P.A. GASSE : L’Enfant de Nursac (Votes attendus pour le 23 novembre)

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    Pierre-Alain GASSEPierre-Alain GASSE
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      Bonjour à toutes et tous,

      Pour marquer mon entrée dans cette communauté, je vous propose mon dernier texte, inspiré d’une triste réalité : “L’Enfant de Nursac”.
      J’ai déjà traité le thème de l’enfance maltraitée dans deux nouvelles, la première ,”Luka”, inspirée de la chanson éponyme de Suzanne Véga, et la seconde “In Memoriam”, inspirée de l’expérience du Wagon du Légué, à Saint-Brieuc, lieu punk alternatif, détruit par les CRS en 2004, mais il s’agit ici d’une autre approche.
      Lisibles sur https://pierrealaingasse.fr
      Voici “L’Enfant de Nursac”

      Ceci est une fiction basée, hélas, sur des faits réels.
      I
      — Théo ! Enzo ! Venez là. Il faut qu’on parle.
      Les deux frères sont scotchés devant la télé du salon, un saladier de chips devant eux, en train de regarder une émission de téléréalité.
      — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’on a fait encore ?
      — Rien. J’ai un truc à vous dire.
      Les deux garçons, Théo, 17 ans et Enzo, 9 ans, regardent leur mère, en mini-jupe de cuir rouge et pull mohair blanc, perchée sur des talons de 10 cm.
      L’aîné interroge :
      — Tu vas où, comme ça ? Faire la pute, encore ?
      — Dis donc, je ne te permets pas ! Tu es chez moi, ici ! Un peu de respect, s’il te plaît.
      — Plus pour longtemps, en tous cas. Dès que mon patron m’embauche pour de bon, je me tire d’ici.
      — Rien à cirer. Je serai partie avant toi. Aujourd’hui même, figure-toi. Je vais chez Marta.
      — Quoi ? Tu vas nous laisser tout seuls ici ? Pour aller chez cette gouine ?
      — Ce que je fais de mes fesses ne te regarde pas. J’ai fait des courses et il y a deux billets de 20 dans la boîte à gâteaux. Les dépensez pas en conneries. Je viendrai pas tous les quatre matins, je vous préviens. Bon, allez, salut. Je me tire. J’ai rencart dans une demi-heure pour aller au resto.
      — Toi, tu vas au resto avec ta copine et tu nous laisses là à bouffer des chips. Putain, t’es trop relou, maman !
      — T’es grand Enzo, maintenant. Tu peux te débrouiller tout seul, non ? Et puis, c’est comme ça, un point c’est tout !
      Émilie attrape le sac de voyage sur le plancher de l’entrée et les clés de son scooter sur la console, le casque et les gants posés par terre.
      Elle ouvre la porte, suivie du regard par ses deux garçons.
      Ses talons résonnent dans l’escalier du petit collectif.
      Ils entendent le gravier crisser dans l’allée, puis quelques minutes plus tard, une pétarade étouffée.
      Les voilà complètement seuls à présent.
      Enzo va à la fenêtre et regarde le scooter bleu s’éloigner en direction d’Intermarché.
      — Bon débarras ! dit Théo avec un geste obscène des bras.
      — T’es con, dit son frère. Comment on va bouffer maintenant ?
      II
      Moi, c’est Enzo. J’ai dix ans, bientôt onze. Plutôt grand pour mon âge, a dit l’infirmière du collège. La bouille ronde et des cheveux blonds (avant, ils étaient courts, mais maintenant ils sont pas mal longs, je suis pas allé chez le coiffeur depuis un an et demi, je crois bien. De dos, on pourrait me prendre pour une fille).
      Ici, c’est tranquille. Les deux fenêtres de notre salon donnent sur le cimetière, allongé au bord de la voie ferrée, mais il y a des arbres, on n’entend pas trop les trains.
      Avant j’allais à l’école primaire Alfred de Vigny. C’était à cinq minutes à pied. Je pouvais me lever une demi-heure avant l’heure de l’école qui commençait à 9 heures. C’était cool ! Cette année, je suis au collège en 6e et je dois prendre le bus derrière chez moi jusque Saint-Michel, puis marcher 7 minutes. Et je ne commence pas tous les jours à la même heure. C’est plus compliqué. Des fois j’oublie l’horaire. J’ai dû écrire deux billets de retard déjà depuis le début de l’année. La signature de ma mère est super simple, c’est pas un problème, et je me suis entrainé à imiter son écriture.
      Je n’ai pas connu mon père. Mon frère, il a pas le même et l’a pas connu longtemps. Et maman est partie de la maison il y a plusieurs mois déjà. Après qu’elle a perdu son job à la supérette. Mon frère Théo était ici avec moi au début, mais depuis sa majorité, il a obtenu une chambre dans un foyer pour jeunes travailleurs, plus près de son boulot de chaudronnier, et il est parti. J’ai l’appart pour moi tout seul. Au début, j’étais vénère contre ma mère et mon frère. Maintenant, j’men fous. J’me suis habitué. Mais c’est galère quand même.
      Ma mère, elle est pas loin, à 5 km d’ici, mais je sais jamais quand elle va se pointer pour me faire des courses ou me donner du fric pour. J’ai intérêt à économiser les provisions. Plusieurs fois, je suis allé me coucher le ventre vide ; j’avais terminé le dernier paquet de gâteaux le matin.
      Elle a pas fait suivre son courrier et les factures restent dans la boîte jusqu’à ce qu’elle passe : l’eau, l’électricité, le gaz, etc. Alors, des fois, y’a des coupures. Sauf l’hiver. Il paraît que y’a pas le droit. Mais l’hiver dernier, un jour, plus d’électricité, plus de chauffage. Le frigo, pas de souci, il était vide. Mais ça caillait grave. 10° au thermomètre. J’ai dû dormir sous les trois couettes de la maison , la mienne, celle de mon frère et celle de ma mère. Heureusement qu’ils étaient pas partis avec ! Apprendre mes leçons sous la couette, ça va, mais pour faire les exercices, c’est pas pratique. Plus d’eau chaude non plus. Autant dire que la toilette était vite faite. Pour faire mon shampoing et me laver les fesses, j’ai fait chauffer une bouilloire d’eau, du gaz y’en avait toujours.
      À la fin, je me suis souvenu de ce qui était arrivé un jour d’orage. Tout avait sauté. Et j’avais vu ma mère remettre le compteur. J’ai fait pareil. Rien, Alors, j’ai débranché tous les appareils. Et je les ai remis un par un. C’est comme ça que j’ai trouvé celui qui déconnait. Ma lampe de chevet qu’avait les fils qui se touchaient. J’ai pris celle de la chambre de mon frère et la question a été réglée.
      Depuis avril de cette année, y’a plus de coupures, tout marche, je sais pas pourquoi. Sauf les radiateurs. C’est con. Mais on s’habitue et en plus il a pas fait très froid.
      Je me nourris principalement de biscuits, de jus d’orange et de boîtes de conserve. Le matin, je bois un verre de jus et je mange deux Prince de Lu. C’est mes préférés. Des Choco BN aussi. Et des Petit Écolier. Le midi, je mange à la cantine. Je sais pas pourquoi, à l’école, j’avais la cantine gratuite comme deux ou trois autres et cette année, au collège, c’est pareil. Et le soir, devant la télé, je vide ma boîte de conserves : raviolis, cassoulet, saucisses lentilles, petit salé lentilles, haricots rouges, haricots blancs et on recommence.
      Un an et demi que ça dure.
      III
      Les voisins, ils ont mis du temps à capter que j’étais tout seul. Ils voyaient le scooter bleu de temps en temps, alors ils pensaient peut-être que ma mère était toujours là. Sauf que ma mère, elle est venue de moins en moins souvent. J’ai dû faire des réserves de nourriture. Une fois, deux mois sans la voir. Heureusement, c’était en été et une voisine, en bas, avait installé un carré potager devant chez elle, avec des tomates et des courgettes. Alors, quand je descendais et qu’elle n’était pas derrière ses rideaux, j’en piquais une par ci par là, pas trop grosse pour que ça se voie moins.
      C’est comme ça que j’ai tenu. Et grâce à ma réserve de biscuits, aussi.
      À l’école, ça allait. Pour pas qu’on me questionne, je travaillais de mon mieux et, en général, j’avais de bonnes notes. À la réunion parents-profs de cette année, je suis allé tout seul, j’ai dit que ma mère avec son travail ne pouvait pas venir ce soir-là. On m’a félicité pour le mien et laissé tranquille.
      C’est sur la cour de récré, avec les autres, que c’est plus compliqué. J’ai pas trop fait de copains depuis la rentrée au collège, parce que ce serait difficile de les inviter à la maison. Y’en a quand même un ou deux qui m’ont demandé de venir jouer chez eux à la console. J’ai dit que ma mère voulait pas. Ils m’ont plus demandé. Juste au foot dans le terrain vague à côté, j’ai dit. Ceux que j’avais en primaire, ils sont allés dans l’autre collège de la ville ou ils ont déménagé. Je suis inscrit dans aucun club : ni foot, ni judo, ni piscine, ni rien. Ça a fini par faire bizarre. Cette année, au collège, j’ai dû dire que c’était une punition pour des conneries que j’avais faites. Les autres ils ont dit : c’est dégeulasse ! Elle peut pas te priver de tout, ta mère !
      Eh bien, si, elle peut même me priver de mère, ma mère !
      Tous les jours, je me demande comment c’est possible que personne n’ait rien vu. En fait, depuis le temps, je pense que les voisins savent, mais qu’ils disent rien pour pas avoir d’emmerdes. Parce que, quand même, c’est pas normal ce qui m’arrive ! Il faut dire aussi que la cité d’ici est pas tout à fait comme les autres : y’a pas de grandes barres pleines d’étages. Une seule de quatre niveaux, des maisons accolées et cinq blocs bizarres faits de quatre hexagones mis ensemble, de deux étages chacun. Moi, j’habite au deuxième étage du bloc n°1, mais il n’y a aucun enfant de mon âge sur les douze appartements. Juste un couple avec des jumelles en poussette au rez-de-chaussée et deux autres avec des gosses de l’âge de mon frère, à peu près. Le restant, c’est des vieux d’au moins cinquante ans. Elle est déjà ancienne, cette cité, les années quatre-vingts, je pense.
      Le plus dur, c’est d’avoir des habits propres. Y’a pas de machine à laver dans l’appart. Ma mère allait à la laverie du centre commercial. Et heureusement que j’y suis allé avec elle plusieurs fois avant. Je sais comment faire. J’aime bien y aller. J’apprends mes leçons là-bas. Il fait bon, c’est chauffé. Mais il faut des pièces et j’en ai pas toujours. Des fois, les gens me parlent. Je dis que j’aide ma mère. On me félicite. Mais une fois, y’a une meuf qu’a remarqué qu’il n’y avait que des fringues de gosse, dans mon linge. Elle m’a demandé :
      — C’est toi qui dois laver ton linge chez toi ?
      J’ai dû inventer un gros mito :
      — Je l’avais pas donné à laver en temps, alors ma mère a dit, débrouille-toi, mon vieux !
      — Eh ben ! Elle est pas commode ta mère, dis donc !
      — Pas vraiment, non !
      IV
      Cette année, au mois de mai, ma mère est venue quatre fois avec des courses. C’était jamais arrivé avant. Je l’ai interrogée :
      — T’as gagné un truc à gratter en allant acheter tes clopes ou quoi ?
      — Je suis allée voir la maire, c’est tout. Tu vois que je m’occupe de toi !
      Oui, mais la maire, elle a fait sa petite enquête auprès de la supérette et quand elle a su ce que ma mère achetait avec les bons d’alimentation de la mairie, des pizzas, des surgelés, des conserves et des gâteaux, ni fruits ni légumes, ça lui a pas plu.
      Le policier municipal est venu interroger les voisins, qui ont dit ce qui était vrai : à savoir que ma mère venait me voir irrégulièrement depuis un bon bout de temps et que mon frère aîné n’était plus là.
      Pendant l’été, une de ces voisines – celle des tomates, je crois – a déposé une main-courante (au centre, j’ai appris ce que c’est) pour dire que j’étais délaissé.
      Et à la fin des vacances, les gendarmes sont arrivés.
      J’étais pas là quand ils sont venus. J’étais allé jouer au foot avec d’autres sur le grand terrain vague qu’est près de la maison. Mais j’ai repéré la voiture bleue garée devant chez nous. Alors je suis passé par derrière. Y’avait personne. Je suis rentré chez moi et j’ai fermé à clé. J’ai même coincé une chaise sous la poignée de la porte d’entrée, comme dans les films.
      Une demi-heure plus tard, ça a sonné. Une fois, deux fois, trois fois. J’ai pas bougé. Puis j’ai entendu une voix de femme :
      — Enzo ? On sait que tu es là. Une voisine t’a entendu rentrer. Ouvre-moi. Il faut que je te parle. C’est important. On vient t’aider. Tu ne peux pas rester comme ça.
      J’étais d’accord. Alors, je suis allé ouvrir. Deux gendarmes, un type avec un képi et une fille avec une casquette américaine. Je suis resté là devant elle, comme un piquet. Je savais pas quoi faire. C’est elle qui m’a pris dans ses bras. Mon fils a ton âge, elle a dit. Alors les vannes se sont ouvertes. J’ai pleuré. On est allé s’asseoir dans le canapé, pendant que l’autre gendarme inspectait l’appartement.
      Puis tout s’est précipité. Une assistante sociale de l’ASE1 est arrivée (ça aussi, j’ai appris au centre ce que c’est). Elle m’a aidé à faire mon sac et on est partis dans sa voiture jusqu’à la maison d’enfants où je vis maintenant.
      Je suis à la fois soulagé parce que ça ne pouvait durer comme ça éternellement, mais ce n’est pas facile de m’habituer à la vie en collectivité après deux ans à jouer les Robinson d’appartement.
      Il paraît que ma mère pourrait aller en prison. On va la juger bientôt à Angoulême. Je crois pas que j’irai la voir.
      Finalement, ça m’a fait du bien de vous raconter tout ça.
      J’entends la cloche, ça va être l’heure du repas et, cette semaine, je dois aider à mettre le couvert.
      Il faut que je vous laisse.
      1 ASE : Aide Sociale à l’Enfance. A succédé à l’Assistance Publique en 1956. Service confié aux Départements depuis 1983.
      ©Pierre-Alain GASSE, janvier 2024. Tous droits réservés.

      Bonne lecture !
      Lien vers le site d’origine : https://pierrealaingasse.fr/fr/nursac.htm

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