LU XUN – Le Journal d’un fou

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    AhikarAhikar
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      AhikarAhikar
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        Lu Xun

         

        Le journal d'un fou

         

        (Traduction anonyme et non datée des étudiants de Beijing)

         

         

        Deux frères, dont il est inutile de mentionner les noms, avaient été mes amis intimes au lycée ; de longues années de séparation nous firent petit à petit perdre tout contact. J'entendis dire, il y a quelque temps, que l'un d'eux était gravement malade, et comme j'étais en route pour mon village natal, je fis un détour pour aller leur rendre visite. Je n'en vis qu'un, qui m'assura que le malade était son cadet.

        — Je vous suis reconnaissant d'être venu de si loin pour nous voir, dit-il, mais il y a un bon moment que mon frère est rétabli et s'en est allé attendre une nomination à un poste officiel.

        Puis, il me montra en riant deux cahiers du journal tenu par son frère, qui me permettraient, dit-il, de déceler la nature du mal maintenant disparu ; il ne voyait pas d'inconvénients à les montrer à un vieil ami. Je pris le journal et il m'apparut à la lecture que le malade avait souffert d'une sorte de folie de la persécution. L'écriture était confuse, tout à fait décousue, et il y avait là bien des affirmations extravagantes ; en outre, il n'y figurait aucune date et seules les couleurs de l'encre et les différences d'écriture indiquaient que le tout n'avait pas été rédigé d'une seule traite. Certaines parties n'étaient cependant pas tout à fait incohérentes et j'en ai transcrit des passages pour servir à la recherche médicale. Je n'ai pas touché à un seul des illogismes et n'ai modifié que les noms de personnes, quoique les gens dont il s'agit soient tous de la campagne, obscurs et sans importance. Quant au titre, j'ai gardé celui que l'auteur lui-même avait choisi après sa guérison.

         

        2 avril 1918

         

         

        I

         

        La lune est éclatante, cette nuit.

        Il y a plus de trente ans que je ne l'avais vue ; aussi, lorsque je l'ai aperçue aujourd'hui, me suis-je senti extraordinairement heureux. Je commence à saisir que j'ai passé ces trente dernières années dans le noir ; il faut que je me tienne sur mes gardes. Sinon, pourquoi le chien de la maison des Zhao m'aurait-il regardé par deux fois ?

        J'ai mes raisons de craindre.

         

        II

         

        Il n'y a pas du tout de lune, cette nuit ; je sais que cela ne présage rien de bon. Ce matin, je m'étais risqué dehors avec précaution, et M. Zhao m'a fixé avec une étrange lueur dans les yeux, comme s'il avait peur de moi ou me voulait du mal. Sept ou huit autres, qui étaient là, parlaient de moi en chuchotant. En même temps, ils redoutaient que je les voie. Tous ceux que j'ai croisés avaient cet air-là. Le plus féroce m'a lancé un sourire, bouche ouverte, j'en ai frissonné de la tête aux pieds, car maintenant je sais que leurs machinations sont au point.

        Cependant, je n'avais pas peur, j'ai poursuivi mon chemin. Par devant, un groupe d'enfants parlait aussi de moi, ils avaient dans les yeux la même lueur que chez M. Zhao, et leurs visages étaient d'une pâleur livide. Je me demandai quelle haine ces enfants pouvaient bien nourrir contre moi pour se comporter de la sorte. N'y tenant plus, je m'écriai : « Dites-le-moi ! » Mais ils détalèrent.

        Je me demande quelle haine M. Zhao peut bien nourrir contre moi ; quelle haine tous les passants nourrissent contre ma personne. Je ne vois rien, sinon que j'ai marché il y a vingt ans sur de vieilles feuilles comptables de Monsieur Gu Jiu, qui s'en est offusqué. Quoique M. Zhao ne le connaisse pas, il a dû entendre parler de la chose et décider d'en tirer vengeance ; aussi complote-t-il contre moi avec les gens dans la rue. Mais les enfants ? Ils n'étaient pas nés à l'époque, alors pourquoi donc m'ont-ils dévisagé d'aussi étrange manière aujourd'hui, comme s'ils me craignaient et me voulaient du mal ? Vraiment, cela m'effraie, m'étonne et me bouleverse.

        J'ai compris. Ils ont dû être dressés par leurs parents.

         

        III

         

        Le soir, je n'arrive pas à m'endormir. Toute chose, si l'on tient à comprendre, demande réflexion.

        Ces gens-là, il y en a qui ont été mis à la cangue par le magistrat, qui ont été souffletés par les grandes familles du cru, qui ont vu leur femme enlevée par un huissier de la préfecture, ou leurs père et mère acculés au suicide par les créanciers ; cependant, jamais ils n'ont eu l'air aussi effrayés et aussi féroces qu'hier.

        Le plus étrange fut cette femme dans la rue qui battait son fils tout en clamant : « Sale petit démon ! Je te mordrai bien un bon coup pour me soulager ! » Mais c'est moi qu'elle regardait tout le temps. Je sursautai, incapable de dominer mon émotion ; puis, tous ces gens aux visages glauques, aux longs crocs, se mirent à éclater de rire bruyamment. Le vieux Chen s'est alors précipité vers moi et m'a entraîné à la maison.

        Il m'a entraîné à la maison. Là, tout le monde fit semblant de ne pas me connaître ; ils avaient dans les yeux la même lueur que tous les autres dehors. Quand je suis entré dans la bibliothèque, ils ont donné un tour de clé, comme on met une poule ou un canard à l'épinette. L'incident augmenta encore mon désarroi.

        Il y a quelques jours, l'un de nos fermiers du village du Louveteau vint annoncer que les récoltes étaient désastreuses, et il raconta à mon frère aîné que les villageois avaient battu à mort un mauvais garçon de l'endroit ; puis, certains lui avaient enlevé le cœur et le foie, les avaient fait frire à l'huile et les avaient mangés dans le but de stimuler leur courage. Le fermier et mon frère me dévisagèrent lorsque je voulus risquer un mot. Et je réalise aujourd'hui seulement que leurs regards avaient exactement la même expression que celle des gens dans la rue.

        Rien que d'y penser, j'en frissonne du sommet de la tête à la plante des pieds.

        Ils se nourrissent de chair humaine, pourquoi un jour ne me mangeraient-ils pas ?

        Le « je-te-mordrai-bien-un-bon-coup » de la femme, le rire des visages glauques aux longs crocs et l'histoire du fermier sont autant d'indices. Je le vois, leurs insinuations sont empoisonnées, leur rire coupe comme l'épée et leurs dents bien plantées sont éclatantes de blancheur : tous se repaissent de chair humaine.

        Je ne me crois pas un mauvais homme, mais il me semble que tout s'est mis à aller de guingois depuis que j'ai marché sur les livres de comptes de Monsieur Gu. Les gens paraissent avoir quelque secret que je ne puis percer, et ils ont vite fait de traiter quelqu'un de mauvais sujet dès qu'ils lui en veulent. Je m'en souviens, lorsque mon frère aîné m'apprenait à faire des dissertations, si parfait que fût le personnage traité, il suffisait que j'avance quelque argument contre lui, pour qu'il souligne le passage en signe d'approbation ; et quand je trouvais des excuses à un homme méchant, il me disait : « Tu serais capable de bouleverser le ciel, voilà de l'originalité ! » Comment pourrais-je deviner les pensées secrètes de tous ces gens, alors surtout qu'ils sont prêts à dévorer des hommes ?

        Toute chose pour être comprise demande réflexion. Dans la haute antiquité, s'il m'en souvient, l'homme mangeait souvent l'homme, toutefois je ne suis plus très au clair là-dessus. J'ai essayé de revoir cette question, mais il n'y a pas de chronologie à mon livre d'histoire et sur chacune des pages s'étalent les mots : « humanité », « justice », « morale ». Comme de toute façon je ne parvenais pas à m'endormir, j'ai lu attentivement pendant la moitié de la nuit jusqu'au moment où j'ai décelé quelque chose d'écrit entre les lignes, deux mots remplissaient le livre tout entier : « Dévorer l'homme ».

        Tous les mots de ce livre, toutes les paroles de notre fermier, autant de regards énigmatiques accompagnés de sourires moqueurs.

        Moi aussi, je suis un homme, et ils veulent me manger.

         

        IV

         

        Ce matin, je suis resté tranquillement assis un bon moment. Vieux Chen m'apporta mon repas : un bol de légumes, un bol de poisson à l'étuvée. Le poisson avait des yeux blancs et durs, la bouche entrouverte tout comme cette bande de mangeurs d'hommes. Au bout de quelques bouchées, je ne savais plus si ces morceaux visqueux étaient du poisson ou de la chair humaine ; j'eus un haut-le-cœur et je vomis le tout.

        – Vieux Chen, fis-je, va dire à mon frère que j'étouffe ici et que je voudrais faire quelques pas dans le jardin. Le vieux Chen s'éloigna sans répondre, mais peu après il revenait m'ouvrir la porte.

        Je n'ai pas bougé, attendant de voir ce qu'ils allaient faire, sachant bien qu'ils ne me lâcheraient pas. Ça n'a pas manqué ! Mon frère aîné arriva à pas lents, escorté d'un vieillard. Cet homme avait un regard brillant de méchanceté, mais, de crainte que je ne m'en aperçoive, il baissait la tête, m'épiant du coin de ses lunettes.

            Tu as l'air très bien aujourd'hui, dit mon frère.

            Oui, répondis-je.

            J'ai invité M. Ho à venir t'examiner.

        Et moi : « Bon, faites ! » Mais je savais que le vieil homme n'était qu'un bourreau travesti ! Sous prétexte de me prendre le pouls, il voulait évaluer ma corpulence; et pour prix de ses services, il obtiendrait un morceau de ma chair. Pourtant, je n'avais pas peur. Je ne mange pas de l'homme, mais mon courage est plus grand que le leur. Je tendis mes deux poings, attentif à ce qu'il allait faire. Le vieil homme s'assit, ferma les yeux, palpa mes poignets un moment et se concentra pendant un autre moment ; puis ouvrant ses yeux diaboliques, il dit : « Ne vous laissez pas emporter par votre imagination. Prenez quelques jours de repos en toute tranquillité et vous serez guéri ».

        Ne pas me laisser emporter par mon imagination ! Prendre quelques jours de repos en toute tranquillité ! Bien sûr, quand j'aurai engraissé, ils auront plus à manger ! Mais quel bien en retirerai-je, et comment cela pourrait-il me « guérir » ? Tous ces gens avides de manger de la chair humaine et qui, en même temps, essaient subrepticement de sauver les apparences, car ils n'osent pas aller droit au but, m'ont vraiment presque fait mourir de rire. J'ai été pris d'un fou-rire irrésistible tellement cela m'amusait. Je sais que dans ce rire s'exprimaient le courage et la droiture. Le vieil homme et mon frère pâlirent, subjugués par ces deux vertus que j'irradiais.

        Mais c'est justement ma bravoure qui excite leur envie de me dévorer, car ils veulent en assimiler une partie. Le vieil homme passa la porte et il ne s'était pas éloigné qu'il dit à voix basse à mon frère : « A avaler tout de suite ! » Et mon frère acquiesça. Tu en es donc aussi, toi ! Cette découverte ahurissante fut comme un choc, mais elle n'allait pas au-delà de ce que j'attendais : « mon frère est le complice de ceux qui veulent me manger ! »

        Mon frère aîné est un mangeur d'hommes ! Je suis le frère d'un mangeur d'hommes ! Je serai dévoré par eux, mais il n'empêche que je suis le frère d'un mangeur d'hommes !

         

        V

         

        J'ai encore réfléchi ces derniers jours : même si ce vieillard n'était pas un bourreau déguisé, mais un vrai médecin, il n'en serait pas moins un mangeur d'hommes. Dans ce livre sur les plantes écrit par son prédécesseur Li Shizhen, il est dit clairement que la chair de l'homme peut se consommer bouillie. Comment oserait-il alors prétendre qu'il ne mange pas de l'homme ?

        Quant à mon frère aîné, j'ai également de bonnes raisons de le soupçonner. Au temps où il m'expliquait les classiques, il laissa tomber de ses propres lèvres : « Les gens échangeaient leurs fils pour les manger ». Et un jour où il était question d'un homme très mauvais, il déclara que celui-ci non seulement méritait la mort, mais qu'on aurait même dû manger « sa chair et dormir sur sa peau ». J'étais encore jeune alors, et j'en ai eu le cœur battant un bon moment. Et l'autre jour, quand notre fermier du village du Louveteau a raconté qu'on avait mangé le cœur et le foie d'un homme, il ne parut pas autrement étonné et se contenta de hocher la tête. Il est de toute évidence aussi cruel que jadis. Puisqu'on a pu « échanger ses fils pour les manger », on peut échanger n'importe quoi, manger n'importe qui. Dans le temps, je me contentais d'écouter ses explications, sans chercher plus loin ; je le sais maintenant, tandis qu'il m'instruisait, il avait de la graisse humaine aux commissures des lèvres et aspirait en outre, de tout son cœur, à manger de l'homme.

         

        VI

         

        Un noir d'encre. J'ignore s'il fait jour ou s'il fait nuit. Le chien de la famille Zhao s'est remis à aboyer.

        La férocité du lion, la couardise du lièvre, la sournoiserie du renard…

         

        VII

         

        Je les connais ; ils ne veulent pas me tuer carrément, et ils n'en ont pas l'audace ; les conséquences les effraient. Aussi se sont-ils ligués pour me tendre partout des pièges et m'acculer au suicide. D'après le comportement des hommes et des femmes dans la rue, il y a quelques jours, et l'attitude de mon frère ces derniers jours, la chose est à peu près certaine : ce qu'ils préféreraient, c'est que je défasse ma ceinture pour me pendre à quelque poutre. Ils verraient comblés leurs désirs secrets, sans qu'on pût les traiter d'assassins. Cela évidemment les remplirait d'aise et déclencherait leur rire sinistre. Par ailleurs, si l'on mourait de frayeur et d'inquiétude, le corps dût-il en maigrir, ils n'en opineraient pas moins de la tête avec satisfaction.

        Ils n'aiment que la chair morte ! Je me souviens avoir lu quelque chose au sujet d'un animal hideux, au regard affreux, appelé hyœna, qui se repaît souvent de cadavres. Il peut broyer les os les plus gros et les réduire en petits fragments qu'il avale : la terreur vous saisit rien que d'y penser. L'hyœna est de la famille du loup, et les loups sont des canidés. L'autre jour, le chien de la maison des Zhao m'a regardé à plusieurs reprises ; il est de toute évidence aussi du complot, il est devenu leur complice. Le vieil homme avait beau rester les yeux baissés, je n'ai pas été dupe !

        Ce qui me désole le plus, c'est mon frère. Lui aussi est un homme, pourquoi n'a-t-il pas peur, pourquoi complote-t-il avec les autres pour me dévorer ? Est-ce la force de l'habitude qui fait perdre conscience du crime ? Ou a-t-il le cœur assez endurci pour faire sciemment le mal ?

        Je maudis les mangeurs d'hommes, à commencer par mon frère, il sera aussi le premier d'entre eux que j'essaierai de détourner du cannibalisme.

         

        VIII

         

        Au fond, il y a longtemps que pareils arguments auraient dû les convaincre…

        Quelqu'un est entré brusquement. Il avait vingt ans à peine, je ne pus distinguer nettement ses traits. Son visage rayonnait, mais son sourire me parut contraint lorsqu'il me salua de la tête. Je lui demandai : « Est-ce bien de manger de l'homme ? »

        Souriant toujours, il répondit :

            Comment pourrait-on manger de l'homme, sauf en cas de famine ?

        Je compris aussitôt qu'il faisait partie de la bande des mangeurs d'hommes ; avec un courage décuplé, je répétai exprès ma question :

            Est-ce bien ?

            Pourquoi aller demander pareille chose ? Vraiment, vous… aimez la plaisanterie… Il fait très beau aujourd'hui.

        Oui, il faisait beau, la lune était éclatante. Mais je tenais à ma question : « Est-ce bien ? »

        Il parut déconcerté et marmonna : «Non… »

          Non ? Alors pourquoi continuent-ils à en manger ?

        — Ce n'est pas vrai !

          Pas vrai ? Voyons, on mange de l'homme au village du Louveteau, et, dans les livres, vous pouvez le voir écrit en long et en large, à l'encre rouge toute fraîche.

        Son expression changea, il devint affreusement pâle.

          Il se peut qu'il en soit ainsi, dit-il en me fixant. Il en a peut-être toujours été ainsi…

          Est-ce pour cela que c'est juste ?

          Je ne veux pas discuter de ces choses-là avec vous. Quoi qu'il en soit, vous ne devriez pas en parler. Quiconque en parle est dans son tort !

        Je me levai d'un bond, les yeux écarquillés, l'homme avait disparu. Je baignais dans la sueur. Bien plus jeune que mon frère aîné, cet homme faisait pourtant déjà partie du clan. Ses parents avaient dû l'initier. Et je crains qu'il n'ait déjà fait la leçon à son fils : c'est pour cela que même les enfants me dévisagent avec tant de férocité.

         

        IX

         

        Ils veulent manger de l'homme, et en même temps craignent d'être mangés, aussi est-ce avec la plus grande suspicion qu'ils s'observent…

        Comme il leur serait agréable de vivre s'ils pouvaient se débarrasser de pareilles obsessions et vaquer à leur travail, se promener, manger et dormir le cœur en paix. Il n'y aurait qu'un pas à faire. Et cependant, pères et fils, frères aînés et cadets, maris et femmes, amis, maîtres et disciples, ennemis jurés et même parfaits inconnus, tous se sont ligués et se dissuadent et s'empêchent mutuellement de franchir ce pas.

         

        X

         

        Ce matin de bonne heure j'allai trouver mon frère. Il se tenait devant la porte de la grande salle, les yeux au ciel, je m'avançai par derrière et me campai entre lui et la porte, et lui dis d'un ton extrêmement posé et poli :

        — Frère, j'ai quelque chose à te dire. Il se retourna précipitamment et acquiesça d'un signe de tête :

        – Eh bien, dis-le-moi.

        – C'est peu de chose, mais je ne sais comment l'exprimer. Frère, tous les peuples primitifs ont probablement mangé quelque peu de la chair humaine au début. Leur mentalité ayant évolué par la suite, certains y ont renoncé, et comme ils essayaient de devenir meilleurs, ils sont devenus des hommes, de vrais hommes. Mais d'autres en mangent encore, et c'est exactement comme pour les larves : certaines sont devenues des poissons, oiseaux, singes et enfin des hommes ; d'autres n'ont pas voulu s'améliorer et sont restés des larves. Quelle honte doivent ressentir ceux qui mangent de l'homme lorsqu'ils se comparent à ceux qui n'en mangent plus. Une honte bien plus grande, je crois, que celle des larves face aux singes.

        Aux temps jadis, Yi Ya fit bouillir son fils pour le donner à manger à Jie et à Zhou ; c'est de l'histoire ancienne. Imagine un peu, depuis la séparation du ciel et de la terre par Pan Gu, les hommes se sont dévorés entre eux jusqu'à l'époque du fils de Yi Ya, puis du fils de Yi Ya à Xu Xilin, et de Xu Xilin à l'homme attrapé au village du Louveteau. L'année dernière, lorsqu'on exécuta un criminel en ville, un tuberculeux est allé tremper des petits pains dans son sang pour les sucer.

        Ils veulent me manger, et, à toi seul, tu ne peux évidemment rien y faire ; mais pourquoi te joindre à la bande ? Des mangeurs d'hommes sont capables de tout. S'ils me mangent, ils peuvent aussi bien te manger ; même au sein d'un clan, ils s'entre-dévorent. Mais tu n'aurais qu'un pas à faire : changer d'attitude sur-le-champ, et chacun serait en paix. Bien qu'il en ait toujours été ainsi, nous pourrions faire un effort de plus aujourd'hui pour nous améliorer et déclarer que ce n'est pas possible ! Je suis sûr que tu es à même de parler de la sorte, frère. Avant-hier, le fermier voulait que fût réduit le fermage, et tu as dit que ce n'était pas possible.

        Il n'a eu tout d'abord qu'un sourire sarcastique, puis une lueur meurtrière est passée dans ses yeux, et lorsque j'ai parlé de leur secret, il est devenu blême. Dehors, des gens s'étaient attroupés devant la porte donnant sur la rue, dont M. Zhao et son chien, et tous se bousculaient en se démanchant le cou pour mieux voir à l'intérieur. Je ne distinguais pas tous les visages : certains étaient comme voilés ; d'autres, livides, avec leurs crocs aigus, avaient un sourire crispé. Je savais qu'ils étaient tous du même clan, tous des mangeurs d'hommes. Mais je savais aussi que leur pensée n'était pas identique en tout. Certains estimaient que l'homme est destiné à être mangé puisqu'il en a été ainsi de tout temps. D'autres savaient que cela ne doit pas se faire, mais ils y tenaient ; et la crainte de voir découvrir leur secret les tenaillait ; aussi se fâchèrent-ils en m'entendant, mais ils gardèrent un sourire cynique sur leurs lèvres pincées:

        Soudain, mon frère prit un air terrible et cria d'une voix forte :

        – Allez-vous-en tous ! A quoi rime de regarder un fou ?

        Aussitôt je compris leur nouveau manège. Jamais ils ne voudraient changer d'attitude, et leurs plans étaient établis ; ils avaient décidé de m'appliquer l'épithète de fou. Lorsque je serais mangé, non seulement il n'y aurait pas d'ennuis, mais leur en saurait-on probablement gré. C'est exactement ainsi qu'ils avaient procédé quand notre fermier avait parlé des villageois dévorant un mauvais garçon. Voilà leur stratagème, et il a fait ses preuves.

        Vieux Chen arriva aussi, très en colère, mais ils ne parvinrent pas à me fermer la bouche, je voulais à tout prix parler à ces gens-là :

        – Changez, changez jusqu'au tréfonds de votre cœur ! Dis-je. Sachez qu'à l'avenir il n'y aura plus place sur terre pour les mangeurs d'hommes.

        Si vous ne changez pas, chacun de vous pourrait bien être dévoré à son tour. Vous aurez beau vous multiplier, vos descendants seront tous exterminés par les hommes véritables, comme les loups sont abattus par les chasseurs. Tout comme les larves !

        Vieux Chen chassa tout le monde. Mon frère avait disparu. Vieux Chen me supplia de regagner ma chambre. Elle était d'un noir profond. Poutres et solives se sont alors mises à trembler au-dessus de ma tête. Puis, au bout d'un moment, elles se sont agrandies démesurément et entassées sur moi.

        Le poids était tel que je ne pouvais bouger, ce qui signifiait qu'on voulait ma mort. Je savais pourtant la charge factice, aussi à force de me débattre, tout couvert de sueur, je finis par me dégager. Mais je ne pouvais m'empêcher de répéter :

        – Changez sans tarder, changez jusqu'au tréfonds de votre cœur ! Sachez qu'à l'avenir il n'y aura plus place sur terre pour les mangeurs d'hommes…

         

        XI

         

        Le soleil ne paraît pas, la porte ne s'ouvre pas, deux repas par jour.

        En prenant mes baguettes, j'ai pensé à mon frère aîné ; maintenant, je sais comment est morte notre petite sœur : c'est à cause de lui. Elle n'avait que cinq ans ; je la vois encore, si mignonne qu'on en était attendri. Maman pleurait, pleurait, mais lui la suppliait de s'arrêter. Sans doute qu'il avait mangé ma sœur, et entendre pleurer le rendait peut-être honteux. En admettant qu'il pût encore éprouver quelque sentiment de honte…

        Ma sœur a été dévorée par mon frère, mais j'ignore si notre mère s'en est rendu compte.

        Je pense qu'elle devait savoir ; si elle n'en a rien dit au milieu de ses larmes, c'est probablement qu'elle estimait la chose normale. Je me souviens qu'un soir où nous prenions le frais devant l'entrée de la grande salle, je devais alors avoir quatre ou cinq ans, mon frère me raconta que si les parents tombent malades, un fils doit être prêt à tailler un morceau dans sa propre chair pour le faire cuire et leur offrir, s'il veut être tenu pour un fils aimant. Notre mère n'a pas protesté. Si l'on admet qu'on peut manger un morceau, pourquoi pas le tout ? Pourtant, mon cœur saigne encore en repensant à son affliction d'alors. Comme tout cela est étrange !

         

        XII

         

        Y penser m'est devenu insupportable.

        Je viens seulement de comprendre que j'ai vécu toutes ces années en un lieu où l'on se repaît de chair humaine depuis quatre mille ans. Mon frère venait de prendre sur lui la charge de la maison lorsque notre petite sœur est morte ; qui sait s'il n'a pas mêlé de sa chair à nos aliments, nous en faisant manger à notre insu.

        Il se peut que j'aie mangé sans le savoir quelques bouchées de ma sœur, et voilà mon tour venu…

        Avec quatre mille ans de cannibalisme derrière moi — je ne m'en rendais pas compte au début, mais maintenant je le sais — comment pourrais-je espérer rencontrer jamais un homme véritable ?

         

        XIII

         

        Peut-être y a-t-il encore des enfants qui n'ont pas mangé de l'homme ? Sauvez les enfants ! …

         

        Avril 1918

         

         

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