RUTEBEUF – La guigne d’hiver

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    Félix TanguayFélix Tanguay
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      La guigne d’hiver

      Quand vient le temps qu’arbres défeuillent,
      Et qu’il ne reste en branche feuille
      Qui n’aille à terre,
      Par la pauvreté qui m’atterre,
      Qui de partout me fait la guerre,
      Au temps d’hiver,
      Qui beaucoup a changé mes vers,
      Mon dit commence trop divers
      De pauvre histoire.
      Pauvre sens et pauvre mémoire,
      M’a, Dieu, donné, le roi de gloire,
      Et pauvre rente,
      Et froid au cul quand bise vente.
      Le vent me vient, le vent m’évente,
      Et trop souvent
      Plusieurs fois, ressens le vent.
      La guigne me promet autant
      qu’autant me livre;
      Bien me paie et bien me livre :
      Contre un sou elle me rend une livre
      De pauvreté.
      La pauvreté sur moi s’est jetée :
      Toujours m’est la porte ouverte et
      Toujours y suis,
      Ni une fois en suis sorti;
      Par pluie mouillé, par chaud m’essuie.
      Le riche homme;
      Je ne dors que le premier somme.
      De mon avoir, ne sais la somme
      Qu’il n’y a point.
      Dieu me fait le temps si à point :
      Noire mouche l’été me point,
      L’hiver, la blanche.
      Ainsi suis comme l’oseraie franche
      Ou comme l’oiseau sur la branche :
      L’été, je chante,
      L’hiver, je pleure et me lamente,
      Et me dépouille ainsi que l’ente
      Au premier gel.
      En moi, n’a ni venin ni fiel;
      Ne me reste rien sous le ciel :
      Tout va sa voie.
      Les bons paris que je savois
      m’ont tout ravi ce que j’avois
      Et fourvoyé,
      Hors de la voie, m’ont dévoyé.
      Des paris fous ai envoyés,
      Je m’en souviens.
      Ainsi vois-je bien, tout va, tout vient :
      Tout vient et tout va, il convient,
      Sauf les bienfaits.
      Les dés que les détiers ont faits
      M’ont de ma robe tôt défait;
      Les dés m’occient,
      Les dés me guettent, les dés m’épient,
      Les dés m’attaquent et me défient,
      Pèsent sur moi;
      Je n’en puis rien, suis en émoi.
      Avril ni mai jamais ne vois :
      Voici la glace;
      Lors suis entré en male trace.
      Et les traîtres de basse extrace
      M’ont mis sans robe :
      Le siècle est si pleinement improbe !
      Qui un peu a déjà se gobe;
      Qu’est-ce que je fais
      Qui de pauvreté sent le faix ?
      La guigne ne me laisse en paix;
      Moult me poudroie,
      Moult m’assaille, moult me guerroie.
      Jamais ce malheur ne décroît.
      Par tel marché :
      Trop j’ai en mauvais lieux marché.
      Les dés m’ont pris et empêché;
      Je les tiens quittes :
      Fol est qui leur conseil habite;
      De sa dette point ne s’acquitte,
      Ainsi s’encombre;
      De jour en jour s’accroît le nombre.
      En été ne quérit pas l’ombre
      Ni froide chambre,
      Car ils sont nus souvent ses membres.
      D’autrui le deuil ne se remembre,
      Mais du sien pleure;
      Sur lui a couru le malheur,
      Dénudé l’a en petite heure,
      Et nul ne l’aime;
      Celui qui avant cousin le clame
      Dit en riant : « Se rompt la trame
      Par tricherie.
      Foi que tu dois à Sainte-Marie,
      Cours et va en la draperie
      Du crédit avoir.
      Si le drapier ne veut te croire,
      Va-t-en alors droit à la foire
      Et va au change.
      Si tu jures par Saint Michel, l’ange,
      Que tu n’as sur toi lin ni lange
      Qui cache argent
      L’on te verra très beau sergent.
      Bien t’apercevront les gens;
      Cru tu seras;
      Quand de ce lieu te remueras
      Argent ou faille emportera. »
      Ainsi me paie
      Envers moi chacun fait sa paix :
      Mais plus jamais.

      (Traduction : Félix Tanguay)

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