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- 27 décembre 2008 à 0h56 #142428
ROUSSEAU, Jean-Jacques – Sur les femmes
Un autre sujet d’admiration pour moi, c’est l’air de confiance avec lequel nous faisons la brillante énumération de tous les grands hommes que l’histoire a célébrés, pour les mettre en parallèle avec le petit nombre d’héroïnes dont elle a daigné se souvenir, et nous croyons bien trouver notre compte à cette comparaison.
Eh! Messieurs, laissez venir aux femmes la fantaisie de transmettre leurs fastes à la postérité, et vous verrez à quel rang on vous y pourra mettre et si elles ne s’adjugeront point, peut-être sur de plus justes raisons, la prééminence que vous usurpez avec tant d’orgueil.
Et après tout, si nous entrions équitablement dans le détail de toutes les belles actions que les temps ont fait éclore et que nous examinassions les véritables raisons qui ont pu en augmenter ou en diminuer le nombre, je ne doute point que nous n’y trouvassions beaucoup plus de proportion que nous n’en trouvons d’abord et que la balance ne restât à peu près dans l’équilibre.
Considérons d’abord les femmes privées de leur liberté par la tyrannie des hommes et ceux-ci maîtres de toutes choses, car les couronnes, les charges, les emplois, le commandement des armées, tout est entre leurs mains : ils s’en sont emparés, dès les premiers temps, par je ne sais quel droit naturel, que je n’ai jamais bien pu comprendre et qui pourrait bien n’avoir d’autre fondement que la force majeure. Considérons aussi le caractère de l’esprit humain, qui ne veut que du brillant, qui n’admire la vertu qu’au milieu des grandeurs et de la majesté, qui méprise tout ce que peuvent faire de plus grand et de plus admirable dans leur état des personnes soumises et dépendantes.
Après avoir spéculé sur tout cela, entrons dans le détail de la comparaison et mettons, par exemple, en parallèle Mithridate avec Zénobie, Romulus avec Didon, Caton d’Utique avec Lucrèce, dont l’un se donna la mort pour la perte de sa liberté et l’autre pour celle de son honneur, le comte de Dunois avec Jeanne d’Arc, enfin Cornélie, Arrie, Artémise, Fulvie, Elisabeth, la comtesse de Tekeli, et tant d’autres héroïnes de tous les temps avec les plus grands hommes, nous trouverons à la vérité que le nombre de ceux-ci l’emporte infiniment, mais en récompense nous verrons dans l’autre sexe des modèles aussi parfaits dans tous les genres de vertus civiles et morales.
Si les femmes avaient eu autant de part que nous au maniement des affaires et aux gouvernements des empires, peut-être auraient-elles poussé plus loin l’héroïsme et la grandeur de courage et y seraient-elles signalées en plus grand nombre. Peu de celles qui ont eu le bonheur de régir des États et de commander des armées sont restées dans la médiocrité : elles se sont presque toutes distinguées par quelque endroit brillant qui leur a mérité notre admiration. Il s’en faut bien qu’on en puisse dire autant de tant de monarques qui ont gouverné les nations : combien y en a-t-il, comme dit encore Voltaire, dont le nom ne mérite de se trouver ailleurs que dans les tables chronologiques, où ils ne sont que pour servir d’époque ? Je le répète, toutes proportions gardées, les femmes auraient pu donner de plus grands exemples de grandeur d’âme et d’amour de la vertu, et en plus grand nombre que les hommes n’ont jamais fait, si notre injustice ne leur eût ravi, avec leur liberté, toutes les occasions de les manifester aux yeux du monde.
Je réserve à vous parler une autre fois des femmes qui ont eu part dans la république des lettres et qui l’ont décorée par leurs ouvrages ingénieux et pleins de délicatesse.
Source : http://www.archive.org/stream/annalesrou01sociuoft/annalesrou01sociuoft_djvu.txt
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