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- 30 avril 2012 à 7h24 #14358430 avril 2012 à 7h24 #154832
Emmitouflés d’épaisses fourrures, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne, Ottar Wallens, le géologue, et Olaf Densmold, l’astronome, avançaient lentement sur le champ de glace.
Devant eux, à une cinquantaine de mètres, le traîneau conduit par Kobyak, un Indien de l’Alaska, glissait sur la plaine blanche.
Et puis, c’était le néant : neige gelée, blocs de glace, ciel gris, sans reflet.
Pas un souffle d’air, mais une température de 28 degrés au-dessous de zéro.
Les trois hommes – le géologue, l’astronome et l’Indien – avaient quitté, onze jours
auparavant, leur navire, le trois-mâts Sirius, qui les avait emmenés depuis Bergen jusqu’à la Terre de Wilkes.
Le Sirius s’était avancé jusqu’au 70e parallèle et avait dû s’arrêter devant la banquise.
L’expédition n’avait pas strictement pour but d’atteindre le pôle Sud, mais de s’en rapprocher le plus possible et de compléter les observations faites par Amundsen et Shackleton, au point de vue météorologique, astronomique et géologique.
Comme le Sirius ne pouvait aller plus avant, les deux chefs de l’expédition avaient décidé de s’enfoncer à travers la banquise.
En plus de nombreux instruments scientifiques, comprenant un petit appareil de télégraphie sans fil, ils emportaient pour six semaines de vivres de toutes sortes, un matériel de campement léger et perfectionné, des armes, le tout bien arrimé sur un traîneau tiré par douze chiens de l’Alaska que dirigeait Kobyak, un gigantesque Peau-Rouge engagé à Nome, dans l’Alaska occidental.
Ottar Wallens – le géologue – était âgé de quarante-deux ans. C’était un fort gaillard légèrement voûté, au visage rond, au nez court supportant une paire de lunettes à monture d’écaille. Il était brusque et s’emportait
facilement. Membre de l’Académie royale de Christiania et de nombreuses sociétés savantes, il avait composé plusieurs ouvrages sur la constitution des continents arctiques, qui faisaient autorité.
Son compagnon, Olaf Densmold, venait d’avoir cinquante et un ans. Il était maigre et osseux, avec un visage en proue de navire muni de petits yeux ronds, noirs et perçants. De caractère taciturne, il restait muet pendant des journées entières. Ses travaux sur les satellites de Jupiter, notamment, avaient eu un énorme retentissement. On le citait comme un des premiers mathématiciens vivants.
Au cours de la longue traversée accomplie sur
le Sirius, entre Bergen et la Terre de Wilkes –
près de deux mois – les savants, qui se
connaissaient déjà, avaient achevé de
sympathiser, ou plutôt, de s’habituer l’un à
l’autre. Tous deux, d’ailleurs, étaient également
intéressés au succès de l’expédition qui portait
leurs noms…Et maintenant, côte à côte, ils avançaient sur la
morne banquise.Ils parlaient peu. Depuis leur départ, ils
avaient eu le temps de tout se dire, leur passé,
leurs projets, leurs ambitions, leurs déceptions. Et
aucun incident n’était survenu.On était à la fin de septembre – au printemps
antarctique. Pendant quelques heures, chaque
jour, un pâle soleil apparaissait.Olaf Densmold notait quelques observations
astronomiques sans grand intérêt, puis l’on
repartait. Marches, campement, repas, repos, la
vie était toujours la même.Kobyak était aussi taciturne que Densmold ;
s’il parlait, c’était à ses chiens, pour les
encourager ou les menacer. Le claquement de la
lanière de son fouet constituait, d’ailleurs, son
principal discours…Le traîneau avait déjà laissé derrière lui la
région atteinte par les précédents explorateurs.Il avançait maintenant dans l’inconnu. Un
inconnu aussi monotone que morne. Aucune
plante. Pas d’arbres. Rien. La glace. Par endroits,
c’était une plaine unie ; plus loin, des blocs
gigantesques, aux formes tourmentées,extraordinaires : des cubes parfaits, de véritables
vagues figées, des dunes, des pyramides, et le
tout coupé de précipices, de failles aux cassures
nettes, comme taillées par une machine. Certains
de ces précipices étaient larges de plusieurs
mètres : il fallait les contourner. Leur profondeur
variait de dix à cent mètres, et plus. Il en montait
parfois de sourds gargouillements, décelant le
travail de la fonte des eaux. Ailleurs, la glace
cédait sous le poids des explorateurs, qui devaient
apporter toute leur attention à bien suivre les
traces du traîneau. Car l’instinct des chiens ne les
trompait pas.… Ce jour-là, il y avait déjà quatre heures
qu’ils avançaient et l’étape apparaissait comme
devant être satisfaisante, peu fatigante. Le calme
de l’air rendait le froid très supportable. Et la
surface de la glace était suffisamment lisse.Cependant, depuis quelques instants, Kobyak,
qui, d’habitude, marchait la tête basse, relevait le
front vers le ciel pâle, tournait le visage à droite
et à gauche, comme quelqu’un qui flaire le vent.– Il a l’air drôle, le guide ? maugréa soudain
Ottar Wallens, à l’adresse de son compagnon.
Densmold, en guise de réponse, eut un
haussement d’épaules fataliste, comme pour
indiquer que la contenance de Kobyak lui
importait peu.– Le baromètre est haut, pourtant ! reprit
Wallens. Je ne pense pas qu’une tempête nous
menace !Nouveau haussement d’épaules de Densmold.
À ce moment précis, Kobyak fit entendre une
sorte de sifflement qui arrêta net les chiens. Et
l’Indien, se retournant, attendit que les deux
savants le rejoignissent. Ce qu’ils firent.– Eh bien ? demanda Wallens, bref.
– Camper ! Abri. Grand ouragan, grand
ouragan venir ! fit Kobyak. Pas bon !Sans mot dire, les deux Norvégiens
s’approchèrent du traîneau et consultèrent le
baromètre qui y était fixé.Il marquait beau fixe. Mais l’alcool, dans son
tube de verre, baissait avec une rapidité
terrifiante.Vraiment, il fallait camper.
Les trois hommes s’y employèrent.
En quelques instants, les chiens furent dételés
et entravés, le traîneau placé dans un creux du
sol. Puis, à l’aide de leurs couteaux, les
explorateurs taillèrent des blocs de glace avec
lesquels ils confectionnèrent une sorte de hutte
conique devant leur servir d’abri.Le ciel, cependant, s’était légèrement
assombri. Les chiens, qui venaient d’achever leur
ration de saumon fumé, distribuée par Kobyak,
faisaient entendre de sourds grondements.Dans la hutte, le réchaud à alcool avait été
allumé. Une bouilloire, suspendue au-dessus,
chantait doucement…L’ouragan, soudain, se déchaîna avec une
violence inouïe. En quelques secondes, des
tourbillons de neige épaisse s’abattirent du ciel
devenu noir, cependant que les hurlements
sinistres des chiens se mêlaient aux sifflements
de la bourrasque.La hutte, bien construite, ne bougeait pas.
Une longue heure passa. Les trois hommes,
leur repas terminé, avaient allumé leurs pipes et
fumaient en silence.Kobyak se leva soudain. En réponse à
l’interrogation muette de Wallens, il désigna le
trou, creusé au ras du sol, qui avait permis aux
explorateurs de pénétrer dans la hutte de glace :
la neige l’avait complètement obstrué.Il fallait dégager l’ouverture, sinon, c’était
l’asphyxie à brève échéance. L’Indien, avant les
savants, l’avait compris !Armé de son couteau à neige, il se fraya
lentement un chemin à travers la paroi glacée. En
quelques minutes, il eut creusé une sorte de
tunnel dans lequel il disparut.Enveloppés dans leurs épais sacs de couchage,
Ottar Wallens et Olaf Densmold, étendus côte à
côte, n’avaient pas échangé un mot. Ils ne
pouvaient rien, sinon attendre.Le formidable grondement de la tempête
parvenait à leurs oreilles, non plus assourdi, mais
distinct, tout proche.Parmi les sifflements des rafales,
d’épouvantables détonations retentissaient,
couvrant l’aboi des misérables chiens qui
hurlaient à la mort.– Kobyak a dû complètement dégager
l’ouverture ! fit Wallens.Le tumulte de l’ouragan couvrit sa voix.
Un souffle glacé, pénétrant par le trou dans
lequel avait disparu l’Indien, fit vaciller la
flamme du réchaud.Un frémissement bref, mais très net, ébranla la
hutte. Et les détonations cessèrent de se faire
entendre.Les chiens aboyèrent plus fort.
Quelques minutes s’écoulèrent. Kobyak ne
reparaissait pas.Les deux savants étaient toujours muets. Ils
pensaient que l’Indien devait travailler à dégager
l’entrée de la hutte sur un large périmètre, pour
ne pas être obligé de recommencer.Mais une heure passa, deux… Ottar Wallens
vit que Densmold s’était endormi. Il ronflait.Le géologue consulta sa montre et vit qu’elle
était arrêtée.Il se sentit la gorge serrée par une angoisse
étrange, si violente qu’il se tourna vers son
compagnon et le réveilla d’une secousse.– Eh bien ? demanda Densmold, en se
redressant, sourcils froncés.– Voilà plus de trois heures que Kobyak est
sorti, et il n’a pas reparu !– Trois heures ?
– Au moins ! Ma montre est arrêtée !
Instinctivement, Densmold tira la sienne :
– La mienne aussi ! constata-t-il, étonné. À
deux heures onze…– À deux heures onze, la mienne aussi ! fit
Wallens, qui, le plus vite qu’il put, se coula hors
de son sac de fourrure.Le réchaud, presque vide, ne donnait plus
qu’une flamme sans chaleur.Ottar Wallens frissonna et but quelques
gorgées du thé brûlant contenu dans la marmitesuspendue au-dessus du réchaud.
Puis, ayant pris une torche électrique posée sur
une caissette, il l’approcha du baromètre.Il eut un sursaut d’effarement : la colonne
d’alcool bouillonnait dans le tube de verre,
s’abaissant, se relevant, marquant huit cents
millimètres, sept cent cinquante, sept cents dans
la même minute !– Venez voir, Densmold ! cria Wallens, avec
un son de voix tel que l’astronome, une seconde,
le crut fou.Lorsqu’il vit, lui aussi, l’étrange agitation de
l’alcool, la stupeur le figea.– Phénomène… tellurique… aurore boréale.
Étonnant ! murmura-t-il.– Il faudrait savoir ce que devient Kobyak !
observa Wallens.L’astronome ne répondit pas, plongé qu’il
était dans de profondes réflexions.Wallens, sans insister, se coula dans la galerie
creusée par l’Indien à travers la muraille de glace.Rampant sur les mains et sur les genoux, il
franchit un coude brusque, sur sa gauche, et
déboucha, deux mètres plus loin, sous d’épaisses
colonnes de neige fine et serrée que les rafales
faisaient tournoyer diaboliquement.Les ténèbres étaient complètes ; mais, vers le
sud-est – direction approximative ! – Ottar
Wallens crut distinguer une lueur diffuse, de
teinte verdâtre, qui semblait sortir du sol.Était-ce une illusion ? un mirage ? un
phénomène nouveau de réfraction ? Le géologue,
tête courbée sous la violence du vent, se le
demanda.La pensée de Kobyak l’arracha à ses
suppositions. De toute sa voix, il appela l’Indien.
Il ne vit rien bouger, n’entendit rien.Les chiens n’aboyaient plus.
Un seul bruit persistait : le sifflement
formidable des rafales…– Kobyak ! Kobyak !
Rien.
L’inquiétude d’Ottar Wallens devenait peu à
peu de l’anxiété, une anxiété voisine de la terreur,
d’autant plus qu’il se sentait pris d’une sorte de
malaise bizarre. Il lui semblait qu’une vibration
puissante agitait le sol sous ses pieds et l’air qu’il
respirait.Il se raidit. Il appela encore.
Sans plus de succès.
Dans les ténèbres, il se dirigea vers le traîneau
qui, à quelques pas de la hutte, formait sur le sol
plat une énorme bosse blanche.Il l’atteignit bientôt.
En passant devant les chiens, il entendit
quelques faibles aboiements, qui le rassurèrent un
peu.Arrêté devant le traîneau, il renouvela ses
appels. Ils furent aussi vains que les autres.Les vibrations qu’il ressentait se faisaient de
plus en plus intenses. Il lui semblait, à présent,
qu’un véritable tremblement agitait son corps, le
sol, la neige.« Je suis fou ! » pensa-t-il.
Ayant fermé ses yeux, il les rouvrit et ne vit
rien d’anormal, sauf, cependant, cette lueur
verdâtre qui, vers le sud-est, semblait émaner du
sol même.– Kobyak ! Kobyak ! appela-t-il encore.
Les rafales lui répondirent seules.
Les chiens s’étaient tus.
Ottar Wallens, soudain, eut peur, une peur
terrible, une peur panique, la peur de devenir fou
dans ces ténèbres voilées de neige.Il lui sembla que d’épouvantables périls le
guettaient. Il appela à lui tout son sang-froid et,
lentement, revint vers la hutte.Non sans peine, il en retrouva l’ouverture, que
la neige avait déjà commencé d’obstruer. Il la
dégagea et, se coulant dans le conduit, se fraya un
passage jusqu’à l’intérieur de la cabane.Assis sur une caisse, les coudes sur les
genoux, Olaf Densmold regardait un objet qu’il
tenait à la main :– Kobyak n’est pas revenu ? demanda assez
stupidement le géologue, bien qu’il vîtparfaitement que son collègue était seul dans la
hutte.– Non ! fit brièvement Densmold en relevant
la tête. Mais ma boussole est affolée…
Complètement. L’aiguille ne marque plus aucune
direction… Elle pointe vers le sol, comme si nous
étions au-dessus du pôle magnétique…– Oui… oui… murmura Wallens, préoccupé.
– Quoi ? Vous voulez dire quelque chose ?
– Heu… non !… Mais j’ai perçu, tout à l’heure,
certaines vibrations… et j’ai vu… une chose
verte… une lueur verte, toute proche…– Ah !
– Oui… Non loin du traîneau ! précisa
Wallens.– Et Kobyak ? demanda Densmold, après un
instant de silence.– Pas trace. Je l’ai appelé plusieurs fois… Je
suis allé jusqu’au traîneau… J’ai passé devant les
chiens… Il n’est pas là !– Tombé dans la neige, sans doute, et
recouvert ! grommela Densmold. Cette boussole
m’inquiète… après le baromètre… qui bouillonne
de plus en plus ! Étrange !– Et nos montres arrêtées !… Vous n’avez pas
senti cette vibration ? J’étais comme ivre, tout à
l’heure !– Peut-être… je ne saurais dire… murmura
l’astronome.Le vent devait avoir perdu de sa force, car ses
mugissements s’entendaient à peine.Ottar Wallens s’assit devant le réchaud :
– Le mieux est d’attendre le jour ! conclut-il.
Il ne va pas tarder !Densmold resta muet. Il continuait à observer
la grosse boussole qu’il tenait à la main.– Je me demande ce que cela veut dire !
murmura-t-il enfin. On dirait que la boussole se
déplace alternativement de chaque côté de
l’équateur magnétique… Regardez, Wallens !» L’aiguille !… Elle pique tantôt vers l’est,
tantôt vers l’ouest !… Curieux !– Curieux ! répéta le géologue. Mais…
Kobyak ? Croyez-vous qu’il soit mort ?Sans répondre, Olaf Densmold eut un bref
haussement d’épaules.Ottar Wallens frissonna :
– Il fait froid ! murmura-t-il. Si Kobyak est
mort, nous allons être plutôt embarrassés… pour
le traîneau… et les chiens à soigner !– La boussole m’embarrasse davantage !
Comment nous diriger ?…– Nous avons des boussoles de rechange…
– Qui doivent être affolées comme celle-là !…
– Les étoiles…
– Oui, nous diriger sur elles ; mais, en cas de
brume ?… Enfin, le phénomène n’est peut-être
que passager ? Il sera intéressant d’en connaître
la cause et de le décrire !…– Attendons le jour ! conclut Wallens. Il ne va
pas tarder !Ce disant, le géologue s’introduisit dans son
sac de couchage et essaya de dormir, sans yparvenir.
Densmold, toujours assis sur la caisse,
continua d’observer sa boussole.Wallens le vit soudain se mettre à genoux,
s’introduire et disparaître dans le conduit faisant
communiquer l’intérieur de la hutte avec le
dehors.Il revint moins de dix minutes plus tard :
– C’est le jour ! grommela-t-il. J’ai retrouvé
Kobyak !– Vous… Où est-il ?
– Mort. Dévoré par les chiens ! J’ai tué deux
de ces bêtes, pour leur faire lâcher les débris… La
colère m’a emporté ! J’ai eu tort ! Venez voir. La
tempête a cessé !Effaré, et toujours en proie à une sourde
inquiétude, Ottar Wallens se glissa hors de son
sac, resserra ses vêtements de fourrure, et,
derrière l’astronome, sortit.Au-dehors, c’était le calme absolu. Rien ne
rappelait plus le formidable ouragan de la nuit.
Un jour gris jaune, lugubre, éclairait la banquise.En quelques pas, les deux hommes furent
devant les chiens.Sur le sol, parmi la neige souillée de sang, les
restes informes de Kobyak se distinguaient.Les chiens, assis sur leur arrière-train,
immobiles, oreilles pointées, yeux injectés de
sang, mufles palpitants, semblaient inquiets.Ils ne bougèrent pas en voyant s’approcher les
savants.– La… la chose ! Vous avez vu ? demanda
Wallens, en étendant le bras vers le sud-est.Il venait de se rappeler la lueur verdâtre qu’il
avait aperçue pendant la nuit. Elle avait disparu.Olaf Densmold se retourna. Il tenait toujours
sa boussole à la main :– La chose ? répéta-t-il. Oui !… Elle repousse
l’aiguille aimantée ! Venez !Les deux hommes, laissant les chiens derrière
eux, contournèrent le monticule blanc formé par
le traîneau recouvert de neige et, guidés par
l’aiguille aimantée, avancèrent à pas rapides. Ils
franchirent environ un kilomètre, sans rien découvrir.La chose, quelle qu’elle fût, était plus loin
qu’ils ne l’avaient cru.Ils commençaient à douter de son existence,
lorsque, ayant gravi une élévation de la surface
glacée, ils distinguèrent, à quelques mètres d’eux,
une cavité ayant à peu près la forme d’un
entonnoir d’environ quinze mètres de diamètre et
d’une profondeur double.Ils s’en approchèrent.
En ayant atteint les bords, ils reculèrent
éblouis. Au fond de la cavité, une chose, qui avait
l’apparence d’une énorme émeraude, gisait, une
émeraude polyédrique, à multiples facettes,
d’environ sept mètres de diamètre. Les facettes,
de forme hexagonale, paraissaient avoir un peu
moins de dix centimètres de diamètre. Une lueur
verdâtre, diffuse, en jaillissait.Olaf Densmold hocha la tête et regarda son
compagnon, qui le regarda.Tous deux, au risque de glisser dans
l’entonnoir de glace, s’approchèrent encore unpeu. Wallens faillit dégringoler, l’astronome
n’eut que le temps de le retenir. Un fragment de
glace, arraché par le mocassin de Wallens, roula
dans l’entonnoir et alla heurter le polyèdre
d’émeraude.Une sorte de ronflement s’entendit, monta vers
les hautes notes, devint un sifflement sec qui, peu
à peu, s’intensifia, modulant une série de sons
tour à tour très doux et très intenses.Le polyèdre, cependant, changeait de forme.
Les deux savants, n’en croyant pas leurs yeux,
virent les facettes disparaître, les parois de la
chose devenir lisses comme celles d’un bloc de
cristal, et la chose elle-même eut la forme d’une
sphère parfaite. Une sphère d’émeraude !– Je suis fou ! fit Ottar Wallens, en se frottant
les yeux.– Je suis fou ! répéta un écho, du fond de
l’entonnoir.– Taisez-vous ! grommela Densmold qui,
lèvres pincées et yeux largement ouverts,
regardait.La sphère, lentement, changeait de forme !
Elle devint un cône, un cube, puis,
successivement, un parallélépipède rectangle, une
pyramide, un cylindre, les principales figures de
la géométrie à trois dimensions.Les sons continuaient à en jaillir. C’étaient des
gammes chromatiques d’une infinie douceur, des
notes brèves ou filées.Les deux savants, immobiles comme des
statues de la stupeur, regardaient, sans trouver un
mot.Et, soudain, les sons cessèrent de se faire
entendre. La chose reprit la forme d’un polyèdre,
celle qu’elle avait primitivement, et dont les
facettes luirent.– Ou nous sommes fous, ou nous avons devant
nous la chose la plus merveilleuse qui ait jamais
existé ! fit Ottar Wallens.» Les hommes qui ont inventé cela et qui…
– Ce ne sont pas des hommes !
– Ce ne sont pas des hommes ?
– Non ! Ce… cet appareil n’a pu être
transporté ici. Il doit peser plusieurs tonnes, et…– Oh ! s’écria Wallens, vous pensez qu’il
vient… d’une autre planète ?– Je le pense !… Il est fait apparemment d’une
matière qui n’existe pas sur Terre, d’un métal
magnétique – ma boussole en est la preuve ! – et
qui est malléable comme le mercure… C’est ce
qui permet de lui faire changer de forme !…» Il ne coule pas, étant attiré sans doute vers le
centre de la chose par des appareils que nous
ignorons ! Magnétisme ou gyroscope ?… Et la
chose est habitée !…» Ceux qui sont dedans ont voulu nous
prouver leur science en mettant sous nos yeux les
principales figures de la géométrie…– Tout est possible, admit Ottar Wallens, qui
se remettait peu à peu de sa stupeur. Quoique rien
ne prouve que les habitants des autres planètes se
servent de la même géométrie que nous ! Henri
Poincaré a démontré que la géométrie euclidienne
était la plus commode, mais qu’il pouvait enexister d’autres !
– Je sais. Mais vous n’ignorez pas que les
planètes sont, comme la Terre, sphériques…
qu’elles sont composées des mêmes éléments que
notre globe… Pourquoi ne pas penser que les
sciences, sur ces planètes, n’ont pas suivi les
mêmes voies que les nôtres ?…– Il faut descendre dans l’entonnoir et entrer
en communication avec ces gens ! murmura
Wallens.» Ils doivent disposer de moyens que nous
ignorons ! Ce sont eux qui, tout à l’heure, ont
reproduit ma voix, quand j’ai dit que j’étais fou…
Ils doivent nous entendre…» Ah ! Densmold ! Nous avons fait une
découverte qui vaut mille fois, un million de fois,
celle des pôles ! Pensez que nous allons être les
premiers hommes qui communiqueront avec nos
frères des autres planètes et…– Êtes-vous sûr que ce sont des êtres comme
nous, Wallens ? coupa l’astronome en fixant son
collègue.Wallens eut un petit frisson :
– Je le crois ! dit-il.
– S’il en est ainsi, il faut tout craindre, mon
cher ! L’homme est un loup pour l’homme ! S’ils
allaient nous assassiner ?– Ils sont venus en ambassadeurs et ne sont
pas assez bêtes pour massacrer les premiers êtres
qu’ils verront ! Et nous aurons l’honneur d’être
ceux qui auront accueillis les…– Doucement, Wallens ! Ces êtres, quels qu’ils
soient, sont venus pour explorer la Terre !
Comment sauront-ils, en nous voyant, que nous
sommes des hommes, c’est-à-dire que nous
sommes les êtres les plus civilisés, les seuls
raisonnables de la planète ? Admettez qu’ils
aient, eux, l’apparence de chiens ? Ils croiront
que ce sont les chiens les rois de la Terre et que
nous, nous sommes…– Mon cher Densmold, le mieux que nous
puissions faire pour le savoir, c’est d’y aller voir !
observa Wallens. Vous faites du paradoxe !– Allons ! conclut brièvement l’astronome.
Les flancs de l’entonnoir, tapissés d’une
épaisse couche de neige, étaient, somme toute,
assez faciles à descendre.Les deux hommes, à plat ventre, se laissèrent
glisser sur la surface blanche, en se retenant des
coudes et des genoux. En quelques secondes, ils
furent en bas, leurs pieds touchèrent la surface de
la chose.Ils se redressèrent et, presque aussitôt, se
rendirent compte que le polyèdre dégageait une
chaleur douce qui avait fait fondre la glace autour
de lui et continuait à la faire fondre. Aussi la
chose descendait-elle lentement, en se creusant
dans la masse de glace ce que les marins
appellent une « souille ».Olaf Densmold, s’étant mis à genoux sur le
polyèdre, retira ses gants et, de ses mains nues,
tâta une des facettes. La surface en était douce et
lisse comme du satin le plus fin. Une chaleur
diffuse en émanait.– Oh ! s’écria Wallens qui, debout, observait
le polyèdre. Il y a quelqu’un… J’ai vu… une
silhouette, comme celle d’un homme… unbipède… Ce sont des hommes… C’est un homme,
Densmold ! J’avais…Un sifflement bref s’entendit, et fut suivi de
huit autres.Instinctivement, les deux savants s’écartèrent.
Ils avaient senti la chose vibrer sous eux.Adossés à la glace, ils virent le polyèdre
reprendre une forme sphérique.À sa partie supérieure, une calotte, d’environ
soixante-dix centimètres de diamètre, se souleva,
poussée par quatre tiges rondes. La calotte
s’arrêta à un peu plus d’un mètre au-dessus de la
sphère.Par l’ouverture, un être inimaginable apparut.
Il ressemblait assez à un homme de petite
stature, mais à un homme n’ayant vraiment que la
peau et les os. Une sorte de maillot, fait d’une
matière grise ayant l’aspect du plomb, moulait
son torse et ses membres.De visage, point. À la place des yeux, de
grosses lunettes garnies de lentilles à facettes.
Nez et bouche étaient dissimulés sous un masquehérissé de poils hirsutes paraissant faits d’or
rouge. Des hémisphères de métal gris, de la
grosseur d’une demi-orange, recouvraient les
oreilles. Le maillot enveloppait pieds et mains,
qui, comme le reste du corps, paraissaient enduits
d’une mince couche de plomb.L’extraordinaire créature, avec des gestes
lents, gauches, maladroits, presque grotesques, se
mit debout, et, appuyée à la calotte d’émeraude,
resta ainsi pendant quelques instants à considérer
les deux savants qui, de leur côté, ne la quittaient
pas des yeux.Sans doute, l’être se rassura-t-il, car,
doucement, il marcha vers eux. On eût dit que les
plantes de ses pieds étaient munies de ventouses,
comme des pattes de mouche, car il ne glissa pas
une seule fois sur la surface unie et fuyante de la
sphère.– C’est un Martien ! fit Ottar Wallens.
– Ou un Vénusien ! observa Densmold.
Quel qu’il fût, l’être allait les rejoindre.
Étant arrivé entre eux, il étendit le bras, les
toucha, les palpa. Ils tressaillirent : les mains de
l’étrange individu étaient véritablement
brûlantes ! À leur contact, les savants
ressentaient une bizarre sensation de réconfort et
de légèreté. On eût dit que ces mains produisaient
un bienfaisant courant qui donnait force et
vigueur !Se retournant, l’être se baissa, et, sur la paroi
de glace de l’entonnoir, dessina plusieurs figures
géométriques, d’abord toutes simples, puis plus
compliquées, des hélices, des ellipses, des
courbes sinusoïdales… Il s’arrêta enfin et attendit.Olaf Densmold, à l’aide de son couteau à
glace, traça à son tour d’autres figures de
géométrie transcendante.L’être dut en comprendre fort bien le sens ; il
en démontra aussitôt les rapports au moyen de
nouvelles figures.Et, content sans doute d’être ainsi entré en
communication avec les deux Terriens, il leur fit
signe de le suivre, gravit le flanc de son étrange
appareil, et disparut à l’intérieur.Ottar Wallens et Olaf Densmold, dont
l’effarement croissait, constatèrent que la surface
de la sphère était maintenant devenue rugueuse,
ce qui leur permit de l’escalader très facilement.L’astronome, le premier, s’introduisit dans
l’ouverture. Il tomba, environ quatre mètres plus
bas, sur un plancher élastique, qui amortit sa
chute, et fut presque aussitôt rejoint par Wallens.Les deux hommes virent qu’ils étaient dans un
compartiment sphérique, d’environ quatre mètres,
dont les parois produisaient une lueur
phosphorescente, verdâtre, de même teinte que
celle aperçue par Wallens la nuit précédente. Du
geste, cependant, l’être bizarre indiqua à ses
hôtes un globe immobile, qui flottait comme un
ballon à égale distance entre le plancher et le
plafond. Il était fait d’une matière noire et
brillante ressemblant assez à de l’agate, et
mesurait moins d’un mètre de diamètre.L’être le toucha. Des points lumineux
apparurent à sa surface, irrégulièrement disposés.– Oh ! mais c’est une carte du ciel… vue… vue
de Mercure ! s’écria Olaf Densmold, d’une voixétranglée.
– De Mercure ?
– Oui, de la planète la plus proche du soleil,
qui en fait le tour en quatre-vingt-huit jours… et
où doit régner une effroyable température !…
Regardez ! Voilà le Soleil… et puis, de l’autre
côté, Vénus, la Terre, Mars… Merveilleux !… Des
satellites que nous ignorons… Oh !Les points lumineux avaient brusquement
disparu.La petite sphère tout entière ne fut plus
soudain qu’un bloc de lumière.Des ombres y apparurent.
Les deux savants reconnurent peu à peu les
continents terrestres : les deux Amériques,
l’Ancien- Continent, l’Australie…Mais une sorte de brouillard effaça tout, et,
comme s’ils se fussent trouvés devant l’oculaire
d’un télescope colossal, les deux hommes virent
défiler devant leurs yeux des plaines, des océans,
des villes, des villes dont les maisons, les unes
après les autres, apparaissaient en grandeurnaturelle !…
– New York !… articula Densmold, qui avait
beaucoup voyagé. Voyez-vous Long Island ? Le
Singer Building ?… Ah ! voilà une île tropicale…
Un archipel !… Ce sont les Bermudes, sans
doute !…L’Europe… Londres…
Tout disparut.
La sphère noire fut de nouveau éclairée
intérieurement.Densmold et son compagnon, haletants,
distinguèrent une planète où tout était rouge, et
que des bancs de nuées couvraient…– Mars ! C’est Mars ! expliqua Densmold.
Était-ce Mars ? Qui aurait pu le dire ? Des
villes étranges apparurent, des architectures
compliquées, parmi lesquelles des êtres qui
ressemblaient à des hommes munis de pinces de
crabes et dont les yeux saillaient circulaient en
sautillant, accompagnés d’autres créatures de
cauchemar.Et, de nouveau, la sphère redevint noire.
Non loin d’elle, une sorte de grand entonnoir
de matière grisâtre, rempli d’un liquide qui
ressemblait assez à de l’or en fusion, était
suspendu au-dessus d’un trépied. L’être étrange
prit le couteau que Densmold avait à la ceinture
et le jeta dans l’entonnoir.Le manche de bois disparut aussitôt, comme
rongé par un acide. La lame d’acier bouillonna,
perdit sa forme, devint une sorte d’éponge,
changea de couleur.L’être retira de la cuve le fragment de métal et
le tendit à l’astronome :– Oh ! Mais… c’est de l’argent ! s’écria
Densmold après l’avoir examiné.Ottar Wallens le lui prit des mains et constata
sans nul doute possible que la lame d’acier avait
été changée en minerai argentifère !L’extraordinaire individu, s’étant fait rendre
ce fragment de minerai, le transmua
successivement en plomb, en or, en platine…– L’unité de la matière ! Ils connaissent l’unité
de la matière ! murmura Densmold, presquehagard.
Mais l’être lui prit les mains et lui fit toucher
deux boules, ressemblant assez à des diamants,
fixés à la paroi.Tout aussitôt, l’astronome sentit sa fatigue
disparaître. Le sang afflua à son cerveau. Tout lui
parut clair, naturel, ordonné. Il lui sembla qu’il
était maintenant capable de résoudre les
problèmes les plus transcendants.Ottar Wallens, ayant touché les deux boules,
ressentit à son tour la même impression de
contentement physique.… Ils n’avaient pas tout vu !
L’inconnu, au moyen d’un mécanisme
invisible, fit se soulever une trappe encastrée
dans le plancher. Par l’ouverture, les deux
savants distinguèrent des bielles, des pistons, des
rouages compliqués :– Tout est brisé, là-dedans ! s’écria aussitôt
Wallens, penché sur le trou. C’est pour cela…
qu’il a dû atterrir !Le géologue se releva.
Il se sentait comme rajeuni. Il avait retrouvé sa
vigueur de vingt ans. Un large sourire
épanouissait son visage renfrogné, et l’austère et
taciturne Densmold était dans les mêmes
dispositions d’esprit que lui.L’être, de la main, montra aux savants un
coffre posé sur le plancher. Il appuya légèrement
sur un de ses angles, et un ronflement sourd
s’entendit.L’être, par gestes, essaya d’expliquer quelque
chose, quelque chose qui devait être très
important… Densmold et Wallens, leur cerveau
tendu, se regardèrent : ils ne comprenaient pas,
non, ils ne comprenaient pas !L’être, sans se lasser, reprit sa démonstration,
son explication.Une musique douce, des gammes entremêlées,
en tierce, retentit, des accords merveilleux
comme jamais musicien terrestre n’en avait
combinés !…La boule où étaient apparues la carte du ciel,
les cités terrestres et celles des planètes,s’illumina. Des faces décharnées apparurent, des
crânes à peine recouverts d’une mince pellicule
parcheminée, aux bouches sans dents, aux petits
yeux perçants pareils à des boules d’émeraude…
Ces yeux regardaient avec curiosité et angoisse ;
les traits vibraient, grimaçaient…C’étaient sans doute des habitants de Vénus
ou de Mercure, qui, au moyen de la sphère
mystérieuse, voyaient leur semblable, celui qu’ils
avaient envoyé sur la Terre, et qui ne pouvaient
rien pour lui !Ottar Wallens et Olaf Densmold, le coeur
serré par une anxiété, une sympathie douloureuse,
virent l’être se retourner vers eux, et – sans doute
– les fixer à travers ses étranges lunettes dont ils
crurent voir les lentilles se ternir d’une légère
buée.– Il pleure ! murmura Wallens.
La boule d’agate redevint noire.
Pendant une dizaine de secondes, les savants
et leur hôte restèrent immobiles. La lueur
verdâtre émanée des parois les enveloppait d’unhalo livide qui leur donnait un aspect
fantomatique.L’être continuait à fixer les deux hommes.
Il sembla enfin prendre une décision et se
pencha sur le coffre qui, peu de minutes
auparavant, avait produit l’extraordinaire
musique. Des vibrations sèches en sortirent,
séparées par des silences.Ces vibrations étaient tantôt prolongées, tantôt
brèves. Chaque série différait de la précédente,
autant par son intensité sonore que par la rapidité
avec laquelle étaient émis les sons :– Ces vibrations, murmura Densmold, qui
écoutait, elles représentent sans doute le rapport
des choses, de toutes choses !…» Le monde n’est qu’un ensemble de
vibrations, Wallens, vous le savez ; les plus lentes
sont sonores, puis lumineuses… Son, lumière,
matière ne sont que des vibrations dont l’intensité
seule diffère…» Celles que nous entendons représentent – je
le devine ! – tous les états de la matière, solide,liquide, gazeux, sonore, lumineux, électrique…
Le grand secret est devant nous, et cet homme…
cet être le connaît ! Regardez !…Sur la boule noire, des ombres se
distinguaient.Un éclair violet, éblouissant, apparut :
– Vibrations lumineuses ! murmura
l’astronome.Une sorte de gong, semi-sphérique, se
silhouetta : les deux savants le virent vibrer,
cependant que les ondes sonores émises par le
coffre retentissaient, plus lentes…Il n’y avait pas à s’y tromper : l’être
extraordinaire essayait de faire connaître aux
hommes les différentes longueurs d’ondes
lumineuses et sonores.Il épiait sans doute sur leur visage l’effet de sa
démonstration. Mais comprenait-il l’expression
humaine ?Qui le saura jamais ?
Il arrêta soudain sa fantastique
expérimentation et, comme pris d’une idéenouvelle, se baissa. Par la trappe ouverte dans le
plancher, il montra à ses hôtes les rouages
désaxés, les bielles faussées du mécanisme
mystérieux qu’ils avaient déjà vu :– Le moteur qui a permis à cette machine
d’arriver jusqu’ici est hors d’usage, murmura
Wallens, en hochant la tête, et le pauvre
Mercurien – si c’est un Mercurien ! – nous prend
pour de misérables sauvages desquels il ne peut
rien tirer !» Notre science n’est rien en comparaison de
la sienne !» Il faudrait le ramener au Sirius et venir
ensuite chercher l’appareil… ou, du moins, le
démonter !» Dans cette coquille sont renfermées les
solutions des principaux problèmes scientifiques
que l’on étudie depuis que le monde est
monde !… Si l’on parvient à comprendre ce
Mercurien et à s’en faire comprendre, la science
humaine aura gagné dix siècles, peut-être !
Pensez que cet être connaît la vision à distance à
travers l’éther, qu’il peut communiquer avec lesplanètes, qu’il…
– Oui, mais s’il meurt, ou que nous mourions,
tout cela est perdu ! coupa Densmold.Un sifflement léger s’entendit.
L’être, qui s’était placé au-dessous de
l’ouverture de la sphère, s’éleva lentement, tout
droit, comme entraîné par un ballon. Sous lui, les
deux hommes crurent distinguer une ombre,
l’ombre d’un cylindre sur lequel il se serait posé.L’être, ayant atteint le rebord de l’ouverture,
l’escalada maladroitement et disparut au-dehors.Ses bras se montrèrent par le trou et firent
comprendre aux deux hommes de se placer
comme il venait de le faire, sous l’ouverture.Wallens, dont l’esprit était plus vif que celui
de son compagnon, devina le premier ce qui lui
était demandé.Il se sentit, immédiatement, soulevé, comme
par le plancher d’un ascenseur.Et, pourtant, ses pieds ne reposaient sur rien
de visible.Ayant escaladé le rebord de l’ouverture, il se
mit debout sur la sphère, au côté de l’être
mystérieux. Densmold le rejoignit peu après.L’être, aussitôt, indiqua, de sa main étendue,
les quatre points cardinaux. Il montra le Soleil,
autour duquel sa main décrivit une sorte d’orbite.Puis, toujours avec des mouvements
maladroits, il descendit le long de la sphère et prit
pied au fond de l’entonnoir de glace dont il
entreprit de gravir la pente.Les deux savants, se demandant ce qu’il
voulait faire, le suivirent sans mot dire.L’être atteignit la surface du champ de glace
et se redressa.Densmold et Wallens le virent soudain
tressaillir et reculer, sous l’empire d’une
épouvante terrible.Deux des chiens faisant partie de l’attelage du
traîneau venaient d’apparaître :– En arrière, sales bêtes ! gronda Densmold.
Trop tard ! Les deux dogues, ensemble,
avaient bondi à la gorge de l’être. Il referma lesmains sur eux.
Un sifflement couvrit les aboiements des
chiens, une bouffée de fumée verte jaillit. Et le
groupe – être et chiens – s’affaissa sur la glace,
foudroyé.Figés, les deux savants regardaient. Ils ne
comprenaient plus, ils ne savaient plus…Les chiens avaient déjà les yeux vitreux. Ils
étaient bien morts… Mais l’être mystérieux ?Densmold, le premier, reprit un peu de sang-
froid. Il s’approcha du corps inerte de
l’extraordinaire individu et lui toucha le bras.
Une faible secousse, pareille à celle produite par
un courant électrique, le fit tressauter.Il recula, livide.
L’être ne bougeait toujours pas.
– Mais… il brûle ! s’écria Wallens, d’une voix
rauque.Il disait vrai. Une buée montait du corps
étendu sur la glace.Les deux savants, qui se sentaient devenir
fous, virent le maillot de métal gris se
recroqueviller, s’ouvrir, éclater, découvrant une
chair rouge et parcheminée ; ils entendirent des
crissements : écoutoirs, lunettes, masque
fondaient sous l’action d’une chaleur dont le
foyer restait invisible. Et, autour du corps, la
glace se liquéfiait, formant de petits ruisselets
d’eau boueuse qui, à quelques mètres plus loin, se
congelaient sous l’action de la rigoureuse
température ambiante. Le poil des deux chiens
roussissait, mêlant son odeur caractéristique à la
senteur âcre et métallique dégagée par le cadavre
de l’être sans nom.En moins de quinze minutes, tout fut terminé.
Il ne resta plus sur la glace que les corps, à demi
rongés par le feu, des deux chiens, et quelques
brindilles noircies, semblables à des débris de fer-
blanc.– Je me demande si je ne suis pas fou ! fit
gravement Wallens.– Nous ne sommes pas fous ! affirma
Densmold.» … Laissons tout cela, nous le deviendrions !
» Nous allons faire le point et revenir à
marches forcées vers le Sirius.» Dans une dizaine de jours, nous pouvons y
être…– La boussole ?
– Ah ! oui ! Eh bien ! si nous ne pouvons nous
en servir, des boussoles, nous appellerons les
hommes à notre aide, par TSF, en leur indiquant
notre position !– Cela vaudra peut-être mieux ! opina
Wallens.Les deux hommes, sans plus parler, se
dirigèrent vers le traîneau.Pendant les heures qui suivirent, ils
déblayèrent l’épaisse couche de neige qui le
recouvrait.Tâche ingrate et rude : le froid intense avait
durci la neige, qui se laissait difficilement
entamer.Enfin le traîneau fut dégagé.
Les savants atteignirent l’appareil de TSF.
Sans prendre un moment de repos, sans même
manger, ils dressèrent l’antenne démontable, faite
de tubes de duralumin rentrant les uns dans les
autres, qu’ils avaient emportée, et l’assujettirent
au moyen de ses haubans.Il faisait nuit, une nuit blafarde et brumeuse,
lorsqu’ils eurent enfin terminé.Ils firent rapidement chauffer un peu de thé et
de pemmican dans la hutte où ils avaient passé la
nuit précédente, avalèrent le tout et se remirent à
l’ouvrage, à la clarté de leurs petites torches
électriques.Tous les efforts qu’ils venaient d’accomplir
étaient vains !Olaf Densmold reconnut que l’appareil ne
fonctionnait plus. Les accumulateurs étaient
déchargés. Des accumulateurs garantis,
longuement expérimentés avant le départ !Impossible de lancer le moindre message.
– Rien à faire ! murmura l’astronome, après
avoir examiné et réexaminé les accumulateurs.
La chose a dû provoquer la décharge de nosaccumulateurs… Il ne nous reste qu’à regagner le
Sirius !Ottar Wallens ne répondit pas. Il regarda son
collègue, et tous deux se comprirent. Ils pensaient
aux boussoles affolées. Il faudrait se guider sur
les étoiles. S’il n’y avait pas de brume, c’était
possible, mais difficile. Car, faute de précision
dans leurs calculs, les deux hommes risquaient
fort d’errer longtemps à travers la banquise avant
de rejoindre leur navire. Et leurs provisions
n’étaient pas éternelles.– Nous ferons le point le plus souvent
possible ! déclara Densmold. Nous rectifierons
notre direction autant de fois qu’il le faudra, mais
nous arriverons ! C’est le destin de l’humanité
que nous tenons entre nos mains !– Oui… c’est vrai ! murmura le géologue.
Ils distribuèrent aux chiens une ration de
saumon fumé, vérifièrent leurs liens, car seules
les deux bêtes qui avaient péri avec l’être
s’étaient échappées, et rentrèrent dans leur hutte
de glace.Pendant toute la nuit, ils causèrent, ne sentant
ni le froid, ni la fatigue ; les merveilleuses
possibilités offertes à la science par
l’extraordinaire appareil venu du ciel occupaient
leur esprit. D’innombrables problèmes
biologiques, astronomiques, géologiques allaient
être élucidés. Les mathématiques allaient
progresser. On connaîtrait ce qu’était l’électricité,
ce qu’était la matière, ce qu’était la vie elle-
même !…Et, tant qu’il existerait un homme sur la Terre,
et même un être dans les planètes voisines, les
noms d’Ottar Wallens et d’Olaf Densmold ne
mourraient pas !Quelle gloire ! Une gloire surhumaine, au-
dessus de toutes les autres !Au jour, les deux hommes avalèrent
rapidement un peu de thé et de poudre d’oeufs
séchés.Ils sortirent. Le temps restait beau.
Les deux savants, non sans quelque
maladresse, réempaquetèrent le matériel decampement. Ils le chargèrent sur le traîneau,
auquel ils attelèrent les chiens.Et en route vers le nord, vers le Sirius.
Ils constatèrent rapidement qu’ils n’iraient pas
aussi vite qu’ils le croyaient.Les chiens, diminués de quatre et devinant,
d’instinct, l’inexpérience de leurs guides,
n’avançaient que lentement, s’arrêtant quand bon
leur semblait et ne repartant qu’à leur guise.Toutes les boussoles restaient affolées, et il
fallait se guider sur le soleil.À midi, Densmold ordonna la halte et fit le
point. Il reconnut que le traîneau s’était rapproché
du Sirius d’environ treize kilomètres. Le bilan
d’une demi-étape !Et plus de quatre cents kilomètres restaient à
franchir avant d’atteindre le navire, quatre cents
kilomètres en ligne droite, c’est-à-dire plus de six
cents en réalité…– Il faut se rationner ! déclara Wallens.
– Oui.
Les deux hommes mangèrent. Et l’on repartit,
toujours aussi lentement…Douze étapes furent franchies.
Douze étapes, moins de cent kilomètres ! Car,
à plusieurs reprises, les explorateurs, enveloppés
par la brume, s’égarèrent et revinrent sur leurs
pas !Les boussoles, maintenant, n’étaient plus
affolées. Elles ne fonctionnaient plus du tout,
l’aiguille ayant perdu – pour une cause ignorée –
toutes ses propriétés magnétiques.Mais les vivres pouvaient encore durer deux
mois, en se rationnant…Hélas ! une nuit, tandis que les deux savants,
épuisés, dormaient, les chiens, ayant détaché
leurs liens mal fixés, firent ripaille. Pemmican,
farine, saumon, oeufs desséchés, ils gâchèrent ce
qu’ils ne dévorèrent pas.Lorsqu’ils se réveillèrent, Densmold et son
compagnon, au premier coup d’oeil, virent le
désastre. Les chiens s’étaient enfuis. Et, des
provisions, il ne restait pour ainsi dire rien.– C’est vous qui avez entravé les chiens, hier !
remarqua Densmold en fixant son collègue d’un
oeil froid.– Je les avais bien attachés ! Je ne sais ce qui
s’est passé ! protesta le géologue, en toute bonne
foi…– Ramassons ce qui peut être sauvé, fit
Densmold, sans insister. C’est peu, mais nous
n’en saurions porter davantage, et le traîneau est
trop lourd pour songer à l’emmener !Ce qui restait ? De quoi vivre à demi-ration
pendant une huitaine, peut-être, et encore !Sans échanger un mot, les deux hommes
recueillirent les débris de toutes sortes épars sur
la neige.L’appétit des grands chiens de l’Alaska est
formidable. Les bêtes n’avaient pas laissé grand-
chose !En une heure, tout fut terminé.
Les savants, ployant sous le poids de leur sac
de couchage et leurs maigres provisions, se
remirent en route sur l’interminable banquise.Wallens portait le réchaud et la provision
d’esprit-de-vin. Densmold s’était chargé du
sextant, du chronomètre et des livres nécessaires
à la confection du point.Le temps, heureusement, restait beau.
Six étapes furent franchies.
Les vivres diminuaient avec rapidité. Pour
pouvoir marcher, les malheureux devaient
manger. Plus de brume. Ils avançaient maintenant
dans la bonne direction !– Plus que cent un kilomètres ! déclara un jour
Densmold, après avoir fait le point. La banquise
est plate, ici ; nous pouvons faire cela en trois
jours…Oui. Mais c’était à peine s’il restait une livre
de pemmican !Les deux hommes, ce jour-là, avalèrent
chacun cinquante grammes de nourriture et, du
reste de leur esprit-de-vin, se confectionnèrent
une dernière tasse de thé.Densmold, bien que le plus âgé, avait encore
quelque force, mais Wallens semblait réduit aux - AuteurMessages
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