RIMBAUD, Arthur – Poésies

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  • #146338
    VictoriaVictoria
    Participant

      RIMBAUD, Arthur – Poésies

      Le Bateau ivre




      Comme je descendais des Fleuves impassibles,
      Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
      Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
      Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

      J’étais insoucieux de tous les équipages,
      Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
      Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
      Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

      Dans les clapotements furieux des marées,
      Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
      Je courus ! Et les Péninsules démarrées
      N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

      La tempête a béni mes éveils maritimes.
      Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
      Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
      Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

      Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
      L’eau verte pénétra ma coque de sapin
      Et des taches de vins bleus et des vomissures
      Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

      Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
      De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
      Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
      Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

      Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
      Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
      Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
      Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

      Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
      Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
      L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
      Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

      J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
      Illuminant de longs figements violets,
      Pareils à des acteurs de drames très antiques
      Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

      J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
      Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
      La circulation des sèves inouïes,
      Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

      J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
      Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
      Sans songer que les pieds lumineux des Maries
      Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

      J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
      Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
      D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
      Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

      J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
      Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
      Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
      Et les lointains vers les gouffres cataractant !

      Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
      Échouages hideux au fond des golfes bruns
      Où les serpents géants dévorés des punaises
      Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

      J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
      Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
      – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
      Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

      Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
      La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
      Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
      Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

      Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
      Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
      Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
      Des noyés descendaient dormir, à reculons !

      Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
      Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
      Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
      N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

      Libre, fumant, monté de brumes violettes,
      Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
      Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
      Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

      Qui courais, taché de lunules électriques,
      Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
      Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
      Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

      Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
      Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
      Fileur éternel des immobilités bleues,
      Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

      J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
      Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
      – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
      Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

      Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
      Toute lune est atroce et tout soleil amer :
      L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
      Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

      Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
      Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
      Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
      Un bateau frêle comme un papillon de mai.

      Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
      Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
      Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
      Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

      #146339
      VictoriaVictoria
      Participant

        Roman



        I

        On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
        – Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
        Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
        – On va sous les tilleuls verts de la promenade.

        Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
        L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
        Le vent chargé de bruits – la ville n’est pas loin -
        A des parfums de vigne et des parfums de bière…

        II

        – Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
        D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
        Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
        Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

        Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
        La sève est du champagne et vous monte à la tête…
        On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
        Qui palpite là, comme une petite bête…

        III

        Le coeur fou robinsonne à travers les romans,
        – Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
        Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
        Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…

        Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
        Tout en faisant trotter ses petites bottines,
        Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
        – Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

        IV

        Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
        Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
        Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
        – Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

        – Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
        Vous demandez des bocks ou de la limonade…
        – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
        Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

        #146340
        VictoriaVictoria
        Participant

          Le Dormeur du val




          C’est un trou de verdure où chante une rivière,
          Accrochant follement aux herbes des haillons
          D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
          Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

          Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
          Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
          Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
          Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

          Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
          Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
          Nature, berce-le chaudement : il a froid.

          Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
          Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
          Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

          #146341
          VictoriaVictoria
          Participant

            Ma Bohème




            Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
            Mon paletot aussi devenait idéal ;
            J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
            Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

            Mon unique culotte avait un large trou.
            – Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
            Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
            – Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

            Et je les écoutais, assis au bord des routes,
            Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
            De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

            Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
            Comme des lyres, je tirais les élastiques
            De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

            #146342
            VictoriaVictoria
            Participant

              Aube




              J’ai embrassé l’aube d’été.

              Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route
              du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes
              se levèrent sans bruit.

              La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

              Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

              Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq.
              A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre,
              je la chassais.

              En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu
              son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

              Au réveil il était midi.

              #146343
              VictoriaVictoria
              Participant

                Les Effarés




                Noirs dans la neige et dans la brume,
                Au grand soupirail qui s’allume,
                Leurs culs en rond,

                A genoux, cinq petits, – misère ! -
                Regardent le Boulanger faire
                Le lourd pain blond.

                Ils voient le fort bras blanc qui tourne
                La pâte grise et qui l’enfourne
                Dans un trou clair.

                Ils écoutent le bon pain cuire.
                Le Boulanger au gras sourire
                Grogne un vieil air.

                Ils sont blottis, pas un ne bouge,
                Au souffle du soupirail rouge
                Chaud comme un sein.

                Quand pour quelque médianoche,
                Façonné comme une brioche
                On sort le pain,

                Quand, sous les poutres enfumées,
                Chantent les croûtes parfumées
                Et les grillons,

                Que ce trou chaud souffle la vie,
                Ils ont leur âme si ravie
                Sous leurs haillons,

                Ils se ressentent si bien vivre,
                Les pauvres Jésus pleins de givre,
                Qu’ils sont là tous,

                Collant leurs petits museaux roses
                Au treillage, grognant des choses
                Entre les trous,

                Tout bêtes, faisant leurs prières
                Et repliés vers ces lumières
                Du ciel rouvert,

                Si fort qu’ils crèvent leur culotte
                Et que leur chemise tremblote
                Au vent d’hiver.

                #146344
                VictoriaVictoria
                Participant

                  Voyelles




                  A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
                  Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
                  A, noir corset velu des mouches éclatantes
                  Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

                  Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
                  Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
                  I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
                  Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

                  U, cycles, vibrements divins des mers virides,
                  Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
                  Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

                  O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
                  Silences traversés des Mondes et des Anges ;
                  – O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

                  #146345
                  VictoriaVictoria
                  Participant

                    Sensation




                    Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
                    Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
                    Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
                    Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

                    Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
                    Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
                    Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
                    Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

                    #142156
                    VictoriaVictoria
                    Participant
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