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- 17 avril 2008 à 21h03 #145796
RENAN, Ernest – Prière sur l’Acropole
Première partie
PRIERE QUE JE FIS SUR L’ACROPOLE
QUAND JE FUS ARRIVE A EN COMPRENDRE
LA PARFAITE BEAUTE
O noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j’arrive tard au seuil de tes mystères ; j’apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m’a fallu des recherches infinies. L’initiation que tu conférais à l’Athénien naissant par un sourire, je l’ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts.
Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu’on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d’eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel.
Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués aux navigations lointaines, dans des mers que tes Argonautes ne connurent pas. J’entendis, quand j’étais jeune, les chansons des voyages polaires ; je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d’oiseaux qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée tous ensemble, obscurcissent le ciel.
Des prêtres d’un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m’élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m’apprirent les longues histoires de Cronos, qui a créé le monde, et de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurythmie, et semblables à des forêts ; seulement ils ne sont pas solides ; ils tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans ; ce sont des fantaisies de barbares, qui s’imaginent qu’on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirées, ô Raison. Mais ces temples me plaisaient ; je n’avais pas étudié ton art divin ; j’y trouvais Dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore : «Salut, étoile de la mer,… reine de ceux qui gémissent en cette vallée de larmes», ou bien : «Rose mystique, Tour d’ivoire, Maison d’or, Etoile du matin…» Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon coeur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule ; tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers, et combien il m’en coûte de suivre la raison toute nue.
Et puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir ! Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n’y a plus de république d’hommes libres ; il n’y a plus que des rois issus d’un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent… Une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui t’honorent, qu’ils doivent te faire pitié ! Te souviens-tu de ce Calédonien qui, il y a cinquante ans, brisa ton temple à coups de marteau pour l’emporter à Thulé ? Ainsi font-ils tous… J’ai écrit, selon quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du jeune dieu que je servis dans mon enfance ; ils me traitent comme un Evhémère ; ils m’écrivent pour me demander quel but je me suis proposé ; ils n’estiment que ce qui sert à faire fructifier leurs tables de trapézites. Et pourquoi écrit-on la vie des dieux, ô ciel ! si ce n’est pour faire aimer le divin qui fut en eux, et pour montrer que ce divin vit encore et vivra éternellement au coeur de l’humanité ?
Te rappelles-tu ce jour, sous l’archontat de Dionysodore, où un laid petit Juif, parlant le grec des Syriens, vint ici, parcourut tes parvis sans te comprendre, lut tes inscriptions tout de travers et crut trouver dans ton enceinte un autel dédié à un dieu qui serait le Dieu inconnu. Eh bien, ce petit Juif l’a emporté ; pendant mille ans, on t’a traitée d’idole, ô Vérité ; pendant mille ans, le monde a été un désert où ne germait aucune fleur. Durant ce temps, tu te taisais, ô Salpinx, clairon de la pensée. Déesse de l’ordre, image de la stabilité céleste, on était coupable pour t’aimer, et, aujourd’hui qu’à force de consciencieux travail nous avons réussi à nous rapprocher de toi, on nous accuse d’avoir commis un crime contre l’esprit humain en rompant des chaînes dont se passait Platon.
Toi seule es jeune, ô Cora ; toi seule es pure, ô Vierge ; toi seule es saine, ô Hygie ; toi seule es forte, ô Victoire. Les cités, tu les gardes, ô Promachos ; tu as ce qu’il faut de Mars, ô Aréa ; la paix est ton but, ô Pacifique. Législatrice, source des constitutions justes ; Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n’y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n’y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures. Providence de Jupiter, ouvrière divine, mère de toute industrie, protectrice du travail, ô Ergané, toi qui fais la noblesse du travailleur civilisé et le mets si fort au-dessus du Scythe paresseux ; Sagesse, toi que Zeus enfanta après s’être replié sur lui-même, après avoir respiré profondément ; toi qui habites dans ton père, entièrement unie à son essence ; toi qui es sa compagne et sa conscience ; Energie de Zeus, étincelle qui allumes et entretiens le feu chez les héros et les hommes de génie, fais de nous des spiritualistes accomplis. Le jour où les Athéniens et les Rhodiens luttèrent pour le sacrifice, tu choisis d’habiter chez les Athéniens, comme plus sages. Ton père cependant fit descendre Plutus dans un nuage d’or sur la cité des Rhodiens, parce qu’ils avaient aussi rendu hommage à sa fille. Les Rhodiens furent riches ; mais les Athéniens eurent de l’esprit, c’est-à-dire la vraie joie, l’éternelle gaieté, la divine enfance du coeur.
17 avril 2008 à 21h04 #14208617 avril 2008 à 21h04 #145798Deuxième partie
Le monde ne sera sauvé qu’en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Courons, venons en troupe. Quel beau jour que celui où toutes les villes qui ont pris des débris de ton temple, Venise, Paris, Londres, Copenhague, répareront leurs larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter les débris qu’elles possèdent, en disant : «Pardonne-nous, déesse ! c’était pour les sauver des mauvais génies de la nuit», et rebâtiront tes murs au son de la flûte, pour expier le crime de l’infâme Lysandre ! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus.
Ferme en toi, je résisterai à mes fatales conseillères ; à mon scepticisme, qui me fait douter du peuple ; à mon inquiétude d’esprit, qui, quand le vrai est trouvé, me le fait chercher encore ; à ma fantaisie, qui, après que la raison a prononcé, m’empêche de me tenir en repos. O Archégète, idéal que l’homme de génie incarne en ses chefs-d’oeuvre, j’aime mieux être le dernier dans ta maison que le premier ailleurs. Oui, je m’attacherai au stylobate de ton temple ; j’oublierai toute discipline hormis la tienne, je me ferai stylite sur tes colonnes, ma cellule sera sur ton architrave. Chose plus difficile ! pour toi, je me ferai, si je peux, intolérant, partial. Je n’aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai injuste pour ce qui ne te touche pas ; je me ferai le serviteur du dernier de tes fils. Les habitants actuels de la terre que tu donnas à Erechthée, je les exalterai, je les flatterai. J’essayerai d’aimer jusqu’à leurs défauts ; je me persuaderai, ô Hippia, qu’ils descendent des cavaliers qui célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle. J’arracherai de mon coeur toute fibre qui n’est pas raison et art pur. Je cesserai d’aimer mes maladies, de me complaire en ma fièvre. Soutiens mon ferme propos, ô Salutaire ; aide-moi, toi qui sauves !
Que de difficultés, en effet, je prévois ! que d’habitudes d’esprit j’aurai à changer ! que de souvenirs charmants je devrai arracher de mon coeur ! J’essayerai ; mais je ne suis pas sûr de moi. Tard je t’ai connue, beauté parfaite. J’aurai des retours, des faiblesses. Une philosophie, perverse sans doute, m’a porté à croire que le bien et le mal, le plaisir et la douleur, le beau et le laid, la raison et la folie se transforment les uns dans les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe. Ne rien aimer, ne rien haïr absolument, devient alors une sagesse. Si une société, si une philosophie, si une religion eût possédé la vérité absolue, cette société, cette philosophie, cette religion, aurait vaincu les autres et vivrait seule à l’heure qu’il est. Tous ceux qui, jusqu’ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle outrecuidance croire que l’avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le passé ? Voilà les blasphèmes que me suggère mon esprit profondément gâté. Une littérature qui, comme la tienne, serait saine de tout point n’exciterait plus maintenant que l’ennui.
Tu souris de ma naïveté. Oui, l’ennui… Nous sommes corrompus : qu’y faire ? J’irai plus loin, déesse orthodoxe, je te dirai la dépravation intime de mon coeur. Raison et bon sens ne suffisent pas. Il y a de la poésie dans le Strymon glacé et dans l’ivresse du Thrace. Il viendra des siècles où tes disciples passeront pour les disciples de l’ennui.
Le monde est plus grand que tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral, ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein ; ta tête, plus large, embrasserait divers genres de beauté.
Tu es vraie, pure, parfaite ; ton marbre n’a point de tache ; mais le temple d’Hagia-Sophia, qui est à Byzance, produit aussi un effet divin avec ses briques et son plâtras. Il est l’image de la voûte du ciel. Il croulera ; mais, si ta cella devait être assez large pour contenir une foule, elle croulerait aussi.
Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. O Abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils fussent éternels. La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l’a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts.
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