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- 9 avril 2013 à 13h59 #1437919 avril 2013 à 13h59 #155800
Howard Philips Lovecraft – Les rats dans les murs
Traduction : TLT
Le 16 Juillet 1923, j'emménageai au Prieuré d'Exham après que le dernier ouvrier eut fini son travail. La restauration avait été une tâche prodigieuse, car il restait bien peu de choses de cette pile de gravas désertée, sinon une coquille vide et en ruine. Cependant, comme cela avait été le berceau de mes ancêtres, je n'avais pas regardé à la dépense.
L'endroit était inhabité depuis le règne de James Premier, lorsqu'une tragédie d'une nature particulièrement abominable, bien que largement inexpliquée, en avait abattu le maître, cinq de ses enfants, plusieurs serviteurs ; et avait fait planer au-dessus du troisième fils, mon aïeul et seul survivant de cette lignée honnie, un nuage de suspicion et de terreur.
Ce seul héritier étant convaincu de meurtre, le domaine était revenu à la couronne, sans que l'homme suspecté eût fait aucune tentative pour se disculper ou récupérer son bien. Ebranlé par quelque horreur supérieure à la conscience ou aux lois, exprimant comme seul désir le souhait frénétique de chasser l'ancienne bâtisse de sa vue comme de sa mémoire, Walter de la Poer , onzième Baron d'Exham, s'enfuit en Virginie, où il fonda la famille qui, au siècle suivant, y était connue sous le nom de Delapore.
Le Prieuré d'Exham était resté à l'abandon, bien que rattaché par la suite aux domaines de la famille Norrys, et fort étudié en raison de son architecture étrangement composite. Une architecture comprenant des tours gothiques reposant sur une structure Saxonne ou Romane, et dont les fondations elles-mêmes étaient d'un ordre ou d'un type encore plus ancien : Romaines, ou même Druidiques ou Galloises précoce, si les légendes ont un fond de vérité. Ces fondations étaient des plus particulières, se fondant d'un côté à la roche calcaire massive du précipice d'où le prieuré dominait une vallée désolée, cinq kilomètres à l'ouest du village d'Anchester.
Architectes et archéologues adoraient examiner cette étrange relique de siècles oubliés, mais les gens du cru la haïssaient. Ils l'avaient haïe des siècles auparavant, alors que mes ancêtres y vivaient, et ils la haïssaient aujourd'hui, couverte des mousses et moisissures de l'abandon. Il ne m'avait pas fallu une journée à Anchester pour apprendre que je descendais d'une maison maudite. Et cette semaine, les ouvriers ont fait sauter le Prieuré d'Exham, et sont en train d'effacer toute trace de ses fondations. J'avais toujours connu les grandes lignes de mon héritage, ainsi que le fait que mon premier ancêtre américain était venu aux colonies sous d'étranges auspices. Des détails, toutefois, j'avais été tenu dans la plus totale ignorance, en raison de la retenue en usage, et toujours maintenue, par les Delapore. Contrairement aux propriétaires des plantations voisines, nous ne nous vantions guère de nos ancêtre croisés, ni de quelques héros médiévaux ou de la Renaissance ; nulle tradition en héritage, hormis ce que pouvait contenir l'enveloppe scellée, transmise, avant la guerre civile, par chaque maître de maison à son fils aîné, afin qu'il l'ouvrît après sa mort.
Pendant la guerre, notre fortune tarit, et notre existence entière fut bouleversée par l'incendie de Carfax, notre demeure, située sur la rive de la James. Mon grand-père, d'un âge fort avancé, périt dans cette fureur de flammes, et avec lui disparut l'enveloppe qui nous avait tous liés au passé. Je me souviens de ce feu aujourd'hui comme je le vis alors, quand j'avais sept ans, les soldats fédéraux criant, les femmes hurlant, les nègres braillant et priant. Mon père était à la guerre, défendant Richmond, et après nombre de formalités, ma mère et moi pûmes traverser les lignes pour le rejoindre.
Quand la guerre prit fin, nous partîmes tous au nord, d'où venait ma mère ; et c'est en tant que Yankee flegmatique que j'entrais dans l'âge adulte, l'âge mur, puis enfin dans l'opulence. Ni mon père ni moi-même ne sûmes jamais ce qu'avait contenu notre enveloppe héréditaire, et comme je me fondais dans la morne vie des affaires du Massachusset, je perdis tout intérêt pour les mystères qui se terraient manifestement près des racines les plus profondes de mon arbre généalogique. Si j'en avais suspecté la nature, je n'eusse été que trop heureux de laisser le Pieuré d'Exham à sa mousse, ses chauves-souris, et ses toiles d'araignées !
Mon père mourut en 1904, sans nous laisser aucun message, à moi ou à mon fils unique, Alfred, enfant de dix ans et orphelin de mère. C'est ce garçon qui bouleversa l'état des connaissances familiales, car bien que je n'aie pu lui fournir sur notre passé que des conjectures amusées, il m'écrivit à propos de quelques légendes ancestrales et fort intéressantes lorsque la dernière guerre l'emmena en Angleterre, en 1917, en tant qu'officier dans l'armée de l'air.
Apparemment, les Delapore avaient une histoire haute en couleurs, et peut-être sinistre, puisqu'un ami de mon fils, le Capitaine Edward Norrys, de la Royal Flying Corps, habitait près du berceau familial à Anchester, et lui raconta quelques superstitions paysannes, dont bien peu de romanciers auraient pu égaler la sauvagerie et le caractère incroyable. Bien entendu, Norrys lui-même ne les prenaient guère au sérieux ; mais elles amusaient mon fils et lui procuraient du contenu de qualité pour les lettres qu'il m'écrivait. C'est ce folklore qui me fit résolument concentrer mon attention sur mon héritage transatlantique, et me résolut à acquérir et restaurer le berceau familial que Norrys avait montré à Alfred, dans son pittoresque abandon, et qu'il lui avait proposé pour un prix étonnamment raisonnable, son oncle en étant le propriétaire.
J'achetai le Prieuré d'Exham en 1918, mais fus presque immédiatement détourné de mes plans de restauration par le retour de mon fils, mutilé par la guerre. Pendant les deux années où il survécut, je ne me préoccupais de rien d'autre que de lui, laissant même mes partenaires se charger de mes affaires.
En 1921, je me retrouvais en deuil et sans but, industriel à la retraite et vieillissant. Je me décidai à occuper les années qui me restaient avec ma nouvelle possession. Visitant Anchester en Décembre, je fus diverti par le Capitaine Norrys, jeune homme bien en chair et aimable, qui avait tenu mon fils en la plus haute estime ; et je m'assurais de son assistance afin de réunir plans et anecdotes pour me guider dans la restauration à venir. Je découvris sans émotion le Prieuré d'Exham lui-même, tas de ruines médiévales et branlantes, recouvert de lichens et criblé de nids de corbeaux, périlleusement perché au dessus d'un précipice, et dénué de planchers ou d'aucune structure interne, hormis les murs de pierre des tours isolées.
Alors que je redécouvrais progressivement l'image de l'édifice tel qu'il avait été lorsqu'il fut abandonné par mes ancêtres, trois siècles auparavant, je commençais à recruter des ouvriers pour sa reconstruction. Je fus chaque fois contraint de m'éloigner des environs immédiats, car les villageois d'Anchester nourrissaient pour l'endroit une crainte et une haine presque incroyables. Le sentiment était si fort qu'il se transmettait parfois aux ouvriers de l'extérieur, provoquant de nombreux désistements ; son influence semblant englober à la fois le prieuré et son ancienne famille.
Mon fils m'avait dit que, lors de ses visites, on l'évitait quelque peu parce qu'il était un de la Poer, et je me trouvais désormais subtilement ostracisé pour une raison similaire, jusqu'à ce que j'eusse convaincu les paysans de la très faible connaissance que j'avais de mon héritage. Même alors, leur ton maussade m'indiquait qu'ils ne m'appréciaient guère, et je dus me résoudre à collecter la plupart des traditions du village par l'intermédiaire de Norrys. Ce que ces gens ne pouvaient pardonner, peut-être, c'était le fait que j'étais venu restaurer un symbole qui leur semblait si abject ; car, de façon rationnelle ou non, ils considéraient que le Prieuré d'Exham n'était rien de moins qu'un repaire de démons et de loups-garous.
Rassemblant les histoires que Norrys collectait pour moi, et les complétant par les récits de plusieurs savants ayant étudié les ruines, je déduisis que le Prieuré d'Exham se tenait sur le site d'un temple préhistorique ; une chose Druidique ou pré-Druidique qui avait dû être contemporaine de Stonehenge. Peu doutaient que des rites indescriptibles avaient été célébrés ici, et il y avait de fort déplaisantes histoires de transfert de ces rites vers le culte de Cybèle que les Romains avaient introduit.
Des inscriptions toujours visibles dans les caves inférieures montraient des lettres caractéristiques telles que 'DIV… OPS … MAGNA. MAT…', signe de la Magna Mater dont le sombre culte fut à une époque interdit, en vain, aux citoyens Romains. Anchester avait été le campement de la troisième légion d'Auguste, comme le montraient de nombreux vestiges, et on disait que le temple de Cybèle était magnifique et qu'une foule s'y pressait pour y pratiquer des cérémonies sans nom, sous les ordres d'un prêtre Phrygien. Les histoires ajoutaient que la chute de l'étrange religion ne mit pas fin aux orgies du temple, mais que le prêtre se maintint dans la foi nouvelle, sans réel changement. De même, il se disait que les rites ne disparurent pas avec le pouvoir Romain, et que certains parmi les Saxons s'ajoutèrent à ce qui restait du temple, et lui donnèrent l'essentiel de la forme qui fut préservée par la suite, en faisant le centre d'un culte craint dans la moitié de l'heptarchie. Environ 1000 ans après Jésus Christ, l'endroit est évoqué dans une chronique comme étant un prieuré de pierre conséquent, hébergeant un ordre monastique étrange et puissant, et entouré de vastes jardins, ne nécessitant aucun mur pour l'isoler d'une populace apeurée.
Il ne fut jamais détruit par les Danois, bien qu'il dut terriblement péricliter après la Conquête Normande, puisqu'il n'y eut aucun obstacle lorsque Henry III accorda le site à mon ancêtre, Gilbert de la Poer, Premier Baron d'Hexam, en 1261.
Rien de mauvais ne se rattache à ma famille avant cette date, mais quelque chose d'étrange a dû arriver alors. Une chronique fait référence à un de la Poer en tant que « maudit de Dieu en 1307 », alors que le folklore villageois n'évoquait, du château qui s'était dressé sur les fondations des anciens temple et prieuré, qu'une peur mauvaise et frénétique. Les histoires qu'on se racontait au coin du feu prenaient les formes les plus épouvantables, rendues plus terribles encore par leur retenue terrifiée et leur flou évasif. Elles représentaient mes ancêtres comme une race de démons héréditaires à côté desquels Gilles de Retz et le Marquis de Sade passaient pour de simples novices, et elles suggéraient à mots couverts leur responsabilité dans les disparitions ponctuelles de villageois pendant plusieurs siècles.
Les pires individus, apparemment, étaient les barons et leurs héritiers directs ; ou du moins, c'est sur ceux-ci que les rumeurs se concentraient. Il se racontait qu'un héritier aux inclinaisons plus saines mourait jeune et dans des conditions mystérieuses, pour laisser la place à un autre rejeton plus conforme. Il semblait y avoir un culte interne à la famille, présidé par le maître de maison, et parfois restreint à quelques membres. Le tempérament, plutôt que l'ascendance, semblait visiblement être la base de ce culte, car il fut embrassé par plusieurs qui rejoignirent la famille par le mariage. Lady Margaret Trevorfrom Cornwall, épouse de Godfrey, le second fils du cinquième baron, devint le fléau favori des enfants à travers toute la région, ainsi que l'héroïne démoniaque d'une vielle ballade particulièrement horrible, et pas encore tout à fait disparue aux alentours de la frontière Galloise. Egalement préservée dans les ballades, bien que n'illustrant pas le même aspect, se trouve l'histoire affreuse de Lady Mary de la Poer, qui peu après son mariage au Comte de Shrewfields, fut tuée par lui et sa mère ; les deux meurtriers ayant été absous et bénis par le prêtre à qui ils confessèrent ce qu'ils n'osèrent pas répéter au reste du monde.
Ces mythes et ballades, typiques en ce qu'elles contenaient de pure superstition, me rebutèrent grandement. Leur persistance, et leur application à une si longue lignée de mes ancêtres, étaient particulièrement irritantes ; alors même que l'évocation de pratiques monstrueuses s'avérait désagréablement réminiscence du seul scandale connu touchant à mes aïeux immédiats – le cas de mon cousin, le jeune Randolf Delapore de Carfax, qui rejoignit les nègres et devint prêtre vaudou après qu'il fût revenu de la guerre du Mexique.
Je fus bien moins perturbé par les histoires plus vagues portant sur les gémissements et les hurlements sur la lande, vallée balayée par les vents sous la falaise calcaire ; sur la puanteur du cimetière après les pluies de printemps ; sur les piétinements de la chose blanche et crissante sur laquelle le cheval de Sir John Clave avait marché, une nuit, dans un champ isolé ; et sur le serviteur qui était devenu fou en apercevant quelque chose dans le prieuré, en pleine lumière du jour. Toutes ces choses n'étaient que clichés de la tradition spectrale, et j'étais, à cette époque, un sceptique confirmé. Les rapports sur des paysans disparus étaient plus difficiles à dédaigner, quoique pas nécessairement signifiants au regard de coutumes médiévales. Une curiosité indiscrète signifiait la mort, et plus d'une tête tranchée avait été publiquement exposée aux bastions, désormais disparus, du Prieuré d'Exham.
Quelques unes des histoires étaient excessivement pittoresques, et me firent regretter de n'avoir pas mieux étudié la mythologie comparative pendant ma jeunesse. Il y avait, par exemple, la croyance qu'une légion de diables aux ailes de chauve-souris participait chaque nuit à un sabbath des sorcières dans le prieuré – légion dont la subsistance aurait pu expliquer l'abondance disproportionnée de légumes vulgaires récoltés dans les vastes jardins. Et par dessus tout, il y avait l'épopée dramatique des rats – l'armée galopante de vermine obscène qui avait jailli du château trois mois après la tragédie qui l'avait condamnée à l'abandon – l'armée décharnée, crasseuse, affamée, qui avait tout balayé devant elle et dévoré volailles, chats, chiens, et même deux malheureux êtres humains, avant que sa fureur ne s'évanouisse. Autour de cette inoubliable armée de rongeurs gravite un cycle de mythes spécifiques, car elle s'éparpilla parmi les maisons du village et sema malheurs et horreurs dans son sillage.
Telles furent les coutumes qui m'assaillirent alors que je menais vers son terme, avec l'obstination d'un vieillard, l'ouvrage de restauration de ma demeure ancestrale. Il ne faudrait pas croire un seul instant que ces histoires composaient mon environnement psychologique principal. D'un autre côté, j'étais constamment félicité et encouragé par le Capitaine Norrys et les archéologues qui m'entouraient et m'assistaient. Lorsque la tâche fut achevée, plus de deux ans après qu'elle eût débuté, j'inspectais les salles immenses, les murs lambrissés, les plafonds voûtés, et les larges escaliers avec une fierté qui compensait totalement les dépenses prodigieuses de la restauration.
Chaque attribut du Moyen-Âge était ingénieusement reproduit, et les parties récentes se mêlaient parfaitement aux murs et fondations originels. Le berceau de mes pères était achevé, et j'aspirais à racheter au moins la gloire locale de la lignée qui s'achevait avec moi. Je pouvais résider là de façon permanente, et prouver qu'un de la Poer (car j'avais adopté l'orthographe originelle du nom) n'est point nécessairement un monstre. Mon réconfort était peut être augmenté par le fait que, bien que le Prieuré d'Exham fût aménagé à la mode médiévale, l'intérieur en était à la vérité totalement nouveau, et libéré à la fois de l'ancienne vermine et des vieux fantômes.
Comme je l'ai dit, j'emménageai le 16 Juillet 1923. Ma maisonnée consistait en sept de mes serviteurs et neuf chats, appréciant moi-même particulièrement cette dernière espèce. Mon chat le plus âgé, « Négro », avait sept ans, et était venu avec moi depuis ma maison de Boston, Massachussets ; j'avais accumulé les autres alors que je vivais dans la famille du Capitaine Norrys, pendant la restauration du prieuré.
Pendant cinq jours, notre routine se déroula dans le plus grand calme, mon temps étant principalement employé au décryptage de vieilles données familiales. J'étais désormais en possession de rapports très détaillés sur la tragédie finale et sur la fuite de Walter de la Poer, que je supposais être le contenu probable du document héréditaire perdu dans l'incendie de Carfax. Il apparaissait que ce n'était pas sans raison que l'on avait accusé mon ancêtre d'avoir tué dans leur sommeil tous les autres membres de son foyer, hormis quatre serviteurs complices, environ deux semaines après une découverte traumatisante qui modifia totalement son attitude mais qu'il ne dévoila à personne sinon à mots couverts, sauf peut-être aux serviteurs qui l'assistèrent avant de fuir, hors d'atteinte.
Ce massacre délibéré, incluant un père, trois frères, et deux soeurs, fut largement excusé par les villageois, et traité de façon si désinvolte par la loi que l'auteur s'échappa vers la Virginie, honoré, indemne, et sans se dissimuler ; le sentiment général qui se murmurait étant qu'il avait purifié la terre d'une malédiction immémoriale. Quelle découverte avait déclenché un acte aussi terrible, je pouvais même à peine en présumer. Walter de la Poer devait avoir connu depuis des années les sinistres histoires concernant sa famille, cette matière ne pouvait avoir provoqué chez lui aucune impulsion nouvelle. Avait-il, alors, assisté à quelque rite ancien et révoltant, ou était-il tombé sur quelque symbole atroce et révélateur, dans le prieuré ou ses environs ? Il était connu en Angleterre comme un jeune homme timide et doux. En Virginie, il n'avait pas autant semblé dur ou amer que tourmenté et inquiet. Il était mentionné dans le journal d'un autre gentilhomme aventurier, Francis Harley de Bellviews, comme un homme d'une justice, d'un honneur, et d'une délicatesse remarquables.
Le 22 Juillet advint le premier incident qui, bien que largement négligé à l'époque, prend une signification surnaturelle relativement aux évènements ultérieurs. Ce fut si simple que c'en fut presque négligeable, et aurait pu n'être pas remarqué dans d'autres circonstances ; car il doit être rappelé que comme j'étais dans un bâtiment quasiment neuf sinon pour les murs, et entouré de tout le personnel nécessaire, toute appréhension eût pu paraître absurde, malgré l'endroit.
Ce dont je me souvins après coup tient en ceci – que mon vieux chat, dont je connais si bien les humeurs, était indiscutablement attentif et anxieux, dans des proportions sans commune mesure avec son caractère habituel. Il errait d'une salle à une autre, inquiet et perturbé, et reniflait constamment les murs qui composaient la structure Gothique. Je réalise à quel point l'événement peut sembler banal – comme l'incontournable chien des histoires de fantômes, qui grogne avant que son maître n'aperçoive la silhouette en linceul – cependant, je ne puis, en tout honnêteté, le passer sous silence.
Le jour suivant, un serviteur se plaignit de la nervosité des chats de la maison. Il vint me voir dans mon bureau, une salle au second étage de l'aile ouest, avec un haut plafond de voûtes entrecroisées, lambrissée de chêne noir, et avec une fenêtre Gothique dominant la falaise calcaire et la vallée désolée ; et alors même qu'il me parlait, j'apercevais la silhouette furtive de Négro, rampant le long de l'aile ouest, et grattant les nouveaux panneaux qui recouvraient la pierre antique.
Je dis à l'homme que la vieille maçonnerie devait produire une odeur ou une émanation singulière, imperceptible aux sens humains, mais perturbant les délicats organes des chats, même à travers les nouvelles boiseries. Je le croyais vraiment, et quand le brave homme suggéra la présence de souris ou de rats, je fis remarquer qu'il n'y avait eut ici aucun rat depuis trois siècles, et qu'on pourrait même difficilement trouver dans ces hauts murs, où elles n'avaient pas coutume de s'égarer, les souris des champs de la région. Cet après-midi là, je fis appeler le Capitaine Norrys, et il m'assura qu'il serait assez incroyable que les souris des champs infestassent le prieuré d'une manière si soudaine et inédite.
Cette nuit là, gérant les affaires courantes avec un domestique, je me retirai dans la chambre de la tour ouest que je m'étais assignée, et que l'on pouvait atteindre depuis le bureau par un escalier de pierre et une courte galerie – le premier partiellement antique, et la seconde entièrement restaurée. C'était une chambre circulaire, très haute, et sans lambris, décorée de tapisseries que j'avais moi-même choisies à Londres.
Comme Négro m'accompagnait, je fermai la lourde porte gothique, et me retirais sous la lumière des ampoules électriques qui imitaient fort astucieusement des bougies, j'éteignis enfin les lumières et m'affalai dans le lit à baldaquin sculpté, le vénérable chat à mes pieds, sa place habituelle. Je ne tirai pas les rideaux, mais regardais par l'étroite fenêtre qui me faisait face. Il y avait un soupçon d'aurore dans le ciel, et les entrelacs délicats de la fenêtre s'y détachaient agréablement.
Au bout d'un moment, je dus m'endormir paisiblement, car je me souviens distinctement du sentiment de laisser derrière moi des rêves étranges, alors que le chat quittait brutalement sa position placide. Je le vis dans la faible lueur de l'aube, tête tendue vers l'avant, les pattes antérieures sur mes chevilles, et les pattes postérieures étirées. Il observait avec intensité un point sur le mur, un peu à l'ouest de la fenêtre, point que rien ne distinguait à mes yeux, mais vers lequel toute mon attention était désormais dirigée.
Tandis que je l'observais, je sus que Négro ne s'agitait pas en vain. Je ne puis dire si les tapisseries bougeaient réellement. Je pense que c'était le cas, très faiblement. Mais ce dont je puis jurer, c'est que derrière elles j'entendis une cavalcade ténue mais distincte, évoquant celle de rats ou de souris. En un instant, le chat se jetait de tout son poids sur la tapisserie tendue, précipitant de son poids la section concernée au sol, et laissant voir un antique et humide mur de pierre, raccommodé ici et là par les restaurateurs, et vierge de toute trace de rongeurs rôdeurs.
Négro courut de long en large près de cette partie du mur, griffant la tapisserie tombée et semblant par moment tenter de glisser une patte entre les murs et le plancher de chêne. Il ne trouva rien, et après un moment, lassé, revint à son emplacement habituel, près de mes pieds. Je n'avais pas bougé, mais je ne dormis plus cette nuit là.
Le matin même, j'interrogeai tous les serviteurs, et découvris qu'aucun d'entre eux n'avait remarqué quoi que ce soit d'inhabituel, sinon le cuisinier, qui se souvenait des agissements d'un chat qui se reposait sur le rebord de sa fenêtre. Ce chat avait miaulé à un moment indéterminé de la nuit, réveillant le cuisinier qui put ainsi l'apercevoir se précipiter de façon déterminée à travers la porte, en bas des escaliers. Je somnolai jusqu'à midi, et rappelais le Capitaine Norrys dans l'après-midi, qui fut particulièrement intéressé par ce que je lui racontais. Ces étranges incidents -si ténus et pourtant si curieux – stimulaient son goût du pittoresque, et provoquaient chez lui quelques réminiscences de la tradition spectrale locale. Nous étions sincèrement perplexes quant à la présence de rats, et Norrys me prêta quelques pièges et un peu d'arsenic, qu'à mon retour je demandai aux serviteurs de disposer à quelques endroits stratégiques.
Je me retirai tôt, étant fort fatigué, mais fus assailli de rêves des plus horribles. Il me semblait que mon regard plongeait tout au fond d'une caverne crépusculaire, où un démon porcher à barbe blanche, pataugeant dans la crasse, guidait de son bâton un troupeau de bêtes fongueuses et flasques dont l'apparence m'emplit d'un indicible dégoût. Puis, comme le porcher s'assoupissait à la tâche, une énorme nuée de rats déferla sur l'abîme puant, et s'abattit pour dévorer bêtes et homme.
Je fus arraché à cette vision terrifiante par les mouvements de Négro, qui, comme d'habitude, dormait à mes pieds. Cette fois, je n'eus aucun doute quant à l'origine de ses grognements et feulements, ni sur la peur qui lui avait fait planter ses griffes dans ma cheville sans se préoccuper de leur effet ; car de tous côtés de la chambre, les murs étaient vivants de sons écoeurants – la reptation irréelle de rats affamés, gigantesques. Il n'y avait plus d'aurore pour distinguer la tapisserie – dont la partie qui était tombée avait été remplacée – mais je n'étais pas suffisamment effrayé pour ne pouvoir allumer la lumière.
Les ampoules s'illuminant brusquement, je vis toute la tapisserie animée de mouvements hideux, formant les motifs bizarres d'une étrange danse de mort. Ce mouvement disparut presque immédiatement, et le son avec lui. Bondissant hors du lit, je tâtai la tapisserie à l'aide d'une bassinoire qui se trouvait là, et en soulevais un pan pour distinguer ce qui se trouvait derrière. Il n'y avait rien que le mur raccommodé, et même le chat avait perdu sa perception crispée de présences anormales. Quand j'examinai le piège circulaire qui avait été placé dans la chambre, j'en découvris toutes les trappes déclenchées, bien qu'il ne restât aucune trace de ce qui avait été attrapé, et s'était échappé.
Se rendormir étant hors de question, j'allumai une chandelle et sortis dans la galerie, me dirigeant, Négro sur les talons, vers l'escalier qui menait à mon bureau. Cependant, avant que nous n'eûmes atteint les marches de pierre, le chat se précipita devant moi, et disparut en bas de l'antique escalier. Pendant que j'en descendais moi-même les marches, je fus soudainement conscient de sons dans la grande salle, en dessous ; sons dont la nature ne faisait aucun doute.
Les murs lambrissés de chêne étaient vivants, des rats galopant en tous sens alors que Négro se précipitait ça et là, avec la fureur du chasseur déconcerté. Arrivant en bas des marches, j'allumai la lumière, qui, cette fois, ne fit pas disparaître le bruit. Les rats continuaient leur émeute, continuant leur cavalcade si clairement et avec une telle force que je pus enfin distinguer dans leur mouvement une destination précise. Ces créatures, en quantités apparemment innombrables, s'étaient engagées dans une prodigieuse migration depuis des hauteurs inconcevables, vers quelques tréfonds, d'une profondeur concevable ou inconcevable.
J'entendais à présent des pas dans le couloir, et quelques instants plus tard, deux serviteurs ouvrirent la porte massive. Ils fouillaient la maison, recherchant l'origine inconnue d'une perturbation qui avait jeté tous les chats dans une panique grondante, et les avait poussés à plonger précipitamment au bas de plusieurs volées de marches, et à se tenir en miaulant devant les portes closes de la cave inférieure. Je leur demandai s'ils avaient entendu les rats, mais leur réponse fut négative. Et lorsque je me retournai pour attirer leur attention sur les sons derrière les panneaux, je m'aperçus que le bruit avait cessé.
Avec les deux hommes, je descendis aux portes de la cave inférieure, mais découvris que les chats s'étaient déjà dispersés. Plus tard, je décidai d'explorer la crypte en dessous, mais pour l'instant je me contentai de faire le tour des pièges. Tous s'étaient déclenchés, pourtant tous étaient vides d'occupants. Me satisfaisant que personne n'ait entendu les rats, sinon les félins et moi, je restai assis à mon bureau jusqu'au matin, réfléchissant profondément, et me remémorant chaque bribe de légende que j'avais pu exhumer au sujet du bâtiment que j'habitais. Je dormis un peu dans la matinée, affalé dans le seul fauteuil confortable de la bibliothèque, que mon plan d'ameublement médiéval n'avait pu bannir. Plus tard, je téléphonai au capitaine Norrys, qui vint me rejoindre et m'aida à explorer la cave inférieure.
On ne trouva absolument rien d'importun, même si nous ne pûmes réprimer un frisson en songeant que ce caveau avait été bâti par des mains romaines. Chaque arche basse et pilier massif était Romain – pas le Roman avili des Saxons incompétents, mais le classicisme sévère et harmonieux de l'âge des Césars ; de fait, les murs abondaient en inscriptions familières aux archéologues qui avaient continuellement exploré l'endroit – des choses comme « »P. GETAE. PROP… TEMP… DONA… » et « L. PRAEG… VS… PONTIFI… ATYS…»
La référence à Atys me fit frissonner, car j'avais lu Catullus et connaissais quelque peu les rites hideux du dieu de l'Est, dont le culte était intimement lié à celui de Cybèle. Norrys et moi, à la lueur des lanternes, tentâmes d'interpréter les formes étranges et presque effacées, sur certains blocs de pierre irrégulièrement rectangulaires, considérés généralement comme des autels, mais nous ne pûmes rien en tirer. Nous nous souvînmes qu'un motif, une sorte de soleil rayonnant, était considéré par certains chercheurs comme impliquant une origine non-Romaine, ce qui suggérait que ces autels avaient simplement été adoptés par les prêtres Romains, depuis un temple plus ancien et peut-être autochtone, sur ce même site. Sur l'un de ces blocs se trouvaient quelques taches brunes qui me firent réfléchir. Le plus large, au centre de la pièce, présentait certaines caractéristiques sur sa surface supérieure, qui indiquaient sa connexion avec le feu – probablement l'incinération d'offrandes.
Telles étaient les visions dans cette crypte, devant la porte de laquelle miaulaient les chats, et où Norrys et moi décidâmes alors de passer la nuit. Des canapés furent descendus par les serviteurs, à qui l'on dit de ne se préoccuper d'aucune activité nocturne des chats, et Négro fut admis, tant pour son aide que pour sa compagnie. Nous décidâmes de garder la grande porte de chêne – une réplique moderne avec des fentes pour la ventilation – hermétiquement close ; et, ayant veillé à tout cela, nous nous retirâmes avec des lanternes encore allumées, afin d'attendre tout ce qui pourrait advenir.
Le caveau se trouvait dans les grandes profondeurs des fondations du prieuré, et sans l'ombre d'un doute fort loin en dessous de la falaise calcaire qui dominait la vallée. Qu'il ait été la destination des rats furtifs et inexplicables, je ne pouvais douter, bien que je n'aurais pu en donner la raison. Alors que nous étions étendus là, dans l'attente, je réalisai que ma veille se mêlait ponctuellement de rêves à demi-formulés, interrompus par les mouvements malhabiles du chat à mes pieds.
Ces rêves n'étaient pas sains, mais ressemblaient horriblement à celui que j'avais fait la nuit précédente. Je vis encore la caverne crépusculaire, ainsi que le porcher avec ses inconvenantes bêtes fongueuses, vautrés dans la boue, et comme je regardai ces choses, elles me semblèrent plus proches et plus nettes – si nettes que je pouvais presque en détailler l'aspect. Alors j'observai attentivement les traits flasques de l'une d'entre elles – et m'éveillai dans un tel hurlement que Négro fit un bond, alors que le Capitaine Norrys, qui n'avait pas dormi, éclatait de rire. Norrys aurait sans doute ri bien plus -ou peut-être moins – s'il avait su ce qui m'avait fait crier. Mais je ne m'en souvins moi-même que bien plus tard. L'horreur ultime paralyse souvent la mémoire, par charité.
Norrys me réveilla lorsque le phénomène débuta. Il me tira hors du même rêve terrifiant en me secouant gentiment et en m'exhortant à écouter les chats. Effectivement, il y avait beaucoup à entendre, car derrière la porte close, en haut des marches de pierre, il y avait un véritable cauchemar de chats hurlant et griffant, tandis que Négro, négligeant ses semblables de l'extérieur, courait avec excitation le long des murs de pierre nue, dans lesquels j'entendais le même brouhaha précipité de rats qui m'avait troublé la nuit précédente.
Une terreur aiguë grandit en moi, car nous faisions face à des anomalies que rien de normal n'aurait pu expliquer correctement. Ces rats, s'ils n'étaient pas les créatures d'une folie que je partageais avec les seuls chats, devaient nécessairement se frayer un chemin et se glisser à l'intérieur de murs Romains que j'avais crus composés de blocs de calcaire massifs… A moins que, peut-être, l'action de l'eau pendant plus de dix-sept siècles eût grignoté de sinueux tunnels, que les corps des rongeurs auraient érodés et élargis… Mais même en ce cas, l'horreur spectrale n'était pas moindre ; car s'il s'agissait de vermines vivantes, pourquoi Norrys n'entendait-il pas leur mouvement répugnant ? Pourquoi m'avait-il demandé d'observer Négro et d'écouter les chats à l'extérieur, et pourquoi faisait-il des suppositions fantasques et vagues sur ce qui pouvait les avoir excités ?
Au moment où j'étais parvenu à lui dire, aussi rationnellement que je le pouvais, ce que je pensais entendre, mes oreilles me donnèrent les dernières impressions d'une débandade qui s'éloignait ; qui s'était repliée encore plus bas, loin en dessous de cette cave, la plus profonde de toutes, jusqu'à ce qu'il semblât que l'intégralité des profondeurs de la falaise était criblée de rats fouineurs. Norrys n'était pas aussi sceptique que je l'avais imaginé, mais il semblait par contre particulièrement ému. Il me fit remarquer par signes que les chats derrière la porte avaient mis fin à leur clameur, comme s'ils pensaient avoir perdu les rats ; alors même que Négro avait un relent d'agitation, et griffait frénétiquement le bas du large autel de pierre au centre de la pièce, qui était plus proche du divan de Norrys que du mien.
A cet instant, ma peur de l'inconnu était immense. Il était arrivé quelque chose de stupéfiant, et je constatai que le Capitaine Norrys, un homme plus jeune, plus robuste, et probablement plus naturellement matérialiste, était affecté autant que moi-même. Peut-être en raison de sa connaissance approfondie, depuis sa naissance, de la légende locale. Nous ne pouvions rien faire d'autre, pour le moment, que regarder le vieux chat noir alors qu'il griffait avec une ferveur décroissante la base de l'autel, levant la tête de temps à autre, et miaulant vers moi, de la façon persuasive qu'il employait quand il souhaitait que je lui accorde quelque faveur.
Norrys rapprocha une lanterne de l'autel et examina l'endroit que Negro était en train de griffer ; agenouillé en silence, arrachant les lichens des siècles, qui joignaient le bloc pré-Romain massif au sol de mosaïque. Il ne trouva rien, et était prêt à abandonner ses efforts lorsque je remarquai un détail trivial qui me fit frissonner, même si cela ne signifiait rien de plus que ce que j'avais déjà imaginé.
Je lui en parlai, et nous observâmes tous deux sa manifestation presque imperceptible, figés par la découverte fascinée et la compréhension. Ce n'était que cela : la flamme de la lanterne posée près de l'autel vacillait faiblement mais incontestablement, en raison d'un courant d'air qu'elle n'avait pas reçu auparavant, et qui provenait sans doute possible de la fissure entre sol et autel, là où Norrys avait arraché le lichen.
Nous passâmes le reste de la nuit dans le bureau, toutes lumières allumées, discutant nerveusement de la marche à suivre. La découverte qu'un caveau, plus profond que la plus profonde maçonnerie Romaine connue, se trouvait sous cet amas maudit, quelque caveau insoupçonné par trois siècles d'archéologues curieux, aurait été suffisante pour nous exciter sans aucun contexte sinistre. Tels que nous nous trouvions, la fascination était double, et nous hésitions entre abandonner nos recherches et quitter le prieuré pour toujours, par prudence superstitieuse, ou satisfaire notre sens de l'aventure et braver les horreurs qui pouvaient nous attendre dans les profondeurs inconnues.
Au matin, nous étions parvenus à un compromis, et avions décidé d'aller rassembler à Londres un groupe d'archéologues et de scientifiques, aptes à résoudre le mystère. Il faut mentionner qu'avant de quitter la cave, nous avions vainement tenté de déplacer l'autel central, que nous considérions désormais comme la porte vers un nouveau puits de peur innommable. Quel secret ouvrirait cette porte, des hommes plus sages que nous devraient le découvrir.
Pendant des jours, à Londres, le Capitaine Norrys et moi présentâmes nos faits, conjonctures, et anecdotes légendaires, à cinq éminentes autorités, tous étant hommes en qui l'on pouvait avoir confiance pour respecter les révélations familiales que nos explorations pourraient mettre à jour, quelles qu'elles soient. Nous découvrîmes que la plupart d'entre eux étaient peu enclins à la moquerie, mais en revanche particulièrement intéressés et sincèrement compatissants. Il n'est pas forcément nécessaire de tous les nommer, mais je puis révéler qu'ils comprenaient Sir William Brinton, dont les fouilles de la Troad enthousiasmèrent le monde entier à leur époque. Alors que nous prenions tous le train pour Anchester, je me sentais être à l'aube de révélations affreuses, une sensation qui faisait écho à l'ambiance de deuil qui régnait parmi les nombreux américains, due à la mort inattendue de leur président, à l'autre bout du monde.
Dans la soirée du 7 Août, nous atteignîmes le prieuré d'Exham, où les serviteurs m'assurèrent que rien d'inhabituel ne s'était produit. Les chats, même le vieux Négro, avaient été parfaitement calmes, et aucun piège de la maison ne s'était déclenché. Nous devions commencer l'exploration le lendemain, et en attendant j'assignais des chambres meublées à tous mes invités.
Quant à moi, je me retirais dans ma propre chambre, dans la tour, avec Négro sur les pieds. Le sommeil vint rapidement, mais des rêves hideux m'assaillirent. Il y eut une vision de banquet Romain, semblable à ceux de Trimalchio, avec une horreur dans un plat couvert. Puis vint cette chose maudite, récurrente, avec le porcher et son troupeau crasseux dans la grotte crépusculaire. Cependant, lorsque je m'éveillai, il faisait plein jour, et une activité ordinaire résonnait dans la demeure, en-dessous. Les rats, vivants ou spectraux, ne m'avaient pas dérangé ; et Négro était encore paisiblement endormi. En descendant, je découvris que la même quiétude avait régné ailleurs ; une situation que l'un des serviteurs assemblés – un personnage nommé Thornton, passionné de surnaturel – attribua plutôt stupidement au fait que m'avait été montrée la chose que certaines forces avaient souhaité me montrer.
Tout était prêt désormais, et à 11 heures du matin, notre groupe de 7 hommes, portant de puissantes lampes torches électriques et nos équipements de fouille, descendit à la cave inférieure et verrouilla la porte derrière lui. Négro nous accompagnait, car les enquêteurs n'avaient trouvé aucune raison de mépriser sa sensibilité, et qu'ils étaient plutôt désireux de sa présence en cas d'obscure manifestation de rongeurs. Nous n'observâmes que brièvement les inscriptions Romaines et les dessins de l'autel, car trois des savants les avaient déjà vus, et tous connaissaient leurs caractéristiques. Le centre d'attention était le monumental autel central, et en une heure, Sir William Brinston l'avait fait basculer en arrière, maintenu en équilibre par quelque espèce de contrepoids inconnus.
Là fut révélée une telle horreur qu'elle nous eût anéantis si nous n'y avions été préparés. A travers une ouverture presque carrée dans le sol de mosaïque, étalé sur une volée de marches de pierre si prodigieusement usées qu'elles n'étaient guère plus qu'un plan incliné en son centre, se trouvait un pâle étalage d'os humains ou semi-humains. Ceux qui conservaient quelque cohérence en tant que squelettes montraient des postures de peur panique, et sur tous, on voyait les marques du rongement des rats. Les crânes indiquaient clairement une idiotie totale, le crétinisme, ou une origine primitive semi-simiesque.
Au-dessus des marches jonchées de déchets infernaux, se voûtait un passage descendant, apparemment ciselé à même la roche solide, qui guidait un courant d'air. Ce courant ne fut pas une aspiration soudaine et nocive, comme celles provenant de caveaux fermés, mais une brise fraîche, impliquant quelque renouvellement. Nous ne nous arrêtâmes pas longtemps, mais commençâmes en frissonnant à nous frayer un passage jusqu'en bas des marches. Ce fut alors que Sir William, alors qu'il examinait les murs taillés, fit la remarque étrange que le passage, d'après le sens des marques, avait été creusé depuis le bas.
Je dois être particulièrement prudent maintenant, et choisir mes mots avec attention. Après avoir creusé un sillon à travers quelques marches, au milieu des os rongés, nous réalisâmes qu'il y avait de la lumière devant nous ; pas une phosphorescence mystique, mais la lumière du jour, filtrée, qui ne pouvait provenir que de quelques fissures inconnues, dans la falaise qui dominait la vallée désolée. Que de telles fissures n'aient pas été remarquées de l'extérieur n'était guère étonnant, car non seulement la vallée est totalement inhabitée, mais en outre la falaise est si haute et abrupte que seul un aéronaute pourrait en étudier la surface en détail. Quelques pas de plus, et nous eûmes le souffle littéralement coupé par ce que nous vîmes ; à ce point littéralement que Thornton, l'enquêteur psychique, s'évanouit pour de bon, dans les bras des hommes abasourdis qui se tenaient derrière lui. Norrys, le visage replet flasque et blême, poussa simplement un cri inarticulé, tandis qu'il me semble que pour ma part, je suffoquai ou émis un sifflement en me couvrant les yeux.
L'homme derrière moi – le seul de notre équipe qui fut plus âgé que moi – coassa le banal « Mon Dieu ! » de la voix la plus fêlée que j'eusse jamais entendue. De sept hommes cultivés, seul Sir William Brinton sut garder son calme, un point de plus à mettre à son crédit, car il menait l'équipe, et dût être le premier à contempler la vue.
C'était une grotte crépusculaire d'une hauteur gigantesque, s'étendant bien au-delà que ce que l'oeil pouvait percevoir ; un monde souterrain de mystère sans limite et horriblement suggestif. Il y avait des bâtiments et d'autres restes d'architecture – d'un coup d'oeil terrifié, je vis un étrange arrangement de tumulus, un cercle sauvage de monolithes, le dôme bas d'une ruine romaine, un vaste amas saxon, et un édifice de bois anglais primitif – mais tout ceci était éclipsé par le spectacle macabre qu'offrait la surface générale du sol. Sur des mètres autour des marches s'étendait un enchevêtrement insensé d'os humains, ou d'os au moins aussi humains que ceux sur les marches. Ils s'étiraient comme une mer d'écume, certains éparpillés, mais d'autres entièrement ou partiellement articulés comme des squelettes ; ces derniers invariablement dans des poses de frénésie démoniaque, soit repoussant quelque menace, soit agrippant d'autres formes avec des intentions cannibales.
Lorsque le Docteur Trask, l'anthropologue, s'arrêta afin de classifier les crânes, il découvrit un mélange dégénéré qui le déconcerta au plus haut point. Ils étaient pour la plupart antérieurs à l'homme de Piltdown sur l'échelle de l'évolution, mais dans tous les cas assurément humains. Beaucoup étaient d'un rang plus avancé, et quelques rares spécimens étaient des crânes de types supérieurement et sensiblement évolués. Tous les os étaient rongés, principalement par les rats, mais aussi par d'autres représentants de la foule semi-humaine. Mélangés à eux se trouvaient de nombreux petits os de rats – membres tombés de l'armée meurtrière qui avait mis fin à l'antique épopée.
Je m'émerveille du fait que chacun d'entre nous ait vécu et conservé sa santé mentale tout au long de cette journée abominable de découvertes. Ni Hoffman ni Huysmans n'auraient pu concevoir une scène aussi follement incroyable, si frénétiquement répugnante, ou plus gothiquement grotesque que la grotte crépusculaire que nous avons parcourue tous les sept ; chacun trébuchant d'une révélation à une autre, et essayant sur le moment de s'empêcher de songer aux événements qui avaient dû se dérouler ici trois cents, ou un millier, ou deux milliers, ou dix milliers d'années plus tôt. C'était l'antichambre de l'enfer, et le pauvre Thornton s'évanouit de nouveau lorsque Trask lui dit que certains des squelettes avaient dû régresser en quadrupèdes sur les vingt dernières générations, ou plus.
L'horreur s'ajouta à l'horreur lorsque nous commençâmes à interpréter les vestiges archéologiques. Les choses quadrupèdes – avec leurs recrues occasionnelles de la classe des bipèdes – avaient été gardées dans des enclos de pierre, desquels elles avaient dû s'échapper dans leur hystérie finale, causée par la faim ou la peur des rats. Il y en avait eu de grands troupeaux, clairement engraissés avec les légumes vulgaires dont nous découvrîmes les restes sous forme d'une sorte d'ensilage vénéneux, au fond d'énormes bacs de pierre, plus vieux que Rome. Je savais désormais pourquoi mes ancêtres avaient eu des jardins aussi démesurés – plut au ciel que je puisse l'oublier ! Quant à la raison d'être de ces troupeaux, je n'avais pas besoin de la demander.
Sir William, debout, avec son projecteur, au milieu des ruines Romaines, traduisait à voix haute les rituels les plus choquants que j'aie jamais entendus ; et nous révéla le régime du culte antédiluvien que découvrirent les prêtres de Cybèle, et qu'ils mélangèrent au leur. Norrys, qui avait pourtant connu les tranchées, ne pouvait marcher droit lorsqu'il sortit du bâtiment Anglais. C'était une boucherie et une cuisine – cela il s'y attendait – mais découvrir en un tel endroit un équipement anglais familier, et y lire des graffitis anglais familiers, certains aussi récents que 1610, c'était trop. Je ne pus entrer dans ce bâtiment – ce bâtiment dont les activités démoniaques ne furent stoppées que par la dague de mon ancêtre Walter de la Poer.
Je me hasardai par contre à entrer dans le bâtiment Saxon trapu, dont la porte de chêne était tombée, et j'y découvris une effrayante rangée de dix cellules de pierre aux barreaux rouillés. Trois d'entre elles avaient des occupants, tous des squelettes très évolués, et à l'index osseux de l'un d'entre eux, je découvris une chevalière ornée de mes propres armoiries. Sir William découvrit un caveau avec des cellules bien plus anciennes, sous la chapelle romaine, mais ces cellules étaient vides. Encore en-dessous se trouvait une crypte basse avec des caisses contenant des ossements soigneusement disposés, certain d'entre eux présentant d'horribles inscriptions parallèles, gravées en Latin, en Grec, et en langue Phrygienne.
Pendant ce temps, le Docteur Trask avait ouvert l'un des tumulus préhistorique, et exhumé des crânes à peine plus humains que ceux de gorilles, et qui portaient des gravures d'idéogrammes indescriptibles. Mon chat me suivait au milieu de ces horreurs, imperturbable. Je l'aperçus à un moment, monstrueusement perché au sommet d'une montagne d'ossements, et je m'interrogeai sur les secrets tapis derrière ses yeux jaunes.
Ayant appréhendé, même superficiellement, les révélations terrifiantes de ce lieu crépusculaire – un lieu si hideusement prédit par mon rêve récurrent – nous nous tournâmes vers les profondeurs, apparemment sans limites, de cette caverne de minuit, dans laquelle nul rayon de lumière de la falaise ne pouvait pénétrer. Nous ne saurons jamais quels mondes Stygiens aveugles s'ouvraient au-delà de la petite distance que nous parcourûmes, car il fut décidé que de tels secrets ne sont pas bons pour l'humanité. Mais il y avait autour de nous déjà largement de quoi nous absorber, car nous n'avions pas eu à marcher bien loin avant que les projecteurs ne nous révélassent cette infinité de puits maudits dans lesquels les rats avaient festoyé, et dont la fin brutale du réapprovisionnement avait conduit l'armée de rongeurs voraces à se tourner d'abord vers les troupeaux vivants de choses affamées, puis à jaillir hors du prieuré, en cette orgie de dévastation historique que les paysans n'oublieront jamais.
Dieu ! Ces fosses noires de charognes, d'ossements sciés, sélectionnés, de crânes ouverts ! Ces gouffres de cauchemar, engorgés d'os de pithécanthropes, de Celtes, de Romains et d'Anglais, pendant des siècles maudits et innombrables ! Certaines étaient pleines, et nul ne peut dire à quelles profondeur elles s'enfonçaient autrefois. D'autres paraissaient encore sans fond à la lumière de nos projecteurs, et peuplées de fantaisies innommables. Je m'interrogeais sur le destin des rats malchanceux qui basculèrent dans de tels pièges, parmi les ténèbres de leurs quêtes au sein de cet abominable Tartare.
A un moment, mon pied dérapa au bord d'un gouffre horriblement béant, et je connus un moment de terreur extatique. J'avais dû me perdre un long moment dans mes rêveries, car je ne pus apercevoir personne de notre groupe, sinon le replet Capitaine Norrys. Alors, de ce noir d'encre sans limite, de cette distance plus éloignée que je ne pouvais le concevoir, vint un son ; et je vis mon vieux chat noir passer devant moi comme un flèche, tel un dieu ailé égyptien, droit dans le gouffre illimité de l'inconnu. Mais je n'étais pas loin derrière, car après une seconde, il n'y eut plus de doute. C'était l'étrange débandade de ces rats nés du démon, toujours en quête de nouvelles horreurs, et déterminée à me guider, même vers ces cavernes grimaçantes du centre de la terre, où Nyarlathotep, le dieu fou sans visage, hurle aveuglément dans les ténèbres, au son de deux joueurs de flûte arriérés et amorphes.
Mon projecteur expira, mais je courais encore. J'entendis des voix, et des hurlements, et des échos, mais par dessus tout s'élevait doucement cette cavalcade impie et insidieuse ; s'élevant doucement, s'élevant, comme un cadavre raide et gonflé s'élève doucement au dessus d'une rivière d'huile qui s'écoule sous les ponts d'onyx sans fin, vers une mer noire et putride.
Quelque chose me percuta – quelque chose de doux et dodu. Ce devait être les rats ; l'armée vorace, gélatineuse, visqueuse, qui se régale des morts et des vivants… Pourquoi les rats ne devraient-ils pas manger un de la Poer, alors qu'un de la Poer mange des choses interdites ? … La guerre a mangé mon garçon, qu'ils soient tous maudits … Et les Yankees ont mangé Carfax avec les flammes et ont brûlé Grandsire Delapoer et le secret … Non, non, je vous le dis, je ne suis pas le démon porcher dans la grotte crépusculaire ! Ce n'était pas le gras visage d'Edward Norrys sur cette chose fongueuse et molle ! Qui dit que je suis un de la Poer ? Il a vécu, mais mon fils est mort ! … Un Norrys doit-il posséder la terre d'un de la Poer ? … C'est le Vaudou, je vous le dis … Ce serpent tacheté … Maudit sois-tu, Thornton, je vais t'apprendre à t'évanouir devant les actes de ma famille ! … Peste, faquin, je vais t'apprendre à goûter… Voulois tu me travallois avec icelui ? Magna Mater ! Magna Mater ! … Atys … Dia ad aghaid's ad aodaun… agus bas dunarch ort ! Dhona's dholas ort, agus leat-sa ! … Ungl unl… rrlh… chchch…10 avril 2013 à 10h40 #155803C'est ce qu'ils disent que je dis lorsqu'ils me trouvèrent dans les ténèbres, trois heures plus tard ; me trouvèrent accroupi dans les ténèbres, au-dessus du corps replet et à moitié dévoré du Capitaine Norrys, mon propre chat me sautant à la gorge pour la déchiqueter. Maintenant, ils ont fait sauter le prieuré d'Exham, ils ont éloigné de moi mon Négro, et ils m'ont enfermé dans cette pièce close, à Hanwell, avec des chuchotements craintifs sur mon hérédité et mon expérience. Thornton est dans la pièce d'à coté, mais ils m'empêchent de lui parler. Ils tentent, aussi, d'effacer tous les faits qui concernent le prieuré. Quand ils parlent du pauvre Norrys, ils m'accusent de cette chose affreuse, mais il faut qu'ils sachent que je ne l'ai pas fait. Ils faut qu'ils sachent que c'étaient les rats, les rats rampants, filants, dont la galopade ne me laisse jamais dormir ; les rats démons qui courent derrière le capitonnage de cette pièce, et qui m'entraînent au fond des plus immenses horreurs que j'aie jamais connues ; les rats qu'ils ne peuvent jamais entendre ; les rats, les rats dans les murs.
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