MONTAIGNE, Michel (de) – Essais
(Texte de 1595, traduction en français moderne par Guy de Pernon)
LIVRE I
Chapitre 2 : Sur la tristesse.
1. J’ignore tout de ce sentiment; je ne l’aime ni ne l’estime, bien que les hommes aient pris l’habitude, comme si c’était un marché conclu d’avance, de lui faire une place particulière.
Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement! les Italiens ont de façon plus judicieuse donné son nom à la malignité. Car c’est une façon d’être toujours nuisible, toujours folle. Et les Stoïciens, la considérant comme toujours lâche et vile, défendent à leurs disciples de l’éprouver.
2. Mais on raconte que Psammenite, roi d’Egypte, ayant été vaincu et fait prisonnier par Cambyse, roi de Perse, et voyant passer devant lui sa fille prisonnière habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, alors que tous ses amis se lamentaient et pleuraient à ses côtés, se tint coi, les yeux à terre. Et quand il vit son fils qu’on menait au supplice, il fit encore de même. Mais ayant aperçu un de ses domestiques parmi les captifs, il se frappa la tête et manifesta une douleur extrême.
3. On pourrait comparer cela avec ce que l’on a pu voir récemment chez un de nos princes. Ayant appris à Trente, où il se trouvait, la mort de son frère aîné, sur qui reposait l’honneur de sa maison, et sitôt après celle d’un autre de ses frères plus jeune, il soutint ces deux épreuves avec une constance exemplaire; mais quelques jours après, comme un de ses gens venait de mourir, il se laissa emporter par ce dernier malheur, et abandonnant sa résolution, s’abandonna à la douleur et aux regrets. Si bien qu’il y eut des gens pour dire qu’il n’avait été touché que par ce dernier coup du sort : mais c’est qu’en vérité, il était déjà tellement plein de chagrin, qu’à la moindre peine nouvelle, sa résistance s’effondra d’un coup.
4. Cette histoire, me semble-t-il, pourrait donc être comparée à la précédente, si ce n’est qu’elle y ajoute ceci : Cambyse ayant demandé à Psammenite pourquoi il ne s’était guère ému du sort de sa fille et de son fils, alors qu’il n’avait pu supporter celui qui était fait à ses amis, ce dernier répondit : « Seule cette dernière peine peut se manifester par des larmes, les deux premières étant bien au-delà de tout ce qui se peut exprimer. »
A ce sujet, il faudrait peut-être évoquer aussi l’invention de ce peintre antique qui, ayant à représenter la douleur de ceux qui assistèrent au sacrifice d’Iphigénie, en fonction de l’importance que revêtait pour chacun d’eux la mort de cette belle jeune fille innocente : ayant épuisé les dernières ressources de son art, et ayant à peindre le père de la jeune fille, il le représenta le visage couvert – comme si nulle expression n’était capable de représenter ce degré de la douleur.
5. Et voilà pourquoi les poètes imaginent que la malheureuse Niobé, ayant perdu d’abord ses sept fils, et sitôt après autant de filles, incapable de supporter une telle perte, fut finalement transformée en rocher,
pétrifiée de douleur
[Ovide, Métamorphoses,VI,304]
pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous saisit, lorsque les accidents qui nous surviennent nous accablent au-delà de ce que nous pouvons endurer.
6. En vérité, une douleur, pour atteindre son point extrême, doit envahir l’âme entière, et lui ôter sa liberté d’action. C’est ainsi qu’il nous arrive, quand nous parvient une très mauvaise nouvelle, de nous sentir saisi, paralysé, et comme incapable du moindre mouvement; et l’âme s’abandonnant ensuite aux larmes et aux plaintes, semble se libérer, se délier, s’épanouir et se mettre à son aise :
Et sa douleur enfin laissa passer la voix
[Virgile, Enéide, XI,151.]
7. Pendant la guerre que le roi Ferdinand mena contre la veuve du roi Jean de Hongrie, tout le monde remarqua, lors d’une grande mêlée qui eut lieu aux alentours de Buda, la conduite particulièrement admirable d’un homme d’armes[1], qui bien que fort louangé et plaint pour y avoir péri, demeurait inconnu de tous, et de Reichach, notamment, seigneur allemand, qu’un tel courage avait impressionné. Il s’approcha par curiosité du corps que l’on venait d’amener, pour savoir qui c’était, et l’armure du mort ayant été ôtée, il reconnut son fils.
Cela mit un grand émoi dans l’assistance, mais lui, sans rien dire, et sans sourciller, se tint debout, contemplant tristement le corps, jusqu’à ce que la douleur, ayant surpassé sa force vitale, le fasse tomber raide mort à terre.
8. Qui peut dire son ardeur n’en éprouve que peu.
[Pétrarque, Sonnets, CXXXVII. Traduction Michel Jacquesson]
disent les amoureux, qui veulent exprimer une passion insupportable.
Malheureux que je suis,
privé de tous mes sens! Car à peine t’ai-je vue,
Lesbie, que je perds la raison,
je ne peux plus parler.
Ma langue est paralysée,
une flamme dévore mes membres,
mes oreilles bourdonnent,
la nuit couvre mes yeux.
[Catulle, LI,5]
9. Ainsi ce n’est pas dans la plus vive, et la plus ardente chaleur de l’exaltation que nous sommes le mieux à même de faire entendre nos plaintes et d’user de persuasion : l’esprit est alors alourdi de pensées profondes, et le corps abattu et languissant d’amour.
10. Et de là provient parfois la défaillance fortuite, qui surprend les amoureux si mal à propos : cette glace qui les saisit à cause d’une ardeur extrême[2], au beau milieu de la jouissance elle-même. Toutes les passions qui se laissent déguster, et apprécier, ne sont que médiocres.
Les petits chagrins bavardent, les grands sont muets
[Sénèque, Hyppolite, A II, sc. 3,607]
De même, la surprise d’un plaisir inespéré nous bouleverse profondément,
Sitôt qu’elle me vit et les armes troyennes,
Elle perdit la tête et tout hallucinée,
le regard fixe, exsangue, elle tomba pâmée;
La voix ne lui revint que très longtemps après.
[Virgile, Enéide, III, 306 sq.]
11. Il y eut cette femme romaine, morte de saisissement en voyant revenir son fils après le désastre de Cannes; Sophocle et Denys le Tyran, qui tous deux trépassèrent d’aise; Talva qui mourut en Corse, en apprenant les honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés. Mais à notre époque encore, le Pape Léon X, informé de la prise de Milan qu’il avait tellement espérée, eut un accès de joie tel que la fièvre le prit et qu’il en mourut.
Et pour un témoignage plus remarquable encore de la sottise humaine, les Anciens avaient déjà remarqué que Diodore le Dialecticien mourut subitement, à cause de la honte extrême qu’il avait ressentie, parce que, en son école et en public, il n’avait pas réussi à réfuter une objection qu’on lui avait faite.
12. Je suis peu sujet à ces violentes émotions. Je suis de nature peu sensible, et je renforce tous les jours ma carapace en raisonnant.
Notes :
[1] Le texte de l’édition de 1595 porte « un gendarme » que je rends par « homme d’armes ». Mais les éditeurs modernes (A. Thibaudet et M. Rat pour la « Pléiade », par exemple), donnent ici « homme de cheval ». D’ailleurs, ce passage est d’une rédaction très légèrement différente de celle qui est généralement reproduite d’après l’édition.
[2] Ce passage a été plusieurs fois modifié.
1580 « …cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extrême. Toutes passions… »
1588 « …ceste glace qui les saisit par la force d’une ardeur extreme, au giron mesme de la joüyssance: accident qui ne m’est pas incogneu. Toutes passions…»
Manuscrit « accident qui ne m’est pas incogneu. » est barré
1595 « …ceste glace qui les saisit par la force d’une ardeur extreme, au giron mesme de la joüyssance. Toutes passions… »
On voit que Montaigne lui-même avait barré ce qui ressort à la confidence intime; On ne peut donc pas toujours accuser, comme on l’a fait parfois, Mlle de Gournay d’avoir pratiqué des coupures discutables.