SAINT-GEORGES (de), Hervé – Entrevue avec Émile Nelligan (14 septembre 1937)

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                  SAINT-GEORGES (de), Hervé – Entrevue avec Émile Nelligan                 
                                                      (14 septembre 1937)

                                                    Entrevue avec Nelligan
                                                 mardi 14 septembre 1937
     
                       Rencontre à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu
                    entre Émile Nelligan et sa bonne amie Madeleine Huguenin
                        relatée par le journaliste Hervé de Saint-Georges.

                                          Extrait de l’article intitulé :
                     « Pour avoir eu trop de génie, Émile Nelligan vit à jamais
                  dans un rêve tragique qui ne se terminera qu’avec la mort »,
               Journal La Patrie, du samedi 18 septembre 1937, pages 19 et 21.

    Une pluie fine et glacée coule en larmes abondantes sur les hautes murailles grises et gicle par rafales dans les fenêtres embuées. Les nuages gris et lourds trainent presqu’à la cime des arbres et du sol montent des écharpes de brouillard qui enveloppent de leur suaire les arbustes.

    Dans l’hôpital, c’est le remue-ménage quotidien du matin. Des médecins en tablier blanc passent. Affairés. Infirmières et religieuses vaguent silencieusement à leurs occupations. Les murs sonores répercutent les échos qui montent de tous les étages par les vastes escaliers aux marches de pierre, mais le visiteur se sent malgré lui le cœur étreint par l’atmosphère lugubre de cet immense édifice où 5775 malades y reçoivent les soins attentifs des quelques 800 membres du personnel.

    « J’ai causé avec un « mort »… Un homme qui depuis trente-cinq ans est retranché du nombre des vivants et ne quitte plus l’enceinte de la petite ville qu’est Saint-Jean-de-Dieu, un homme qui eut trop de génie, mais dont la raison sombra dans une effroyable catastrophe alors qu’il avait à peine 18 ans… un poète qui aurait pu atteindre les plus hauts sommets si cette tragédie n’était venue mettre prématurément un terme à son œuvre… Émile Nelligan.

    La silhouette d’un grand homme aux cheveux grisonnants se découpe dans l’encadrement de la porte. C’est Nelligan. Il hésite quelque peu au seuil de la chambre, propre et gaie où l’attend une amie d’enfance, Mme Huguenin (mieux connue sous son nom de plume, Madeleine) et le représentant de la « Patrie ».

    Le Dr Rodolphe Richard, assistant-surintendant de l’hospice, l’accompagne. Nelligan se tient très droit, un peu timide, ses yeux bleus admirablement perdus dans une rêverie étrange. Il est vêtu d’un complet gris très propre. Sa voix est chaude et très calme. Il reconnaît immédiatement son amie d’enfance, Mme Huguenin, et s’informe anxieusement de ses compagnons d’autrefois, puis, après avoir accepté une cigarette, cause de poésie.

    Il se souvient parfaitement bien du Vaisseau d'Or, ce poème magnifique qu'il composait alors qu'il n'était qu'un adolescent. A ma demande, il en récite les strophes, mieux que bien des artistes ne pourraient le faire. Sa voix vibre sourdement et rien n'est plus pathétique que le tableau de ce « mort-vivant » qui évoque par des mots magiques le naufrage de ses facultés mentales.

     
     
      
                                              LE VAISSEAU D'OR

                         C'était un grand Vaisseau taillé dans l'or massif.
                      Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
                         La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
                                 S'étalait à sa proue au soleil excessif.

                              Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
                            Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
                                Et le naufrage horrible inclina sa carène
                          Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

                   Ce fut un grand Vaisseau d'or, dont les flancs diaphanes
                          Révélaient des trésors que les marins profanes,
                         Dégoût, Haine et Névrose ont entre eux disputés.

                              Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
                               Qu'est devenu mon cœur, navire déserté ?
                                Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve !
     
     

    Un silence empoignant se fait. Nelligan demeure debout, songeur, puis reprend son siège, taciturne.

    Vous souvenez-vous de ces autres vers, les derniers que vous avez composés ? lui ai-je demandé. Lentement je lui cite :
     
     

                              Je sens voler en moi les oiseaux du génie,
                         Mais j'ai si mal tendu mon piège qu'ils ont pris
                    Dans l'azur cérébral leurs vols blancs, bruns et gris,
                             Et que mon cœur brisé râle son agonie…
     
     

    Nelligan lève les yeux et répond, à voix basse :
    – Oui… je me souviens…
    Puis il ajoute après une pause :
    – Plus tard… lorsque le temps viendra… je ferai encore des vers…

    Quel poète aimiez-vous le mieux ?
    – Alfred de Musset, dit-il. Tout récemment, j'ai relu ses œuvres complètes : c'est un ami qui me les a prêtées. J'aime aussi Victor Hugo, Paul Verlaine, Rimbaud, Rollinat.
    – Et chez les poètes canadiens ?
    – Gonzalve Desaulniers : c'était un de mes amis. Ce fut un grand poète que tous ne comprirent pas. J'ai eu tant de peine quand j'appris sa mort…  Il est mort de m'avoir vu… mais je l'ai revu plus tard… lui et bien d'autres… ils venaient de l'au-delà… mais ils ne m'ont pas parlé… on revoit parfois ainsi les trépassés… Moi aussi, je suis mort… depuis trente-cinq ans, mais lorsque je dis ceci, c'est une allusion que je fais.

    – Faites-vous encore des vers ?
    – Non… plus maintenant… du moins pas des vers de ma propre inspiration… Je ne puis plus… Je dois me borner à en copier… mais plus tard… peut-être… Ma dernière pièce fut le Figaro rouge… elle est demeurée inachevée.

    La conversation devient pénible. C'est tout un monde de souvenirs qui s'éveillent dans sa mémoire. Son regard est plus vague, sa voix plus basse.

    – Pourriez-vous m'écrire quelques-uns de vos vers, et me les autographier, en souvenir ?
    – Avec plaisir, Monsieur, répond Nelligan.

    Il approche de lui une petite table et une main ferme, trace quelques lignes, les plus tragiques qui soient puisqu'elles sont l'image de sa vie brisée :

    Il signe, puis me tend la feuille de papier en ajoutant : « Ceci est pour vous… en souvenir… je vous le donne et j'espère que cela vous fait plaisir… »

    – Accepteriez-vous de vous faire photographier ?
    – Certainement, acquiesce-t-il, pourvu que le Dr Richard et vous soyez auprès de moi : j'aimerais moi aussi garder ce souvenir…
    – Je vous en enverrai une copie.
    – Je vous remercie beaucoup… je l'apprécierai infiniment.

            Le docteur Rodolphe Richard
    le journaliste Hervé de Saint-Georges
              et assis, Émile Nelligan.

    Mme Huguenin change le thème de la conversation et ravive des souvenirs de jadis. Nelligan s'intéresse intensément à tout ce passé qui devient moins confus dans sa mémoire puis s'enquiert : « Une que je n'ai pas vu depuis bien longtemps est mademoiselle Idola St-Jean… est-elle mariée ?… j'ai aussi entendu dire qu'Olivar Asselin était mort… quand il était jeune, il avait beaucoup de talent…

    Nelligan sourit tristement lorsque je lui fais remarquer qu'il est l'un des très rares poètes ou canadiens cités dans l'Encyclopédie Larousse, laquelle précise :
    – « Il apprit à donner une expression subtile à sa géniale névrose. Sa  Romance du Vin est célèbre. »
    – À quoi cela me sert-il ? murmura-t-il…

    […]

    L'entrevue est terminée. Nelligan semble un peu fatigué.
    – Vous reviendrez me voir ? demanda-t-il ; cela me ferait tellement plaisir de voir qu'on se souvient de moi.

    Il tend la main et prolonge son étreinte. Ses yeux sont plus tristes et plus éloquents. Il baisse les yeux, puis s'en va, lentement, le bruit de ses pas se perdant là-bas où il retourne à sa destinée, et malgré cela, je ressens au cœur un serrement indéfinissable… »
     
     

    SOURCE :

    Saint-Georges (de), Hervé, Pour avoir eu trop de génie, Émile Nelligan vit à jamais dans un rêve tragique qui ne se terminera qu'avec la mort, journal quotidien, puis hebdomadaire La Patrie (1879-1957), samedi 18 septembre 1937, pages 19 et 21.

    La Patrie, Bibliothèque et Archives nationales, Gouvernement du Québec.

    Gilles-Claude Thériault
    avril 2010

    #152215
    EEric
    Participant

      Bonjour Gilles-Claude,

      Dis moi, gilles-claude, je peux recopier ce texte ? Je pense que oui mais je prefere te demander. Il resonne fort à mes oreillesSourire

      eric

      #152218

      Bonjour Éric,

      Mais oui et avec plaisir. Il est à toi.

      Je l'ai transcrit à partir de sa publication dans un journal de l'époque (1937).

      Tu pourras aussi conserver l'enregistrement que j'en ai fait.

      Une bonne journée,

      Gilles-Claude

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