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- 6 novembre 2015 à 10h03 #1443036 novembre 2015 à 10h03 #158465
Julien et l'empirisme
Nouvelle attendrissante
Que peut-on attendre d'un dimanche après-midi pluvieux, morose et frisquet ? Vous regardez par la fenêtre et, déjà, vous en avez les os glacés. Du haut de ses neuf ans, Julien observe le monde extérieur à travers la vitre mouillée. Assis sur sa chaise, les coudes sur la table du living, il mâchonne un crayon d'un air absent. Un observateur attentif remarquerait qu'il cherche l'inspiration. Seuls ses yeux gris semblent vivre, tout en reflétant la tristesse de ce jour de gloire et de repos. Les branches frémissantes des arbres de la rue grelottent au gré du vent. Des feuilles tombent, jaunes et absentes. De temps en temps, on entend le bruit d'un petit moteur fuyant désespérément les intempéries. Julien rêve d'une pétrolette à lui. Mais à son âge, il ne faut guère espérer une telle étrenne. Julien demeure donc réaliste et se tapit en silence au fond de son doux rêve.
À l'autre bout de la table, les deux Papys abattent les cartes avec bonhomie. L'écarté du dimanche, c'est sacré. Maman Valérie s'affaire, comme à son habitude. Elle ne sait pas rester en place un moment. Cette femme de quarante-cinq ans, hyperactive à l'extrême, passe et repasse, déplaçant des objets avec frénésie. Soudain, elle se plante devant son rejeton et explose :
« Alors, ça vient ? Alors, ça vient ? Pourquoi dois-je toujours dire les choses deux fois ?! »
Julien sort de sa torpeur. Il ôte le crayon d'entre ses dents et contemple les dégâts. L'impression de sa dentition sur le bois en fait une grosse dans son esprit. Il relève le nez, observe un moment le visage de la furie et baisse à nouveau la tête. L'orage ne semble pas prêt de passer, dedans comme dehors. Julien écrit deux ou trois phrases à la va-vite. Le tonnerre gronde dans le salon. D'un coup, Maman fait volte-face :
« Vous, les deux bons à rien, débarrassez-moi le plancher, et plus vite que ça, et plus vite que ça, pourquoi je dois dire toujours les choses deux fois ?! »
Les deux papys se lèvent précipitamment. Ils relèvent la nappe en la tenant prudemment par les quatre coins. Le geste a pour objet de ne pas troubler le bon ordre des cartes posées dessus. Le plus gros des ancêtres fait adroitement coulisser la porte vitrée et les deux acolytes s'installent sur le balcon. La nappe repose maintenant sur la petite table basse qui orne ce local salutaire.
Le Papy malingre s'adresse à son complice :
« Mon cher M C E L, je crois que nous l'avons échappé belle …
— À qui le dis-tu, mon cher M C E L ! Elle ne se calme pas avec l'âge, ta fille.
— Que veux-tu ? Quand on se trouve réduite aux fonctions de femme au foyer pendant les fins de semaine, il y a quoi brailler à l'injustice, ne crois-tu pas ?
— Mais aussi, c'est la faute à ton sacripant de fils, cher M C E L. C'est lui qui en a fait une vraie Mélusine en chambre ! »
Le Papy gras acquiesce :
« Je te l'accorde volontiers. Cet architecte de malheur ferait mieux de passer ses dimanches à la maison au lieu de courir après le fric des clients comme un chien malade après un os volant. Manque pas beaucoup pour qu'elle se déguise en Messaline, mon compère… »
Le gringalet s'insurge :
« Attention, ne poussons pas Mémé dans les orgies, veux-tu ? Ton Vincent, je te parie un bout de charbon contre une fiente de pigeon qu'il est la réincarnation de Raymond de Poitou mais il n'a pas le physique de l'Empereur Claude. »
Le grand-père paternel sent qu'il a exagéré et tente de faire diversion :
« Ah ! La carrière ! quel vilain mot ! Donne une carte.
— Refus.
— Quoi, refus ? Ah… refus ? Ah bon, d'accord. Dame d'atout.
— Un point pour toi, fossile.
La porte vitrée laisse passer le bruit de la conversation. Julien regarde les deux papys. Ceux-là, au moins, ils savent vivre. Le garçonnet écoute et enregistre les données :
Mamy Yvette et Mamy Yvonne sont allées bras dessus bras dessous au cinéma. Même la pluie ne les a pas découragées. Elles s'amusent bien, aussi, ces deux-là. Julien ne sait pas encore ce que la jalousie veut dire. Il veut, il espère, il s'efforce, mais il n'est jamais envieux. Il regarde les joueurs d'écarté qui abattent les cartes avec véhémence, le sourire aux lèvres. Ils jouent pour des noyaux d'abricot, vu que le porte-monnaie leur échappe systématiquement. À soixante-dix ans passés, on doit s'estimer heureux de pouvoir jouer aux cartes avec quelqu'un de vivant, même pour des prunes.
« Alors, ça arrive, cette réponse, ça arrive, cette réponse ? Pourquoi je dois demander toujours deux fois ? »
Julien sursaute. Les sourcils froncés de Maman le transpercent de part en part. Julien avoue piteusement :
« J'ai pas compris. Qu'est-ce ça veut dire, ça : Comment Bonaparte devint-il Napoléon? Bonaparte et Napoléon, ben, c'est pareil, non ? Je comprends pas, moi. »
Il a des larmes dans les yeux. Le drame ne va pas tarder à éclater. Un éclair dehors, tout près, et un coup de tonnerre mettent trois secondes de digression entre l'épouvantail et sa victime.
Mais Maman Valérie se détend d'un coup, réfléchit, puis sourit. Julien note dans sa mémoire ce phénomène rarissime. Maman a souri. Valérie est prof d'Histoire Géo au lycée Pontcôve. Les enseignants et les collégiens s'accordent à désigner l'établissement comme le lycée des Pauvcons, chacun faisant allusion au camp adverse, cela va sans dire. Maman explique :
« Ils ont employé une métaphore ? Tu sais ce que c'est qu'une métaphore ? »
Un silence plein d'incompréhension accueille la question. Julien s'efforce toujours de garder un équilibre absolu entre une approche empirique prudente et une philosophie contemplative exaspérante. Maman Valérie va se lancer dans une envolée lyrique sur la métaphore, mais, par bonheur, elle se souvient des propos de son professeur de français de troisième :
« À propos, toujours hors de propos. »
Elle laisse donc la définition de la métaphore pour une occasion ultérieure et explique la métamorphose historique qui bouleversa les débuts du XIXe siècle :
« Comment Bonaparte devint Napoléon, ça veut dire qu'en 1799, Napoléon était général et en 1800, il s'est propulsé Empereur. Au début, on l'appelait le Général Bonaparte et, tout d'un coup, on l'a appelé Napoléon Premier, Empereur des Français, Tu piges ? »
Julien pige. Il se penche sur son cahier et achève sa réponse. Maman Valérie attend. Sa mission terminée, Julien lui tend le document. Elle lit :
« Comme il était Général en 1799, alors, Napoléon, qui s'appelait Bonaparte, a décidé qu'il allait rentrer à Paris en 1800. Alors, il est allé à l'Eglise de la Cathédrale, qui s'appelait Notre-Dame, et puis, il a dit : Paris vaut bien une messe. Et puis, alors, on lui a versé de l'eau bénite sur la tête et on a dit : Vive l'Empereur ! Et alors, il a dit : “Appelez-moi Napoléon Premier. Voilà. ” »
Valérie contemple son rejeton d'un air navré. Julien sent le désespoir le gagner. Où le bât blesse-t-il ? où réside le problème ? L'eau bénite avait-elle été remplacée par une canette de Pepsi ? La cathédrale, c'était peut-être bien une mosquée, non ? Julien essaie de se souvenir. Il se rappelle le terme “flèche”, qui accompagne toujours le mot “Notre-Dame”. Mais y a-t-il un croissant dessus ou non ? Mystère et œcuménisme …
Maman soupire profondément :
« À l'ère de l'Androïde et du IPhone et sous l'empire de Facebook et de Google, que peut-on espérer de cette génération de tarés ? »
Julien réfléchit au sens des paroles maternelles. Faut-il espérer que Napoléon s'ouvre bientôt une page sur Facebook ? Google va-t-il détrôner l'Empereur ?
La porte vitrée s'ouvre à nouveau et les deux Papys reviennent au salon. Papy Michel, c'est le Papa à Maman Valérie. Papy Marcel, c'est le Papa à Papa. Tiens, Papa n'a pas de nom. Bizarre, Maman, c'est Valérie, mais Papa, problème. Comment s'appelle Papa ? Papa possède-t-il un nom ?
Maman fronce encore les sourcils :
« Alors, tu réponds à ma question ou non ? Tu réponds ou non ? Pourquoi je dois toujours demander s'il y a encore des devoirs, bon sang ?! »
Julien se sent sauvé. Prenant son courage à deux mains, il joue son va-tout. Il unit la ruse à l'abnégation et lâche d'un trait :
« Non, M'man, on a tout fini, y a pus rien. Dis voir M'man, qui c'était Mésuline, dans l'Histoire ? »
Il a touché la corde sensible tout en parant le choc éventuel d'une nouvelle question embarrassante. Poussant sa mère sur son terrain de prédilection, il a maintenant en main le destin de l'opération sauvetage. Valérie accuse le choc. Les sourcils en disent long sur la tempête qui agite son crâne :
« Mésuline… Mésuline… Mélusine, tu veux dire, sans doute… Mélusine, c'était, pour ainsi dire, une sorte de, comment dirais-je ? une sorte de fée, tu vois ? Une sorte de femme dont le corps se terminait en forme de serpent.
— Une sirène ?
— Oui, enfin, si tu veux. Plutôt un serpent, vois-tu ?
— Et son mari, il s'appelait Claude de Poitou ?
— Là, tu m'en demandes trop, il faut que je cherche… »
Les deux Papys se regardent et se retiennent pour ne pas éclater de rire. Par bonheur, la porte d'entrée s'ouvre et Papa fait son apparition.
« Stop ! hurle la furie. Enlève tes souliers ! C'est toi qui nettoies, peut-être ? »
L'architecte dégouline de tous ses pores. Il stoppe. Il lève une patte et tire sur le bout de son lacet à l'aide de deux doigts congelés. Il ôte son soulier gauche et repose le pied sur un carreau sec. Puis il répète la manœuvre sur l'autre jambe. Huit yeux le scrutent de haut en bas.
« Il est trempé, remarque Papy Michel, observateur.
— Il fait un temps à ne pas mettre un Vincent dehors, ajoute Papy Marcel. »
Julien se souvient, maintenant : son père s'appelle Vincent. Sans le Papy, il chercherait encore demain. Décidément, l'empirisme a du bon à condition qu'il s'accompagne d'une solide base de données extérieure à la personne qui l'utilise. Un Papy adroit et critique peut souvent contribuer à éclaircir les situations les plus ténébreuses et à remettre de l'ordre dans le tohu-bohu des pensées d'une enfance curieuse.
Le maître de maison demande d'une voix plaintive, son imper à la main :
« Sans commander personne, on peut mettre de l'eau à chauffer ? »
L'épouse modèle ne répond pas mais elle se dirige vers la cuisine à pas rapides et effectue la commande.
Le Papa idéal remarque le cahier et son possesseur :
« Tu fais tes devoirs, Julien ? C'est très bien, ça ! »
Julien réfléchit au sens des paroles prononcées. Effectivement, il fait ses devoirs. Le crayon, le cahier, les lignes écrites, tout porte à croire que les devoirs font en effet l'objet d'une exécution touchant à la réalisation. Il s'agit là d'un fait incontestable. Tout indique que le phénomène a pour base une théorie scientifique solidement établie. Pour que l'observation puisse être démentie, il faudrait envisager la possibilité que les devoirs n'ont pas été faits. Or, les lignes tracées au crayon témoignent du contraire. La présence de ces graffiti infantiles sur le papier en rend l'analyse empirique inutile et superfétatoire. Julien comprend tout : cela explique pourquoi Papa n'examine jamais ses devoirs. L'étude empirique qui porte sur la rédaction des réponses aux questions de l'institutrice révèle une adéquation totale et a priori entre les dernières et les premières. Julien fait un grand pas en avant dans son analyse. Si les réponses correspondent aux questions, comme en témoignent les lignes sur les pages, alors pourquoi ses parents piquent-ils des crises à chaque fois qu'il se ramasse des zéros ?
L'orage se calme. Un soleil timide fait une brève apparition dans un ciel encore grisonnant. Les trottoirs sèchent comme par miracle. Les deux Mamies rentrent en gazouillant, bras dessus bras dessous. Papy Michel jette un rapide coup d'œil à son jeu de cartes et se tournant vers les nouvelles venues :
« Vous auriez-dû rester pour la séance du soir.
— Oh non ! C'était assez rasoir comme ça !
— Vous avez vu quoi ? interroge prudemment Papy Marcel.
— De Bonaparte à Napoléon, un truc romancé sur le Directoire et le Consulat. »
Julien regarde sa mère. Il ne s'agit plus d'une simple coïncidence. Cela relève déjà de la singularité scientifique. Mais il faut se rendre à l'évidence. L'analyse des faits corrobore cette conclusion farfelue : le cinéma porte en soi la réponse aux questions qui agitent la conscience tourmentée de la mère et du fils. Cependant, deux termes nouveaux ont été prononcés : le dire étroit et le concubinat. Ou la trajectoire et le conglomérat, quelque chose comme ça. Maman hausse les épaules. Julien en conclut qu'il y a des choses qu'on ne vous demande pas de comprendre à l'âge de neuf ans. L'induction le mène à se demander pourquoi le monde se divise-t-il entre phénomène dont la compréhension s'impose et événements dépassant la nécessité analytique. Julien s'attriste. Qui décide du nécessaire et qui stipule le suffisant ? Si le directoire et le Consulat rasent les deux vioques, alors pourquoi, lui, doit-il se taper la métamorphose du Général en Empereur ? La réponse ne tarde pas. Comme si la mère avait lu dans les pensées du fils, elle demande sèchement :
« Il y a d'autres devoirs ? »
Julien réfléchit. La prof d'Histoire Géo s'emporte :
« La réponse n'est pas écrite sur mon nez ! Cherche dans ton cahier, cherche dans ton cahier, bon sang. Pourquoi dois-je répéter toujours deux fois la même chose ? »
Julien cherche dans son cahier.
« Table de multiplication par huit et par neuf. »
Catastrophe ! Maman a vu …
« Va réciter ça à tes grands-pères, et plus vite que ça ! »
Julien obtempère. Les Papys M C E L, eux, au moins, ils gueulent jamais. Comme dit Marcel :
« Les petits-enfants, on les aime plus que les enfants. »
Et Michel de surenchérir :
« Parce que, quand ils viennent chez vous, à la fin, ils s'en vont. »
Le trio déclame la table de huit :
« Huit fois trois, vingt-quatre. Huit fois quatre, trente-deux. Huit fois cinq, quarante. Huit fois six… »
Il y a comme un couac. Papy Marcel lâche « quarante-six ». L'hésitation s'empare du Papy Michel et du petit-fils. Le premier demande avec incrédulité :
« T'es sûr ?
— Ben, me semble…
— Non, corrige Michel : quarante-huit, je crois. »
Le trio reprend de plus belle :
« Huit fois sept, cinquante-six. Huit fois huit, soixante-quatre. »
Arrivés à Huit fois neuf, le silence se fait. Michel déclare enfin :
« Bon, passons à neuf, c'est plus sûr. »
La mathématique s'écroule à neuf fois six, cinquante-six.
Papy Marcel demande, d'une voix suppliante :
« T'as la table, quelque part ? »
Julien réfléchit. Le temps passe. Pas de réponse. Michel invite la statistique à leur secours :
« C'est pas sûr qu'on t'interroge toi. Z’êtes quand même bien trente-deux trente-trois dans c’te foutue classe, non ? »
Michel tapote son jeu de cartes en ricanant. Il montre l'autre Papy du doigt et explique à Julien :
« Tu comprends, lui, passé trente-deux, y a plus personne… »
Sept heures vont sonner à la petite pendule. Papa, qui a le sens pratique, fait une incursion furtive dans la cuisine et ressort avec une idée de génie :
« Le ciel se dégage, on va au restaurant ! J'appelle deux taxis ! »
Maman le fustige du regard. Les Papys sautent de joie. Les Mamies se regardent. Julien emporte son cahier et son crayon. La constatation empirique se joint à l'expérience répétée. La contemplation philosophique ne saurait contredire cette conclusion positive et souhaitable : Julien ne sera plus tancé ce soir. Encore un dimanche de gagné.
6 novembre 2015 à 12h24 #158466OUI !!!
A.D.
6 novembre 2015 à 18h18 #1584696 novembre 2015 à 21h19 #158470Soyez plus sur le coup, Alain, s'il vous plait ! Ces dames nous observent. Elles ne nous lâcheront rien !
- AuteurMessages
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