LE GOFFIC, Charles – Les Baliniers de Kerjean

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        LE GOFFIC, Charles – Les Baliniers de Kerjean

                                                                  I
            René Barbier, sieur de Kerjean, n'avait jamais été à la Cour, bien qu'il fût, au dire de chacun, gentilhomme accompli, savant, sage et généreux, que la mort de ses parents l'eût mis en possession du plus beau château de Bretagne et que sa femme, Françoise de Quélen, ne le cédât à aucune dame de son temps pour la vertu, le savoir-vivre et la beauté. A la fin pourtant, il fallut bien que le jeune seigneur fît comme les autres et s'en vînt présenter ses hommages à la mère du nouveau roi qui exerçait le pouvoir pendant la minorité de son fils. Mais, comme René ne comptait point s'éterniser à la Cour et qu'il tenait son Kerjean pour un séjour mille fois plus agréable que le Louvre, il partit seul et laissa Françoise à la garde de sa nourrice.
            -Je vous reviendrai bien vite, mon coeur, lui dit-il, et nous ne nous quitterons plus.
            -Le ciel vous écoute, mon cher seigneur! répondit Françoise. Le temps que vous passerez loin de moi, je l'occuperai en oraisons et à filer ou à carder l'étoupe. Je voudrais qu'il n'y eût pauvre ménage aux environs qui n'eût sa toile de balin pour l'hiver et qui ne la reçut de mes mains. J'y ajouterai volontiers un écu par ménage, si Dieu me fait la grâce que vous reveniez sain et sauf…
            L'aube était à peine levée. Les équipages du jeune seigneur piaffaient d'impatience dans la magnifique cour d'honneur dallée à l'italienne, dont le corps de logis principal et ses ailes occupaient trois des côtés et sur l'autre côté de laquelle régnait une galerie aux pilastres finement ouvragés. René s'arracha en soupirant à la magie de ce beau décor familier. Comme il franchissait le portique de la première enceinte, où deux lions en pierre rouge de Ploumanac'h soutenaient un écusson aux armes des Barbier, il aperçut quatre corbeaux qui volaient de concert dans la direction de Kerjean et qui, après avoir tournoyé au-dessus de sa tête, se perchèrent sur l'écusson et y demeurèrent immobiles.
            “Voilà de hardis coquins! pensa René. Si je ne connaissais Françoise et que je crusse aux présages, je ne pousserais pas plus avant. Portez-vous bien, Messieurs les corbeaux…”

                                                                         II
            Cependant, quand elle apprit que le sire de Kerjean n'était pas accompagné de sa femme, la régente conçut un vif mécontentement et son humeur vindicative et jalouse, qui tournait en injures personnelles les actions les plus innocentes, lui inspira d'intérresser à sa vengeance un brelan de mauvais sujets, grands coureurs de ruelles et d'aventures, le marquis de Belz, le comte de Bruc, le chevalier de Saint-Phar et le vidame de Bombelles.
            Pour les piquer au jeu, elle demanda devant eux à René s'il se faisait une si fâcheuse idée de la Cour qu'il crût que l'honneur de madame de Kerjean n'y pût être en sûreté. René protesta n'avoir point eu cette idée, dont le respect qu'il portait à sa souveraine aurait suffi à le défendre.
            -Alors, dit aigrement la régente, il faut donc que madame de Kerjean soit quelque monstre dont vous rougissiez.
            -Françoise de Quélen est ma femme depuis cinq ans, dit René. On nous a mariés quand elle n'avait que douze ans et moi quinze. Je l'aime comme au premier jour. Elle n'a rien dans le visage et le coeur dont il me faille rougir; elle est aussi honnête que belle, Dieu merci. C'est la longueur du voyage qui m'a effrayé pour elle, non le jugement de la Cour et encore moins, ajouta-t-il d'une voix forte, en se tournant à demi vers les muguets qui ricanaient dans l'embrasure d'une croisée voisine, les oeillades et les entreprises des galants.
            -Eh! là, dit la régente, vous regardez M. de Belz et ses amis comme si, précisément, c'étaient les galants dont vous parlez…
            -Moi, Madame? dit René. Je ne connais aucun de ces messieurs et n'ai nulle envie d'être plus savant, fors que Votre Majesté ne l'ordonne. Ils peuvent se moquer tant qu'il leur plaira de la confiance que j'ai dans ma femme : je ne suis pas homme à m'en soucier.
            -J'aime ce langage, dit la régente. Mais je l'eusse encore mieux goûté si Madame de Kerjean avait été céans. Outre que l'éclat de ses mérites n'eût pas manqué de rejaillir sur notre Cour, c'est à l'oeuvre qu'on voit l'ouvrier et nous ne pouvons raisonnablement juger d'ici cette haute vertu ni deviner comment vont les choses dans votre Kerjean.
            -Ne suffit-il pas que je le sache? dit René avec un bon sourire. Les yeux du coeur sont perçant. Il m'assurent que rien n'a rien changé à Kerjean depuis mon départ et, jusqu'au laneret qui bâille sur son perchoir, aux lévriers qui, chaque matin, flairent le vent et se recouchent, tout y est occupé du maître absent et soupirent après son retour. Les seules fêtes y sont la prière et le travail et, pour hôtes de qualité, Kerjean n'a plus que les mendiants et les pélerins…
            A cette déclaration ingénue, les rires des muguets redoublèrent, et, se détachant de l'embrasure, M. de Belz s'avança vers René pour  lui dire à brûle-pourpoint :
            -Fi, Monsieur, quel discours! Des gueux, des manchots, des culs-de-jatte, voilà les rivaux que vous vous donnez! C'est triompher trop aisément. Et je soupçonne maintenant la vérité : vous êtes de ces maris jaloux qui tiennent leurs femmes en chartes privées et se fient beaucoup moins dans dans leur honneur que dans la solidité des verrous sous lesquels ils les enferment. le calcul est bon, tant que les verrous résistent. Mais supposez-les cédant et que quelqu'un que je sais pût s'introduire dans la place…
            -Moi, par exemple, dit Bruc.
            -Ou moi, dit Saint-Phar.
            -Ou moi, dit Bombelles.
            -Ou votre serviteur, dit Belz; je gage qu'il ne se passerait pas longtemps avant que vous n'ayez changé d'antienne.
            -Paix! dit la régente. Nous ne saurions tolérer qu'on fasse céans de semblables gageures et, si agréable qu'il nous eût été de penser que Kerjean fût une nouvelle Ithaque, La sagesse commande que nous n'exposions pas la vertu de sa châtelaine à de trop rudes assauts. Pour  recommencer avec quelque chance de succès l'expérience de Pénélope et des prétendants, la première condition nous manque : Pénélope était femme d'âge et de raison et ses prétendants de méchants petits seigneurs campagnards, non quatre roués, les plus redoutables de Paris et dont la chronique publie qu'ils n'ont pas encore trouvé de rebelles. Saint-Denis m'aide! J'en ai quasi regret, car il eût fait beau voir qu'une simple beauté de province rabâttit le caquet à ces impertinents et rétablît l'honneur de notre sexe, gravement compromis par leurs scandaleuses conquêtes. Mais, avec la meilleure volonté du monde, ce n'est pas madame de Kerjean qu'on peut charger d'un tel soin.
            -Si, Madame, elle s'en chargera, j'accepte la gageure, s'écria René qui fut pris à ce langage perfide. En faveur du résultat, souffrez que fléchisse un instant la sévérité de vos principes et daignez me permettre de relever le défi qui m'est publiquement porté. Je donnerai à chacun de ces quatre seigneurs une lettre d'introduction pour Kerjean. Ils y seront reçus comme des amis et je veux qu'ils prennent tout le temps de pousser leur pointe. Dans un mois, j'irai les retrouver et nous ferons nos comptes.
            -Gardez que ce soit là une imprudente requête, monsieur de Kerjean.
            -Elle n'est imprudente que pour ces quatre seigneurs, Madame.
            -Tant d'assurance me décide et j'autorise la gageure. Que pariez-vous, Messieurs?
            -Mon plus beau cheval, dit Belz.
            -Ce diamant, dit Bruc.
            -Les trente muids de ma dernière récolte, dit Saint-Phar.
            -Milles écus, dit Bombelles.
            -Et vous, monsieur de Kerjean?
            -Tout mon bien, Madame.
            -Y pensez-vous? C'est beaucoup trop et les enjeux ne sont pas proportionnés.
            -Que Votre Majesté me pardonne : ils ne pouvaient pas l'être. Ces messieurs ne jouent que leur réputation et il me plaît de reconnaître qu'ils n'en exagèrent pas la valeur : tel fixe la sienne à mille écus et tel au prix d'un beau cheval ou de trente muids de vin. Moi je joue ce qui m'est plus cher que la vie et je reste fort en deçà de son vrai prix, quand je l'estime seulement égal à tout mon bien.

                                                                           III
            Il avait été convenu entre nos quatre muguets qu'ils se présenteraient séparément à Kerjean et à huit jours d'intervalle, pour ne point donner l'éveil à Françoise et révéler leur entente.
            Tous quatre, cependant, firent route de compagnie jusqu'à Morlaix, où trois d'entre eux s'allèrent loger au Chapeau-Rouge et le quatrième, que désigna le sort, poussa droit à Kerjean. René demeura au Louvre, moins en hôte qu'en prisonnier. Mais son humeur ne s'en ressentit point; il opposait à tous les regards un front calme et des yeux où ne se lisait aucune contrainte. Et cette assurance ne fut point ébranlée si peu que ce fût par l'arrivée d'un messager qui remit à la régente, de la part du vidame de Bombelles, un sachet qu'elle était priée d'ouvrir devant René. Le sachet ouvert, on vit qu'il contenait un ruban, – un joli ruban de soie bleue pareil à ceux dont Françoise avait coutume de serrer ses cheveux blonds, le soir, en se couchant.
            -Oh! oh! dit la régente. Voilà un ruban qui en dit long sur les progrès de M. de Bombelles et, à votre place, monsieur de Kerjean, je n'aurais pas l'esprit en repos.
            -Il y a des rubans de soie bleue ailleurs qu'à Kerjean, répondit seulement René.
            Mais, une semaine plus tard, il arriva au Louvre un second messager qui venait de la part du chevalier de Saint-Phar et qui apportait un nouveau sachet. La régente l'ouvrit, comme le premier, devant René, et en tira une épingle d'or.
            -Je la reconnais, dit sans qu'on l'en pressât René : c'est l'épingle dont se sert Françoise pour attacher sa guimpe.
            -Et vous n'en prenez pas quelque ombrage? demanda la régente.
            -J'en pourrais prendre, dit René, si je croyais que se fût un cadeau de Françoise à M. de Saint-Phar. Mais les épingles sont sujettes à choir, à se perdre et à se retrouver.
            Huit jours passèrent encore. Il arriva au Louvre un troisième messager, avec un troisième sachet, dont l'envoyeur était le comte de Bruc, et qui contenait une boucle de cheveux blonds, d'un blond si fin, si doré, que le coeur de René sauta dans sa poitrine et que ses yeux se mouillèrent soudain : s'emparant de la boucle, il la porta vivement à ses lèvres, la baisa, puis la respira et la baisa encore.
            -Ce sont bien les cheveux de Françoise, dit-il. Elle seule dans la province a des cheveux de cette nuance et de cette souplesse. Le peigne se fatigue à les retenir. Quand elle les dénoue, ils coulent jusqu'à ses hanches. O Cheveux de ma mie, puissé-je bientôt vous respirer et vous baiser à l'aise!
            -Oui-da! Mais, en attendant, un autre les respire et les baise pour vous, dit la régente, avec une joie maligne.
            -Non, dit René. Il suffit qu'une chambrière infidèle ait coupé cette boucle à Françoise pendant son sommeil et l'ait baillée contre argent à M. de Bruc. Je châtierai cette félonne à mon retour.
            Au fond d'elle, la régente admirait une confiance si robuste et si bien défendue contre toutes les surprises, mais ne s'y laissait point gagner. Cependant, par prudence, elle réservait encore son jugement jusqu'à l'arrivée du quatrième messager, qui ne pouvait tarder beaucoup. Des quatre muguets, Beltz était le hardi, le plus expérimenté. Ses fines moustaches, cavalièrement troussées, son oeil impérieux et qui savait pourtant s'attendrir, sa prestance, son phébus et cette réputation d'invincibilité qui le précédait partout en faisaient un séducteur fort au dessus du commun : si Bombelles, Saint-Phar et Bruc n'avaient qu'ébréché la vertu de Mme de Kerjean, Belz était l'homme qui devait emporter la place du premier coup. Ce César de ruelles n'avait qu'à paraître pour vaincre et la régente attendait de lui la preuve décisive qui terrasserait le présomptueux René.
            Son attente ne fut point trompée. Au bout de d'une nouvelle semaine, il arriva au Louvre un quatrième messager, avec l'envoi du marquis de Belz. La régente était si impatiente d'en apprendre le contenu qu'elle déchira le sachet : une bague s'en échappa, qui alla rouler aux pieds de René. Celui-ci la ramassa et palît.
            -C'est l'alliance de Françoise, dit-il. Nos deux chiffres sont gravés à l'intérieur de l'anneau.
            -Vous ne douter donc plus? dit la régente, car, plutôt que de livrer son alliance, une honnête femme préférerait mourir…
            -Madame, dit René, et qui vous dit que Françoise n'est pas morte?

                                                                              IV
            Quand, au soir tombant, du haut de la montée de Saint-Vougay, René, qui chevauchait depuis cinq jours, distingua sur l'horizon la ligne sombre de ses futaies, son coeur, déjà serré par l'angoisse, se contracta terriblement et les rênes lui échappèrent des mains. Il lui fallut faire effort pour se remettre d'aplomb et franchir au galop la petite traite qui le séparait encore du domaine.
            Enfin, au bout de l'avenue, derrière son grand rempart crénélé de quinze pas de large, gardé par des coulevrines et des bombardes, il aperçut Kerjean, la “merveille” du Haut-Léon, à la fois maison de plaisance et forteresse, et dont les bâtiments, plus beaux et plus vastes que ceux d'Anet, couvraient trois journeaux et treize cordes de terre. Ce n'avait pas été trop, pour subvenir aux frais d'une si gigantesque entreprise, de l'énorme fortune du chanoine Hamon Barbier et du revenu accumulé de ses quarante bénéfices : intérêt et capital y passèrent, dit-on, sans que le chanoine en marquât d'autre regret que de ne pouvoir se ruiner un peu plus, tant il avait souci du renom d'un sien neveu et pupille, à qui le château était destiné.
            René, en des conjonctures plus propices, n'eût pas manqué de bénir la mémoire de ce parangon des oncles et de l'associer à la joie de son retour : son oreille eût été doucement caressée en chemin par le chant des jets d'eau dans leurs vasques de granit; ses yeux se fussent reposés avec délice sur les châtaigniers et les charmes du labyrinthe, sur l'étang, rose encore de l'adieu du soleil, sur la jolie fontaine ionique qui, avec son grand vase à godrons, tout pavoisé de jacinthes et d'iris, le faisait songer aux mythologies champêtres de M. de Racan. Et ils se fussent portés, de là,sur le château lui-même, sur ses campaniles, ses combles et ses lanternons d'un si élégant dessin que c'était à qui les copierait dans la province sans parvenir à les égaler. Mais, aujourd'hui, rien ne parlait à ses oreilles, ni à ses yeux, dans ces lieux enchanteurs. René n'était pas plus sensible à leurs beautés qu'à l'effroi de ses vassaux qui, trompés par le crépuscule, s'imaginaient voir un fantôme dans ce cavalier insolite coupant à travers friches sur son cheval blanc d'écume. La nuit était presque tombée quand, ayant franchi au galop le pont-levis de la première enceinte, il s'arrêta devant la poterne et, du pommeau de l'épée, frappa trois coups précipités contre le vantail.
            Bien qu'il n'eût lancé aucun appel et que les bâtiments du château fussent assez éloignés, Françoise, qui filait à son rouet, reconnut les coups et dit à sa nourrice :
            -C'est mon mari qui frappe!
            Elle  descendit aussitôt de sa chambre et arriva dans le vestibule comme René y pénétrait, au milieu des bonds et des abois de ses lévriers.
            Le premier mouvement de M. de Kerjean, en retrouvant sa femme vivante, fut de se jeter dans les bras qu'elle lui ouvrait. Mais réflechissant qu'il n'évitait un malheur que pour tomber dans un autre et que le ciel ne lui rendait Françoise qu'en y mettant comme condition la perte de son honneur, il écarta la perfide et lui demanda si elle était assez folle pour croire qu'il pouvait encore l'aimer.
            -Que voulez-vous dire, mon cher seigneur? s'enquit Françoise.
            -Osez-vous le demander, coquine, et ne vous souvenez-vous plus des cadeaux que vous avez faits à Bombelles, à Bruc, à Saint-Phar et à Belz?
            -N'étaient-ce donc point vos amis, dit Françoise, et les lettres qu'il m'ont présentées de votre part seraient-elles supposées? Vous m'y mandiez de faire bon accueil à ces quatre seigneurs et de ne leur rien refuser que l'honnêteté permît de leur accorder.
            -Et depuis quand l'honnêteté permet-elle d'accorder aux galants des épingles, des rubans, des boucles de cheveux et des bagues?
            -C'est aussi la question que je me suis posée, dit Françoise. Mais, craignant de vous désobliger, j'ai voulu pousser jusqu'à la limite des concessions que je croyais permises, afin de voir quelles étaient les intentions véritables de ces seigneurs.
            -Elles n'étaient que trop claires, et une honnête femme ne s'y fût point trompée un instant!
            -Pardonnez-moi : seule et sans expérience, je n'osais m'en fier à mon jugement. Quand M. de Bombelles eut son ruban, il me pressa de lui donner autre chose…
            -Euh! Un rendez-vous peut-être?
            -Tout juste…Par crainte encore de vous désobliger, j'y consentis. Mon choix s'était porté sur l'une des petites chambres de l'ancien corps de garde dont on a fait une tisserie. C'est l'endroit le plus retiré du château. Les chambres, vous le savez communiquent à la fois avec la tisserie et avec la cour intérieure. Je remis la clé d'un de ces petits retraits à M. de Bombelles et le priai de m'attendre à la brune…
            -Feu et sang!
            -Et M. de Saint-Phar, huit jours après, quand il tint son épingle, en agit exactement comme M. de Bombelles : sur quoi, je lui remis la clé du retrait voisin. M. de Bruc, un peu plus tard, eut aussi la sienne, et, presque aussitôt, M. de Belz, qui s'était montré le plus pressant des quatre..
            -Suis-je assez puni de ma confiance, s'écria René avec désespoir, et peut-on rêver disgrâce plus complète!… Ah! Traîtresse qui m'accablais de protestations quand je partis, et qui voulais que tout ton temps se passât en oraisons et à filer ou à carder l'étoupe! Ce n'est pas de ce balin-là que les pauvres garniront leurs lits, cet hiver. Mais le peu que tu en as tissé suffit, et je veux en faire ton linceul!
            -Oh! Messire, quel langage! Il est constant que ces quatre seigneurs que vous m'avez envoyés m'ont fait dissiper bien des heures que j'eusse voulu mieux employer. Mais les pauvres n'y perdront rien, au contraire, et ils auront, cet hiver, plus de balin que je n'espérais en tisser toute seule pour eux.
            -Vraiment? Je serais curieux de savoir qui le leur tissera?
            -Vos amis. Sans doute, il leur a fallu quelque temps pour s'y mettre. Mais ils en ont pris leur parti à la longue et M. de Belz, nommément, se montre un balinier hors de pair. Nos gens en ont déjà fait un proverbe :
            Ar c'hoent euz an incardeuret,
            A zo bet e Kerian kavet.
            -Madame, dit René, je n'ai pas l'esprit tourné aux charades en ce moment. Cessez donc ce jeu, s'il vous plaît : les gentilshommes ne portent pas quenouille, mais épée.
            -Oui, seigneur, quand ils en sont dignes, comme vous. Mais les larrons d'honneur qui ,sous le couvert de l'amitié, se glissent au foyer du mari absent et paient son hospitalité d'une trahison, ces gentilshommes-là sont bons tout au plus à faire des fileurs ou des cardeurs d'étoupe. ç'a été, du moins, mon sentiment. Et c'est pourquoi je m'avisai que les petites chambres de la tisserie, qui sont munies de solides verrous extérieurs, étaient les lieux du monde les plus propres à recevoir nos galants. Je leur avait promis de les y rejoindre à la brune. Je n'y manquai point. A l'heure convenue, j'étais dans la cour, devant le guichet : je l'ouvris…
            -Et vous entrâtes?
            -Le guichet n'est pas assez large, seigneur. Je me contentai d'y passer la tête et d'annoncer à chacun de ces jolis coeurs que les verrous ne jouaient plus et qu'il faudrait donc, à mon vif regret,qu'ils restassent céans jusqu'à votre retour, mais que, par bonne fortune, ils auraient chacun de quoi s'occuper, vu qu'en poussant la porte du refend ils trouveraient une grande salle où il y avait de la compagnie et autant d'étoupe qu'on en pouvait filer et tisser en un mois.
            -Oh! pour le coup, à d'autres et vous ne ferez jamais croire…
            -…qu'ils ont consenti? Il a bien fallu, pourtant, cher seigneur. Tout le monde ici travaille et qui ne travaille pas, c'est qu'il n'a ni faim, ni soif. Quand, après avoir bien tempêté, sacré, juré, vos amis ont vu qu'ils n'y gagnaient pas d'avoir leur dîner et leur souper plus vite, ils ont fait contre fortune bon coeur et, l'un aidant l'autre, ils sont devenus, en peu de temps, de parfaits baliniers. Vous allez, du reste, en pouvoir juger par vos yeux.

                                                                            V
            Ce disant, Françoise prit un flambeau et précédant son mari, qui ne savait plus que penser, elle le mena, par de longs corridors et un étroit escalier à vis, jusqu'à l'entrée de l'ancien corps de garde, dans le refend duquel étaient percés les retraits dont elle lui avait parlé. On entendait, derrière la porte, haute et renforcée de pentures, des caquets, des rires et des chants, mêlés au ronflement des rouets et au tic-tac des navettes dans les métiers.
            -Ce sont eux, dit Françoise. Ils ont si bien pris goût à l'ouvrage qu'ils travaillent même aux chandelles. Maintenant cher seigneur, il vous appartient de décider si l'épreuve fut suffisante et s'il n'est pas temps de leur rendre la liberté : nos pauvres sont assurés de plus de balin qu'il n'en faut pour passer l'hiver.
            Le tapage des muguets couvrait la voix de Françoise, si bien que, la porte s'étant ouverte presque aussitôt, ils furent surpris par René dans la plus étrange occupation où se fussent encore vus quatre gentilshommes : l'épée au côté et le feutre à plume sur la tête, le vidame de Bombelles filait  la quenouille, le chevalier de Saint-Phar tournait le rouet, le comte de Bruc poussait la navette et le marquis de Belz enroulait le balin. Tous quatre se levèrent en apercevant René et, comme ils étaient hommes d'honneur dans le fond, ils ne firent aucune dificulté pour reconnaître qu'ils avaient perdu leur pari.
            -Ce n'est point assez, dit Françoise, et il faut encore que vous me rendiez les gages que je vous avais livrés.
            A ces mots, une vive rougeur se peignit sur le visage des quatre muguets.
            -Les auriez-vous égarés, continua Françoise d'une voix irritée, et si c'est tout le cas que vous faisiez de mes dons?
            -Calmez-vous, mon coeur, dit René. Je les ai sur moi.
            -O mon cher seigneur, dit Françoise, je le savais… Si j'ai montré tant de complaisance pour vos amis, c'est que je me doutais bien du chemin qu'allaient prendre mes gages : leur fatuité ne se fût point accomodée de les garder pour eux, et il fallait qu'ils en donnassent le régal à toute la Cour. Mais il me plaisait qu'en agissant ainsi ils se fissent, sans le savoir, les truchements de ma tendresse pour vous, car j'étais certaine que c'était à vous qu'iraient, en fin de compte, mon ruban, mon épingle, mes cheveux et ma bague… Pour celle-ci, dont il me coûtait le plus de me séparer, je ne m'y décidai qu'en pensant que sa vue hâterai peut-être votre retour. Béni soit Dieu : je ne m'étais pas trompée.
                    *    *    *
            L'histoire ajoute que le bruit d'une si belle défense se répandit bien vite dans le monde et accrut encore le renom de sagesse des dames bretonnes. La régente, convertie à de meilleurs sentiments, voulut en donner témoignage à René et à Françoise : peu de temps après l'aventure des balins, elle érigea Kerjean en marquisat. Et René, l'étant venu remercier au Louvre avec Françoise, fut fait gentilhomme de la Chambre et Françoise dame d'honneur de la reine.
            Pour nos quatre muguets, ils ne furent pas oubliés non plus : une chanson courut sur eux, qui se chantait sur l'air d'Allons! sus, ma mie Annette!
           
            Belz, coqueluche des belles,
            Et Bruc, terreur des maris,
            Avec Saint-Phar et Bombelles
            Sont revenus tout marris
            De leur chasse à la perdrix.
                Ahi! Ahi!
            C'est la perdrix, la perdrix,
            La perdrix qui les a pris.

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