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- 11 juin 2020 à 11h07 #14504511 juin 2020 à 11h07 #163044
Kowka – Le mystère des Bondons
Une enquête du commissaire Souby
Rien ne laissait supposer que cette journée finirait d'une telle façon. Commissaire parisien à la retraite depuis maintenant quatre mois, j'étais retourné habiter dans mon village natal, où maman m'avait laissé une petite maison, à Saint-André-des-Sources pour ne pas le nommer, beau nom pour ce village où la seule eau était celle du Gardon. Il pouvait être impétueux, mais le plus souvent il n’était qu’un souvenir perdu. N'ayant pas connu mon père, je portais le nom de ma mère, nom qui était celui d'une grande famille protestante Soubeyran et prénommé André, mes collègues de la P.J. du quinzième arrondissement m'appelaient tout simplement Souby et mes amis Dédé.
Bien accepté par les autochtones qui reconnaissaient un des leurs, dès la maison remise en ordre selon mon goût, j’étais devenu un passionné de régionalisme, de contes, de légendes et du folklore local, sujets qui déjà auparavant m’interpellaient régulièrement. J'étais heureux dans ce petit microcosme qui me changeait de mes courses aux quatre coins du Monde : l'Asie du Sud-Est et l’opium ; la Guyane et ses trafics d’or où j'ai été pendant trois ans inspecteur à Cayenne, puis six mois à la Guadeloupe (surveillance maritime) avant de revenir dans la capitale, où j’ai pris mes fonctions de commissaire à la P.J..
En ce début d'automne, la pluie, suite ininterrompue de larmes de chagrin d’un ciel bas, laissait paradoxalement présager de belles sorties aux champignons, des balades en forêt, et pourquoi pas une ou deux journées de pêche à la truite, une de mes passions. J'avais décidé de monter à Pont-de-Montvert où je connaissais un petit hôtel agréable pour y avoir logé il y a plus ou moins de dix ans lors d'une enquête qui m'avait conduit dans le pays. Cet hôtel, “A la truite argentée”, était situé sur le versant oriental du Mont Lozère où s'étagent harmonieusement le schiste, le calcaire et, tout en haut, le granit.
Cet agréable lieu avait au rez-de-chaussée un bar avec un long comptoir et un arrière plan multicolore de bouteilles d'alcool et d'apéritifs rangées sur trois étagères en bois de pin comme des hussards à la relève de la garde. Elles étaient adossées à un grand miroir ce qui donnait de la profondeur aux étagères et doublait le nombre déjà impressionnant des bouteilles.
Il y avait une salle de restaurant décorée de boites vitrées où trônait une magnifique collection de mouches artificielles toutes plus belles les unes que les autres. J’aurais bien aimé connaître l’artiste qui les avait créées. Outre les trois petites tables adossées à une séparation en bois, vitrées de verre martelé sur le dessus, deux grandes tables pour au moins douze randonneurs chacune, régnaient sur la salle. Sur le côté se trouvait une petite épicerie avec les produits de première nécessité et juste à côté de l'entrée un point presse, cartes postales, Loto et autres jeux à gratter. La veille j'y avais acheté un petit recueil de sudoku, ma passion du moment. Au comptoir étaient les deux gendarmes de garde qui terminaient leur tournée, accoudés au zinc, ils sirotaient un petit café relevé d'une « bistouille ». Je les saluai au passage et empruntai l'escalier qui montait à l'étage. Les six chambres étaient symétriquement distribuées de part et d’autre d’un couloir chichement éclairé par deux tulipes en opaline rose délivrant une pauvre lumière. La mienne, la seconde à gauche était une belle chambre que j'avais prise en souvenir de mon passage précédent. Elle était décorée d’un mobilier typique des hôtels de montagne, tout en bois de pin, ce qui avait tout pour me ravir. De plus, la petite table et ses deux fauteuils donnaient sur la vallée boisée et verte de cette magnifique région de la vallée du Tarn. Cet hôtel était situé à la sortie de Pont-de-Montvert sur la route de Bédouès-Cocures pour ensuite monter au Mas de la Barque, véritable Graal des randonneurs locaux. La fenêtre m'offrait un paysage grandiose de pins sylvestres, de pins de Salzmann et de pins noirs d'Autriche. Ce biotope très particulier était parfait pour les champignons que je convoitais.
C'est ainsi que, sous un soleil éblouissant, la pluie étant oubliée depuis longtemps, je décidai d'aller faire une prospection du côté de la Cham des Bondons, lieu réputé pour ses menhirs. De plus, un mien ami m’avait signalé y avoir trouvé de la barytine et du plomb argentifère, deux minéraux manquant à ma collection des pierres locales. Je suis parti du village Les Bondons, gros village d’environ 600 habitants, pour me diriger vers la Calmette. La région aride est parsemée de roches ruiniformes ressemblant aux squelettes d'animaux fabuleux ou antédiluviens ou encore aux ruines d'anciennes forteresses de légende et pourquoi pas à des villages disparus, ce qui ne manquait pas dans la région où le choléra était passé deux siècles plus tôt laissant sur son passage des villages totalement vides de leurs habitants. Gargantua lui-même était passé dans cette région en laissant, par ci par là, sa trace. Je me garai à la sortie du hameau sur le bas côté, je pris mon havresac et ma canne. Dès le premier repli de terrain, je tombai sur un petit mas bordé d’une vigne coupant entièrement le vallon. Impossible d’avoir accès au taillis qui attaquait la pente juste derrière lui. On était obligé de prendre la desserte d’entretien de la vigne. Je franchis le portail de la cour et montai les huit marches qui menaient à la terrasse précédant l'entrée. Je tirai la chaîne de la cloche et une voix cria par la porte grande ouverte. – Oui, entrez.
Les premières choses qui me frappèrent en pénétrant dans le hall furent les odeurs. En réalité il y avait plusieurs parfums. D'abord, le principal, celui de la maison qu'on reniflait sitôt passé le seuil sombre. J'essayai de l'analyser car c'était une senteur qui ne m'était pas familière. Elle n'était pas déplaisante, loin de là. Il y avait un fond de vin, bien entendu, avec une pointe de chien mouillé, et des relents refroidis de cuisine. Et comme c'était une cuisine méridionale, à base d'ail, d'olives, d'huile et de romarin, cela me changeait de mes habitudes.
Un autre parfum était l'arôme même de l'air, beaucoup plus ténu ; je me rendis compte après qu'il était seulement perceptible à certains moments de la journée. Il était plus discret, plus évanescent, composé des senteurs aromatiques typiques de la flore du midi. Toujours ce subtil mélange de sarriette, de paille, de menthe mais où la dominante, me sembla-t-il, était le pin. Le dernier enfin, plus discret, plus sauvage et plus fugace était, lui, très spécial. C'était un cocktail froid composé de senteurs ferriques, acides, humides, terreuses, c'était le parfum très typé de l'eau de source. Cet assemblage me parvenait par-dessus le toit de la maison, légèrement pollué par l'émanation de gasoil mal brûlé provenant du tracteur.
Un homme était assis dans la cuisine et regardait le vallon par la fenêtre. La lumière l'éclairait de profil. Il contemplait son verre de vin fraîchement tiré dans lequel le soleil allumait de magnifiques teintes rougeoyantes. On y percevait toute la gamme des cramoisis en passant par le carmin, le rubis transparent et une touche de ponceau. C'était le vin de sa production, “élevé” avec amour et conscience, et, comme c'était un homme sincère et honnête, il le buvait avec tendresse et respect, sans avidité, comme un vin doit être bu, avec une certaine révérence. Tout de suite l'homme me plut, tout de suite je sentis que nous allions bien nous entendre. Tout de suite je compris que nous partagions en partie les mêmes valeurs, que nous aimions les choses simples et la nature.
Il s'appelait Basile Vaianapoulos, mais on disait “le père”.
– Bonjour ! puis-je traverser votre vigne ? Je souhaite monter sur le plateau.
Il mit du temps à me répondre de sa voix rocailleuse :
– Allez y … mais vous ne trouverez rien par ici ! Désirez-vous un canon, c’est la production de l’an passé, un assemblage de grenaches, un peu corsé mais qui a du caractère.
– Oui volontiers m’entendis-je lui répondre, et pour le bois, ce n'est pas grave, c'est surtout un prétexte pour faire une balade en dehors des sentiers battus.
Je m’engageai dans la forêt. La pente était rude mais je suivais une sente, probablement tracée par les animaux. Des champignons : nenni ! De plus, l’endroit me paraissait avoir été déjà fouillé ; j’obliquais vers l’ouest tout en grimpant et j’avançais les yeux au sol : toujours rien !
Cela faisait maintenant deux heures que je pérégrinais assez laborieusement ma foi et j'éprouvais le besoin de souffler. A la première petite clairière je décidai de m'arrêter un quart d'heure. Elle était silencieuse comme une cathédrale et un bondon en occupait le centre. Ah un bondon ici ! Bizarre – pas très grand, un mètre vingt, pas plus, et dans cette clairière au sol dénudé, des pierres en cercle entouraient la pierre dressée, de plus, une gravure maladroite représentait un personnage barbu. Un bondon gravé, je n'avais jamais entendu parler de ça, hormis ceux qui avaient été christianisés. Emporté par ma curiosité je m'avançai dans le cercle et là, atrocité, un squelette bien réel était au pied de la pierre levée, un squelette de petite taille, avec comme particularité un bracelet de perles de différentes couleurs retenues par un fin tissage. J'avais déjà vu des similaires chez les Hopis, indiens troglodytes des hauts plateaux d'Arizona.
Je pris mon portable et réflexe professionnel, je cadrai d'abord quelques photos qui essayaient de montrer l'étrangeté de la découverte et son côté évidemment macabre. Puis j'essayai de joindre la gendarmerie. Après trois essais infructueux j'abandonnai, le réseau est inexistant sur ce versant.
J’entamai alors la descente pour aller téléphoner au village, pressant le pas, suivant mes propres traces… je me retrouvai au petit mas du « Père ».
– Monsieur, avez-vous le téléphone ?
– Oui ; un problème ?
– Au pied d’un petit bondon, j’ai trouvé un squelette … un enfant, je crois …
Incrédule et mal à l’aise, il me répondit
– Un animal sans doute…
– Non, un squelette humain ; Alors, ce téléphone ? On y va ?
– Bon suivez moi »
En fait, il habitait la dernière maison à la sortie du village, enfin, maison ! plutôt une petite ferme viticole comme il y en a des centaines dans la région où la culture du vin a encore une certaine importance, avec toutefois un gros 4X4 récent garé devant son seuil, un de ces énormes 4X4 tout équipé pour la chasse avec son pare buffle, phares additionnels et tout, et tout…
Nous sommes entrés dans la “belle pièce”, celle où on reçoit les gens. Le téléphone trônait sur un guéridon, pour sûr hérité de la grand-mère.
Le téléphone sonne longuement, on décroche, une voix rogomme me répond
– Gendarmerie nationale, ici le maréchal des logis Merlin, que puis-je pour vous ?
Je lui signalais la macabre découverte que je venais de faire dans la forêt au dessus des Brousses.
Bien, nous viendrons demain matin, car, il est 17h, la nuit sera bientôt là. J'ai tout de suite compris qu'il ne voulait pas perdre sa nuit.
– Merci Monsieur pour votre amabilité, je m’appelle André Soubeyran, Je reviendrai donc pour vous montrer le chemin, demain dès l'aube.
Je quittai la maison en jetant un coup d’œil à la boîte aux lettres : Basile Vaianapoulos; ah un nom à consonance grecque, bizarre, pas courant par ici.!
Devant le peu d'empressement que tout le monde faisait de ma découverte, je regagnai mon hôtel de La Truite Argentée à Pont-de-Montvert où ma foi je dormis comme un ange, l'air de la montagne me faisait le plus grand bien. J'avais eu peur que l'excitation de l'enquête me revienne et m'empêche de dormir.
Après un petit déjeuner copieux servi avant l'aube, comme pour les gens qui vont à la chasse, ce qui est un peu mon cas, en route pour Les Bondons. Je décide de remonter au menhir pour contrôler si je n’avais pas oublié un détail et ce avant la venue des gendarmes. Arrivé sur place, à ma grande surprise, les os avaient disparu et étaient remplacés par trois pièces d’or déposées en triangle. Des pièces d’or toute fines, écrites en onciale, des francs des rois de France à première vue. Je les ai ramassées et rangées dans mon sac. Je redescendis aux Bondons, où m'attendaient deux gendarmes et un médecin légiste. En mon for intérieur je pensai ; ah quand même ils ont pensé au médecin légiste.
Je me présentai :
– André Soubeyran, commissaire en retraite, je voudrais que Monsieur Vaianapoulos se joigne à nous : il connaît merveilleusement mieux que nous les lieux.
Le maréchal des logis Merlin se redressa et me fit un salut de la tête, c’était une forme tacite d’acquiescement
Le viticulteur, ennuyé, invoqua les nombreuses tâches qu’il devait accomplir, il semblait ne pas être heureux de nous accompagner. Merlin lui fit comprendre qu'il avait intérêt à nous guider à travers la forêt, il ne pouvait pas ignorer où se trouvait le bondon, petite curiosité locale. C’est donc, en file indienne que nous gravîmes la sente… Je signale en a parte que les ossements ont disparu et que c’est pour cette raison que j’ai demandé que le sieur Vaianopoulos nous accompagnat. De plus je montre au sergent Merlin les photos prises la veille pour lui montrer que je n’affabulais pas, que les ossements étaient bien là la veille.
L’ascension s’avéra difficile, les conditions météo s’étant dégradées : les nuages semblaient plus denses et soudain, la pluie s’abattit sur notre petit groupe qui n’atteignit la clairière qu’en fin de matinée.
La pierre debout telle une sentinelle au garde-à-vous paraissait plus imposante dans la pénombre ; ils constatèrent, qu’en effet, autour, une dizaine de cailloux semblaient délimiter une zone assez large. Au premier abord, point d’ossements …. Equipés de leurs torches, les gendarmes fouillèrent les alentours sans plus de résultats ! Le sol paraissait net.
A la lueur de sa lampe le sergent Merlin, opiniâtre, continua les recherches ; il brandit enfin une petite perle rouge trouvée au pied d'une fougère, confirmant ainsi ma version des faits. Nous redescendîmes aux Bondons. Le gendarme me dit :
-. Nous reviendrons demain avec la scientifique et un chien pisteur. En attendant on va explorer le périmètre et les alentours immédiats et sécuriser la zone.
Le lendemain dès l’aube on remonta à la clairière. La nuit avait chassé les nuages, et c’est donc sous un ciel bleu et un temps frais que nous arrivâmes à pied d’œuvre. Romulus, le chien, donna le tempo, c’est normal, maintenant c’est lui qui travaillait. Le chien marqua l’arrêt et son compagnon, le brigadier Saturnin, maître-chien, se pencha vers le sol et ramassa un minuscule bout d’os. Le légiste fatigué assis sur un rocher attendit que Saturnin lui amène l’os.
– Cela ressemble bien à un fragment d’os humain, je dirais même, un fragment de la vertèbre axis, mais seule l’analyse ADN pourra le confirmer.
Je notai par contre l’attitude pour le moins étrange de Vaianopoulos, il restait distant, comme si ce que nous trouvions l’ennuyait profondément. Chafouin. Le sergent pensa que cela suffisait pour aujourd’hui, bien que Romulus semblât tenir une piste, effectivement une petite sente au nord semblait se diriger vers le sommet. Nous arrêtons là nos recherches, nous sommes vraiment dans la cambrouse, au bout du monde, très peu de moyens et des enquêtes d’une lenteur mortelle.
La descente fut rapide et au moment de se séparer, alors que le légiste m’avait promis de me tenir au courant, je demandai au gendarme s’il pouvait me renseigner sur le passé de notre autochtone et nous nous rendîmes chacun à nos occupations.
Je ne sais pourquoi mais je « sentais » qu’il fallait surtout chercher sur place, car croyez-en mon instinct de chasseur d’hommes, ce lieu n’était pas catholique du tout. Dans la foulée, je décidai de remonter seul dès le lendemain et de continuer mon inspection des sols, j’étais quand même venu pour récolter des minéraux.
Je suis arrivé tôt ce matin, à l’aube, tout le monde dormait encore et comme ça dès 8 heures j’étais à pied d’œuvre. J’ai directement pris la sente laissée par les sangliers, elle sinue dans une garrigue et est composée d’une canopée basse de chênes-verts aux feuilles épineuses et dures. L’étage juste en-dessous, cachant les troncs des chênes qui ne dépassent pas 2 à 3 mètres de haut, est constitué d’acacias épineux, de genévriers, de buis géants et pour finir, l’étage couvre-sol, lui, est constitué d’hélychrisum, thyms nains, romarins et autres plantes odorantes ou piquantes. On y trouve occasionnellement des orchis, le petit liseron et surtout cette chicorée sauvage aux fleurs bleues empruntant leur couleur au ciel d'azur. Je suis cette étroite piste où la pierre est mise à nu ; elle m’amènera au sommet après plus ou moins 800 mètres de forte pente. Elle est constituée d’une roche calcaire, grisâtre, avec de temps à autre une asperge sauvage buissonnante qui attire le regard par son feuillage mousseux et sa couleur tendre. La biodiversité de cette forêt basse est extraordinairement riche, une espèce ici, une autre là, aucune n’a la prééminence. Ce subtil équilibre interspécifique établi depuis plusieurs millénaires rend cette association végétale d’une beauté que l’on pourrait croire intelligente.
J’arrive dans une petite clairière, les jambes griffées par les diaboliques acacias. Celle-ci est envahie par l’onagre, signe que cette terre fut jadis cultivée. Comme pour confirmer ma première impression, cet espace libre est accolé à d’anciennes faïsses montant à l’assaut de la colline et prouvant ainsi que cette terre a bien été, hier ou avant-hier, entretenue par la main de l’homme. Au pied de la première banquette, dans le mur, un oustal au toit effondré, nous observe de son entrée pleine d’ombre, tel l’œil unique d’un cyclope. Après la traversée de cette petite placette, je continue par ce chemin où le myrte s’allie aux lentisques et qui descend maintenant d’une façon abrupte entre deux collines. Effarouché par mon passage, un fourmilion s’envole dans un bruissement d’ailes pour se poser un peu plus loin, offusqué d’avoir été perturbé dans sa méditation. Un peu plus loin, avant d'entrer dans une espèce de valat un peu abrupt, le talus gauche du coteau était bordé à hauteur des yeux d'une longue banquette calcaire riche en coquillages antédiluviens. Juste la bonne hauteur pour apercevoir sous la banquette, dans l'ombre sèche, à l'abri de tout vent, du sable à la couleur crémeuse, sec, fin, parsemé d'entonnoirs chacun gros comme une noix. C'était là le terrible piège de la larve du fourmilion, le même que celui que je venais de déranger quelques minutes plus tôt, mais adulte celui-là. Qui pouvait d’ailleurs croire qu’une aussi petite larve pouvait donner un majestueux Hyménoptère aussi grand et bruyant ? C'était d’ailleurs ma première rencontre avec lui également, jusqu’ici je n’en avais vu que dans les livres. Je dois avouer que j'étais fasciné par la chute de chaque petite fourmi noire qui, la seconde précédente encore, se promenait benoîtement les antennes au vent. En effet, dès qu'elle tombait dans l'entonnoir, elle était subitement prise de frénésie et essayait de remonter à toute vitesse. Mais les grains de sable secs et très fins, trop fins, coulaient sous ses efforts et la ramenaient sans cesse sur le fond où manifestement elle ne voulait pas rester. Après deux trois grimpettes suivies d'autant de descentes involontaires, il y eut lors d'un de ses passages par le fond, un éclair tellement rapide que je ne vis qu'un mouvement flou ; après cela la fourmi n'était plus là ! Le fourmilion, caché sous le fond de l'entonnoir, bien enfoui dans le sable, ne laissant que les deux chélicères de ses pinces traîner juste sous la surface des premiers grains, avait, à la vitesse de la foudre, happé la besogneuse imprudente. Comme cela me changeait de la région parisienne pays où tout était vert, calme et placide !
J'arrive enfin sur la dernière crête où plutôt au col, celui de Montmirat. D'un coup, comme par magie, le plateau se dévoile avec son charme habituel. Et dans le bleu lointain où l'horizon tremble avec un goût de mirage, on devine même Ispagnac et Quézac ainsi que la barre du Tarn . Je suis content de poser mon havresac au sol du calvaire. De ce point de vue, je peux admirer cet extraordinaire plateau vibrant sous le soleil méridional.
Je m’assis au pied d’un de ces menhirs christianisé, il y avait un gros bloc de granit qui avait été taillé juste pour moi.
D’où je me trouvais, je dominais cette région tourmentée nommée la Cham des Bondons. La vallée escarpée au bord de laquelle je me trouvais succédait à une autre vallée puis une autre encore, le tout constituant un plateau d’une dizaine de kilomètres en pente douce. Ces vallées étaient coupées elles-mêmes de ravins étroits, de failles, de gouffres, qui allaient ralentir ma progression. C’était un pays d’aridité où les gens devaient se déplacer avec prudence, les bergers du coin y perdaient régulièrement leur moutons, une sorte de lapiaz géant. Ici pas le moindre souffle de vent ne rafraîchissait l’air surchauffé par les feux du soleil.
Le soleil est déjà haut, le ciel éblouissant, il ne doit pas être plus de onze heures. On entend aucun bruit hormis le chant lancinant des cigales. Pas un chant d'oiseau ne vient troubler la quiétude singulière des lieux. L'air lui-même y est différent. Il charrie des parfums de thym et de sarriette. Le chemin parait interminable et gémit sous la chaleur estivale, il se faufile entre buis, acacias, genévriers et cades. Avec sa solution de continuité obsédante qui se répète d'un tournant à l'autre, on dirait qu'il ne mène nulle part, j'y avance comme une ombre condamnée par un châtiment antique.
Sur la crête suivante, je m’assieds à nouveau, je sors les jumelles de mon sac et j’observe avec attention l’itinéraire que je vais choisir pour traverser ce chaos. Au pied de la troisième crête un mouvement attitra mon attention, un berger habillé de sa houppelande et d’une sorte de bonnet phrygien longeait un replis de roches. Je le vis marcher avec une certaine hâte, se retournant sans arrêt pour regarder derrière lui avec attention, des fois s’arrêtant même et inspectait le chemin qu’il venait de prendre, puis son regard observait toutes les crêtes autour de lui, j’ai même un instant cru qu’il me voyait au fond de mes jumelles. Tout à coup il s’est encore arrêté, a observé tout ce qui se passait autour de lui, s’est approché d’un rocher au pied d’un grand éboulis surmonté d’une longue barre rocheuse, l’a touché du bout du doigt et le rocher a pivoté sur lui-même dévoilant une ouverture sombre, dans laquelle il s’est engouffré. La porte mystérieuse s’est refermée derrière lui, c’est comme si elle n’avait jamais existé. Je n’en croyais pas mes yeux, je m’attendais à tomber sur une histoire pas banale, mais là j’étais servi, et bien servi. Je pris avec beaucoup de minuties mes repères et je décidais de pousser ma balade jusque cet endroit pour le moins bizarre. Cache de contrebandier, faux–monnayeur comme dans Tintin et l’Ile noire, où pire encore, un antre de la magie noire où on sacrifiait des enfants comme du temps du terrible Gilles de Rais …
Je repris mon chemin, celui-ci encore plus pénible que le précédent, la sente était à peine visible, on aurait dit une sente uniquement fréquentée par des lapins, mais sans pétoules.
Comment faisaient ces hommes pour ne laisser aucune trace de leur passage ?
On n'entendait aucun bruit dans la torpeur de ce début d’après-midi caniculaire. Ce vallon avait quelque chose de très particulier, cela était vraisemblablement dû à sa disposition. Ici, il se passait quelque chose d'inouï avec les cloches. Contrairement aux bourdons des clochers d'église de chez nous, dans le nord, les cloches du campanile du village émettaient des notes aux sons grêles et légers, tels ceux des chapelles ou des couvents. Peut-être la qualité ou la densité de l'air n'était-elle pas la même qu'ailleurs? On entendait distinctement le marteau frapper l'airain, le métal frapper un autre métal, et pourtant donner des petites notes musicales et discrètes. Mais dans le ciel pâle et chaud de cette fin de matinée, elles s'étiraient, hésitantes comme un rond de fumée, devenaient des cercles parfaits avant que d'autres cercles, toujours plus grands, toujours aussi purs, s'en échappent comme par magie. On les sentait passer par-dessus les collines, la rivière et les rochers, et elles étaient encore perceptibles que déjà le marteau frappait à nouveau, d'autres ondes sonores naissaient, et puis d'autres encore. Alors on les écoutait, avec émerveillement, comme une gamine écoute avec gourmandise, l'oreille collée à la paroi, la mélodie de sa nouvelle boîte à musique. Lorsque le mistral était levé, les orbes sonores prenaient la forme de grandes ellipses, la partie la plus aiguë dirigée vers le midi. Et lorsque le vent soufflait fort, ce qui n'était pas rare, les notes cristallines, dans le vallon, donnaient l'impression de tomber du ciel. Je pouvais alors penser qu'elles prenaient naissance là, dans l'air, uniquement pour me ravir, uniquement pour m'être agréable. Malgré l’attitude hostile de cette garrigue sèche, apparemment hostile à la vie et pourtant, si on observait bien le décor, l’œil averti pouvait percevoir là un orchis tacheté, ici un lézard fuyant le regard et se réfugiant sous une pierre plate où il tiendra compagnie au scorpion languedocien et encore là-bas une mante religieuse qui tenait sa pose d’orante sur l’épi de blé sauvage. En réalité ce paysage est détenteur de mille merveilles à qui pouvait les voir. C’est un pays oublié des hommes mais pas par la nature, d’ailleurs l’épervier tournant en larges cercles dans le ciel était là pour souligner que nous étions loin des salons de Paris.
J’arrivai enfin à l’endroit repéré, mais point de barre rocheuse, seulement un éboulis et une grande dalle. Perplexe, je me retourne. Le grand rocher pointu pris comme repère est bien juste derrière moi, le cade mort est bien juste un petit peu à droite. Je sais que des erreurs de perspective sont courantes dans ce type de paysage. Mais enfin où est ce rocher qui tourne ?
J’inspecte le bas de la grande dalle, mais enfin j’ai bien vu le berger entrer dans la paroi !
Mon regard est attiré par une petite tache rouge entre deux cailloux. Je me penche et je ramasse une espèce de petit bout de tissu cramoisi, on dirait un bonnet phrygien que je pose sur le bout de mes quatre doigts réunis, je l’ausculte sous toutes ses coutures. Ce qui me turlupinait lors de la découverte du squelette se confirmait, la tête était trop petite pour une tête d’enfant. Je regardai la dalle et son support, du coup je reconnu le rocher qui tourne sur lui même, mais en miniature, au moins cinq fois plus petit que je ne l’avais imaginé. Dans le nord, où j’ai officié de nombreuses années, ce genre de pierre est appelé les « cailloux qui biquent. »
Ce n’était pas un berger que j’avais vu mais bien un des ces êtres extraordinaires et légendaires, nommés ici “Fadet”. On les appelle “Les petites gens” ou “le bon peuple”, dans certaines régions on dit “Nos chers voisins”. Les indiens d'Amérique Leni-Lenapi du New Jersey les appellent “Nan A Push” qui signifie littéralement, “petit peuple de la forêt”, en Bretagne on les appelle “Bugale an Noz”, “les enfants de la nuit”. Il faut dire que au cours de mes aventures aux quatre coins du monde, sans arrêt j’étais tombé sur des traces, des contes, des légendes sur eux. Est-ce que, maintenant pensionné, je vais boucler ma plus grande enquête ? J’inspecte le rocher et je ne trouve pas son fonctionnement. Dans les Ardennes, on les appelle des Nutons, c’étaient des adeptes du « commerce silencieux ». Les Nutons étaient des nains, au teint basané, aux yeux noirs et vifs, à la mine éveillée et avenante. Ils ressemblaient, disait-on, à de “petits vieux papas”. Ils habitaient exclusivement les grottes et les trous dans les rochers. Ils se montraient que très rarement le jour. On les apercevait parfois à la nuit tombante près des broussailles aux alentours de leurs trous. De temps à autres à la belle saison, ils sortaient en nombre et se livraient à de joyeuses gambades sur l'herbe fleurie des prés. Ces êtres singuliers étaient d'excellents ouvriers en toute espèce de métier : forgerons, taillandiers, rémouleurs, ferblantiers, chaudronniers, tisserands, cordonniers et bien d'autres. Ils pouvaient à la veille d'un orage aider à la rentrée des récoltes menacées, mais il fallait les dédommager sans retard de leur peine. Les bons rapports entre Nutons et campagnards cessèrent brusquement, ces derniers, il faut bien l'avouer, eurent tous les torts. A certains endroits, on pollua leurs aliments par pure méchanceté ; ailleurs on obstrua l'entrée de leurs grottes, tant et si bien que les Nutons courroucés quittèrent le pays.J’étais perplexe, comment entrer en contact avec ce petit peuple dont, plusieurs fois au cours de ma vie j’avais eu l’impression de longer le monde sans pouvoir entrer en contact réel avec lui. Un genre de monde parallèle en quelque sorte. Maintenant que j’étais certain de mon fait, je ne voulais absolument pas brusquer les choses. Je pris mes trois pièces d’or, je les déposai en triangle et j’y ajoutai un carambar au milieu, créant ainsi sans le vouloir une figure ésotérique du plus bel effet. Très discrètement je retournai sur mes pas jusqu’au col de Montmirat.
Passant par Florac, je décidai de m’arrêter à la gendarmerie, où je demandai le Maréchal des logis Merlin. Il vint me chercher à l’accueil et me conduisit dans son bureau. Il avait l’air soucieux, même très soucieux.
– Bonjour Mr Soubeyran, la vie est pleine de surprises, figurez-vous que notre grec de service, en fait, a débarqué il y a quatre ans, venant de Barcelone, où il était au monastère de Montserrat. Quant à ses revenus, dixit le service des impôts, il n'en déclare aucun, cela m'a l'air d'un drôle d'oiseau.
– Effectivement, vous avez raison, cela m’a l’air d’être un drôle de lascar. Je vais m’intéresser d’un peu plus près à cette personne intrigante, j’ai de très bons contacts à Montserrat.
Rentré à l’hôtel, je prends la décision de contacter mon ami Henry Roussillon, qui était mon double, mon « frère » et qui avait pris sa retraite en même temps que moi. Il était parti s’installer à Barcelone, patrie de son épouse, docteur en histoire ancienne et religieuse. C’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’il m’invita à descendre jusque chez lui, se sera un véritable bonheur m’avoua-t-il. Je suis descendu à Montpellier où j’ai pris le train dans cette gare à la verrière si triste, destination Barcelone. Merveilleux, Henry m’attendait au buffet où après deux trois tapas et une cerveza bien fraîche, il m’emmena chez lui au village Les Cabanyes. Tout de suite à table entre la poire et le fromage, j’expliquai à Inès le pourquoi de mes recherches, et surtout que je cherchais des renseignements sur Vaianapoulos et son séjour dans les Météores. C’est tard le soir, sous le chant des grillons qui s’en donnaient à tue-tête, qu’elle me raconta une épopée extraordinaire. Basile, moine de confession orthodoxe avait vécu une vingtaine d’années dans un monastère des Météores en Cappadoce. Il l’avait quitté en emportant une pièce très ancienne, un rouleau de cuivre supposé contenir un rituel d’exorcisme. La seule chose dont elle était certaine, c’est qu’il était constitué de cinq chapitres – cinq exorcismes gravés avec minutie en petits caractères dans une langue totalement inconnue mais divinement élégante. Le rouleau lui-même avait une histoire qui se perdait dans la nuit des temps. Le rouleau de cuivre était d'origine inconnue, mais manifestement très ancienne, puisqu'il avait été sorti d'Egypte lors de l'exode juive, puis perdu dans le désert, offert par Josué à un chef bédouin pour son hospitalité. Tout ce que l'on sait historiquement sur cet artefact c'est qu'il apparaît dans les mains d'Omar Kayyam, le poète mathématicien et astronome d'Ispahan, qui au travers de ces quatrains semble être un adepte du soufisme. Il le céda lors de son passage chez Hassan ibn al Sabbah surnommé le Vieux de la montagne, chef de la secte ismaélienne des Nizarites et plus connu pour être le grand maître de la secte des Assassins. Puis il passa dans les mains de Saladin sans qu'on sache dans quelles circonstances pour terminer dans le giron de Baudouin le Lépreux. Le rouleau entre en Europe avec le retour des Templiers et termine sa course chez Athanase, le fondateur du Grand Météore et de sa célèbre bibliothèque. Il fut étudié pendant plusieurs années puis rangé et oublié. Ceux-ci avaient-ils découvert la signification du rouleau, Inès ne put rien me dire de plus. Après trois jours de pur bonheur, je quittai mes amis avec beaucoup de regrets et je retournai dans mes Cévennes. Tout le long du retour, surtout dans le train, je me demandais sincèrement comment j’allais mettre les pièces du puzzle en place, tout ça me paraissait très compliqué.
Pour l’instant je dois attendre les résultats du légiste, mais je sens qu’il va y avoir du pain sur la planche. Et moi qui imaginais une retraite paisible ! ma canne à pêche devait frétiller au fond du placard où je l’avais déposée en attendant la sortie bucolique que je lui avais promise : un coin où les truites se pavanent en toute innocence et inconscientes du sort qui les attend, il faut dire que ma canne et moi étions redoutables ensemble, ce qui arrivait rarement, mais je m’étais promis que cela allait changer. Lassé d’attendre, j’accélère le mouvement, j’appelle le légiste, il terminait juste son lugubre rapport. L’analyse ADN donne des résultats très troublants, même étonnants. Heureusement que ce sont des éléments que j’ai personnellement récupérés sur le terrain sinon je n’y aurais pas cru. Le labo m’indique qu'il s'agit bien d’un être humain de petite taille, mais pas d’un enfant, il était même très vieux lors de son décès. Par contre ce qui me trouble énormément et qui dans l’absolu est assez horrible : sa mort remonte à plusieurs siècles. Il ne s’agit pas vraiment d’un ADN humain il s’agit d’une famille très proche d’homo sapiens, très proche puisqu’il y a eu hybridation.
Je vous conseille, me dit le légiste, de contacter le professeur Laport. C’est un anthropologue spécialisé sur les petites gens. Je raccroche et au même moment le téléphone se remet à sonner, me faisant sursauter. « Ici le professeur Laport. Le légiste de la gendarmerie m’a contacté hier soir pour me faire part de votre découverte, serait-il possible de se voir ? » Nous prenons rendez-vous pour le lendemain en fin de journée aux environs de 20 heures, chez lui à Florac.
Dès le lendemain matin je demande à un de mes anciens inspecteurs de me dire tout ce qu’on sait sur un certain professeur Laport, anthropologue. Dans le courant de l’après-midi j’apprends que le professeur est belge, diplômé de la faculté d’anthropologie de Liège, ethnologue diplômé d’Oxford et enfin membre de la prestigieuse American Folklore Society. Armé de ces quelques renseignements, je me rends chez lui.
Accueil super sympa et tout de suite l’homme de sciences me met à l’aise en me servant un pur malt de 15 ans d’âge, un vrai nectar. Après lui avoir résumé les évènements à sa demande, il entre dans le vif du sujet.
On raconte que de nombreuses grottes étaient jadis habitées par des petits hommes, hauts tout au plus de deux pieds, parlant une langue inconnue et d'un caractère tantôt serviable, tantôt farceur. Il paraît que jadis on allait porter à l'entrée de ces grottes des objets à raccommoder – il s'agissait ordinairement de souliers dans les légendes de la province de Liège, d'outils en fer dans celle de Namur-, en ayant soin de déposer avec ses objets de la farine, ou un petit gâteau, ou des fruits, – dans quelques villages, on dit même une pièce de monnaie. Le lendemain, on retrouvait les objets remis en état.Je vais vous narrer deux historiettes qui nous les font mieux comprendre, me dit le professeur Laport. Bien sûr, elles sont de chez moi en province de Liège mais ce sont les mêmes partout, du moins en Europe où l’on rencontre ces petites gens. Ceux-ci d’ailleurs datent de la plus ancienne antiquité, puisque on a retrouvé dans certaines grottes des outils néolithiques de très petite taille, ce qu’on appelle communément des microlithes.
Elles nous font comprendre la façon dont les hommes se moquaient d'eux – souvent pour se débarrasser de ces voisins devenus encombrants. Elles nous montrent aussi que les nutons pouvaient avoir la rancune tenace à juste titre dirons nous. Mais c'est peut-être de notre part du parti-pris.
La première est racontée par A. de Ruette Depuis plusieurs semaines, un nuton poursuivait de ses assiduités une jeune fille d'une famille respectable, chez qui il se rendait à chaque soirée ; les parents, affectant l'amabilité, devaient lui céder un siège devant l'âtre. Le vendredi de la Saint-Martin, fête du village, on déposa soigneusement dans un grand panier toutes les coquilles d'œufs des quarterons utilisés pour la préparation des tartes; les coquilles recueillies furent soigneusement disposées ensuite en plusieurs ronds bien ordonnés, concentriques par rapport à l'âtre ainsi rendu inaccessible, avec, dans chacune, un bout de brindille long de deux pouces. Lorsque le nain se présenta pour gagner sa place habituelle, il resta interdit, puis il dit « dj'ai viyou Bastogne haut bwès, Frèyîr plin tchamp, mais dj'n'ai jamais viyou tant di p'tids pots machant » – « j'ai vu Bastogne haut bois, Freyir plein champs, mais je n'ai jamais vu tant de petits pots mélangeant »; jamais on ne revit le nuton.
Cette courte historiette démontre deux aspects intriguants du Nuton. Le premier est bien sûr sa taille puisqu'il prend les coquilles d'œufs pour des pots avec louche. Le deuxième est son grand âge puisqu'il dit avoir vu Bastogne haut bois (Forêt) alors que depuis très longtemps c'est un plateau dénudé, et Freyir plein champs (donc couvert de champs plats) alors que Fréyir est depuis la plus haute antiquité une forêt de première grandeur.
La seconde est plus scatologique et on la retrouve, avec à quelques variantes près, dans toute l'Europe romane. Elle est souvent polluée par des interférences avec la première (coquilles d'œufs) Nous avons choisi la version de Willy Lassance
Un nuton allait chaque soir rendre visite à une jeune fille de Tenneville; cette présence gênait la commère, mais elle ne savait comment se débarrasser de lui sans s'attirer la malédiction; une vieille voisine, réputée macrale (sorcière), à qui elle s'en était ouverte, lui dit: “Ma fille, rien de plus facile. Quand tu le verras venir, accroupis toi sur le fumier dans l'attitude naturelle… Crois-moi, les nutons sont gens fort bien élevés, il s'en ira dégoûté de toi à tout jamais”; la belle suivit le conseil et, quand le nuton la vit ainsi, il s'assombrit et tourna les talons en proférant la sentence traditionnelle : nous avons vu Freyir champ et Mochamps bois (Mochamps, village dépendant de Tenneville et situé dans la forêt de Fréyir), nous reverrons Freyir champ et Mochamps bois”. Avec le nuton disparurent le bonheur et la prospérité de la jeune fille et de sa famille.Comme vous pouvez le voir, ce petit peuple existe depuis longtemps, nous croyions cette race humaine éteinte, mais votre découverte prouverait que ce n’est pas les cas. Une de leurs coutumes est de sortir au grand jour, une fois au bout de plusieurs lustres, les ossements de leurs sages. Ils les étalent bien rangés au soleil, peut-être pour un genre de purification. Nous croyons également qu’il existe une association plus ou moins ésotérique qui protège ce petit peuple.
Cela confirme bien mon hypothèse, je remonte au col de Montmirat , je vais jusqu’au rocher qui tourne et comme je m’y attendais le carambar était parti et remplacé par une quatrième pièce d’or.
Cette fois j’ai déposé trois carambars en triangle et je décidai de passer la nuit sur place. Je m’installe confortablement assis dans l’herbe adossé à un de ces petits menhirs, l’endroit choisi me permettait de très bien voir mon dépôt oratoire. Le ciel était d’un noir profond dans cette nuit toute empreinte de douceur. Les étoiles par milliers donnaient un relief assourdissant. De temps à autre une étoile tombait du firmament et venait voleter autour de moi avec son reflet un peu verdâtre, c’était une luciole. Un grincement léger me tira de ma somnolence, un fadet habillé tout de vert sortit, inspecta l’offrande puis se tournant vers la garrigue cria d’une voix fluette :
– Monsieur Soubeyran, je sais que vous êtes là montrez-vous et causons.
Très étonné, je m’approchai et je m’assis les jambes croisées devant lui.
– Vous me connaissez ?
_ Et oui, nous avons un très bon service de renseignements, il le faut bien pour vivre en votre compagnie, vous, les grands. Mais avant de commencer nos palabres, goûtons ces énormes caramels mous que vous nous avez apportés. Au fait voici trois pièces d’or pour l’échange.
– Je ne suis pas venu pour avoir trois pièces d’or, mais bien comme vous l’avez si gentiment proposé, pour causer.
– Oui notre gardien de la vallée, monsieur Vaianopoulos nous avait prévenu que vous aviez vu les ossements et que, étant policier, vous aviez informé qui de droit de votre découverte. Mais notre service intérieur m’apprit plus sur vous, votre route avait déjà plusieurs fois croisé notre petit peuple, peut-être même sans le savoir. Comme la fois où vous avez démantelé un trafic de drogue en Guyane et où la cache se trouvait dans une de nos anciennes grottes. Vous aviez été émerveillé par de minuscules outils néolithiques d’obsidienne. Les péons locaux vous ont même interdit d’en prélever quelques uns car pour eux ces outils des ancêtres étaient évidemment sacrés.
– Je supputais une histoire extraordinaire, mais j’étais loin de penser vous rencontrer de cette façon un peu inopinée.
– Nous rencontrons souvent des grands et nous les choisissons en fonction de leur probité et de leur utilité. C’est peut-être une façon égoïste de percevoir les choses, mais la vie nous a appris à être très méfiants dans nos relations avec les grands. Mais je reconnais que les grands nous facilitent aujourd’hui bien la vie.
Les ossements que vous avez trouvés dans la petite clairière sont les restes d’un de nos héros, tous les cinquante ans ces ossements reprennent l’air .
Ce héros s’appelait Glawan. Il était tombé dans les rochers et puis dans l’eau dans une région loin de ce lieu, c’est un fermier local qui le sauva. Après une longue convalescence, on s’aperçut qu’il avait perdu la mémoire. Il fut donc adopté par le fermier. Lors du passage de la grande peste, toute la famille et une partie du village furent isolés au pied au pied des rochers du Renart, lieu-dit au bord de l’Ourthe près de Barvaux, là-bas dans les Ardennes. Il y enterra tous les « siens ». Depuis cet évènement les rochers ont pris son nom et sont devenus les rochers de Glawan. Désespéré, il devint ermite, et c’est ainsi que nous l’avons retrouvé habitant une grotte des environs, qui fut nommée la grotte du Nuton par les grands en souvenir de lui. Nous avons, nous, veillé sur ses vieux jours.
Maintenant, c’est à votre tour d’être un de nos gardiens. Réfléchissez bien avant de refuser ou d’accepter. Si vous refusez nous déménagerons de cet endroit, ce ne sera pas la première fois.
– A première vue je n’y vois aucun inconvénient, maintenant que je suis revenu habiter le pays de mes pères, c’est même un de mes rêves secrets que de donner à une cause qui rencontre tellement mes désirs enfouis au plus profond de moi-même. Mais j’ai encore une question qui me turlupine. Pourquoi monsieur Vaianopoulos a-t-il dérobé le cylindre de cuivre dans la bibliothèque d’Athanase des Météores.
– Ah, le cylindre de cuivre, je vois que vous êtes au courant et que votre instinct de chasseur vous a vite mis sur la piste. Ce cylindre est l’histoire fondatrice de notre race. A l’époque, nous n’avions pas encore essaimé sur les autres continents. Nous étions les survivants d’une catastrophe sidérale. Notre véhicule, dont nous n’avons plus aucun souvenir, s’est écrasé aux confins de l’Atlas, à l’époque où le Sahara était encore une gigantesque savane splendide et giboyeuse occupée en son centre par un énorme lac dont on ne voyait pas les extrémités. C’est là que nous avons fait connaissance d’un peuple d’agriculteurs que nous avons suivi dans ses pérégrinations, lequel chassé par le climat devenu relativement aride partit se réfugier dans la vallée du Nil. C’était un endroit paradisiaque, au pied de la grande cataracte. C’est cet endroit que choisit Ptah, un de nos plus grands savants pour faire graver sur une feuille de cuivre la mémoire de notre histoire. Cette feuille fut enroulée par souci de transport et de protection. Suite à une dispute qui remonte dans la nuit des temps, le pharaon de l’époque nous confisqua le rouleau et le rangea dans son trésor. C’est à cette occasion que nous décidâmes d’entrer dans une semi clandestinité qui est devenue définitive au XVIème siècle. Voilà Monsieur Soubeyran, vous avez toutes les cartes en mains et croyez-moi elles ne sont pas biseautées, c’est à vous, dans quelques jours de prendre une décision importante pour vous et pour nous. Vous vous rendrez vite compte que cette situation n’a pas que des inconvénients.
Après avoir quitté solennellement le Fadet qui se nommait Pratchette, je redescendis au village, repris la voiture et rentrai chez moi, où je me suis enfermé une journée entière, suivie d’une longue journée de pêche, puis à nouveau une journée de méditation. Le quatrième jour, je suis descendu à Alès chercher trois kilos de carambars. Je savais maintenant à qui cela ferait plaisir.
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