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- 7 avril 2008 à 14h40 #145621
ROUSSEAU, Jean-Jacques – Profession de foi du Vicaire savoyard (Extraits)
[Homme, ne cherche plus l’auteur du mal]
Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même ; tout ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait l’homme, en abusant de la liberté qu’elle lui donne ; mais elle ne l’empêche pas de le faire, soit que de la part d’un être si faible ce mal soit nul à ses yeux, soit qu’elle ne pût l’empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l’a fait libre afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l’a mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés dont elle l’a doué ; mais elle a tellement borné ses forces, que l’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut troubler l’ordre général. Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce humaine elle-même ne se conserve malgré qu’elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l’empêche pas de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à la vertu. La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même ; c’est pour mériter ce contentement que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre faveur la puissance divine elle-même ? Pouvait-elle mettre de la contradiction dans notre nature et donner le prix d’avoir bien fait à qui n’eut pas le pouvoir de mal faire ? Quoi ! pour empêcher l’homme d’être méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire bête ? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir faite à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux comme toi.
C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins ? La douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? La mort… Les méchants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre ? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre ? La mort est le remède aux maux que vous vous faites ; la nature a voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux ! Il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort ; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable : dès lors elle n’est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer notre sort ; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir par des remèdes ; au mal qu’on sent on ajoute celui qu’on craint ; la prévoyance de la mort la rend horrible et l’accélère ; plus on la veut fuir, plus on la sent ; et l’on meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux qu’on s’est faits en l’offensant.
Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi. Le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre ; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n’a ni souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien.
Où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est inséparable de la bonté ; or la bonté est l’effet nécessaire d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l’acte perpétuel de la puissance ; elle n’agit point sur ce qui n’est pas ; Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien [85]. Donc l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contredirait lui-même ; car l’amour de l’ordre qui le produit s’appelle bonté, et l’amour de l’ordre qui le conserve s’appelle justice.
Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être. Or c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’idée et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste, et tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses ; le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume en nous quand cette attente est frustrée ! La conscience s’élève et murmure contre son auteur ; elle lui crie en gémissant : Tu m’as trompé !
Je t’ai trompé, téméraire ! et qui te l’a dit ? Ton âme est-elle anéantie ? As-tu cessé d’exister ? O Brutus, ô mon fils ! ne souille point ta noble vie en la finissant ; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu : La vertu n’est rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne ? Tu vas mourir, penses-tu : non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis.
On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu’il est obligé de payer leur vertu d’avance. Oh ! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après qu’ils l’ont parcourue.7 avril 2008 à 14h42 #145622[La conscience est le vrai guide de l’homme]
[…] il me reste à chercher quelles maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a placé. En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-même : cependant combien de fois la voix intérieure nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons mal ! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui résistons ; en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous méprisons ce qu’elle dit à nos cœurs ; l’être actif obéit, l’être passif commande. La conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent ? et alors lequel faut-il écouter ? Trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser ; mais la conscience ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer.7 avril 2008 à 14h44 #1420517 avril 2008 à 14h44 #145627[Conscience, conscience !]
Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.
Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! c’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l’épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l’empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d’être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir.
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