RILKE, Rainer Maria – Les Roses

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    AAngelot
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      #155236
      AAngelot
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        Si ta fraîcheur parfois nous étonne tant,
        heureuse rose,
        c'est qu'en toi-même, en dedans,
        pétale contre pétale, tu te reposes.

        Ensemble tout éveille, dont le milieu
        dort, pendant qu'innombrables, se touchent
        les tendresses de ce cœur silencieux
        qui aboutissent à l'extrême bouche.

        Je te vois, rose, livre entrebâillé,
        qui contient tant de pages
        de bonheur détaillé
        qu'on ne lira jamais. Livre-mage,

        qui s'ouvre au vent et qui peut être lu
        les yeux fermés…,
        dont les papillons sortent confus
        d'avoir eu les mêmes idées.

         

        Rose, toi, ô chose par excellence complète
        qui se contient infiniment
        et qui infiniment se répand, ô tête
        d'un corps par trop de douceur absent,
        rien ne te vaut, ô toi, suprême essence
        de ce flottant séjour ;
        de cet espace d'amour où à peine l'on avance
        ton parfum fait le tour.
        ,

         

        C'est pourtant nous qui t'avons proposé
        de remplir ton calice.
        Enchantée de cet artifice,
        ton abondance l'avait osé.

        Tu étais assez riche, pour devenir cent fois toi-même
        en une seule fleur ;
        c'est l'état de celui qui aime…
        Mais tu n'as pas pensé ailleurs.

        Abandon entouré d'abandon,
        tendresse touchant aux tendresses…
        C'est ton intérieur qui sans cesse
        se caresse, dirait-on ;

        se caresse en soi même,
        par son propre reflet éclairé.
        Ainsi tu inventes le thème
        du Narcisse exhaussé.

        Abandon entouré d'abandon,
        tendresse touchant aux tendresses…
        C'est ton intérieur qui sans cesse
        se caresse, dirait-on ;

        se caresse en soi même,
        par son propre reflet éclairé.
        Ainsi tu inventes le thème
        du Narcisse exhaussé.

        T'appuyant, fraîche, claire
        rose, contre mon œil fermé -,
        on dirait mille paupières
        superposées

        contre la mienne chaude.
        Mille sommeils contre ma feinte
        sous laquelle je rôde
        dans l'odorant labyrinthe.

        De ton rêve trop plein,
        fleur en dedans nombreuse,
        mouillée comme une pleureuse,
        tu te penches sur le matin.

        Tes douces forces qui dorment
        dans un désir incertain,
        développent ses tendres formes
        entre joues et seins.

        Rose, toute ardente et pourtant claire,
        que l'on devrait nommer reliquaire
        de Sainte-Rose…, rose qui distribue
        cette troublante odeur de sainte nue.

        Rose plus jamais tentée, déconcertante
        de son interne paix ; ultime amante,
        si loin d'Ève, de sa première alerte -,
        rose qui infiniment possède la perte.

         

        Amie des heures où aucun être ne reste,
        où tout se refuse au cœur amer ;
        consolatrice dont la présence atteste
        tant de caresses qui flottent dans l'air.

        Si l'on renonce à vivre, si l'on renie
        ce qui était et ce qui peut arriver,
        pense-t-on jamais assez à l'insistante amie
        qui à côté de nous fait son œuvre de fée.

        J'ai une telle conscience de ton
        être, rose complète,
        que mon consentement te confond
        avec mon cœur en fête.

        Je te respire comme si tu étais,
        rose, toute la vie,
        et je me sens l'ami parfait
        d'une telle amie.

        Contre qui, rose,
        avez-vous adopté
        ces épines ?
        Votre joie trop fine
        vous a-t-elle forcée
        de devenir cette chose
        armée ?

        Mais de qui vous protège
        cette arme exagérée ?
        Combien d'ennemis vous ai-je
        enlevés
        qui ne la craignaient point.
        Au contraire, d'été en automne,
        vous blessez les soins
        qu'on vous donne.

        Préfères-tu, rose, être l'ardente compagne
        de nos transports présents ?
        Est-ce le souvenir qui davantage te gagne
        lorsqu'un bonheur se reprend ?

        Tant de fois je t'ai vue, heureuse et sèche,
        – chaque pétale un linceul –
        dans un coffret odorant, à côté d'une mèche,
        ou dans un livre aimé qu'on relira seul.

        Été : être pour quelques jours
        le contemporain des roses ;
        respirer ce qui flotte autour
        de leurs âmes écloses.

        Faire de chacune qui se meurt
        une confidente,
        et survivre à cette sœur
        en d'autres roses absente.

        Seule, ô abondante fleur,
        tu crées ton propre espace ;
        tu te mires dans une glace
        d'odeur.

        Ton parfum entoure comme d'autres pétales
        ton innombrable calice.
        Je te retiens, tu t'étales,
        prodigieuse actrice.

        Ne parlons pas de toi. Tu es ineffable
        selon ta nature.
        D'autres fleurs ornent la table
        que tu transfigures.

        On te met dans un simple vase -,
        voici que tout change :
        c'est peut-être la même phrase,
        mais chantée par un ange.

        C'est toi qui prépares en toi
        plus que toi, ton ultime essence.
        Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,
        c'est ta danse.

        Chaque pétale consent
        et fait dans le vent
        quelques pas odorants
        invisibles.

        O musique des yeux
        toute entourée d'eux,
        tu deviens au milieu
        intangible.

        Tout ce qui nous émeut, tu le partages.
        Mais ce qui t'arrive, nous l'ignorons.
        Il faudrait être cent papillons
        pour lire toutes tes pages.

        Il y en a d'entre vous qui sont comme des dictionnaires ;
        ceux qui les cueillent
        ont envie de faire relier toutes ces feuilles.
        Moi, j'aime les roses épistolaires.

        Est-ce en exemple que tu te proposes ?
        Peut-on se remplir comme les roses,
        en multipliant sa subtile matière
        qu'on avait faite pour ne rien faire ?

        Car ce n'est pas travailler que d'être
        une rose, dirait-on.
        Dieu, en regardant par la fenêtre,
        fait la maison.

        Dis-moi, rose, d'où vient
        qu'en toi-même enclose,
        ta lente essence impose
        à cet espace en prose
        tous ces transports aériens ?

        Combien de dois cet air
        prétend que les choses le trouent,
        ou, avec une moue,
        il se montre amer.
        Tandis qu'autour de ta chair,
        rose, il fait la roue.

         

        Cela ne te donne-t-il pas le vertige
        de tourner autour de toi sur ta tige
        pour te terminer, rose ronde ?
        Mais quand ton propre élan t'inonde,

        tu t'ignores dans ton bouton.
        C'est un monde qui tourne en rond
        pour que son calme centre ose
        le rond repos de la ronde rose.

        Vous encor, vous sortez
        de la terre des morts,
        rose, vous qui portez
        vers un jour tout en or

        ce bonheur convaincu.
        L'autorisent-ils, eux
        dont le crâne creux
        n'en a jamais tant su ?

        Rose, venue très tard, que les nuits amères arrêtent
        par leur trop sidérale clarté,
        rose, devines-tu les faciles délices complètes
        de tes sœurs d'été ?
        Pendant des jours et des jours je te vois qui hésites
        dans ta gaine serrée trop fort.
        Rose qui, en naissant, à rebours imites
        les lenteurs de la mort.

        Ton innombrable état te fait-il connaître
        dans un mélange où tout se confond,
        cet ineffable accord du néant et de l'être
        que nous ignorons ?

        Rose, eût-il fallu te laissé dehors,
        chère exquise ?
        Que fait une rose là où le sort
        sur nous s'épuise ?

        Point de retour. Te voici
        qui partages
        avec nous, éperdue, cette vie, cette vie
        qui n'est pas de ton âge.

         

         

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