez tous raison ; mais j’aime beaucoup Léontine, et il m’est très pénible de la blâmer. D’ailleurs, Giselle est si fausse, que…

    Georges interrompit Blanche en ouvrant brusquement la porte.

    Georges :

    Papa, papa, venez vite, s’il vous plaît ; toute l’eau s’en va ; nous ne pouvons pas fermer le robinet.

    Pierre :

    Quel robinet ? Comment est-il ouvert ?

    Georges :

    Le robinet du jardin, papa ; Giselle l’a ouvert ; elle ne peut plus le fermer.

    Pierre :

    Ta bonne n’est donc pas avec vous ?

    Georges :

    Si, papa ; mais elle a emmené Isabelle pour lui mettre d’autres bas ; ils sont tout mouillés.

    Pierre :

    Giselle fait des siennes, à ce que je vois.

    Laurence :

    Comme toujours ; elle ne fait que cela.

    Pierre sortit précipitamment avec Georges, qui courut en avant ; quand ils arrivèrent au robinet que M. de Néri avait fait placer pour arroser les fleurs du jardin, le chemin était inondé. Giselle cherchait à tourner le robinet ; elle l’avait ouvert avec peine ; mais l’eau la gênait pour le fermer ; elle coulait toujours aussi abondamment.

    M. de Néri le tourna sans difficulté.

    Pierre :

    Pourquoi as-tu ouvert ce robinet, Giselle ? Tu sais que je l’avais défendu.

    Giselle :

    Ce n’est pas moi, mon oncle ; c’est Georges.

    Georges :

    Non, c’est toi qui as voulu.

    Giselle :

    C’est pour t’aider, parce que tu le voulais.

    Georges :

    Ce n’est pas vrai. J’ai dit : « Papa défend » ; tu as dit : « Ça ne fait rien ; il ne saura pas ».

    Giselle :

    Tu es un menteur. Tu dis ça pour me faire gronder par mon oncle.

    Georges :

    Non, je ne suis pas un menteur ; c’est toi qui es une méchante. Papa, ce n’est pas moi, c’est Giselle qui ment.

    Pierre :

    Giselle, tu as fait une sottise ; au lieu de l’avouer, tu fais un mensonge et une méchanceté ; je ne veux pas que tu restes ici : va-t’en chez toi.

    Giselle devint rouge ; ses yeux étincelaient de colère ; elle fut sur le point de répondre avec emportement ; mais elle n’osa pas. Elle partit sans dire mot, et alla chercher sa bonne.

    Emilie :

    Vous voilà déjà prête à partir, Mademoiselle Giselle ? Je croyais que vous deviez rester longtemps.

    Giselle (sèchement) :

    J’aime mieux voir maman.

    Emilie :

    Partons, alors. Vous avez eu quelque mauvaise affaire, à ce que je vois.

    Giselle :

    Je n’ai rien eu du tout, et je vous prie de ne pas inventer des histoires pour me faire encore gronder.

    Emilie :

    Mon Dieu, Mademoiselle Giselle, je n’invente rien du tout ; je ne sais pas pourquoi vous vous mettez en colère.

    Giselle ne répondit pas et se mit en route, suivie de sa bonne, qui avait bien envie de se moquer de l’air furieux de Giselle, mais qui n’osa pas, de peur de la mécontenter et de perdre sa place. Il y avait eu déjà huit bonnes renvoyées par suite des plaintes de cet ange de douceur, et, comme nous le savons déjà, la bonne avait sa mère à soutenir et sa vie à gagner.

    M. de Néri ramena Georges à sa bonne ; elle achevait d’habiller Isabelle, et avait beaucoup d’humeur de ces toilettes toujours à recommencer.

    Pierre :

    Annette, comment Isabelle s’est-elle mouillée ainsi, et pourquoi les avez-vous laissés jouer avec de l’eau ?

    Annette :

    Monsieur sait bien que Mlle Giselle était là ; avec elle, Monsieur doit savoir que tout va à l’envers, il n’est pas possible de se faire obéir : elle vous lance des sottises, et puis elle entraîne les enfants, qu’elle pousse à faire mal.

    Pierre :

    Giselle prétend que c’est Georges qui a voulu ouvrir le robinet du réservoir.

    Annette :

    En voilà une fameuse invention ! Je pense bien que Monsieur n’y croit pas.

    Pierre :

    Non certainement, parce que je sais que mon petit Georges ne ment jamais et que Giselle ment sans cesse. Tu vois, Georges, l’avantage de ne pas mentir ; on te croit toujours, et tu n’es jamais puni injustement.

    Georges :

    Oui, papa, je suis très content ; je ne mentirai jamais.

    Isabelle :

    Oui, papa, très content ; mentirai jamais.

    Pierre :

    C’est bien, c’est bien, perroquette ; tu ne sais seulement pas ce que c’est que mentir.

    Isabelle :

    Oui, je sais. Mentir, c’est dire non.

    M. de Néri se mit à rire, embrassa Isabelle et Georges, et retourna chez sa femme et ses sœurs, auxquelles il raconta ce qui s’était passé. Ils se séparèrent pour aller faire leur toilette.

    Giselle était rentrée ; elle alla chez sa mère.

    Giselle (embrassant sa mère à plusieurs reprises) :

    Ma bonne petite maman, j’ai demandé pardon à mon oncle, à mes tantes, comme vous me l’aviez ordonné, mais je crains qu’ils ne m’aient point pardonnée.

    Léontine :

    Pourquoi penses-tu cela, mon amour ? Ton oncle a été très bon pour toi hier.

    Giselle (tristement) :

    Oui, maman ; devant vous il est bon, parce qu’il craint de vous faire de la peine ; mais quand je suis seule, il me parle et il me regarde si sévèrement, que cela me fait peur. Tous là-bas sont sévères pour moi, j’en suis bien triste. Tout à l’heure encore, j’ai aidé Georges à tourner un robinet pour remplir son petit arrosoir ; Isabelle s’est mouillée, en se mettant trop près du robinet. Mon oncle a cru que je l’avais fait mouiller par méchanceté et il m’a renvoyée. Ce sont eux qui mentent et on croit que c’est moi.

    Léontine :

    Ma pauvre petite chérie ! Ton oncle ne croit pas encore que tu sois corrigée ; mais je lui parlerai ; sois tranquille, ne te chagrine pas.

    Giselle fit semblant de pleurer.

    Léontine :

    Ne pleure pas, mon amour, ne pleure pas, je t’en prie.

    Giselle (sanglotant) :

    Mon oncle ne vous croira pas ; il vous dira que j’ai été méchante ; vous le croirez, et vous me gronderez. Je suis si malheureuse quand vous me grondez ! Je vous aime tant, ma chère petite maman !

    Giselle sanglota de plus belle ; Léontine était désolée ; elle l’embrassait, la serrait contre son cœur, l’appelait son cher ange, son cher amour ; enfin, elle lui promit de la croire, de ne pas écouter son oncle ni ses tantes, et de l’aimer comme auparavant.

    Cette promesse arrêta le prétendu désespoir et les larmes feintes de Giselle ; elle embrassa sa mère et lui demanda une récompense pour lui avoir si bien obéi en demandant pardon à son oncle.

    Léontine :

    Quelle récompense veux-tu, ma petite chérie ?

    Giselle :

    Je veux que vous donniez un bal pour m’amuser.

    Léontine :

    Un bal ! Mais, ma chère petite bien-aimée, tu es trop jeune pour aller au bal !

    Giselle :

    Non, je ne suis pas trop jeune ; ma tante de Morlaix a dit l’autre jour qu’elle allait au bal à douze ans et qu’on l’admirait beaucoup.

    Léontine :

    D’abord, douze ans c’est plus âgé que toi qui en as dix. Et puis, ta tante le disait pour prouver qu’elle avait été très mal élevée et qu’elle était ignorante, parce qu’elle n’avait pas eu le temps d’apprendre.

    Giselle :

    Mais moi, je sais déjà beaucoup de choses ; et puis, je ne vous demande pas un bal tous les jours, seulement une fois, ma bonne chère maman ; vous seriez si bonne, je vous aimerais tant.

    Léontine :

    Ma pauvre petite, comment veux-tu que je donne un bal ? Et que dirait papa ? Et pour quelle raison donnerais-je un bal ?

    Giselle :

    Pour me faire plaisir, ma bonne petite maman. Est-ce que vous ne voulez pas faire plaisir à votre pauvre Giselle ? Quant à papa, il ne dira rien, si vous me laissez faire ; je le câlinerai, je le supplierai, il voudra bien, j’en suis sûre. Voyons, petite mère, est-ce oui ?

    Léontine :

    Pas encore, mon enfant chérie, pas encore ; laisse-moi réfléchir et en parler à… à… à des amis.

    Giselle :

    À des amis ? C’est-à-dire à mon oncle Pierre et à cette vieille tête de gazon, M. Tocambel. (S’éloignant de sa mère et fronçant le sourcil) Si vous leur en parlez, ils diront non, exprès pour me contrarier.

    Léontine :

    Ne crois donc pas cela, mon amour ; ils t’aiment beaucoup et…

    Giselle (avec colère, tapant du pied) :

    Je vous dis que non ; ils ne m’aiment pas ; je le vois, je le sais. Et si vous leur en parlez, je ne vous aimerai pas non plus ; vous verrez ça.

    Léontine :

    Giselle, Giselle, quelle peine tu me fais, en me parlant ainsi !

    Giselle :

    Ah bah ! si je vous faisais de la peine, vous m’écouteriez et vous donneriez un bal pour me faire plaisir.

    Léontine :

    Je ne peux pas, mon enfant ; crois-moi, je ne peux pas.

    La porte s’entrouvrit, M. de Gerville parut.

    Victor :

    Qu’est-ce qu’il y a donc ? Pourquoi mon cher amour de fille est-elle toute triste ? Et vous, Léontine, vous avez l’air fâché. (Prenant un air sévère) Est-ce que vous grondez ma Giselle, par hasard ?

     

    Léontine :

    Non, Victor, pas du tout ; seulement je lui disais que… que…

    Giselle se jeta dans les bras de son père.

    Giselle (se jetant dans les bras de son père) :

    Oui, papa, mon cher papa. Maman me gronde parce que j’ai envie de danser, que je lui demande de donner un bal, un tout petit bal pour m’amuser.

    Victor (avec surprise) :

    Un bal !

    Léontine :

    Oui, mon ami, elle me demande un bal. Comment voulez-vous que je donne un bal ? Pour qui et pourquoi ? À quoi cela ressemblerait-il ? Ce sera tout à fait ridicule ! Un bal à la fin du printemps, quand personne n’en donne plus.

    Victor :

    Oh ! ce ne serait pas une raison ; seulement, Giselle est bien jeune…

    Léontine :

    C’est ce que je lui disais tout justement. À son âge il faut travailler.

    Victor :

    Il est certain, cependant, qu’on ne peut pas toujours travailler ; il faut qu’elle s’amuse quelquefois.

    Giselle lui serre la main.

    Léontine :

    Mais vous savez, Victor, qu’un bal coûte très cher ; que nous sommes un peu gênés, à cause de ce terrain que vous avez acheté et fait arranger en jardin, pour que Giselle ait de quoi s’amuser.

    Victor :

    Oh ! ceci pourrait s’arranger ; un bal d’enfants ne coûte déjà pas si cher !

    Giselle lui baise la main.

    Léontine :

    Mais, mon ami, que diraient ma famille et mes amis de cette folie ? car c’en serait une.

    Victor :

    Parbleu ! Ils diraient ce qu’ils voudraient ! Je me moque pas mal de leur approbation ! Faut-il leur demander des permissions ? N’avons-nous pas le droit de faire ce que nous voulons ?

    Giselle se jette à son cou, et l’embrasse avec tendresse en répétant :

    Giselle :

    Mon bon, mon cher petit père, c’est vous qui m’aimez ; aussi je vous aime, je vous aime de toutes mes forces !

    Léontine (avec tristesse) :

    Et moi, ma Giselle ? Est-ce que tu ne m’aimes pas autant que tu aimes papa ?

    Giselle, toujours attachée au cou de son père, jeta un regard froid et sec sur sa mère, se serra de nouveau contre sou père et dit :

    Giselle (jetant un regard froid et sec sur sa mère) :

    J’aime papa, mon bon, mon cher papa.

    Et elle resta la tête appuyée sur l’épaule de son père, l’encourageant, de temps à autre, d’un baiser ou d’une caresse.

    Léontine :

    Je vous en prie, Victor, ne promettez rien à Giselle avant que j’aie consulté quelques amis.

    Victor :

    Qui voulez-vous consulter ?

    Léontine :

    D’abord, j’en parlerai à mon frère…

    Giselle (bas à son père) :

    Oh, papa ! Mon oncle qui me déteste !

    Victor :

    L’avis de votre frère n’est rien pour moi.

    Léontine :

    Ensuite à mon vieil ami Tocambel.

    Giselle (de même) :

    Celui-là est encore pis que mon oncle.

    Victor :

    Ce vieux fou, presque en enfance ! Ensuite ?

    Léontine :

    Ensuite, à ma tante de Monclair.

    Victor :

    Voilà un conseil bien choisi ! Un enragé, un fou et une folle. Ha, ha, ha !

     

    Giselle rit aussi avec affectation :

    Giselle (avec affectation) :

    Ha, ha, ha !

    Léontine :

    Giselle, je te prie de ne pas rire de ce que je dis ; c’est très impertinent, et je te prie de te taire.

    Giselle :

    Papa rit si bien. Je fais comme mon cher bien-aimé papa. C’est si drôle ce que vous dites. Ha, ha, ha !

    Léontine :

    Giselle, va dans ta chambre, et sois assurée que tu n’auras pas de bal.

    Giselle :

    Je l’aurai si mon excellent et cher papa veut bien m’en donner un. Il est si bon ! Je l’aime tant !

    Léontine :

    Victor, vous voyez le mal que vous faites, par votre trop grande bonté pour cette enfant. Ah ! Pierre et mon vieil ami avaient bien raison ! Nous la gâtons et nous la perdons. Je vous en prie, Victor, faites-la obéir ; qu’elle sorte.

    M. de Gerville, après quelque hésitation, se leva et voulut poser Giselle à terre pour la renvoyer. Mais Giselle, s’accrochant à lui, l’embrassa, pleura, supplia tant et tant, qu’il finit par se rasseoir avec Giselle sur ses genoux.

    Léontine :

    Giselle, tu as entendu ce que je t’ai dit. Sors, et va dans ta chambre.

    Giselle (suppliant) :

    Papa, papa, au secours !

    Léontine se leva, parla bas à son mari, prit Giselle qui commençait à s’effrayer de la fermeté de sa mère, l’entraîna loin de son père, et la mena jusque dans la chambre de sa bonne.

    Léontine :

    Gardez cette méchante enfant, et faites-la travailler…

    Elle ajouta à mi-voix :

     

    Léontine (à mi-voix) :

    Si vous pouvez !…

    Léontine rentra dans sa chambre ; son mari était triste et pensif. Léontine s’assit près de lui.

    Léontine :

    Victor, vous avez fait comme moi, mon ami, vous avez faibli ; mais j’ai été soutenue, au moment où je faiblissais, par le souvenir de mon frère, de notre ami dévoué Tocambel, et de leurs sages conseils. Cher Victor, nous perdons notre pauvre Giselle. Par trop d’amour et de faiblesse, nous préparons son malheur et le nôtre. Ô Victor, je t’en supplie, écoute-moi, aide-moi, soutiens mon courage au lieu de l’affaiblir ; retiens-moi quand je faiblis, résiste aux volontés de Giselle, et tous deux écoutons les sages conseils de nos meilleurs amis.

    Victor serra sa femme dans ses bras.

    Victor (serrant sa femme dans ses bras) :

    Je tâcherai, je te le promets, mon amie ; je tâcherai. Où est-elle, cette chère petite ? Elle se désole sans doute.

    Léontine :

    Non, elle est tranquille ; elle a senti qu’elle devait céder. Laissons-la déjeuner dans sa chambre.

    Victor :

    Pas avec nous ? Pauvre enfant ! Comme tu deviens sévère, Léontine !

    Léontine :

    Mon ami, elle m’a gravement manqué ! Elle a été franchement impertinente, et c’est même ce qui m’a donné du courage… (Souriant) contre elle et contre toi.

    Un domestique vint annoncer qu’on était servi. Ils déjeunèrent sans Giselle.


    #154807

    CHAPITRE 07 : GISELLE TOUJOURS CHARMANTE :

    Dans l’après-midi, pendant que Giselle se promenait avec sa bonne aux Champs-Élysées, qu’elle taquinait les enfants avec lesquels elle jouait, et les bonnes de ces enfants, Léontine alla embrasser Pierre, Noémi et ses sœurs, et leur raconta son courage du matin et la demi-faiblesse qui avait précédé cette force extraordinaire.

    Pierre et ses sœurs lui en firent leurs sincères compliments.

    Pierre :

    Ce qui est assez singulier, c’est que pendant que tu refusais ce bal que te demandait Giselle, nous arrangions, Noémi, tes sœurs et moi, une petite matinée dans le jardin pour nos enfants et pour ceux de la famille et de nos amis qui sont encore à Paris. Nous ferons venir Guignol avec son Polichinelle ; ensuite, on tirera une loterie ; on dansera, on sautera ; puis on goûtera ou plutôt on dînera à six heures, et tout sera fini à huit heures. Tu vois, ma bonne Léontine, que ton courage est récompensé, puisque tu n’auras pas cédé à Giselle et que pourtant tu lui accorderas le plaisir qu’elle demande en l’amenant chez nous.

    Léontine :

    Que je te remercie, mon bon Pierre ! Quelle joie tu me donnes, et quel bien cette leçon va faire à Giselle !

    Pierre :

    Pour la rendre plus complète, je t’engage à ne pas lui en parler tout de suite. Et même, quand elle connaîtra mon projet de fête, tu lui refuseras d’abord de l’y amener, à cause de son impertinence envers toi.

    Léontine :

    Et bien mieux, je ne céderai qu’au dernier jour à tes sollicitations pressantes.

    Noémi :

    Et aux nôtres, à mes sœurs et à moi, pour qu’elle change d’idée sur les sentiments que nous avons pour elle.

    Léontine :

    Je te remercie, Noémi, et vous tous, mes chers, mes vrais amis.

    Quand Léontine rentra chez elle, elle alla chercher Giselle, qu’elle trouva boudant dans un coin et refusant le travail que voulait lui faire faire sa bonne.

    Léontine :

    Giselle, as-tu réfléchi, ma chère enfant, à ta conduite envers moi ?

    Giselle :

    Non, je n’en ai pas eu le temps.

    Léontine :

    Il ne faut pas longtemps pour comprendre qu’on a mal fait et pour le regretter.

    Giselle :

    Je n’ai pas mal fait. Ce n’est pas mal d’aimer papa et de le lui dire.

    Léontine :

    Non, c’est au contraire très bien.

    Giselle :

    Alors pourquoi me grondez-vous ?

    Léontine :

    Je ne te gronde pas, mon enfant, je te parle. Ce qui est mal, c’est d’avoir l’air de ne plus m’aimer, de n’aimer que papa, de se moquer de ce que je dis, en un mot, d’être impertinente.

    Giselle :

    Vous me refusez ce qui m’amuse ; papa veut bien me l’accorder, et vous l’en empêchez. Croyez-vous que ce soit agréable ?

    Léontine :

    Non, ce n’est pas agréable ; mais ce n’est pas une raison pour être impertinente envers moi, qui t’aime tant et qui cherche toutes les occasions de te le prouver.

    Giselle :

    Oui, joliment ! En me grondant et en me punissant.

    Léontine :

    Ma pauvre Giselle, tu as encore de l’humeur, tu ne sais ce que tu dis.

    Giselle :

    Je crois bien que j’ai de l’humeur ! Ma bonne n’a fait que me gronder tout le temps de la promenade.

    Léontine, enchantée de donner une satisfaction quelconque à Giselle, se retourna vers la bonne.

    Léontine :

    Pourquoi, Émilie, grondez-vous Giselle ? Elle a pourtant été assez punie pour que vous la laissiez tranquille pendant sa promenade.

    Emilie :

    Mon Dieu, Madame, je ne pouvais pas faire autrement ; elle s’amusait à courir après toutes les balles des enfants et à les jeter dans les massifs entourés, dans lesquels Madame sait qu’il est défendu d’entrer ; de sorte que tous ces pauvres enfants pleuraient et criaient de tous les côtés ; les bonnes étaient furieuses ; elles me tombaient sur le dos ; je ne pouvais pourtant pas la laisser continuer ; on avait été chercher des sergents de ville ; Madame pense l’esclandre que cela aurait fait, de voir Mlle Giselle emmenée au poste par les sergents de ville.

    Léontine :

    Vous auriez pu la mener plus loin.

    Emilie :

    C’est ce que j’ai fait, Madame, malgré ses injures et sa résistance ; mais plus loin elle a recommencé un autre jeu ; elle enlevait et lançait au loin les chapeaux des enfants qui se trouvaient à quelque distance de leurs bonnes ; les enfants couraient après leurs chapeaux, les bonnes couraient après leurs enfants, Giselle reprenait les chapeaux pour les lancer plus loin. Madame juge du désordre, des cris, et puis des reproches que j’avais à subir. Il a bien fallu gronder Mlle Giselle et l’emmener encore plus loin. Arrivée près des fontaines, la voilà qui imagine de puiser de l’eau avec sa main et d’en jeter sur les passants ; un monsieur qui en avait reçu deux fois dans la figure, s’est fâché, il a saisi l’oreille de Mademoiselle et la lui a secouée à me faire peur ; je croyais que l’oreille allait lui rester dans la main. Mlle Giselle a crié pendant un quart d’heure ; il s’est formé un rassemblement autour de nous ; c’est ce qui fait que j’ai abrégé la promenade et que je l’ai ramenée à la maison.

    Léontine :

    Oh, Giselle ! Ce n’est pas gentil ce que tu as fait là, ma petite chérie. Et puis, c’est dangereux, comme tu vois. Il y a des gens qui sont si méchants, qui ne comprennent pas la moindre plaisanterie et qui se fâchent pour un rien.

    Giselle :

    C’est vrai, ça ! Une autre fois je ne jouerai des tours qu’aux enfants très jeunes ; ceux-là du moins ne se défendent pas. Et les bonnes s’amusent à causer entre elles ; elles ne regardent pas aux enfants.

    Léontine :

    Joue le moins de tours possible, ma pauvre petite : les enfants se plaindraient à leurs bonnes, à leurs mamans, et personne ne voudrait plus jouer avec toi. Viens à présent travailler dans ma chambre ; tu n’as encore rien fait aujourd’hui !

    Giselle (bâillant) :

    C’est si ennuyeux de travailler ! Et cette femme qui vient me donner des leçons est si ennuyeuse, si bête ! Elle gronde toujours.

    Léontine :

    Parce que tu ne fais pas grand’chose, ma chère petite : ta maîtresse craint qu’on ne l’accuse de te donner de mauvaises leçons si tu ne travailles pas et si tu ne fais aucun progrès.

    Giselle :

    Qu’est-ce que cela lui fait ?

    Léontine :

    Cela lui fait du tort ; elle n’aurait plus autant d’élèves, et elle n’aurait plus de quoi vivre.

    Giselle :

    Ah ! cela lui ferait du tort ! Alors, quand elle m’ennuiera, je ne ferai rien de bien, elle sera furieuse ce sera très amusant.

    Léontine :

    Ce sera fort triste, parce que ce sera très méchant de ta part. Mais tu ne le feras pas, j’en suis bien sûre ; ton bon cœur sera plus fort que l’ennui de ta leçon.

    Giselle :

    Vous verrez, vous verrez.

    Léontine :

    Allons, viens, ma Giselle ; Mlle Tomme doit être arrivée.

    Léontine sortit, emmenant Giselle qui se faisait un peu traîner. Mlle Tomme attendait son élève ; tout était prêt pour commencer la leçon.


    #154808

    CHAPITRE 08 : LECON DE MADEMOISELLE TOMME :

    À peine Giselle s’était-elle mise au travail, que M. Tocambel et la tante Monclair vinrent voir Léontine.

    Madame de Monclair :

    Bonjour, Léontine. Bonjour, petite ; tu travailles ? Que je ne vous dérange pas. Mademoiselle Tomme, continuez comme si je n’y étais pas. Et vous, père Toc, allez causer avec Léontine ; je vous rejoindrai tout à l’heure.

    Léontine :

    Mais, ma tante,… j’aurais peur…

    Madame de Monclair :

    Quoi ? De quoi as-tu peur ? Ce n’est pas de mon grand savoir ; Giselle est persuadée que je suis une vraie cruche d’ignorance. Va-t’en, va-t’en ; laisse-nous travailler. Commencez, Mademoiselle Tomme, ne les écoutez pas. Et vous autres, allez-vous-en.

    M. Tocambel et Léontine sortirent ; Mlle Tomme commença.

    Mademoiselle Tomme :

    Mademoiselle Giselle, nous allons faire une petite répétition de la semaine passée. Prenons l’histoire de France, et puis l’histoire sainte. Comment appelez-vous le premier roi de France ?

    Giselle :

    Ce n’est pas difficile. C’est Pharaon.

    Madame de Monclair :

    Comment, Pharaon ? Tu veux dire Pharamond.

    Giselle (avec assurance) :

    Non, ma tante ; Mlle Tomme m’a dit que c’était Pharaon.

    Mademoiselle Tomme :

    Oh ! Mademoiselle Giselle ! vous savez que c’est Pharamond. Dites-moi qui était Pharaon.

    Giselle :

    Pharaon premier était roi de France et de Navarre ; il est vrai qu’il y a eu un autre Pharaon qui pêchait des poissons rouges dans un grand étang où il s’est noyé en se penchant par la fenêtre.

    Mademoiselle Tomme (indignée) :

    Oh ! oh ! Mademoiselle Giselle ! Devant votre tante !

    Giselle (d’un air innocent) :

    Je dis ce que vous m’avez appris ! Quoi ? Que faut-il dire ? Je ne sais pas, moi.

    Madame de Monclair :

    Ha, ha, ha ! C’est très joli ! Je vois que tu es encore plus forte que moi, comme ignorance. Laissons la France, Mademoiselle Tomme, et passons à l’histoire sainte.

    Mademoiselle Tomme (très mortifiée) :

    Je ne sais pas ce qui prend à Mlle Giselle ; elle savait tout cela sur le bout des doigts jusqu’à Charles IX.

    Giselle :

    Ah oui ! Je sais très bien ! Le Charles qui a passé devant la barrière de grand-père quand il s’est en allé en Angleterre ; M. Tocambel y était, je crois. Et vous aussi, ma tante, n’est-ce pas ?

    Madame de Monclair (riant) :

    Ha, ha, ha ! Passe à Adam et Ève, ma fille. Je vais t’interroger, moi ! Comment s’appelait le fils d’Abraham ?

    Giselle :

    Le fils d’Abraham !… Ah oui ; je sais. C’était Noé.

    Madame de Monclair (riant de plus en plus fort) :

    De mieux en mieux. Et qui était Isaac ?

    Giselle :

    Isaac ! C’était un vieux juif qui achetait et vendait toutes sortes de choses.

    Madame de Monclair :

    Bravo ! Laissez donc, Mademoiselle Tomme. Cela va très bien. Qu’est devenu Joseph, le fils de Jacob ?

    Giselle :

    Joseph ? Je crois qu’il a été tué par les Juifs parce qu’il a donné un tombeau pour ensevelir Notre Seigneur Jésus-Christ.

    Madame de Monclair (se levant) :

    Très bien, ma fille, très bien. Tu es forte sur l’histoire sainte. Mademoiselle Tomme, vous avez une élève qui vous fait honneur ; si vous en avez plusieurs de cette force, elles vous feront une réputation dans le monde savant. Ha, ha, ha ! Très joli ! Très amusant !

    Mme de Monclair quitta Giselle et entra au salon riant de toutes ses forces, tandis que Mlle Tomme, interdite et désolée, se mit à pleurer en face de Giselle, radieuse du tour qu’elle avait joué à la pauvre maîtresse, dont les leçons l’ennuyaient.

    M. Tocambel :

    Pourquoi riez-vous donc si fort, baronne ? Qu’avez-vous entendu de si drôle ?

    Madame de Monclair (riant) :

    Ha, ha, ha ! Si vous saviez ! Ha, ha, ha ! Quel dommage que vous n’ayez pas été là ! Une répétition, ha, ha, ha ! comme vous n’en avez jamais entendu, mon bon père Toc.

    Léontine :

    Est-ce que Giselle n’a pas bien répondu ?

    Madame de Monclair :

    Parfaitement ! Admirablement ! Pharaon premier roi de France ! Charles IX qui a passé il y a trente-six ans devant la barrière de ton père ! Abraham, père de Noé ! Isaac, vieux juif revendeur d’occasion ! Joseph qui a donné un tombeau pour ensevelir Notre Seigneur ! Ha, ha, ha ! je n’avais jamais entendu chose pareille ! Bon Dieu ! quelle instruction ! quelle élève !

    Mme de Monclair se leva.

    Madame de Monclair :

    Il faut que je te quitte, Léontine : ma fille m’attend.

    Léontine :

    De grâce, ma tante, ne dites rien, ne racontez rien de ce que vous a dit Giselle ; vous feriez un tort sérieux à Giselle et à la pauvre Mlle Tomme.

    Madame de Monclair :

    Ah ! cette pauvre Tomme ! Était-elle vexée ! C’est sa faute aussi ; pourquoi n’apprend-elle rien à Giselle ! Ha, ha, ha ! Une fille de dix ans qui répond tout ce qu’elle a répondu. Mais sois tranquille, je n’en parlerai pas ; elle perdrait ses moyens d’existence. La méthode doit être fameuse ! Ah bien ! ce n’est pas moi qui recommanderai la pauvre Tomme !

    M. Tocambel :

    Attendez, baronne, attendez. Laissez-moi entrer là dedans pour éclaircir ce mystère. Cette pauvre Tomme, comme vous l’appelez, est une personne fort instruite ; je le sais, j’en suis certain. Il y a quelque chose là-dessous.

    M. Tocambel entra dans la chambre de Léontine, où travaillait Giselle, et en ferma la porte. Mme de Monclair se mit à la porte et y colla son oreille, riant encore et espérant entendre quelque chose d’amusant. Léontine resta dans son fauteuil, pensive et triste ; elle craignait de trop bien deviner la cause de la gaieté de sa tante et de la prétendue ignorance de Giselle. La peur de voir ses craintes vérifiées l’attristait profondément.

    Léontine (à mi-voix) :

    Mon Dieu !, Giselle serait-elle réellement méchante ? Ou bien n’est-ce qu’un enfantillage, une plaisanterie dont elle n’a pas prévu les conséquences pour Mlle Tomme ?

    Mme de Monclair ne riait plus ; elle écoutait encore ; enfin elle quitta son poste et revint s’asseoir près de sa nièce ; sa gaieté avait disparu.

    Madame de Monclair (sérieusement) :

    Léontine, prépare-toi à gronder Giselle ; elle a répondu tout de travers pour jouer un tour à sa maîtresse, dont les leçons l’ennuient. La pauvre Tomme pleure ; Giselle rit ; le père Toc gronde. Tu es faible, toi ; mais pour le coup, il faut que tu grondes ; c’est méchant ce qu’a fait ta fille. Pas de grâce pour les méchancetés.

    Léontine (agitée) :

    Giselle est si jeune, ma bonne tante ! elle n’a pas réfléchi que cette plaisanterie pouvait faire tort à sa maîtresse. Vous savez que les enfants aiment à rire et à faire rire. Elle aura voulu vous amuser.

    Madame de Monclair :

    Léontine, prends garde ! Ne te laisse pas aller à ta trop grande indulgence ! Gronde et punis quand il le faut. Les voici qui viennent. Je veux voir comment tu t’en tireras.

    M. Tocambel ouvrit la porte.

    M. Tocambel :

    Passez, Mademoiselle Tomme. Parlez à Mme de Gerville.

    Mademoiselle Tomme :

    Madame, permettez-moi d’expliquer devant Mme votre tante ce qui s’est passé.

    Madame de Monclair :

    Ce n’est pas nécessaire, ma pauvre demoiselle ; je comprends à présent, et ma nièce comprend aussi. Giselle vous a fait une malice que j’appelle une méchanceté, et vous avez peur que je ne dise partout que vous êtes une ignorante. C’est cela, n’est-il pas vrai ?

    Mademoiselle Tomme :

    Je crois que oui, Madame ; seulement je me permettrai d’ajouter que je demande de cesser mes leçons à Mlle Giselle ; je les crois inutiles pour elle et fâcheuses pour moi.

    Madame de Monclair :

    Vous avez raison, ma chère demoiselle ; Giselle n’apprendra jamais rien, et vous ne gagnerez jamais rien avec cette petite. Parle donc, Léontine. Tiens, regarde dans la glace la figure que tu fais. Pâle et triste comme une condamnée à mort ! Voyons, courage ! Approche, Giselle.

    Léontine :

    Mademoiselle, pardonnez, je vous prie, une espièglerie que Giselle ne recommencera pas, je vous assure. Giselle, viens faire des excuses à Mlle Tomme qui est toujours si bonne pour toi, et promets-lui d’être à l’avenir bien sage et bien appliquée à tes leçons.

    Giselle s’approcha.

    Giselle (avec une feinte humilité) :

    Mademoiselle, je vous promets d’être à l’avenir bien sage et bien appliquée à mes leçons.

    Mademoiselle Tomme :

    C’est possible, Mademoiselle Giselle, mais ce ne seront pas les miennes, car je répète que je ne vous les continuerai pas.

    Madame de Monclair :

    Vous avez bien raison, ma pauvre Tomme ; à votre place j’en ferais autant. Allez, allez, ma  pauvre enfant ; je vous aurai d’autres élèves, soyez tranquille.

    Mlle Tomme remercia, salua et sortit.

    Léontine sentit qu’elle avait eu tort de diminuer la faute de sa fille devant elle.

    Léontine (sévèrement) :

    Giselle, devant Mlle Tomme, j’ai cherché à t’excuser, mais devant ma tante et notre ami je te dis que je suis très mécontente de toi ; je vois parfaitement que tu as mis de la malice dans les réponses que tu as faites devant ta tante, car je venais de te dire que ton ignorance ferait tort à Mlle Tomme. Tu mérites une punition sévère et tu l’auras. Nous devions tous dîner chez ton oncle Pierre pour la fête de ta tante : tu resteras à la maison, seule avec ta bonne. Va dans ta chambre ; tu m’as fait beaucoup de peine, j’espère que tu y réfléchiras quand tu seras seule, et que tu le regretteras.

    Giselle n’osa pas résister devant sa tante et devant M. Tocambel ; elle comprit que la soumission était le seul moyen de diminuer sa faute à leurs yeux, et elle obéit à sa mère sans hésiter.

    Léontine se jeta dans son fauteuil et pleura.

    Madame de Monclair (l’embrassant) :

    Allons, allons, ma fille, ne t’afflige pas ; c’est très bien. Tu avais mal commencé, tu as bien fini. (S’adressant à M. Tocambel) Elle a bien parlé, n’est-ce pas, mon ami ? Dites-le-lui donc ; vous êtes la comme une statue. Encouragez-la ; faites comme moi.

    M. Tocambel :

    Ma bonne amie, si je ne parle pas, c’est que vous avez tout dit et très bien dit. Le chagrin de Léontine me fait peine à voir. Mais, ma pauvre enfant, consolez-vous ; vous avez bien agi dans l’intérêt de votre enfant. En continuant ainsi, vous la corrigerez de ses défauts, et vous serez heureuse de la voir devenir aussi bonne qu’elle est jolie.

    Léontine :

    Merci, mon ami ; vos dernières paroles me vont au cœur.

    Madame de Monclair :

    Allons, ma petite, je m’en vais pour le coup. Au revoir chez Pierre à dîner. Ne nous apporte pas une figure d’enterrement. Père Toc, consolez-la. Entendez-vous bien ? Si vous nous l’amenez triste et les yeux bouffis, je m’en prendrai à vous et à votre gazon. Et toi, Léontine, sois sage, ma petite ; et pense que ta fille sera un amour si tu le veux. Adieu.

    Mme de Monclair disparut ; M. Tocambel resta, causa avec Léontine et fit si bien qu’il la laissa faire sa toilette entièrement consolée.

    M. Tocambel :

    Je vous attendrai chez Victor ; je le mettrai au courant et je l’empêcherai de défaire votre ouvrage.

    Quand Léontine eut achevé sa toilette, elle voulut aller voir Giselle ; mais elle ne la trouva pas dans sa chambre.

    Emilie :

    Mademoiselle est chez Monsieur, qui est venu la chercher il y a un quart d’heure, Madame.

    Léontine :

    A-t-elle beaucoup pleuré, la pauvre enfant ?

    Emilie :

    Pas du tout, Madame ; elle m’a demandé de faire un savonnage pour sa poupée ; elle paraissait fort gaie. Est-ce que Madame l’a grondée ?

    Léontine :

    Je l’ai grondée et punie ; elle dînera ici, au lieu d’aller dîner avec moi chez mon frère.

    Emilie :

    C’est donc pour cela qu’elle me disait de commander son dîner au cuisinier parce qu’elle s’ennuyait chez son oncle, qu’elle préférait dîner ici et jouer avec sa poupée ; elle m’a demandé de faire à la poupée une casaque d’été ; je vais la finir tout à l’heure.

    Léontine :

    Je vous remercie pour elle, Émilie ; vous êtes toujours très complaisante pour ma pauvre Giselle. Et à propos de casaque d’été, voici vingt francs pour en acheter une pour vous-même.

    Emilie :

    Je remercie bien Madame de toutes ses bontés. Madame peut compter que je ferai toujours pour Mlle Giselle tout ce que je pourrai pour la contenter.

    Léontine alla chercher Giselle chez son mari ; elle la trouva sur les genoux de son père.

    M. Tocambel feuilletait un livre.

    M. Tocambel (se levant) :

    Je vous attends, ma chère enfant, pour vous mener chez Pierre.

    Léontine :

    Et vous, Victor, est-ce que vous ne venez pas ? Vous n’êtes pas encore habillé !

    Victor (avec embarras) :

    Non, je reste à la maison ; j’ai mal à la tête, je suis fatigué. Excusez-moi auprès de Noémi et de Pierre.

    Léontine :

    Mais, Victor, ce ne sera pas aimable pour Pierre, qui nous réunit tous pour la fête de Noémi.

    Victor (avec humeur) :

    Pas tous, puisque Giselle n’y va pas.

    Léontine :

    M. Tocambel a dû vous dire que Giselle avait mérité d’être punie…

    Victor :

    Oui, oui, il me l’a dit ; mais comme je ne veux pas que Giselle soit à l’abandon avec les domestiques, je reste avec elle.

    Léontine :

    Victor, je vous assure que Giselle…

    Victor :

    C’est bien ; je sais ce que vous allez dire. Mais je considère comme un devoir de ne pas négliger à ce point son enfant, et je veux rester à la maison afin de veiller sur elle.

    Giselle :

    Merci, mon bon cher papa ; avec vous je suis toujours sage et heureuse, et avec les autres, je ne sais pas pourquoi, je m’ennuie et je fais des bêtises ; et on croit que ce sont des méchancetés, comme tantôt avec Mlle Tomme, que j’aime beaucoup, pourtant.

     

    M. Tocambel (d’un air moqueur) :

    Vous aimez beaucoup de monde, ma belle enfant ; vous m’aimez beaucoup, vous aimez votre oncle Pierre, vos trois tantes, votre grand’tante de Monclair, et pourtant il n’y paraît pas.

    Giselle rougit, hésita un instant, embrassa son père et dit :

    Giselle :

    Je ne peux pas aimer tout le monde autant que j’aime papa, qui est si bon pour moi ; alors vous êtes tous jaloux de lui. N’est-il pas vrai, papa, ils sont jaloux ?

    Victor (riant et embrassant Giselle) :

    Cela se pourrait bien, mon cher amour, et ils peuvent bien aussi être jaloux de toi, car je t’aime plus que tout au monde.

    Giselle :

    Même plus que maman ?

    M. de Gerville hésita ; mais, cédant aux caresses de sa fille et à ses instances, il répondit :

    Victor :

    Eh bien, oui, même plus que maman.

    Giselle sourit d’un air triomphant à sa mère, qui ne répondit que par un regard douloureux qu’elle jeta sur son mari et sur Giselle.

    Léontine :

    Adieu, Victor ; adieu, pauvre et chère enfant.

    Elle ajouta, en prenant le bras de M. Tocambel :

    Léontine :

    Venez, mon ami, je suis prête.


    #154809

    CHAPITRE 09 : GISELLE EST PUNIE… ET PARDONNEE :

    Le dîner fut triste pour Léontine ; son frère et ses sœurs, auxquels elle avait tout raconté, la regardaient avec une tendre pitié. Mme de Monclair taquina le vieux Tocambel, qui ripostait avec esprit et gaieté. Ils finirent par distraire Léontine et par égayer tous les convives : les trois jeunes cousins, amis de Blanche et de Laurence, Louis, Jacques et Paul, y aidèrent de leur mieux ; après dîner, ils demandèrent à Mme de Monclair de se mettre au piano ; Georges et Isabelle ne furent pas négligés, chacun s’empressa de les faire danser. La gaieté devint générale et gagna Léontine elle-même. Au bout de quelque temps, Mme de Monclair demanda à Léontine de la remplacer au piano.

    Madame de Monclair :

    Mes vieux doigts sont fatigués ; ils ne peuvent plus aller assez vite, et mes vieilles jambes demandent à se dégourdir. Je veux danser aussi, moi. Allons, père Toc, venez m’engager pour une contredanse ; faisons voir à cette jeunesse comment on dansait de notre temps. Mettez-vous tous en place ; en avant deux ; ce sont les vieux qui commencent.

    Mme de Monclair et M. Tocambel commencèrent un avant-deux, élégant et classique ; la contredanse s’exécuta au milieu des rires et des bravos ; les pas de zéphyr, les pas de Basque, les pirouettes, les entrechats, les pas mouchetés, rien n’y manqua. Chacun fit de son mieux ; mais aucun ne put égaler la grâce, la légèreté, la souplesse du vieux couple.

    Madame de Monclair s'écria, en exécutant le dernier chassé-croisé :

    Madame de Monclair (s’écriant) :

    Ah je n’en puis plus, je suis rendue. Pierre, viens m’aider à regagner un fauteuil, une chaise, n’importe quoi. Les vieux danseurs n’ont plus de force.

    À peine Mme de Monclair, soutenue par Pierre, fut-elle installée dans un bon fauteuil, que la porte s’ouvrit et qu’à la surprise générale, Victor entra tenant Giselle par la main. Léontine poussa une exclamation de mécontentement, et quitta le piano.

    Madame de Monclair :

    Eh bien, quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Un danseur et une danseuse de plus. Léontine, tais-toi, ne bouge pas. Je vais tout arranger. Pierre, prends Giselle ; Victor, venez près de moi. Les trois cousins, prenez chacun une cousine. Père Toc, faites danser les petits et battez la mesure. En place les danseurs. Chassé-croisé !

    Et avant que Giselle et Victor eussent compris ce qu’on allait faire, ils recommencèrent une contredanse semblable à la dernière. Léontine, un peu troublée, se trompa, manqua la mesure, mais personne n’y fit attention, tant on était animé à sauter, à tourner, à pirouetter. Giselle, troublée, en entrant, du tumulte et de l’exclamation de sa mère, fut entraînée par la gaieté des danseurs. Victor lui-même perdit sa gravité, et la contredanse n’était pas finie, que personne ne songeait ni à l’entrée imprévue de Giselle, ni à ses méfaits précédents. Léontine elle-même, enchantée de voir Giselle rire et danser, donnait à sa musique une vivacité, un éclat qui augmentait l’entrain général. À une contredanse en succéda une autre, puis une autre, puis un galop monstre, après lequel tous, d’un commun accord, demandèrent grâce.

    Pendant qu’on prenait des rafraîchissements et des gâteaux, Léontine s’approcha de Mme de Monclair, qui était restée dans son fauteuil.

    Elle lui dit, les yeux pleins de larmes :

    Léontine (les yeux pleins de larmes) :

    Bonne, chère tante, comme vous avez tout arrangé et tout fait pardonner ! Avec quelle bonté, avec quel esprit charmant ! Je suis bien, bien reconnaissante, ma chère tante.

    Léontine lui baisa la main ; sa tante l’embrassa.

    Madame de Monclair :

    Il reste quelque chose à faire. Tu vas voir. Avez-vous bientôt fini de vous rafraîchir, vous autres jeunes ? Bon ; approchez tous, rangez-vous en ligne devant moi. Bien. À présent, que personne ne bouge et ne parle, et que tous m’écoutent. L’homme est mauvais par nature. La femme aussi, bien entendu. Mais hommes et femmes sont bons… quand ils le veulent. Voulez-vous être bons, tous, tant que vous êtes ?

    Noémi (s’écriant) :

    Oui !

    Pierre (s’écriant) :

    Oui !

    Léontine (s’écriant) :

    Oui !

    Victor (s’écriant) :

    Oui !

    Giselle (s’écriant) :

    Oui !

    Georges (s’écriant) :

    Oui !

    Isabelle (s’écriant) :

    Oui !

    Blanche (s’écriant) :

    Oui !

    Laurence (s’écriant) :

    Oui !

    M. Tocambel (s’écriant) :

    Oui !

    Madame de Monclair :

    Alors pardonnez-vous les uns les autres, afin que le bon Dieu vous pardonne. Que chacun de vous se réconcilie de bon cœur et ne pense plus au passé. Aimez-vous les uns les autres, et jetez-vous dans les bras les uns des autres. Une, deux, trois.

    Au trois, Mme de Monclair se jeta dans les bras de M. Tocambel, Léontine dans ceux de Victor, Pierre dans ceux de Giselle, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous se furent embrassés. On riait, on se poussait, on se culbutait ; les deux petits passaient de bras en bras ; le fort de la mêlée dura plus d’un quart d’heure. Quand l’ordre fut rétabli, Giselle était encore fortement serrée dans les bras de sa mère : toutes les deux pleuraient.

    Madame de Monclair s'écria :

    Madame de Monclair (s’écriant) :

    Je ne veux pas qu’on pleure ; une pénitence pour les pleureurs ; on va jouer à colin-maillard : Léontine et Giselle le seront. Vite, des mouchoirs, et à genoux pour qu’on vous bande les yeux.

    Léontine obéit après un dernier baiser déposé sur une dernière larme qui coulait sur la joue de Giselle ; on leur banda les yeux, et le jeu commença. Noémi emmena Georges et Isabelle, qui ne pouvaient plus se tenir sur leurs petites jambes ; elle les remit à leur bonne. À peine furent-ils couchés, qu’ils s’endormirent profondément, pour ne s’éveiller que le lendemain à dix heures. Ils avaient dormi treize heures.

    La soirée continua gaie et bruyante. Giselle revenait souvent près de sa mère, pour l’embrasser, pour lui dire un mot de tendresse, vraie, cette fois. Léontine éprouvait un bonheur qui se reflétait sur son visage, ordinairement triste et doux ; la tristesse avait disparu : la douceur seule y restait et embellissait sa physionomie.

    M. Tocambel dit à sa vieille amie :

    M. Tocambel :

    Comme Léontine est jolie ce soir !

    Madame de Monclair :

    Parce que le bonheur maternel est sans mélange d’inquiétude. Et voyez aussi Giselle : elle est charmante, jolie et charmante !

    M. Tocambel :

    C’est vous, fée bienfaisante, qui avez amené ce changement.

    Madame de Monclair :

    Pourvu que le mauvais génie ne vienne pas nous gâter tout cela !

    M. Tocambel :

    Cela se pourrait bien. Il est terrible de faiblesse ; il arrête tous les bons mouvements de Léontine. Quelle idée habile et charmante vous avez eue ! Tout en riant, vous leur avez fait le plus beau sermon qu’ils pourront jamais entendre prêcher dans le cours de leur vie.

    Madame de Monclair (riant) :

    Taisez-vous, flatteur ! Gare au gazon !

    M. Tocambel :

    C’est bon, c’est bon, baronne ! J’en ai de rechange.

    La soirée se prolongea assez tard ; à dix heures on servit le thé, des glaces, des gâteaux et du chocolat. L’exercice avait réveillé l’appétit ; on fit honneur à la collation. À onze heures on se sépara.

    Léontine :

    Ma tante, nous allons vous ramener chez vous.

    Madame de Monclair :

    Du tout, du tout, mon enfant ; il fait si beau ! Je m’en vais à pied avec mon ami Tocambel. Vous allez me donner le bras, j’espère bien ?

    M. Tocambel :

    Je n’en sais rien ; vous êtes si folle, que vous me ferez passer pour un fou, et, dans la rue, vous sentez que ce n’est pas agréable.

    Madame de Monclair :

    Voyez-vous ce délicat ! Allons, vite, donnez-moi votre bras, et partons.

    M. Tocambel :

    Je n’en puis plus ; mes jambes ne peuvent plus me porter.

    Madame de Monclair :

    Eh bien, je vous porterai ; vous serez mon bébé. Fameuse chevelure pour un bébé !

    M. Tocambel :

    Mais, baronne, je vous dis que je ne peux plus me tenir.

    Madame de Monclair :

    Laissez donc ! Vous n’avez que soixante-quatre ans ! Moi qui en ai quarante-six ! ce n’est qu’une différence de chiffres posés vous voyez bien.

    Tout en résistant, M. Tocambel fut saisi par le bras et emmené moitié riant, moitié grommelant, par sa terrible, mais excellente amie et ennemie tout à la fois ; elle se plaisait à le tourmenter, et lui se plaisait à être tourmenté par cette aimable et encore charmante amie ; malgré ses quarante-six ans, elle avait conservé une gaieté, un éclat, une légèreté, une santé de vingt ans. Bonne avec tout le monde, amie fidèle et dévouée, elle avait des amis innombrables qu’elle taquinait sans les fâcher, dont elle riait sans les blesser. Riche et d’une position élevée, elle se mettait au service de tous ceux de son intimité qui avaient besoin de sa protection ou de sa bourse ; aussi était-elle reçue partout à bras et à cœur ouverts. M. Tocambel l’aimait et la vénérait ; jamais il ne passait une journée sans y aller au moins une fois, et plus souvent deux ou trois.

    Ils arrivèrent à bon port, après s’être querellés tout le long du chemin ; M. Tocambel reçut même un ou deux pinçons au bras. Le dernier mot de Mme de Monclair fut :

    Madame de Monclair :

    Je vous enverrai demain un faucheur pour tondre votre gazon, qui est trop long.

    M. Tocambel :

    Et moi, je vous enverrai mon tailleur pour vous coudre la langue…

    … répliqua M. Tocambel en baisant la main que lui tendait son ennemie.


    #154810

    CHAPITRE 10 : RECHUTE DE GISELLE :

    Pierre (entrant) :

    Je viens savoir de tes nouvelles, Léontine…

    … dit Pierre en entrant le lendemain, dans l’après-midi, chez sa sœur.

    Léontine (l’embrassant) :

    Elles sont excellentes, mon ami. Giselle est charmante ; elle obéit au premier mot, elle a un air doux et heureux que je ne lui ai pas vu depuis longtemps. Victor est enchanté ; il s’attendait à être grondé hier soir en rentrant ; mais, au premier mot d’explication, je lui ai fermé la bouche en l’embrassant. « Merci, ma bonne Léontine, m’a-t-il dit ; j’ai fait une sottise ; tu ne me la reproches pas, et certainement je ne recommencerai plus. » Je suis heureuse aujourd’hui. Dieu veuille que Giselle ne trouble pas ce calme dont je jouis si rarement !

    Pierre :

    Le bon Dieu t’exaucera, chère Léontine, si tu mets en pratique l’excellent proverbe : Aide-toi, le ciel t’aidera.

    Léontine :

    Et toi aussi, tu m’aideras, mon bon Pierre ; je suis si faible ! J’ai besoin d’être soutenue pour lutter contre Giselle et contre Victor.

    Pierre :

    Et contre toi-même, pauvre sœur. Je viens te dire que, d’après le succès de notre soirée d’hier, nous avons décidé, Noémi et moi, que notre fête dans le jardin aurait lieu dans huit jours ; le temps est au beau, Giselle aussi ; profitons-en pour la raffermir dans ses bonnes résolutions. Noémi te demande de venir l’aider dans ses arrangements de fleurs, de meubles ; pour ses commandes de gâteaux, de glaces, etc., pour son dîner de cinquante couverts, et enfin pour tous les préparatifs de la fête. Elle compte sur ton bon goût et sur tes idées toujours heureuses dans ce genre d’arrangements.

    Léontine :

    Veux-tu que j’y aille de suite avec toi ?

    Pierre :

    Certainement ; je t’enlève jusqu’au dîner.

    Léontine :

    Très bien ; Giselle a fini ses leçons, elle est sortie avec sa bonne ; son père l’attend aux Champs-Élysées pour la mener au Jardin d’Acclimatation : ils en ont jusqu’au dîner.

    La porte s’ouvrit ; la bonne entra.

    Léontine :

    Comment, Émilie, vous n’êtes pas sortie avec Giselle ? Je vous croyais partie depuis trois quarts d’heure.

    Emilie :

    Je viens chercher Madame pour décider Mlle Giselle à s’habiller. Nous sommes en querelle depuis qu’elle a quitté Madame.

    Léontine :

    En querelle ! À propos de quoi ?

    Emilie :

    Parce que Mademoiselle veut mettre sa belle robe de soie bleue et son chapeau de paille de riz garni de fleurs roses. J’ai beau lui dire que c’est trop élégant pour une simple promenade au Jardin d’Acclimatation, que sa belle toilette serait fanée et salie peut-être. Elle ne veut pas m’écouter, elle se fâche, elle pleure ; et je viens chercher Madame, car je ne puis en venir à bout.

    Léontine était consternée.

    Léontine :

    Pierre, que dois-je faire ? Mon Dieu, mon Dieu ! comme mon bonheur a peu duré !

    Pierre :

    Ne te décourage pas, ma pauvre Léontine. Crois-tu que Giselle puisse être corrigée en une journée de ses vieilles habitudes de révolte et d’entêtement ? il faut du temps et de la fermeté. Ne cède pas ; elle cédera. Va la voir ; parle doucement, mais sérieusement ; qu’elle voie que ta volonté est plus forte que la sienne.

    Léontine :

    Pierre, viens avec moi, je t’en prie ; ta présence me donnera du courage.

    Pierre :

    Très volontiers, chère amie. Use de moi tant que tu voudras !

    Léontine, suivie de Pierre, entra chez Giselle ; elle était assise sur le plancher, en jupon, sans brodequins, nu-bras, les cheveux emmêlés, les yeux étincelants, les joues rouges, portant sur son visage l’expression d’une colère prête à faire explosion.

    Léontine et Pierre se placèrent devant elle.

    Giselle (s’écriant) :

    Mon oncle ! Toujours mon oncle !

     

    Léontine :

    Oui, Giselle, ton oncle, qui vient t’annoncer une fête qu’il veut nous donner jeudi prochain ; une fête très amusante, avec une loterie, un Guignol, un bal, etc. Mais je crains que tu ne puisses pas y aller.

    Giselle (d’un air un peu effrayé) :

    Pourquoi cela, maman ?…

    …dit Giselle d’un air un peu effrayé. Sa colère était passée.

    Léontine :

    Parce que tu recommences tes méchancetés ; parce que tu ne veux pas obéir à ta bonne ; parce que, par ton entêtement à mettre une toilette qui te donnerait l’air d’une folle, tu fais attendre ton pauvre papa.

    Giselle :

    Oh ! papa ! Il peut bien attendre ! Il s’amuse à voir passer les voitures.

    Léontine :

    Ce n’est pas poli, ce que tu dis là, pour papa. Je viens te faire savoir que tu mettras la robe et le chapeau que tu mets tous les jours, ou bien que tu ne verras pas la fête de ton oncle ; choisis. Et dépêche-toi, pour partir bien vite.

    Giselle ne dit rien ; seulement elle se leva et alla prendre la robe préparée par la bonne. Léontine resta quelques minutes pour la voir peignée, chaussée et habillée ; quand Giselle fut prête, Léontine voulut l’embrasser, mais Giselle détourna la tête et sortit sans regarder personne.

    Léontine restait immobile, pensive et triste. Pierre la laissa réfléchir ; mais quand il vit une larme perler dans ses yeux, il lui prit les mains, l’embrassa et lui dit :

    Pierre :

    Tu as très bien mené l’affaire, ma bonne Léontine, très habilement ; tu as présenté la fête comme appât pour faire passer la colère et pour te faire obéir ; tu as parlé avec fermeté ; aussi as-tu réussi mieux et plus vite que je n’osais l’espérer.

    Léontine :

    Tu trouves, Pierre ? Tu n’as donc pas vu comme elle m’a repoussée quand j’ai voulu l’embrasser ?

    Pierre :

    Je l’ai très bien vu et je m’y attendais. Il était difficile qu’il en fût autrement. Elle se voyait obligée de céder sur tous les points ; elle n’a pas même essayé de te résister ; évidemment elle a dû souffrir dans son orgueil et dans sa nature violente. Mais ce n’est rien du tout, cela. Ne t’en inquiète pas. Et quand je te dis que tu as remporté une victoire complète, tu peux me croire ; tu dois espérer au contraire que l’avenir ne sera pas sombre, comme nous le redoutions hier encore.

    Léontine :

    Tu trouves toujours moyen de me consoler, mon bon Pierre.

    Pierre :

    Parce que je te connais si bien ! Je devine si bien tes côtés faibles, tes impressions, tes découragements. La grande amitié que j’ai pour toi me rend clairvoyant.

    Léontine :

    Et moi, mes affections me rendent aveugle ; voilà la différence.

    Pierre :

    Tu commences à y voir clair ; et moi je commence à craindre que nous n’arrivions trop tard chez Noémi.

    Léontine :

    Tu as raison; je cours chercher mon chapeau, mes gants, et je suis à toi.

    Léontine, qui avait repris son calme, revint après quelques instants, prête à partir. La visite à Noémi fut très utile. Laurence et Blanche furent appelées pour prendre part au conseil. Tout fut convenu, et Pierre fut chargé de courir les magasins avec Blanche pour les objets à mettre en loterie ; chaque enfant devait gagner deux lots, et on arrangea la distribution des billets de loterie de manière à ce que chacun eût ses deux lots.

    Quand Léontine rentra, elle trouva Giselle dans le salon de fort mauvaise humeur. Elle n’avait pas trouvé son père aux Champs-Élysées ; elle n’avait rencontré aucune de ses amies, et elle avait été tout le temps en querelle avec sa bonne.

    Léontine :

    Eh bien, Giselle, as-tu trouvé ton père ?

    Giselle :

    Certainement non ; ma bonne m’avait fait perdre une heure en refusant de m’habiller.

    Léontine :

    C’est-à-dire que c’est toi qui refusais de t’habiller.

    Giselle :

    Ce n’est pas vrai.

    Léontine :

    Giselle, ce n’est pas poli de me répondre comme tu le fais. Tu étais si gentille ce matin, ma petite chérie ! Et j’étais si contente ! Je t’en prie, chère enfant, ne recommence pas les scènes de ces derniers jours. Ne pense plus à ton caprice de robe bleue, et reprends ta gentille petite figure de ce matin.

    Giselle ne répondit pas ; elle boudait.

    M. de Gerville entra, Giselle courut à lui.

    Victor :

    Te voilà, mon cher amour ! Pourquoi n’es-tu pas venue aux Champs-Élysées ? Je t’y ai attendue plus d’une heure.

    Giselle :

    Parce qu’on n’a pas voulu m’y mener à temps pour vous trouver.

    Victor (vivement) :

    On n’a pas voulu !

    M. de Gerville jette sur Léontine un regard mécontent.

    Victor :

    Est-ce vous, Léontine, qui avez empêché cette pauvre petite de sortir ?

    Léontine :

    Non, c’est elle-même qui s’est entêtée à ne pas vouloir s’habiller.

    Victor :

    Mais puisqu’elle dit qu’on n’a pas voulu l’amener ?

    Léontine :

    La bonne voulait l’habiller convenablement ; Giselle voulait se mettre ridiculement ; quand on est venu me chercher, elle avait perdu une heure à disputer avec sa bonne.

    Victor (avec humeur) :

    Cette Émilie est insupportable. Vous lui laissez trop d’autorité, Léontine.

    Léontine :

    Mais, mon ami, elle n’en a pas assez, au contraire. C’est Giselle qui est insupportable avec sa bonne et qui ne lui obéit en rien.

    Victor :

    Vous êtes aimable pour votre enfant !

    Giselle :

    Maman ne m’aime plus du tout ; elle écoute mon oncle Pierre, qui est venu avec maman pour me forcer à mettre une vieille horrible robe. Je suis bien malheureuse, papa, quand vous n’y êtes pas.

    Victor (la saisissant dans ses bras) :

    Ma pauvre chère enfant ! je ne te quitterai plus ; je te suivrai partout. On n’osera pas te rendre malheureuse devant moi, j’espère. Mais dites-moi, Léontine, pourquoi votre frère se mêle-t-il de l’éducation de Giselle ? Est-ce que je m’occupe de ses enfants ? Je les trouve pourtant insupportables mais je ne me permets pas de les gronder, de les chasser, encore moins de les battre et de les garrotter.

    Léontine (tristement) :

    Pierre ne s’en mêle que lorsque je le lui demande, mon ami ; et il fait du bien à Giselle en soutenant mon courage contre ses caprices.

    Victor :

    Je ne veux plus de cela, moi. Parce qu’il est dur comme un Arabe pour ses enfants, il est choqué de voir Giselle traitée avec humanité par vous, et il veut la mettre au régime du fouet, des pénitences et des gronderies. Dites-lui, Léontine, ce soir même, que je le prie de ne pas s’occuper de ma fille.

    Léontine :

    Dites-le vous-même, Victor. Je ne me charge pas de votre commission. Et toi, Giselle, souviens-toi que pour aller à la fête que ton oncle veut bien te donner, il faut que tu sois sage ; ainsi je t’engage à devenir douce, polie et obéissante.

    Giselle :

    Papa m’y mènera, si vous ne voulez pas me mener. N’est-ce pas, mon cher petit papa, que vous ne laisserez pas votre petite Giselle pleurer à la maison pendant que maman dansera et s’amusera comme elle a fait hier ?

    Victor :

    Non, mon cher amour, non ; je te mènerai partout où l’on s’amuse, et je te ferai danser tant que tu voudras.

     

    Léontine avait pris le parti de ne plus répondre aux impertinences de Giselle et aux injustes accusations de son mari.

    Léontine (à mi-voix) :

    Pauvre Giselle ! comme sa sagesse a peu duré ! Quel dommage ! Elle était si bonne et si gentille jadis !


    #154811

    CHAPITRE 11 : HABILETE DE MADAME DE MONCLAIR :

    Léontine quitta le salon, laissant Victor gâter sa fille à son aise.

    Léontine (à mi-voix) :

    Que puis-je y faire ? Mes reproches encouragent la résistance de Giselle ; elle devient très impertinente avec moi ; c’est la punition de ma faiblesse. Le pauvre Victor l’éprouvera à son tour.

    Madame de Monclair entra avec M. Tocambel.

    Madame de Monclair (entrant) :

    Léontine, je te propose une excellente gouvernante ou maîtresse pour ta fille. Mlle Tomme était trop jeune, elle avait peur de Giselle ; celle que je t’ai trouvée ne se laissera pas manquer, et si tu veux la soutenir, tu verras ta fille prendre les habitudes de soumission qu’elle n’a pas, mais qu’il faut lui donner.

    Léontine :

    Vous êtes bien bonne de vous occuper de moi et de Giselle, chère tante.

    Madame de Monclair :

    Quel air triste, ma chère enfant ! Qu’est-il arrivé depuis hier ?

    Léontine :

    Une nouvelle révolte de Giselle et une nouvelle faiblesse de Victor. Je ne sais plus comment faire, comment dire ! Je me suis retirée dans ma chambre pour faire cesser les impertinences de ma pauvre fille ; chacune de ses paroles moqueuses et insolentes me va au cœur ; j’en éprouve un chagrin mortel.

    M. Tocambel :

    Pauvre Léontine ! Que de fois je vous ai avertie ! Que de remontrances je vous ai adressées ! Que d’impatiences elles vous ont causées ! À présent le mal est fait ; le cœur de Giselle s’est endurci ; je crains qu’il n’y ait plus de remède.

    Léontine pleura amèrement.

    Madame de Monclair (avec vivacité) :

    À quoi sert tout ce que vous dites ? À rien qu’à la faire pleurer. Au lieu de chercher à consoler la mère et à corriger l’enfant, vous soupirez : Il est trop tard ! Je l’avais bien dit ! Est-ce ainsi qu’un bon homme de votre âge guérit les peines du cœur ? Vous savez bien qu’il n’est jamais trop tard ! Est-ce que le bon larron de l’Évangile n’était pas plus vieux que Giselle ? Ne s’est-il pas converti ? N’a-t-il pas été en paradis avec Notre Seigneur ? Pourquoi Giselle ne ferait-elle pas comme le bon larron ? Voyons, répondez, qu’avez-vous à dire ?

    M. Tocambel :

    Que je ne suis pas Notre Seigneur ; que ni Léontine, ni vous, ni moi, nous n’avons, comme lui, la puissance de changer les cœurs. J’ai à dire aussi que vous êtes d’une impétuosité qui trouble, qui terrifie, et que je ne suis pas de force à lutter contre votre déluge de paroles. La tête me tourne ; je ne sais plus où j’en suis.

    Madame de Monclair :

    C’est ça ! Quand vous avez fait une gaucherie, la tête vous tourne… contre moi. Restez là ; je vais vous ramener Giselle repentante. Et toi, Léontine, n’écoute pas ce qu’il dit et attends-moi.

    Mme de Monclair rentra au salon ; Victor était embarrassé de ce qu’il avait dit et fait ; il ne regardait plus sa fille et ne lui répondait pas. Giselle était inquiète de l’air mécontent de son père.

    Madame de Monclair :

    Victor, je ne sais pas ce qui vous est arrivé, mais, à votre air, je vois que vous vous sentez coupable ; allez embrasser votre femme, qui pleure et qui vous aime. Je garde Giselle ; allez.

    Victor, enchanté d’échapper à Giselle et inquiet des larmes de Léontine, entra précipitamment chez elle. Pendant qu’il s’expliquait avec sa femme toujours prête à lui pardonner, Mme de Monclair faisait asseoir Giselle à côté d’elle.

    Madame de Monclair :

    Causons un instant, ma chère petite. Dis-moi, es-tu heureuse ?

    Giselle surprise, répondit pourtant franchement :

    Giselle (surprise, avec franchise) :

    Non, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Pourquoi donc, mon enfant ?

    Giselle :

    Parce que maman me gronde, ma bonne me gronde ; maman me punit même depuis quelque temps.

    Madame de Monclair :

    Ah !… Tu es pourtant bien douce ?

    Giselle :

    Pas toujours, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Bien bonne ?

    Giselle :

    Pas tout à fait, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Bien obéissante ?

    Giselle :

    Pas quand je veux autre chose.

    Madame de Monclair :

    Voyons ! tu n’es ni douce, ni bonne, ni obéissante. Alors je ne m’étonne pas que ta maman et ta bonne te grondent quelquefois. Mais, du moins, tu es toujours polie avec maman et ta bonne ?

    Giselle :

    Oh non, ma tante ; pas quand elles m’ennuient.

    Madame de Monclair :

    Ah, ah ! Après avoir été ni douce, ni bonne, ni obéissante, tu n’es même pas polie. Alors je comprends que maman te punisse… Et cela doit bien t’ennuyer d’être grondée et punie ?

    Giselle :

    Je crois bien, ma tante. C’est assommant !

    Madame de Monclair :

    Tu as raison ! parfaitement raison ! Quand j’étais petite, cela m’ennuyait bien d’être grondée et surtout punie. C’est qu’il n’y a pas à dire : il faut bien céder ; un enfant n’est jamais le plus fort.

    Giselle :

    N’est-ce pas, ma tante, que vous comprenez comme cela m’ennuie ?

    Madame de Monclair :

    Ah ! si je le comprends ! Je crois bien que je le comprends ! Et que je te plains !

    Giselle était enchantée ; elle ne se méfiait plus de sa tante.

    Madame de Monclair :

    Veux-tu que je t’enseigne un moyen d’être très heureuse, et de n’être jamais grondée ni punie ?

    Giselle :

    Oh oui ! ma tante, dites-le-moi !

    Madame de Monclair :

    C’est le moyen que j’avais employé quand j’avais dix ans, comme toi. Plus je grandissais, et plus j’étais grondée et punie.

    Giselle :

    C’est comme moi ; maman devient de plus en plus sévère.

    Madame de Monclair :

    Tout juste comme moi ! Et tu peux voir par toi-même comme cela devait m’ennuyer. L’autre jour, comme c’était triste pour toi de ne pas dîner et t’amuser avec nous tous chez ton oncle !

    Giselle :

    Je crois bien ! j’étais furieuse !

    Madame de Monclair :

    Et comme ce serait terrible de ne pas aller à la fête de ton oncle !

    Giselle :

    Mais papa m’y mènera.

    Madame de Monclair :

    Tu ne sais donc pas ce qui pourrait t’arriver, si papa t’y menait malgré maman ? On te prendrait de force, on t’emporterait à la maison, et le lendemain on te mettrait dans une pension très sévère loin de Paris.

    Giselle (effrayée) :

    Ah ! mon Dieu !

    Madame de Monclair :

    Oui, ma pauvre fille, c’est comme cela. Pour empêcher tous ces malheurs, voici ce que tu as à faire. Quand maman ou ta bonne t’empêchent de faire une chose qui te plaît, ou veulent te faire faire ce qui te déplaît, dis en toi-même : « Il faut bien que j’obéisse puisque je suis un enfant ». Si cela ne suffit pas, dis au bon Dieu : « Mon Dieu, donnez-moi le courage d’obéir ». Tu verras que l’envie de résister s’en ira.

    Giselle :

    Mais, ma tante, quand je résiste, on me cède presque toujours.

    Madame de Monclair :

    Pas toujours, ma pauvre fille ; tu vois bien que maman n’a pas cédé ces jours derniers. Et plus tu grandiras, moins maman te cédera.

    Giselle :

    Mais papa oblige maman à me céder.

    Madame de Monclair :

    Pas toujours, pas toujours. Tu n’as pas dîné chez ton oncle l’autre jour ; tu n’as pas mis ta robe bleue ce matin. Heureusement pour toi, car tout le monde se serait moqué de ta belle toilette pour les singes et les autruches. Et c’est précisément quand papa te soutient contre maman, que tu es la plus malheureuse ; car tu n’es pas bête, tu n’es pas méchante au fond, et ton pauvre cœur n’est pas tranquille. Quand tu te sentiras devenir méchante après avoir résisté, pense combien c’est affreux de ressembler au diable au lieu de ressembler au bon et doux Jésus, à la Sainte Vierge, à ton bon ange, et dis-toi : « Je ne veux pas être laide comme le diable, je veux être belle comme la Sainte Vierge ».

    Giselle :

    Mais je ne suis pas laide quand je suis méchante ; je suis toujours jolie ; papa me l’a dit, et maman me le disait aussi il y a quelque temps.

    Madame de Monclair :

    Écoute, Giselle ; je te trouve jolie, moi ; eh bien, je t’assure que lorsque tu es méchante, tu es laide et désagréable à regarder. Nous le disions tous l’autre jour chez ton oncle ; quand tu t’es repentie, tu es redevenue jolie à ne pas te reconnaître. Tu aimes mieux être jolie que laide, n’est-ce pas ?

    Giselle :

    Certainement, ma tante.

    Madame de Monclair :

    Eh bien, sois bonne, sois douce, et tu seras jolie. Mais n’oublie pas d’appeler à ton aide le bon Dieu, la Sainte Vierge et ton bon ange.

    Giselle :

    Oui, oui ! ma tante, j’y penserai.

    Madame de Monclair :

    Enfin, quand tu auras envie d’être impolie avec maman, pense que tout le monde te blâmera, te méprisera, et même te détestera, car rien n’est aussi révoltant que l’impertinence d’un enfant avec sa mère ou son père.

    Giselle :

    Oh, papa ! ça lui est égal, il n’en fait pas moins toutes mes volontés.

    Madame de Monclair :

    Ça ne lui est pas égal du tout, quoiqu’il ne te le dise pas, ma pauvre fille. Je te dis là beaucoup de petits secrets que je ne devrais pas te dire peut-être. Ainsi, tout à l’heure il était fâché contre toi ; tu as vu que je l’ai deviné tout de suite en entrant au salon. Il ne t’a seulement pas regardée quand il est parti si vite pour consoler maman qui pleurait, qui se désolait pour toi.

    Giselle :

    C’est ennuyeux tout de même de toujours obéir, toujours se contenir.

    Madame de Monclair :

    Ennuyeux ! C’est charmant au contraire. Essaye et tu verras. On a le cœur content, on est gai ; on s’amuse de la surprise et de l’air joyeux de tout le monde ; on voit que chacun cherche à vous faire plaisir. Je t’assure qu’on est très heureux ; je le sais bien, moi qui ai fait tout ce que tu as fait et tout ce que je te dis. Et puis, ce qui est très agréable, c’est qu’on s’habitue si bien à être bonne, douce, polie, obéissante, qu’on n’a plus de peine du tout à l’être. Tu verras, tu verras, essaye seulement.

    Giselle :

    Que dois-je faire alors, ma tante, à présent qu’ils sont tous en colère contre moi ?

    Mme de Monclair se leva, l’embrassa et lui dit affectueusement :

    Madame de Monclair (l’embrassant affectueusement) :

    Tu dois, en premier lieu, ma bonne petite, en parler poliment, ne jamais dire : il, elle, en parlant de maman et de papa.

    Giselle :

    Et comment dire ?

    Madame de Monclair :

    Papa, maman. Ensuite tu vas aller embrasser maman, tu lui diras que tu veux être une bonne petite fille, douce, obéissante et polie ; tu sais comme la pauvre maman t’aime ; elle ne te laissera pas seulement achever ta phrase, tant elle t’embrassera. Puis tu prieras papa de ne pas te soutenir quand tu es mauvaise, et de laisser maman s’arranger avec toi. Il va être joliment surpris ! Allons vite. Voilà que ta figure s’embellit déjà. N’oublions pas de demander au bon Dieu qu’il nous aide.

    Giselle, enchantée de sa tante et de ses bons conseils, et de pouvoir être jolie à volonté, commença par l’embrasser en lui disant :

    Giselle (l’embrassant) :

    Ma chère tante, que je vous aime !

    Madame de Monclair (l’embrassant) :

    Chère petite, je t’aime bien aussi, et tout le monde t’aimera, et le bon Dieu t’aimera. Mon bon Jésus, venez-nous en aide, ma bonne Sainte Vierge, aidez-nous.

    Madame de Monclair lui rendit son baiser. Elle profita du bon mouvement de Giselle et entra avec elle chez Léontine tristement assise entre son mari et M. Tocambel.

    Madame de Monclair :

    Léontine, je t’amène une charmante fille, qui te rendra très heureuse.

    Giselle se jeta dans les bras de sa mère et commença la phrase que lui avait conseilléee Madame sa tante ; mais, comme l’avait prévu Mme de Monclair, Léontine serra si fort sa fille contre son cœur, et l’embrassa tant et tant, que Giselle ne put en dire que les premiers mots.

    Quand Léontine lui rendit la liberté de ses mouvements, Giselle se retourna vers son père et dit tout au long la phrase convenue avec sa tante. La surprise avait rendu Victor immobile ; ses yeux étonnés, sa bouche entr’ouverte, l’immobilité de toute sa personne, firent éclater de rire Mme de Monclair ; Giselle ne put s’empêcher de partager un peu la gaieté de sa tante ; elle embrassa son père en riant.

    Victor :

    Comment, Giselle ! Comment, que dis-tu, que me demandes-tu ? Je crois avoir mal entendu.

    Giselle :

    Mon pauvre papa, je vous demande de laisser maman me gronder, me punir à son idée, parce que je sais que je l’ai bien mérité quand elle le fait.

    Victor :

    Mais, ma pauvre petite, tu ne le mérites presque jamais. Si je ne te protège pas, tu seras très malheureuse.

    Léontine :

    Oh, Victor !

    Giselle :

    N’ayez pas peur, maman ; je sais que vous m’aimez beaucoup, et que lorsque papa me soutient contre vous, par excès de tendresse pour moi, c’est vous qui avez raison et moi qui ai tort.

    Monsieur Tocambel baisa la main de Madame de Monclair.

    M. Tocambel (baisant la main de Madame de Monclair) :

    Je vois, ma charmante amie, que vous avez eu un succès complet avec Giselle ; elle est changée déjà à ne pas la reconnaître.

    Madame de Monclair :

    Je crois bien ; elle est jolie comme un ange, et douce comme un agneau. Je n’en ferais pas autant avec vous ; il n’y a pas de danger que vous preniez une figure d’ange et un caractère d’agneau.

    M. Tocambel :

    Je crois, en effet, que je n’aurai pas cette chance tant que je serai sous votre terrible direction.

    Madame de Monclair :

    Terrible ! Laissez donc. Je suis trop bonne pour vous ; je vous mène trop doucement.

    M. Tocambel :

    Seigneur Dieu ! la douceur d’une lionne.

    Madame de Monclair :

    Giselle, t’ai-je dévorée ?

    Giselle (riant) :

    Non, ma tante, vous m’avez embrassée.

    Madame de Monclair :

    Giselle, t’ai-je grondée ?

    Giselle (riant) :

    Pour cela non vous m’avez parlé si doucement, avec tant de bonté, que je vous ai écoutée avec plaisir.

    Madame de Monclair (riant) :

    Vous voyez bien ! Giselle dit vrai ; et vous, vous dites faux. Aussi vous allez rester là sans bouger et sans parler.

    Mme de Monclair poussa légèrement M. Tocambel jusqu’au canapé, sur lequel elle le fit tomber. Il voulut se relever, mais le poignet encore vigoureux de Mme de Monclair le fit retomber et le cloua sur le canapé.

    M. Tocambel (moitié riant, moitié impatienté) :

    Laissez-moi la paix ! Laissez-moi m’en aller…

    … disait Monsieur Tocambel, moitié riant, moitié impatienté.

    Madame de Monclair :

    Du tout ; vous resterez là. J’aurai besoin de vous tout à l’heure pour me ramener chez moi. Et je me tiens près de vous pour vous empêcher de vous sauver. On n’a pas idée d’un caractère aussi impérieux.

    M. Tocambel :

    Moi ! impérieux ! Avec vous ! Ce serait bien impossible ; vous me mettriez en pièces. Puisqu’il faut toujours vous céder, quelque folle idée que vous ayez dans la tête !

    Madame de Monclair (avec gaieté) :

    C’est bon, c’est bon ; taisez-vous, on n’entend que vous. Laissez-nous terminer nos affaires.

    M. Tocambel :

    Ce n’est toujours pas moi qui parle.

    Madame de Monclair :

    Comment, pas vous ? Vous ne faites que cela.

    M. Tocambel :

    Donnez-moi la paix ! pour l’amour du ciel !

    Madame de Monclair :

    Donnez-moi la paix ! Vous redites toujours la même chose… Chut ! Plus un mot. (Se tournant vers Giselle) Ma petite Giselle, tu es bien gentille ; je reviendrai te voir et nous causerons encore à nous deux…

    Léontine :

    Je pourrai assister à votre conversation, ma bonne tante ?

    Madame de Monclair :

    Pas du tout, ma fille ; tu n’as pas besoin d’entendre nos petits secrets. Et Victor encore moins. À présent je m’en vais. Sois sage, ma Léontine ; demande à Giselle ce qu’il faut faire pour être sage. Et vous, Victor, sortez beaucoup ; soyez à la maison le moins possible, parlez à Giselle le moins possible quand elle est un peu… un peu… agitée. Au revoir, mes enfants.

    Elle serra la main de Victor, embrassa Léontine qui la remercia vivement à voix basse, embrassa Giselle qui lui demanda à l’oreille :

    Giselle (bas à sa tante) :

    Suis-je jolie, ma tante ?

    Madame de Monclair (bas à Giselle) :

    Charmante.

    Puis elle voulut emmener son malheureux ami, mais il n’y était plus; il avait profité des adieux de son amie pour s’échapper.

    Madame de Monclair (surprise, riant) :

     Parti ? Parti ? Ah bien ! il me le payera. Je vais le rattraper ; il ne peut pas être loin, et je vais le faire promener pendant une heure au pas accéléré, pour lui ôter à l’avenir l’envie de se sauver.

    Elle partit en pressant le pas et ne tarda pas à voir le malin Tocambel qui, lui aussi, pressait le pas et trottait de toute la vitesse de ses jambes ; Mme de Monclair arriva sur lui au moment où il tournait une rue et se croyait hors de toute atteinte.

    Pan ! C’était un avertissement amical de Mme de Monclair.

     

    M. Tocambel :

    Aïe ! C’est bien de vous cela ! Vous m’avez brisé l’épaule ! Vous tombez sur les gens comme un aigle qui s’abat sur sa proie.

    Madame de Monclair :

    Je vous tiens, tout de même. Vous allez me mener chez Pierre avant de rentrer chez moi. Je vous apprendrai à me faire courir après vous, avec mes quarante-six ans !

    M. Tocambel :

    Beau mérite de rattraper un pauvre vieillard qui en a soixante-quatre, qui…

    Madame de Monclair :

    … qui marche comme sur des œufs cassés parce que Monsieur veut faire petit pied. Voyez donc vos brodequins ; ils sont de deux pouces trop courts et d’un pouce trop étroits.

    M. Tocambel :

    Mon Dieu, baronne, laissez mes pieds tranquilles. Vous avez des idées tout à fait extraordinaires.

    Ils continuèrent leur chemin à pas redoublé, M. Tocambel demandant grâce, et Mme de Monclair le forçant à suivre son pas plus qu’accéléré et riant des soupirs et des gémissements de sa victime.

    Chez M. et Mme de Gerville tout était rentré dans l’ordre en attendant de nouvelles agitations. Giselle fut toute la soirée d’une douceur charmante ; deux ou trois fois son sourcil se fronça et ses narines se gonflèrent, mais, les conseils de sa tante lui revenant à l’esprit, elle se calma aussitôt et put jouir de la surprise de ses parents. M. de Gerville était presque effrayé de la sagesse de sa fille.

    Victor (à mi-voix) :

    Pourvu qu’elle n’en tombe pas malade. Elle prend sur elle d’une manière effrayante. Je la vois par moments rougir, puis pâlir. Pauvre petite ! Comme on la tourmente ! Et comme Léontine est devenue sévère, dure, méchante même pour cette chère enfant ! Pierre lui a donné de bien mauvais conseils.


    #154812

    CHAPITRE 12 : RECHUTE :

    Deux jours se passèrent ainsi ; Giselle rayonnait de sagesse ; sa mère rayonnait de bonheur ; M. de Gerville s’assombrissait de plus en plus.

    Le troisième jour, Giselle, qui n’avait pas oublié la fête promise par son oncle, demanda à sa mère quelle robe elle mettrait.

    Léontine :

    Je te fais faire une robe de mousseline blanche avec des rubans bleus.

    Giselle :

    Pourquoi bleus ? J’aime mieux des rubans blancs.

    Léontine :

    Tout blanc te donnerait l’air de revenir d’une première communion ; d’ailleurs le bleu te va très bien, chère petite.

    Giselle :

    Le bleu ne peut pas me bien aller, puisque j’ai les cheveux noirs.

    Léontine :

    Qu’est-ce que cela fait ? Le bleu va aussi bien aux brunes qu’aux blondes.

    Giselle :

    Je suis sûre que non ; et je ne mettrai certainement pas de rubans bleus.

    Léontine :

    Il faudra bien que tu les gardes, ma minette chérie, puisqu’ils sont achetés et passés dans les ourlets de ta robe.

    Giselle :

    Ça m’est bien égal. Qu’on les ôte et qu’on me mette des rubans blancs ou cerise.

    Léontine :

    Ta bonne n’aurait plus le temps de les changer, chère enfant ; il n’y a plus que deux jours d’ici à lundi.

    Giselle :

    Il y en a trois, puisque c’est aujourd’hui jeudi.

    Léontine :

    Parce que tu comptes le dimanche ; mais tu sais que ta bonne ne travaille pas le dimanche.

    Giselle :

    Elle n’a qu’à travailler ce dimanche-là.

    Léontine :

    Mais, Giselle, tu n’es pas raisonnable, chère enfant ; je t’assure que ta robe sera charmante et qu’elle t’ira très bien.

    Giselle :

    Mais je vous dis que je ne la mettrai pas.

    Léontine :

    Oh ! Giselle ! Mon enfant ! Tu as été si bonne depuis quelques jours ! Ne recommence pas tes méchancetés, je t’en supplie.

    Giselle :

    Je ne recommencerai pas si vous êtes bonne pour moi ; mais vous me tourmentez exprès, et cela m’ennuie à la fin. Ma tante m’avait dit que je serais heureuse et que tout le monde m’aimerait et me ferait plaisir ; et je vois au contraire que plus je suis douce et plus vous me contrariez ; papa n’ose plus me soutenir ; il a pitié de moi, je le vois bien ; parce qu’il m’aime, lui. Il ne ferait pas comme vous pour ma robe ; il m’en achèterait une autre.

    Léontine :

    Giselle, Giselle, tu n’es plus en ce moment ni douce, ni obéissante, ni polie.

    Giselle :

    Oh ! maman, chère maman, si vous m’aimez, accordez-moi ce que je vous demande. Faites acheter des rubans blancs, et faites recommencer ma robe.

    Léontine (l’embrassant) :

    Giselle, ma Giselle chérie ; je t’aime, je ne demande qu’à te satisfaire ; mais j’ai peur que…

    Léontine s’arrêta.

    Giselle :

    Peur de quoi, maman ?… Dites, maman, dites… De quoi avez-vous peur ?

    Léontine :

    J’ai peur que… que si je te cède aujourd’hui, je sois obligée de te céder toujours, et que les scènes d’autrefois recommencent de plus belle.

    Giselle (s’écriant) :

    Non, non, ma bonne, ma chère maman…

    …s’écria Giselle en serrant sa mère dans ses bras, en lui baisant les mains et les joues.

    Giselle :

    Essayez seulement cette fois ; vous verrez. Je ne vous demanderai plus rien, jamais.

    Léontine :

    Puisque tu me le promets si positivement, enfant chérie, je veux bien céder à ton désir ; mais rappelle-toi que ce n’est qu’une fois, par exception.

    Giselle :

    Oui, bonne petite mère ; allez vite dire à ma bonne de changer les rubans.

    Léontine quitta Giselle, dont l’air triomphant lui faisait sentir qu’elle aussi était retombée dans son accès de faiblesse. Elle donna ses ordres à la bonne, qui ne répliqua pas ; elle savait combien il était inutile de lutter contre les volontés absolues de Giselle et la faiblesse des parents. Elle se prit à découdre les rubans.

    Emilie :

    C’est pourtant dommage de perdre tout cela, Madame.

    Léontine :

    Ce ne sera pas perdu, Émilie. Prenez les rubans bleus pour vous ; vous en garnirez des bonnets.

    Emilie :

    Je remercie bien Madame ; il y en a une quantité considérable ; j’ai de quoi porter du bleu pendant cinquante ans au moins.

    Léontine rentra un peu triste. Giselle courut à elle, l’embrassa, la câlina ; mais elle ne réussit pas à lui rendre sa gaieté.

    Le matin de la fête, Giselle demanda à sa mère à quelle heure viendrait le coiffeur.

    Léontine :

    Le coiffeur ? Mais, chère enfant, je n’ai pas demandé de coiffeur ; ta bonne te coiffera tout aussi bien qu’un coiffeur.

    Giselle :

    Mais pas du tout. Ma tante Noémi fait venir un coiffeur pour mes tantes Blanche et Laurence.

    Léontine :

    Tes tantes sont de jeunes personnes de dix-huit et vingt ans, ma Giselle, et toi, tu es une petite fille. Tu es coiffée en boucles ; tu mettras ton filet à petites perles d’acier : ce sera plus joli et plus commode.

    Giselle :

    J’ai pourtant vu aux Champs-Élysées trois petites filles qui vont chez mon oncle et qui ont un coiffeur.

    Léontine :

    Ces petites filles sont ridicules, et je ne veux pas que tu sois ridicule.

    Giselle :

    Je ne serai pas ridicule du tout, et je veux un coiffeur.

    Léontine :

    Mais non, Giselle, je t’en prie, ne demande pas une chose absurde.

    Giselle :

    Ce n’est pas absurde du tout, et je vais le demander à papa.

    Et, avant que Léontine eût le temps de l’en empêcher, Giselle s’avança vers la chambre de M. de Gerville. Elle se jeta au cou de son père.

    Giselle (se jetant au cou de son père) :

    Papa, mon cher papa, venez à mon secours.

    Victor :

    Qu’y a-t-il, mon ange chéri ? Qu’y a-t-il ?

    Giselle :

    C’est maman qui me contrarie toujours ; je lui demande de faire venir un coiffeur pour que je sois bien arrangée chez mon oncle, et maman ne veut pas ; elle veut que je mette mon filet et que je reste comme je suis tous les jours.

    Victor (s’écriant) :

    C’est trop fort, en vérité ! Tu as bien fait, pauvre ange, de m’appeler à ton secours. Reste chez moi ; tu vas voir comme j’arrangerai tout cela.

    M. de Gerville sonna avec violence ; un domestique accourut.

    Victor :

    Joseph, allez vite chez un coiffeur, un bon coiffeur, le meilleur du quartier, et amenez-le pour coiffer Mlle Giselle. Qu’il apporte fleurs, rubans, tout ce qu’il faut. Dites-lui qu’il n’y a rien ici.

    Un quart d’heure se passa, pendant lequel M. de Gerville questionna sa fille sur les sévérités dont elle souffrait. Giselle, mécontente de sa mère, exagéra beaucoup les exigences de Léontine et sa propre soumission, si bien que lorsque le coiffeur entra, M. de Gerville était outré contre sa femme, contre son beau-frère, contre l’innocent M. Tocambel et l’excellente Mme de Monclair.

    Il dit au coiffeur d'un ton bourru :

    Victor (d’un ton bourru) :

    Coiffez ma fille.

    Le coiffeur :

    Comment faut-il coiffer Mademoiselle ?

    Victor (de même) :

    Comme elle voudra. Mettez-lui tout ce qu’elle voudra.

    Le coiffeur :

    Et quelle robe met Mademoiselle ?

    Victor (irrité) :

    Mousseline blanche, parbleu ! Quelle robe voulez-vous qu’elle mette ?

    Le coiffeur, intimidé par le ton irrité de M. de Gerville, ne fit pas d’autres questions, et ouvrit un grand carton de fleurs et de rubans.

    Le coiffeur :

    Qu’est-ce que Mademoiselle prendra dans tout cela ?

    Giselle, qui n’entendait rien aux coiffures ni aux fleurs, trouva charmant tout ce qu’elle voyait et finit par se décider pour une couronne de grosses roses blanches, de muguets et de lilas, terminée par un large ruban blanc qui faisait le nœud par derrière et retombait comme une ceinture jusqu’à ses jarrets.

    Le coiffeur avait vu de suite qu’il avait affaire à une petite fille gâtée ; il ne fit aucune objection et la coiffa selon le mauvais goût qu’elle avait montré dans le choix des fleurs.

    Quand il eut fini, Giselle, après s’être regardée dans la glace, se fit voir triomphante à son père. Malgré son admiration pour Giselle, il ne put s’empêcher de trouver la coiffure ridicule et laide. Le coiffeur était parti.

    Victor (avec douceur) :

    Ma pauvre petite, je ne trouve pas que ce soit très joli.

    Giselle :

    Comment ? Pourquoi ?

    Victor :

    C’est un peu trop gros. Cette masse blanche te donne une figure toute drôle.

    En disant ces mots, M. de Gerville ne put s’empêcher de rire un peu. Giselle s’étonna d’abord, et puis se fâcha, ce qui augmenta l’aspect ridicule de sa personne ; ce petit visage rouge de colère, couronné par une touffe énorme de lourdes fleurs blanches, offrait un aspect si bizarre que M. de Gerville fut pris d’un fou rire que ni la colère, ni les injures de Giselle ne purent calmer. Furieuse, désolée, oubliant qu’elle était en brouille avec sa mère, elle courut dans la chambre de Léontine, entra précipitamment et s’arrêta en se trouvant en face de sa mère, de M. Tocambel et de Mme de Monclair.

    Tous trois partirent d’un éclat de rire devant la tête incroyable de Giselle. Cette dernière fondit en larmes mais sa douleur augmenta le ridicule de sa coiffure. Léontine eut pourtant le courage de prendre son sérieux, tandis que M. Tocambel riait aux éclats et que Mme de Monclair se tordait de rire dans son fauteuil.

    Léontine :

    Qui est-ce qui t’a coiffée si ridiculement, ma pauvre enfant ?

    Giselle (sanglotant) :

    C’est papa. Et puis, il s’est moqué de moi, et je ne veux pas qu’on se moque de moi.

    Madame de Monclair (riant toujours) :

    C’est son père qui l’a coiffée ! Ha, ha, ha ! Charmant, charmant ! Il faut que je lui fasse compliment sur son bon goût. (Appelant) Victor, Victor !…

    Victor (riant encore) :

    Quoi, ma tante ? Que voulez-vous ?

    Madame de Monclair :

    Venez, mon ami, venez vite.

    Et, l’entraînant dans la chambre de Léontine :

    Madame de Monclair :

    Contemplez votre ouvrage ! Quel bon goût ! quelle légèreté ! Et ce nœud qui lui bat les talons ! Parfait ! Je vous retiens pour le premier costume de folle que j’endosserai. Je ne vous connaissais pas ce talent de coiffeur.

    Léontine (bas à son mari) :

    C’est donc une leçon que vous avez voulu donner à Giselle ? Je vous en remercie, Victor ; c’est la meilleure qu’elle puisse recevoir.

    Victor, encore plus surpris, demanda une explication, que Léontine s’empressa de lui donner.

    Victor, « honteux et confus (comme le corbeau de la fable), jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus ». Il s’avoua coupable, convint que Léontine avait eu raison, que Giselle avait eu tort, reçut avec humilité les reproches de Mme de Monclair, les observations de Léontine, les apostrophes un peu moqueuses de M. Tocambel, et se retira en promettant de ne plus se mêler de Giselle ni de ses caprices.

    Giselle était humiliée et très mécontente. Elle arracha fleurs et rubans, les jeta par terre et allait les piétiner, quand Léontine se précipita pour les ramasser et les mettre en sûreté.

    Madame de Monclair (sèchement) :

    Giselle, tu n’as pas bonne mémoire, ma fille ; tu as oublié ma recette.

    Giselle ne répondit que par un regard furieux.

    Madame de Monclair (riant) :

    Que tu es laide, ma pauvre fille ! Que tu es laide !

    Giselle :

    Ce n’est pas vrai ! Je suis toujours jolie. Je le vois dans la glace.

    Madame de Monclair (riant plus fort) :

    C’est que tu vois trouble. Moi qui y vois clair, je dis que tu es laide, désagréable à regarder ; de plus, je vois l’impertinence qui s’amasse sur ta langue, et je m’en vais. (S’adressant à Monsieur Tocambel) Venez, mon ami, allons chez Pierre et laissons Léontine se tirer d’affaire comme elle pourra. Ha, ha, ha ! Quelle figure a cette Giselle !

    Elle sortit en riant ; M. Tocambel la suivit, riant aussi. Giselle était furieuse. Léontine la regardait avec pitié.

    Léontine :

    Et moi qui te croyais corrigée, ma pauvre Giselle ! Ta physionomie même commençait à prendre une expression douce et agréable. Quand je t’ai cédé pour les rubans blancs, tu m’avais bien promis que tu ne demanderais plus rien quand je te refuserais.

    Giselle :

    C’est votre faute. Vous m’avez trop tourmentée !

    Léontine (avec tristesse) :

    Je t’ai tourmentée, moi ? Oh ! Giselle, tu ne le penses pas ; pourquoi me fais-tu le chagrin de le dire ?

    Giselle :

    Papa me l’a dit et je le pense, et je le dirai toujours.

    Léontine :

    Papa te l’a dit ? Quand donc ? Ce n’est pas possible.

    Giselle :

    Il me l’a dit tout à l’heure. Il a dit que vous me rendiez malheureuse, et il a envoyé chercher le coiffeur pour me consoler.

    Léontine ne répondit pas ; elle tomba dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains.

    Giselle, satisfaite et inquiète pourtant de l’effet qu’elle avait produit, s’approcha doucement de sa mère pour voir si elle pleurait réellement. Par une secousse légère elle écarta les mains de sa mère et vit son visage inondé de larmes. Un demi-remords entra dans son cœur, et fit place à la crainte d’une punition.

    « Si maman m’empêchait d’aller chez mon oncle Pierre ! » pensa-t-elle.

    Après un instant d'hésitation, elle dit :

    Giselle (après un instant d’hésitation) :

    Maman !

     

    Léontine :

    Que veux-tu, Giselle ?

    Giselle :

    Maman, ne soyez pas fâchée contre moi ; pardonnez-moi.

    Léontine :

    Je te pardonne, Giselle. Que le bon Dieu te pardonne comme je le fais… Va dire à ta bonne de t’habiller. Il est bientôt temps de partir. Ton oncle t’a prévenue qu’il fallait venir de bonne heure pour voir Guignol.

    Giselle sortit très contente ; elle avait craint un instant ce qu’elle appelait une vengeance de sa mère.

    Léontine sonna sa femme de chambre et s’habilla de son côté.


    #154813

    CHAPITRE 13 : LA LOTERIE :

    Quand elle fut prête, elle alla chercher Giselle et son mari ; ils montèrent tous trois en voiture sans parler. Victor était embarrassé vis-à-vis de sa femme, qu’il avait blâmée devant Giselle, et de sa fille, qu’il avait écoutée et gâtée au delà de tout ce qu’il avait fait jusqu’alors. Léontine était préoccupée et triste ; elle n’avait pas même regardé Giselle avant de monter en voiture. Giselle était vexée que sa mère ni même son père n’eussent pas admiré sa belle toilette.

    Il y avait déjà plusieurs personnes quand ils entrèrent. Les enfants s’amusaient dans le jardin. M. de Néri et sa femme ne purent retenir une exclamation de surprise en apercevant Giselle. Elle avait fait ajouter à sa robe une masse de rubans, en défendant à sa bonne d’en parler à sa mère. Elle avait emporté les fleurs qui avaient orné sa tête, elle en avait piqué une grande partie dans les mailles de son filet ; l’énorme nœud n’avait pas été oublié : elle l'avait attaché à la nuque.

    Pierre (riant) :

    Ma pauvre Léontine, pourquoi as-tu affublé Giselle de tous ces rubans et de ces fleurs ?

    Léontine, étonnée, se retourna, regarda Giselle un instant.

    Léontine :

    Ce n’est pas moi, mon ami ; c’est elle-même qui s’est rendue ridicule.

    Pierre :

    Il y a donc eu lutte grave, ma pauvre sœur ?

    Léontine :

    Plus grave que jamais. Je t’en reparlerai.

    Léontine alla embrasser ses sœurs et saluer les personnes de connaissance. Giselle s’était esquivée pour aller au jardin, où elle excitait le rire des enfants.

    Jacques :

    Tu as l’air d’un Mont-Blanc, Giselle.

    Louis :

    Ou d’un fromage à la crème.

    Paul :

    Ou d’une grosse boule de neige.

    Laurence :

    Pourquoi donc es-tu tout en blanc ?

    Jacques :

    C’est qu’elle veut être comme une mariée probablement.

    Louis :

    Pourquoi t’a-t-on mis tant de rubans ?

    Paul :

    Tiens ! C’est commode pour jouer au cheval ; les longs rubans par derrière feront les guides.

    Le petit Georges s’écrie :

    Georges :

    C’est vrai, ça !

    Il saisit les longs bouts pendants, et les tire en disant :

    Georges :

    Hue, dada ! Hue donc !

    Giselle se fâche, le repousse ; Georges tombe ; les enfants l’entourent et l’embrassent en disant :

    Jacques :

    Sauvons-nous de Giselle ; elle va nous jouer quelques méchants tours comme aux Champs-Élysées.

    Les enfants s’éloignent et emmènent Georges. Giselle les suit ; ils se mettent à courir ; Giselle les poursuit ; ils l’entourent, font une ronde autour d’elle et chantent :

    Jacques :

    Tournons, tournons autour du Mont-Blanc,

    Louis :

    Goûtons, goûtons si c’est un fromage.

    Paul :

    Voyons, voyons ces longs rubans blancs.

    Jacques :

    Non, non, fuyons, Giselle est en rage !

    Giselle, en effet, était furieuse ; entourée par une ronde de vingt enfants, et voulant les éviter, elle se précipitait de droite à gauche pour pouvoir s’échapper ; mais la ronde tournait avec une telle rapidité qu’il lui était impossible de passer, ni même de saisir quelqu’un au passage. Les plus malins tiraient un ruban, attrapaient une fleur, qui leur restaient dans les mains ; la queue fut le premier trophée enlevé à l’ennemi ; au bout de cinq minutes ses dépouilles jonchaient le terrain. Les cris de rage de Giselle, entremêlés des chants et des cris de joie des enfants, n’avaient pas d’abord attiré l’attention des grandes personnes restées dans les salons mais la prolongation de ce tumulte, au milieu duquel dominaient parfois les cris de fureur de Giselle, inquiéta M. de Néri. Il vint jeter un coup d’œil sur cette ronde qui tournait comme un ouragan, et vit de suite que ce jeu, amusant pour les uns, ne l’était pas pour tous. Il le fit arrêter, et en retira Giselle.

    Pierre :

    C’est un mauvais jeu, mes enfants ; il ne faut jamais s’amuser aux dépens de personne. Ce qui vous semble si drôle fait pleurer la pauvre Giselle.

    Jacques :

    Nous ne voulions pas la faire pleurer, Monsieur ; nous ne lui faisions pas de mal.

    Pierre :

    Vous ne vouliez pas, mais vous l’avez fait. Vous lui avez arraché tous ses rubans, sa belle queue, vous l’avez décoiffée, vous lui avez fait des trous à sa robe, et vous ne trouvez pas que vous lui ayez fait de mal ? Si vous recommencez chose pareille, il n’y aura de loterie que pour les enfants sages.

    Blanche et Laurence étaient arrivées ; elles cherchèrent à consoler Giselle, et l’emmenèrent pour la recoiffer et arranger sa robe chiffonnée et un peu déchirée.

    Pierre alla raconter à Léontine ce qui venait de se passer ; la voyant très effrayée, il la rassura et lui dit que Blanche et Laurence s’occupaient de réparer le désordre de la toilette de Giselle ; il engagea Léontine à ne pas y aller, de peur d’exciter quelque impertinence, quelque scène de sa fille.

    Et il promit que ses sœurs ne quitteraient plus le jardin, pour empêcher une nouvelle invention malheureuse des enfants réunis.

    Giselle ne tarda pas à revenir avec ses tantes, qui l’avaient parfaitement coiffée et arrangée, de sorte qu’elle était très bien au lieu d’être ridicule. Elle-même le sentait ; son visage s’était éclairci ; sa colère avait fait place à un sourire satisfait ; elle reçut sans bouderie les regrets exprimés par les enfants et eut l’air de ne plus songer qu’à s’amuser.

    Guignol ne tarda pas à tirer son rideau et commença sa représentation, qui excita, comme toujours, la joie et la gaieté : Guignol se surpassa ; Polichinelle fut plein d’esprit et de méchanceté ; le commissaire fut plus malin que jamais ; les autres personnages, y compris le diable, furent charmants, chacun dans son genre.

    La représentation finit au grand regret de tous les spectateurs. Il y eut un ah ! général quand le rideau se rouvrit, et que Polichinelle et le diable apparurent tenant chacun un sac à la main.

    Polichinelle n’a pas très bon ton, comme le savent tous ceux qui l’ont entendu ; il se mit à crier :

    Polichinelle :

    Sac à papier ! Arrêtez donc, vous autres, mon ami le diable et moi, nous avons quelque chose à vous donner… Ventre-saint-gris ! vous n’entendez pas ? Arrivez tous, chacun votre tour. Tendez la main.

    Les enfants défilèrent l’un après l’autre et reçurent chacun un billet de loterie noir du diable et deux billets rouges de Polichinelle.

    Le diable, en donnant son billet, tirait la langue, une énorme langue rouge et pointue, ou bien il donnait une tape avec son billet, ou une chiquenaude sur le nez. Polichinelle, au contraire, promettait des lots superbes, demandait aux garçons de l’embrasser, et pestait contre son nez qui le gênait pour baiser la main des petites filles et des demoiselles.

    Tout le monde était venu voir Guignol et la distribution des billets de loterie. Quand tous les enfants eurent leurs billets, Polichinelle fit voir encore quelques billets en disant :

    Polichinelle :

    J’en ai encore à donner aux personnes aimables et sages. Mesdemoiselles Blanche et Laurence, par ici, par ici. Votre vieil ami Polichinelle vous attend, tout prêt à vous servir. Voilà, voilà !

    Polichinelle donna des billets à Blanche et à Laurence qui riaient, et leur envoya un petit baiser, comme un de leurs plus anciens amis.

    Polichinelle regarda et appela encore M. Tocambel.

    Polichinelle :

    Par ici, mon frère ; par ici. Tu vois bien que je suis ton jumeau. Beau nez, ma foi ! Il manque la bosse ; mais ça viendra ; le commencement y est.

    M. Tocambel :

    Polichinelle, mon frère, donne-moi un billet et un bon ; traite-moi en frère, puisque tu m’appelles ainsi.

    Polichinelle :

    Voilà, voilà frère. Un beau lot, tu verras.

    Polichinelle lui présenta un billet et disparut en riant comme un fou. Le diable, qui était mieux élevé, salua la compagnie à droite, à gauche, au milieu, et le rideau tomba.

    La musique se fit entendre ; on se mit à danser des galops, des contredanses, des rondes ; quand les enfants se sentirent fatigués, on se mit à table ; un excellent dîner fut servi ; les enfants le mangèrent de bon appétit ; les parents furent servis après les enfants, pendant la loterie. Les lots étaient jolis ; les billets de Polichinelle gagnaient des choses charmantes ; les billets du diable gagnaient des lots absurdes : des verges, des carottes, des oignons, des navets, pommes de terre, cailloux, clous, vieux chiffons, etc. À la suite de tous les lots, arriva celui de M. Tocambel. Mme de Monclair voulut l’ouvrir elle-même malgré les réclamations de M. Tocambel.

    M. Tocambel :

    Je ne veux pas ; vous allez me jouer quelque tour ; je vous dis que je veux ouvrir mon paquet moi-même ; donnez-moi cela, baronne ; cela m’appartient ; vous n’avez pas le droit d’y toucher.

    Madame de Monclair :

    Ah ! je n’ai pas le droit, mon bonhomme. Vous croyez cela. Je me le donne, moi.

    Cric, crac ! Le papier d’enveloppe fut déchiré, Mme de Monclair éleva le bras et fit voir à tout le monde une paire de brodequins en maroquin rouge, pour de très petits pieds de femme, dignes de chausser le pied de Cendrillon.

    « Bravo ! », cria-t-on. « C’est charmant. Il faut les essayer ».

    Quand Mme de Monclair abaissa le bras, on l’entoura pour examiner les petits brodequins, et l’on vit avec surprise que l’un d’eux contenait les ustensiles nécessaires à la toilette, et l’autre tout ce qu’il fallait pour écrire.

    Madame de Monclair :

    Avez-vous de la chance !…

    … lui dit Mme de Monclair en rendant à M. Tocambel sa paire de brodequins.

    Madame de Monclair :

    J’aurais dû les garder, je suis réellement trop honnête.

    Giselle (d’un air câlin) :

    Voulez-vous me les donner, mon bon ami ?

    M. Tocambel :

    Non ! ma belle enfant ; je les garde pour moi.

    Giselle :

    Je vous en prie, mon bon ami, donnez-moi ces brodequins ; ils sont trop jolis pour vous.

    M. Tocambel :

    Comment, trop jolis pour moi ! Voyez-vous cela ! Sachez, ma belle enfant, qu’il n’y a rien de trop joli pour moi, du moment que votre oncle et votre tante l’ont jugé ainsi.

    Giselle :

    Vos brodequins sont plus jolis que ce que j’ai gagné, voulez-vous changer ? Je vous donnerai ma glace à pied et mon beau couteau à papier en ivoire sculpté, et vous me donnerez vos jolis brodequins. Voyons, mon bon ami, décidez-vous.

    M. Tocambel :

    Mais je suis tout décidé ; je garde mon lot et je vous laisse les vôtres.

    Giselle :

    Je ne veux pas de mes lots, ils ne sont pas jolis ; on a choisi pour moi les plus laids.

    Les enfants qui l’entouraient l’assurèrent que son couteau à papier était très beau et que sa glace à pied montée en bronze était charmante.

    Giselle :

    Et à quoi ça me servira-t-il ? J’ai des glaces partout et des couteaux dans tous les coins.

    Georges :

    Alors, veux-tu me donner ton couteau ? Je n’en ai pas, tout juste.

    Giselle :

    Non je veux le jeter.

    Jacques :

    Oh ! je t’en prie, ne le jette pas, il est si joli ! Donne-le-moi plutôt que de le jeter.

    Giselle :

    Je ne veux le donner à personne, je veux le jeter.

    Jacques :

    Ah bien ! je te suivrai partout, et quand tu le jetteras, je le ramasserai.

    Louis :

    Et moi donc, je la suivrai aussi, et comme je suis leste, c’est moi qui l’aurai.

    Les autres enfants en dirent autant, de sorte que lorsque Giselle impatientée voulut s’en aller, elle fut escortée par une trentaine d’enfants qui la suivaient de près.

    Giselle (criant) :

    Laissez-moi !, je veux m’en aller.

    Paul :

    Nous ne t’empêchons pas de t’en aller ; seulement nous ne voulons pas laisser perdre tes jolis lots.

    Giselle essaya de courir, mais tous les enfants couraient après elle : plus Giselle s’impatientait et plus les enfants s’amusaient à la taquiner. Des deux côtés on commençait à se fâcher. Giselle, en voulant les faire partir, donnait des tapes et disait des injures ; les enfants ripostaient et menaçaient de lui arracher ses lots de force.

    Laurence s’approcha du groupe serré et bourdonnant comme une ruche d’abeilles.

    Laurence :

    Que faites-vous donc, enfants ? Pourquoi Giselle a-t-elle l’air si fâché ?

    Giselle :

    Ma tante, ils veulent me prendre mes lots.

    Jacques :

    Ce n’est pas vrai ; nous voulons t’empêcher de les jeter et de les perdre. Giselle veut jeter les lots qu’elle a gagnés, parce qu’elle est jalouse des brodequins de M. Tocambel.

    Giselle :

    Je ne suis pas jalouse du tout ; cela m’est bien égal.

    Louis :

    Puisque tu les as demandés, cela ne t’est pas égal, tu vois bien.

    Giselle (en colère) :

    Laisse-moi tranquille ; je te dis que ça m’est égal.

    Laurence (avec douceur) :

    Giselle, Giselle, est-ce qu’on répond ainsi ? Sois gentille ; tu vois qu’ils s’amusent tous à te mettre en colère, parce qu’ils voient que tu te fâches pour un rien. Viens avec moi, Giselle ; nous irons rejoindre maman.

    Giselle :

    Non, je ne veux pas aller rejoindre maman.

    Laurence :

    Mais c’est maman qui te fait dire de venir.

    Giselle :

    Qu’elle vienne me voir si elle veut ; moi je suis avec mes amis.

    Laurence :

    Des amis avec lesquels tu te disputais joliment quand je suis venue.

    Giselle :

    Parce qu’ils sont bêtes et insupportables, mais je veux rester avec eux.

    Laurence :

    Eh bien ! puisque tu ne veux pas venir, reste avec eux ; je m’en vais.

    Et Laurence alla rejoindre sa sœur.

    Paul (à Giselle) :

    Je te remercie bien de nous trouver bêtes et insupportables ! Vengeons-nous, mes amis, vengeons-nous !… À nous les lots !

    Tous les enfants s’élancèrent comme pour monter à l’assaut ; Giselle, qui ne s’attendait pas à ce mouvement, fut en une seconde dépouillée de son couteau à papier et de sa glace à pied ; après quoi les vainqueurs furent attaqués par ceux qui avaient eu moins d’habileté et de bonheur ; au milieu des rires et des cris de joie, le couteau et la glace de Giselle passèrent de main en main jusqu’à ce que les deux objets fussent brisés en morceaux.


    #154814

    CHAPITRE 14 : MONSIEUR TOCAMBEL EST VOLE :

    Pendant ce jeu si amusant, Giselle avait couru dans le salon pour trouver son père, dont elle espérait du secours. Elle fut assez longtemps avant de le trouver. Il causait avec quelques amis et vantait tout juste les qualités charmantes de sa fille, lorsque Giselle, l’ayant enfin aperçu, courut à lui.

    Giselle :

    Papa, venez vite à mon secours ; ces méchants enfants m’ont arraché les lots que j’ai gagnés ; ils ne veulent pas me les rendre ; ils se battent entre eux pour les avoir et ils vont les casser.

    Victor :

    Tes tantes ne sont donc plus au jardin ?

    Giselle :

    Non, elles sont allées manger ; elles m’ont laissée seule au milieu de tous ces méchants.

    M. de Gerville suivit sa fille au jardin. Il eut quelque peine à arrêter le jeu des enfants, et à leur faire comprendre qu’il voulait ravoir le couteau et la glace de Giselle.

    Jacques :

    Voici tout ce que j’ai pu trouver, Monsieur ; ils ont tout cassé à force de tirer dessus.

    Giselle :

    Vous voyez, papa, comme ils sont méchants. Je n’ai plus rien maintenant. Tout le monde a de jolies choses ; moi seule je n’ai rien.

    Victor :

    Pauvre petite ! Que faire ? Ces vilains enfants t’ont volé tes lots.

    Louis :

    Mais, Monsieur, ils ne les ont pas volés ; c’est parce que Giselle n’en voulait pas et qu’elle voulait les jeter, qu’ils se sont précipités dessus.

    Victor :

    Comment, jeune homme, Giselle pouvait-elle n’en pas vouloir, puisqu’elle pleure de ne plus les avoir ?

    Paul :

    Oh ! Monsieur ! cela ne veut rien dire, ça ; nous la connaissons bien, allez. Elle pleure de colère ; aux Champs-Élysées et aux Tuileries elle fait toujours de même.

    Victor :

    Jeune homme, il ne faut pas croire tout ce que ces enfants vous disent de Giselle.

    Paul :

    Ce n’est pas des choses qu’on m’a dites, Monsieur ; c’est moi-même qui l’ai vu bien des fois. Ainsi, vous croyez qu’elle pleure pour avoir ses lots ; pas du tout ; elle pleure parce qu’elle voulait avoir les brodequins de M. Tocambel, qui n’a pas voulu les lui donner.

    Victor :

    Les brodequins de M. Tocambel ! Comment, c’est-il possible ! Qu’en aurait-elle fait ?

    Jacques :

    Ce sont des brodequins qu’il a gagnés, Monsieur, et que Giselle voulait avoir. N’est-ce pas, Giselle ?

    Giselle :

    Laisse-moi tranquille. Tu es un méchant comme les autres.

    Jacques :

    Vous voyez, Monsieur, comme elle est en colère.

    Victor :

    Il faut avouer, jeune homme, que vous lui dites des choses bien désagréables et qui, je le crains, ne sont pas vraies par-dessus le marché.

    Jacques :

    Oh ! pour vraies, elles le sont ; vous pouvez demander à tous nos amis.

    Victor :

    Viens, mon pauvre amour, mon ange chéri ; je te remplacerai ton couteau et ta glace ; en sortant d’ici, nous irons les acheter.

    Giselle :

    Je n’en veux pas ; c’est laid et ça ne me sert à rien.

    Victor :

    Comment, mon ange ? Je croyais que tu pleurais de chagrin de ne plus les avoir.

    Giselle :

    Non ; je pleurais parce que je voulais avoir les brodequins de M. Tocambel et qu’il ne voulait pas me les donner. Tenez, tenez, papa, les voilà ! je les vois sur la table en bois de rose, dans le coin ! Il les a oubliés. Venez voir comme c’est joli.

    M. de Gerville se laissa entraîner près de la table pour voir les brodequins ; il les trouva charmants.

    Victor :

    Je t’en achèterai de tout pareils, cher amour ; l’adresse du marchand est dessous.

    Giselle :

    Non, papa, je ne veux pas les pareils ; je veux ceux-ci.

    Victor :

    Mais ils sont à M. Tocambel, cher amour ! Il va venir les chercher.

    Giselle :

    Et il ne les trouvera plus, si je les emporte.

    Victor :

    Non, non, ma Giselle ; impossible, mon cher amour. Ce serait malhonnête.

    Giselle :

    Vous allez de suite en acheter chez le marchand et vous les mettrez ici.

    Victor :

    Il vaut mieux que j’aille les acheter pour toi, je les mettrai dans ta chambre.

    Giselle :

    Non, ils ne seront pas aussi jolis que ceux-ci ; je veux ceux-ci.

    Victor :

    Comment ferais-tu pour les emporter ? Tout le monde te les verrait dans les mains.

    Giselle :

    Oh non ! je ne suis pas bête, moi ; j’en mettrai un dans chacune de vos poches ; personne ne pourra les voir comme cela.

    Victor :

    Pas du tout ; je ne veux pas avoir l’air d’un voleur.

    Giselle eut beau supplier son père, il refusa de lui laisser prendre le lot de M. Tocambel et lui promit seulement d’aller de suite lui acheter des brodequins tout semblables.

    Il sortit. Giselle resta seule ; les enfants étaient au jardin. Elle regarda encore les brodequins tant désirés, hésita un instant, puis, cédant à la tentation, elle les saisit et en mit un dans chacune de ses poches.

    Pour son malheur, un des enfants l’avait vue saisir quelque chose et puis se sauver. Il alla voir ce qui manquait à la place que venait de quitter Giselle et il s’aperçut que c’étaient les brodequins de M. Tocambel qui étaient disparus. Il courut rejoindre ses amis et leur raconta ce qu’il venait de voir.

    La nouvelle circula bien vite parmi les enfants ; chacun faisait ses réflexions sur ce vol abominable ; peu d’enfants y voulaient croire, lorsqu’un des plus grands et des plus futés proposa d’aller voir au petit salon si les brodequins y étaient encore.

    Louis :

    Ils y étaient il y a cinq minutes ; c’est M. Tocambel lui-même qui les a posés sur la petite table en bois de rose, près de la cheminée.

    Jacques :

    Allons voir !

    Paul :

    Allons voir !

    Georges :

    Allons voir !

    Une partie des enfants s’élança dans le petit salon et n’y trouva plus les brodequins.

    Georges :

    Ils n’y sont plus ! Ils ont disparu tous les deux !…

    Les enfants rejoignirent les autres au jardin.

    Tous les regards se portèrent sur Giselle, qui ne disait rien et qui se tenait assise sur un pliant sans regarder personne.

    Jacques :

    Giselle, sais-tu ce que sont devenus les brodequins dont tu avais si envie ?

    Giselle :

    Comment veux-tu que je le sache ? On ne me les a pas donnés à garder.

    Paul :

    André dit que c’est toi qui les as pris.

    Giselle :

    Quelle bêtise ! Et tu crois cela, toi ?

    Louis :

    Mais…, écoute donc !… André dit qu’il l’a vu.

    Giselle :

    N’écoutez donc pas un petit menteur comme André.

    André :

    Je ne suis pas un menteur. Je t’ai vue prendre quelque chose.

    Giselle, ne sachant que dire, poussa André et alla rejoindre sa mère au salon. Elle devinait que bientôt elle aurait besoin de protection. La rumeur qu’avait causée parmi les enfants la nouvelle de la disparition des brodequins de M. Tocambel se propagea dans les salons et arriva jusqu’à M. Tocambel. Dès que les enfants, qui étaient à l’affût, surent que M. Tocambel se disposait à aller voir par lui-même si ses brodequins avaient été enlevés, ils accoururent en groupes divers près de lui et le suivirent en masse compacte pour voir ce qui allait se passer.

    Du premier coup d’œil jeté sur la petite table du salon, M. Tocambel reconnut que son lot lui avait été véritablement enlevé.

    M. Tocambel :

    Qui peut avoir commis une action aussi basse ? ou plutôt qui peut avoir imaginé cette mauvaise plaisanterie ?

    Un bruit sourd de : « c’est Giselle » courut parmi les enfants et arriva jusqu’aux oreilles de M. Tocambel.

    M. Tocambel :

    Mes chers enfants, j’entends circuler le nom de Giselle. L’un de vous l’aurait-il vue toucher aux brodequins ?

    Jacques :

    Non, Monsieur.

    Louis :

    Non, Monsieur.

    Paul :

    Non, Monsieur.

    M. Tocambel :

    Pourquoi alors, mes enfants, vous permettez-vous une aussi grave accusation ? Savez-vous que ce serait un vol dont elle se serait rendue coupable ? Et puisqu’elle n’a pas touché à mon lot, rien ne doit vous faire croire qu’elle l’ait emporté.

    André :

    C’est vrai, Monsieur, mais…

    M. Tocambel :

    Mais quoi, mon ami ? Expliquez-vous sans crainte.

    André :

    Monsieur, nous le croyons tous, à cause de ce qu’elle disait et de l’envie qu’elle en avait ; et nous qui la connaissons, nous savons que lorsqu’elle a envie de quelque chose, il faut qu’elle l’ait.

    M. Tocambel :

    C’est bien ; je vais aller lui parler ; mais je vous conseille sérieusement, mes enfants, de ne pas juger sans preuves, comme vous venez de le faire.

    M. Tocambel retourna dans le grand salon, accompagné de sa nombreuse suite, qui tenait à connaître la fin de l’affaire ; tous accusaient en eux-mêmes Giselle.

    M. Tocambel (regardant Giselle fixement) :

    Giselle, je ne retrouve pas mes brodequins.

    Giselle :

    Quel dommage ! Ils étaient si jolis !

    M. Tocambel :

    C’est surtout dommage pour vous, Giselle, car pour moi, vous pensez bien que je ne me serais jamais servi d’objets aussi mignons.

    Giselle (vivement) :

    À qui donc les auriez-vous donnés ?

    M. Tocambel (souriant) :

    À vous, peut-être.

    Giselle (se levant et se jetant dans ses bras) :

    À moi ! À moi ! Que vous êtes bon ! Comme je suis contente ! Je peux donc les garder ?

    M. Tocambel :

    Les garder ! Mais, ma pauvre Giselle, il n’y a plus rien à garder : ils ont disparu.

    Giselle :

    Oh ! On les retrouvera bien certainement ; alors ils seront à moi.

    M. Tocambel :

    Cela dépend comment et où on les retrouvera. Mais comment reconnaître le voleur ?… Où les chercher ? A qui les demander ?

    Giselle :

    Ce ne sera pas difficile ! Je vous les retrouverai si vous voulez.

    M. Tocambel :

    Vous ? Vous savez donc où ils sont ! Vous savez qui les a pris ?

    Giselle s’aperçut que, dans sa joie d’avoir les brodequins tant désirés, elle s’était dévoilée et qu’il lui serait difficile de reculer. Elle rougit beaucoup et répondit avec hésitation :

    Giselle :

    Non, je ne sais pas,… mais… ils se retrouveront, je pense.

    M. Tocambel :

    Je les chercherai, Giselle, et je crois que je les trouverai. (Se retournant vers sa nombreuse suite) Et vous, mes enfants, n’accusez plus si légèrement. Ces brodequins auront été emportés avec d’autres objets, et je ne tarderai pas à les retrouver.

    Giselle :

    Est-ce que vous ne me les donnerez pas, mon bon ami ? Vous me les aviez promis.

    M. Tocambel (d’un ton sévère) :

    Non. Je veux les garder ; je ne vous les ai pas promis…

    … répondit Monsieur Tocambel en la regardant d'un oeil sévère.

    Les enfants, satisfaits du dénouement, se dispersèrent dans le jardin. Giselle voulait rester, mais sa tante de Monclair l’obligea à rejoindre ses amis ou plutôt ses ennemis.

    Quand M. Tocambel resta seul avec Léontine et sa tante de Monclair, il s’assit entre elles. Léontine lui serra les mains.

    Léontine :

    Merci mille fois, mon ami, de la manière délicate dont vous avez tout arrangé. J’avoue que, tout en devinant le voleur, je ne comprends rien à la manière d’agir de Giselle. Quels ont pu être son motif et son but ? Une espièglerie, sans doute ; elle les aura cachés.

    M. Tocambel :

    J’espère avoir un peu arrangé la chose vis-à-vis des enfants, mais il en restera une impression fâcheuse pour Giselle, qui est évidemment la coupable. C’est ce que j’irai savoir demain.

    Léontine :

    Quand donc aurai-je le bonheur de la voir corrigée ?

    Madame de Monclair :

    Comment veux-tu qu’elle change comme d’un coup de baguette ? Tu l’as gâtée pendant dix ans ; et ton mari plus que toi encore. Crois-tu pouvoir changer en un jour une nature si mal dirigée !

    Les parents avaient presque tous emmené leurs enfants. Noémi et Pierre étaient revenus près du cercle du salon ; ils causèrent quelque temps de Giselle et de ses défauts, auxquels Léontine ne croyait pas encore beaucoup ; tout le monde était parti ; il était huit heures. Noémi alla faire coucher ses enfants ; la bonne de Giselle l’avait déjà emmenée. Léontine acheva la soirée chez son frère avec sa tante et son vieil ami. Victor n’avait pas reparu.


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