Accueil › Forums › Textes contemporains › (O) KOWKA – Le Mystère des Bondons
- Ce sujet contient 7 réponses, 3 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par Christine Sétrin, le il y a 4 années et 11 mois.
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- 13 décembre 2019 à 9h05 #14494713 décembre 2019 à 9h05 #162260
Bonjour, chers collègues DDV
Après une pause de quatre années, voici la 21ème nouvelle que Kowka m'a envoyée et que je propose à vos votes. Merci pour le temps que vous allez passer à la lire. Ses productions précédentes comportaient une ou deux pages seulement et je préférais des histoires un peu plus étoffées. Celle-ci m'a intéressée.
J'espère qu'elle vous plaira et sera acceptée. Merci!
Bonne journée! Et bon Week-end.
Cocotte
Une enquête du commissaire Souby – le mystère des Bondons[1]
Rien ne laissait supposer que cette journée finirait d' une telle façon. Commissaire parisien à la retraite depuis maintenant quatre mois, j'étais retourné habiter dans mon village natal, où maman m'avait laissé une petite maison, à Saint-André-des-Sources pour ne pas le nommer, beau nom pour ce village où la seule eau était celle du Gardon. Il pouvait être impétueux, mais le plus souvent il n’était qu’un souvenir perdu. N'ayant pas connu mon père, je portais le nom de ma mère, nom qui était le symbole d'une grand famille protestante Soubeyran et prénommé André, mes collègues de la P.J. du quinzième arrondissement m'appelait tout simplement Souby et mes amis Dédé.
Bien accepté par les autochtones qui reconnaissaient un des leurs, dès la maison remise en ordre selon mon goût, j’étais devenu un passionné de régionalisme, de contes, de légendes et du folklore local, sujets qui déjà auparavant m’interpellaient régulièrement. J'étais heureux dans ce petit microcosme qui me changeait de mes courses aux quatre coins du Monde : l'Asie du Sud-Est et l’opium; la Guyane et ses trafics d’or où j'ai été pendant trois ans inspecteur à Cayenne, puis six mois à la Guadeloupe (surveillance maritime) avant de revenir dans la capitale, où j’ai pris mes fonctions de commissaire à la P.J..
En ce début d'automne, la pluie, suite ininterrompue de larmes de chagrin d’un ciel bas, laissait paradoxalement présager de belles sorties aux champignons, des balades en forêt, et pourquoi pas une ou deux journées de pêche à la truite, une de mes passions. J'avais décidé de monter à Pont-de-Monvert où je connaissais un petit hôtel agréable pour y avoir logé il y a plus ou moins dix ans lors d'une enquête qui m'avait conduite dans le pays. Cet hôtel, « A la truite argentée », était situé sur le versant oriental du Mont Lozère où s'étagent harmonieusement le schiste, le calcaire et, tout en haut, le granit.
Cet agréable lieu avait au rez-de-chaussée un bar avec un long comptoir et un arrière plan multicolore de bouteilles d'alcool et d'apéritifs rangées sur trois étagères en bois de pin comme des hussards à la relève de la garde. Elles étaient adossées à un grand miroir ce qui donnait de la profondeur aux étagères et dédoublait le nombre déjà impressionnant des bouteilles.
Il y avait une salle de restaurant décorée de boites vitrées où trônait une magnifique collection de mouches artificielles toutes plus belles les unes que les autres . J’aurais bien aimé connaître l’artiste qui les avait créées. Outre les trois petites tables adossées à une séparation en bois, vitrée de verre martelé sur le dessus, deux grandes tables pour au moins douze randonneurs chacune régnaient sur la salle. Sur le côté se trouvait une petite épicerie avec les produits de première nécessité et juste à côté de l'entrée un point presse, carte postale, Loto et autres jeux à gratter. La veille j'y avais acheté un petit recueil de sudoku, ma passion du moment. Au comptoir étaient les deux gendarmes de garde qui terminaient leur tournée, accoudés au zinc , ils sirotaient un petit café relevé d'une « bistouille ». Je les saluais au passage et empruntais l'escalier qui montait à l'étage. Les six chambres étaient symétriquement distribuées de part et d’autre d’un couloir chichement éclairé par deux tulipes en opaline rose délivrant une pauvre lumière. La mienne, la seconde à gauche était une belle chambre que j'avais prise en souvenir de mon passage précédent. Elle était décorée d’un mobilier typique des hôtels de montagne, tout en bois de pin, ce qui avait tout pour me ravir. De plus, la petite table et ses deux fauteuils donnaient sur la vallée boisée et verte de cette magnifique région de la vallée du Tarn. Cet hôtel était situé à la sortie de Pont-de-Monvert sur la route de Bédouès, Cocures pour ensuite monter au Mas de la Barque, véritable Graal des randonneurs locaux. La fenêtre m'offrait un paysage grandiose de pin sylvestre, de pin de Salzmann[2] et de pins noir d'Autriche. Ce biotope très particulier était parfait pour les champignons que je convoitais.
C'est ainsi que, sous un soleil éblouissant, la pluie étant oubliée depuis longtemps, je décidais d'aller faire une prospection du côté de la Cham des Bondons, lieu réputé pour ses menhirs. De plus, un mien ami m’avait signalé y avoir trouvé de la barytine et du plomb argentifère. Deux minéraux manquant à ma collection des pierres locales. Je suis parti du village Les Bondons, gros village d’environ 600 habitants, pour me diriger vers la Calmette. La région aride est parsemée de roches ruiniformes ressemblant aux squelettes d'animaux fabuleux ou antédiluviens ou encore aux ruines d'anciennes forteresse de légende et pourquoi pas à de villages disparus, ce qui ne manquaient pas dans la région où le choléra était passé deux siècles plus tôt laissant sur son passage des villages totalement vide de leurs habitants. Gargantua lui-même était passé dans cette région en laissant, par ci par là, sa trace. Je me garais à la sortie du hameau sur le bas côté, je pris mon havresac et ma canne. Dès le premier replis de terrain, je tombais sur un petit mas bordé d’une vigne coupant entièrement le vallon, impossible d’avoir accès au taillis qui attaquait la pente juste derrière lui. On était obligé de prendre la desserte d’entretien de la vigne. Je franchis le portail de la cour et montais les huit marches qui menaient à la terrasse précédant l'entrée. Je tirais la chaîne de la cloche et une voix cria par la porte grande ouverte. – Oui, entrez.
La première chose qui me frappa en pénétrant dans le hall furent les odeurs. En réalité il y avait plusieurs parfums. D'abord, le principal, celui de la maison qu'on reniflait sitôt passé le seuil sombre. J'essayai de l'analyser car c'était une senteur qui ne m'était pas familière. Elle n'était pas déplaisante, loin de là. Il y avait un fond de vin, bien entendu, avec une pointe de chien mouillé, et des relents refroidis de cuisine. Et comme c'était une cuisine méridionale, à base d'ail, d'olives, d'huile et de romarin, cela me changeait de mes habitudes.
Un autre parfum était l'arôme même de l'air, beaucoup plus ténu; je me rendis compte par après qu'il était seulement perceptible à certain moment de la journée. Il était plus discret, plus évanescent, composé des senteurs aromatiques typiques de la flore du midi. Toujours ce subtil mélange de sarriette, de paille, de menthe mais où la dominante, me sembla-t-il, était le pin. Le dernier enfin, plus discret, plus sauvage et plus fugace était lui très spécial. C'était un cocktail froid composé de senteurs ferriques, acides, humides, terreuses, c'était le parfum très typé de l'eau de source. Cet assemblage me parvenait par-dessus le toit de la maison, légèrement pollué par l'émanation de gasoil mal brûlé provenant du tracteur.
Il était assis dans la cuisine et regardait le vallon par la fenêtre. La lumière l'éclairait de profil. Il contemplait son verre de vin fraîchement tiré dans lequel le soleil allumait de magnifiques teintes rougeoyantes. On y percevait toute la gamme des cramoisis en passant par le carmin, le rubis transparent et une touche de ponceau. C'était le vin de sa production, « élevé » avec amour et conscience, et, comme c'était un homme sincère et honnête, il le buvait avec tendresse et respect, sans avidité, comme un vin doit être bu, avec une certaine révérence. De suite l'homme me plut, de suite je sentis que nous allions bien nous entendre. De suite je compris que nous partagions en partie les mêmes valeurs, que nous aimions les choses simples et la nature.
Il s'appelait Basile Vaianapoulos, mais on disait « le père ».
– Bonjour ! puis-je traverser votre vigne ? Je souhaite monter sur le plateau.
Il mit du temps à me répondre de sa voix rocailleuse :
– Allez y … mais vous ne trouverez rien par ici ! Désirez-vous un canon, c’est la production de l’an passé, un assemblage de grenache, un peu corsé mais qui a du caractère.
– Oui volontiers m’entendis-je lui répondre, et pour le bois, c'est pas grave, c'est surtout un prétexte pour faire une balade en dehors des sentiers battus.
Je m’engageais dans la forêt. La pente était rude mais je suivais une sente, probablement tracée par les animaux. Des champignons : nenni ! De plus, l’endroit me paraissait avoir été déjà fouillé ; j’obliquais vers l’ouest tout en grimpant et j’avançais les yeux au sol : toujours rien !
Cela faisait maintenant deux heures que je pérégrinais assez laborieusement ma foi et j'éprouvais le besoin de souffler, à la première petite clairière je décidais de m'arrêter un quart d'heure. Elle était silencieuse comme une cathédrale et un bondon en occupait le centre. Ah un bondon ici, Bizarre – pas très grand, un mètre vingt pas plus, et dans cette clairière au sol dénudé, des pierres en cercle entouraient la pierre dressée, de plus, une gravure maladroite représentait un personnage barbu. Un bondon gravé, je n'avais jamais entendu parler de ça hormis ceux qui avaient été christianisé. Emporté par ma curiosité je m'avançais dans le cercle et là, atrocité, un squelette bien réel était au pied de la pierre levée, un squelette de petite taille, avec comme particularité un bracelet de perles de différentes couleurs retenues par un fin tissage. J'avais déjà vu des similaires chez les Hopis, indiens troglodytes des hauts plateaux d'Arizona.
Je pris mon portable et réflexe professionnel, je cadrai d'abord quelques photos qui essayait de montrer l'étrangeté de la découverte et son côté évidemment macabre. Puis j'essayai de joindre la gendarmerie, après trois essais infructueux j'abandonnai, le réseau est inexistant sur ce versant.
J’entamai, alors, la descente pour aller téléphoner au village, pressant le pas, suivant mes propres traces… je me retrouvai au petit mas du « Père ».
– Monsieur, avez-vous le téléphone ?
– Oui ; un problème ?
– Au pied d’un petit bondon, j’ai trouvé un squelette … un enfant, je crois …
Incrédule et mal à l’aise, il me répondit
– Un animal sans doute…
– Non, un squelette humain ; Alors, ce téléphone ? On y va ?
– Bon suivez moi »
En fait, il habitait la dernière maison à la sortie du village, enfin, maison ! plutôt une petite ferme viticole comme il y en a des centaines dans la région où la culture du vin a encore une certaine importance, avec toutefois un gros 4X4 récent garé devant son seuil, un de ces énormes 4X4 tout équipé pour la chasse avec son pare buffle, phares additionnels et tout, et tout..
Nous sommes entrés dans la « belle pièce », celle où on reçoit les gens, le téléphone trônait sur un guéridon, pour sûr hérité de la grand-mère.
Le téléphone sonne longuement, on décroche, une voix rogomme me répond
– Gendarmerie nationale, ici le maréchal des logis Merlin, que puis-je pour vous ?
Je lui signalais la macabre découverte que je venais de faire dans la forêt au dessus des Brousses.
Bien, nous viendrons demain matin, car, il est 17h, la nuit sera bientôt là. J'ai de suite compris qu'il ne voulait pas perdre sa nuit.
– Merci Monsieur pour votre amabilité , je m’appelle André Soubeyran, Je reviendrai donc pour vous montrer le chemin, demain dès l'aube.
Je quittai la maison en jetant un coup d’œil à la boîte aux lettres : Basile Vaianapoulos; ah un nom à consonance grecque, bizarre, pas courant par ici.!
Devant le peu d'empressement que tout le monde faisait de ma découverte, je regagnais mon hôtel de La Truite Argentée à Pont-de-Monvert où ma foi je dormis comme un ange, l'air de la montagne me faisait le plus grand bien. J'avais eu peur que l'excitation de l'enquête me revienne et m'empêche de dormir.
Après un petit déjeuner copieux servit avant l'aube, comme pour les gens qui vont à la chasse, ce qui est peu mon cas, en route pour Les Bondons. Je décide de remonter au menhir pour contrôler si je n’avais pas oublié un détail et ce avant la venue des gendarmes. Arrivé sur place, à ma grande surprise, les os avaient disparus et étaient remplacé par trois pièces d’or déposées en triangle. Des pièce d’or toute fines, écrites en onciale, des francs des rois de France à première vue. Je les ai ramassées et rangées dans mon sac. Je redescendis aux Bondons, où m'attendaient deux gendarmes et un médecin légiste. En mon fort intérieur je pensais; ah quand même ils ont pensé au médecin légiste.
Je me présentais :
– André Soubeyran, commissaire en retraite, je voudrai que Monsieur Vaianapoulos se joigne à nous : il connaît merveilleusement mieux que nous les lieux.
Le maréchal des logis Merlin se redressa et me fit un salut de la tête, c’était une forme tacite d’acquiescement
Le viticulteur, ennuyé invoqua les nombreuses tâches qu’il devait accomplir, il semblait ne pas être heureux de nous accompagner. Merlin lui fit comprendre qu'il avait intérêt à nous guider à travers la forêt, il ne pouvait pas ignorer où se trouvait le bondon, petite curiosité locale, c’est donc, en file indienne que nous gravîmes la sente….je signale en aparté que les ossements ont disparu et que c’est pour cette raison que j’ai demandé que le sieur Vaianopoulos nous accompagne. De plus je montre au sergent Merlin les photos prises la veille pour lui montrer que je n’affabulais pas, que les ossements étaient bien là la veille.
L’ascension s’avéra difficile, les conditions météo s’étant dégradées : les nuages semblaient plus denses et soudain, la pluie s’abattit sur notre petit groupe qui n’atteignit la clairière qu’en fin de matinée.
La pierre debout telle un sentinelle au garde-à-vous paraissait plus imposante dans la pénombre; ils constatèrent, qu’en effet, autour, une dizaine de cailloux semblaient délimiter une zone assez large. Au premier abord, point d’ossements …. Equipés de leurs torches, les gendarmes fouillèrent les alentours sans plus de résultat ! Le sol paraissait net.
A la lueur de sa lampe le sergent Merlin, opiniâtre, continua les recherches ; il brandit enfin une petite perle rouge trouvée au pied d'une fougère, confirmant ainsi ma version des faits. Nous redescendîmes aux Bondons. Le gendarme me dit :
-. Nous reviendrons demain avec la scientifique et un chien pisteur. En attendant on va explorer le périmètre et les alentours immédiats et sécuriser la zone.
Le lendemain dès l’aube on remonte à la clairière, la nuit avait chassé les nuages, et c’est donc sous un ciel bleu et un temps frais que nous arrivons à pied d’œuvre. Romulus, le chien donna le tempo, c’est normal, maintenant c’est lui qui travaillait. Le chien marqua l’arrêt et son compagnon, le brigadier Saturnin, maître-chien, se pencha vers le sol et ramassa un minuscule bout d’os. Le légiste fatigué assis sur un rocher attendit que Saturnin lui amène l’os.
– Cela ressemble bien à un fragment d’os humain, je dirais même, un fragment de la vertèbre axis, mais seul l’analyse ADN pourra le confirmer.
Je notai par contre l’attitude pour le moins étrange de Vaianopoulos, il restait distant, comme ci ce que nous trouvions l’ennuyait profondément. Chafouin. Le sergent pensa que cela suffisait pour aujourd’hui, bien que Romulus semblait tenir une piste, effectivement une petite sente au nord semblait se diriger vers le sommet. Nous arrêtons là nos recherches, nous sommes vraiment dans la cambrouse, au bout du monde, très peu de moyens et des enquêtes d’une lenteur mortelle.
Le descente fut rapide et au moment de se séparer, alors que le légiste m’avait promis de me tenir au courant, je demandai au gendarme s’il pouvait me renseigner sur le passé de notre autochtone et nous nous rendîmes chacun à nos occupations.
Je ne sais pourquoi mais je « sentais » qu’il fallait surtout chercher sur place, car croyez-en mon instinct de chasseur d’hommes, ce lieux n’était pas catholique du tout. Dans la foulée, je décide de remonter seul dès le lendemain et de continuer mon inspection des sols, j’étais quand même venu pour récolter des minéraux.
Je suis arrivé tôt ce matin, à l’aube, tout le monde dormait encore et comme ça dès 8 heure j’étais à pied d’œuvre. J’ai directement pris la sente laissée par les sangliers, elle sinue dans une garrigue et est composée d’une canopée basse de chênes-verts aux feuilles épineuses et dures. L’étage juste en-dessous, cachant les troncs des chênes qui ne dépassent pas 2 à 3 mètres de haut, est constitué d’acacias épineux, de genévriers, de buis géants et pour finir, l’étage couvre-sol, lui, est constitué d’hélychrisum, thyms nains, romarins et autres plantes odorantes ou piquantes. On y trouve occasionnellement des orchis, le petit liseron et surtout cette chicorée sauvage aux fleurs bleues empruntant leur couleur au ciel d'azur. Je suis cette étroite piste où la pierre est mise à nu; elle m’amènera au sommet après plus ou moins 800 mètres de forte pente. Elle est constituée d’une roche calcaire, grisâtre, avec de temps à autre une asperge sauvage buissonnante qui attire le regard par son feuillage mousseux et sa couleur tendre. La biodiversité de cette forêt basse est extraordinairement riche, une espèce ici, une autre là, aucune n’a la prééminence. Ce subtil équilibre interspécifique établi depuis plusieurs millénaires rend cette association végétale d’une beauté que l’on pourrait croire intelligente.
J’arrive dans une petite clairière, les jambes griffées par les diaboliques acacias. Celle-ci est envahie par l’onagre, signe que cette terre fut jadis cultivée. Comme pour confirmer ma première impression, cet espace libre est accolé à d’anciennes faïsses[3] montant à l’assaut de la colline et prouvant ainsi que cette terre a bien été, hier ou avant-hier, entretenue par la main de l’homme. Au pied de la première banquette, dans le mur, un oustal[4] au toit effondré, nous observe de son entrée pleine d’ombre tel l’œil unique d’un cyclope. Après la traversée de cette petite placette, je continue par ce chemin où la myrte s’allie aux lentisques et qui descend maintenant d’une façon abrupte entre deux collines. Effarouché par mon passage un fourmilion s’envole dans un bruissement d’ailes pour se poser un peu plus loin, offusqué d’avoir été perturbé dans sa méditation. Un peu plus loin, avant d'entrer dans une espèce de valat[5] un peu abrupt, le talus gauche du coteau était bordé à hauteur des yeux d'une longue banquette calcaire riche en coquillages antédiluviens. Juste la bonne hauteur pour apercevoir sous la banquette, dans l'ombre sèche, à l'abri de tout vent, du sable à la couleur crémeuse, sec, fin, parsemé d'entonnoirs chacun gros comme une noix. C'était là le terrible piège de la larve du fourmilion, le même que celui que je venais de déranger quelque minute plus tôt, mais adulte celui-là. Qui pouvait d’ailleurs croire qu’une aussi petite larve pouvait donner un majestueux Hyménoptère aussi grand et bruyant ? C'était d’ailleurs ma première rencontre avec lui également, jusqu’ici je n’en avais vu que dans les livres. Je dois avouer que j'étais fasciné par la chute de chaque petite fourmi noire qui, la seconde précédente encore, se promenait benoîtement les antennes au vent. En effet, dès qu'elle tombait dans l'entonnoir, elle était subitement prise de frénésie et essayait de remonter à toute vitesse. Mais les grains de sable secs et très fins, trop fins, coulaient sous ses efforts et la ramenaient sans cesse sur le fond où manifestement elle ne voulait pas rester. Après deux trois grimpettes suivies d'autant de descentes involontaires, il y eut lors d'un de ses passages par le fond, un éclair tellement rapide que je ne vis qu'un mouvement flou; après cela la fourmi n'était plus là ! Le fourmilion, caché sous le fond de l'entonnoir, bien enfoui dans le sable, ne laissant que les deux chélicères de ses pinces traîner juste sous la surface des premiers grains, avait, à la vitesse de la foudre, happé la besogneuse imprudente. Comme cela me changeait de la région parisienne pays où tout était vert, calme et placide !
J'arrive enfin sur la dernière crête où plutôt au col, celui de Montmirat. D'un coup, comme par magie, le plateau se dévoile avec son charme habituel. Et dans le bleu lointain où l'horizon tremble avec un goût de mirage, on devine même Ispagnac et Quézac ainsi que la barre du Tarn . Je suis content de poser mon havresac au sol du calvaire. De ce point de vue, je peux admirer cet extraordinaire plateau vibrant sous le soleil méridional.
Je m’assis au pied d’un de ces menhirs christianisé, il y avait un gros bloc de granit qui avait été taillé juste pour moi.
D’où je me trouvais, je dominais cette région tourmentée nommée la Cham des Bondons. La vallée escarpée au bord de laquelle je me trouvais succédait à une autre vallée puis une autre encore, le tout constituant un plateau d’une dizaine de kilomètres en pente douce. Ces vallées étaient coupées elles-même de ravins étroits, de failles, de gouffres, qui allaient ralentir ma progression, c’était un pays d’aridité où les gens devaient se déplacer avec prudence, les bergers du coin y perdaient régulièrement leur moutons, une sorte de lapiaz[6] géant. Ici pas le moindre souffle de vent ne rafraîchissait l’air surchauffé par les feux du soleil.
Le soleil est déjà haut, le ciel éblouissant, il ne doit pas être plus de onze heures. On entend aucun bruit hormis le chant lancinant des cigales. Pas un chant d'oiseau ne vient troubler la quiétude singulière des lieux. L'air lui-même y est différent. Il charrie des parfums de thym et de sarriette. Le chemin parait interminable et gémit sous la chaleur estivale, il se faufile entre buis, acacias, genévriers et cades. Avec sa solution de continuité obsédante qui se répète d'un tournant à l'autre, on dirait qu'il ne mène nulle part, j'y avance comme une ombre condamnée par un châtiment antique.
Sur la crête suivante, je m’assied à nouveau, je sors les jumelles de mon sac et j’observe avec attention l’itinéraire que je vais choisir pour traverser ce chaos. Au pied de la troisième crête un mouvement attitra mon attention, un berger habillé de sa houppelande et d’un genre de bonnet phrygien longeait un replis de roches. Je le vis marcher avec une certaine hâte, se retournant sans arrêt pour regarder derrière lui avec attention, des fois s’arrêtant même et inspectait le chemin qu’il venait de prendre, puis son regard observait toutes les crêtes autour de lui, j’ai même un instant cru qu’il me voyait au fond de mes jumelles. Tout à coup il s’est encore arrêté, a observé tout ce qui se passait autour de lui, s’est approché d’un rocher au pied d’un grand éboulis surmonté d’une longue barre rocheuse, l’a touché du bout du doigt et le rocher a pivoté sur lui-même dévoilant une ouverture sombre, dans laquelle il s’est engouffré. La porte mystérieuse s’est refermée derrière lui, c’est comme si elle n’avait jamais existé. Je n’en croyais pas mes yeux, je m’attendais à tomber sur une histoire pas banale, mais là j’étais servi, et bien servi. Je pris avec beaucoup de minuties mes repères et je décidais de pousser ma balade jusque cet endroit pour le moins bizarre. Cache de contrebandier, faux–monnayeur comme dans Tintin et l’Ile noire, où pire encore, un antre de la magie noire où on sacrifiait des enfants comme du temps du terrible Gilles de Rais …
Je repris mon chemin, celui-ci encore plus pénible que le précédent, la sente était à peine visible, on aurait dit une sente uniquement fréquentée par des lapins, mais sans pétoules[7].
Comment faisaient ces hommes pour ne laisser aucune trace de leur passage ?
On n'entendait aucun bruit dans la torpeur de ce début d’après-midi caniculaire. Ce vallon avait quelque chose de très particulier, cela était vraisemblablement dû à sa disposition. Ici, il se passait quelque chose d'inouï avec les cloches. Contrairement aux bourdons des clochers d'église de chez nous, dans le nord, les cloches du campanile du village émettaient des notes aux sons grêles et légers, tels ceux des chapelles ou des couvents. Peut-être la qualité ou la densité de l'air n'était-elle pas la même qu'ailleurs? On entendait distinctement le marteau frapper l'airain, le métal frapper un autre métal, et pourtant donner des petites notes musicales et discrètes. Mais dans le ciel pâle et chaud de cette fin de matinée, elles s'étiraient, hésitantes comme un rond de fumée, devenaient des cercles parfaits avant que d'autres cercles, toujours plus grands, toujours aussi purs, s'en échappent comme par magie. On les ressentait passer par-dessus les collines, la rivière et les rochers, et elles étaient encore perceptibles que déjà le marteau frappait à nouveau, d'autres ondes sonores naissaient, et puis d'autres encore. Alors on les écoutait, avec émerveillement, comme une gamine écoute avec gourmandise, l'oreille collée à la paroi, la mélodie de sa nouvelle boîte à musique. Lorsque le mistral était levé, les orbes sonores prenaient la forme de grandes ellipses, la partie la plus aiguë dirigée vers le midi. Et lorsque le vent soufflait fort, ce qui n'était pas rare, les notes cristallines, dans le vallon, donnaient l'impression de tomber du ciel. Je pouvais alors penser qu'elles prenaient naissance là, dans l'air, uniquement pour me ravir, uniquement pour m'être agréable. Malgré l’attitude hostile de cette garrigue sèche, apparemment hostile à la vie et pourtant, si on observait bien le décor, l’œil averti pouvait percevoir là un orchis tacheté, ici un lézard fuyant le regard et se réfugiant sous une pierre plate où il tiendra compagnie au scorpion languedocien et encore là-bas une mante religieuse qui tenait sa pose d’orante sur l’épi de blé sauvage. En réalité ce paysage est détenteur de mille merveilles à qui pouvaient les voir. C’est un pays oublié des hommes mais pas par la nature, d’ailleurs l’épervier tournant en larges cercles dans le ciel était là pour souligner que nous étions loin des salons de Paris.
J’arrivai enfin à l’endroit repéré, mais point de barre rocheuse, seulement un éboulis et une grande dalle. Perplexe, je me retourne. Le grand rocher pointu pris comme repère est bien juste derrière moi, le cade mort est bien juste un petit peu à droite. Je sais que des erreurs de perspective son courant dans ce type de paysage. Mais enfin où est ce rocher qui tourne ?
J’inspecte le bas de la grande dalle, mais enfin j’ai bien vu le berger entrer dans la paroi !
Mon regard est attiré par une petite tache rouge entre deux cailloux. Je me penche et je ramasse une espèce de petit bout de tissu cramoisi, on dirait un bonnet phrygien que je pose sur le bout de mes quatre doigt réunis, je l’ausculte sous toutes ses coutures. Ce qui me turlupinait lors de la découverte du squelette se confirmait, la tête était trop petite pour une tête d’enfant. Je regardai la dalle et son support, du coup je reconnu le rocher qui tourne sur lui même, mais en miniature, au moins cinq fois plus petit que je ne l’avais imaginé. Dans le nord, où j’ai officié de nombreuses années, ce genre de pierre est appelé les « caillou qui bique. »[8]
Ce n’était pas un berger que j’avais vu mais bien un des ces êtres extraordinaires et légendaires, nommés ici « Fadet ». On les appelle « Les petites gens » ou « le bon peuple« , dans certaines régions on dit « Nos chers voisins ». Les indiens d'Amérique Leni-Lenapi du New Jersey les appellent « Nan A Push » qui signifie littéralement, « petit peuple de la forêt« , en Bretagne on les appelle « Bugale an Noz », « les enfants de la nuit« . Il faut dire que au cours de mes aventures aux quatre coins du monde, sans arrêt j’étais tombé sur des traces, des contes, des légendes sur eux. Est-ce que, maintenant pensionné, je vais boucler ma plus grande enquête ? J’inspecte le rocher et je ne trouve pas son fonctionnement. Dans les Ardennes, on les appellent des Nutons, c’étaient des adeptes du « commerce silencieux ». Les Nutons étaient des nains, au teint basané, aux yeux noirs et vifs, à la mine éveillée et avenante. Ils ressemblaient, disait-on, à de « petits vieux papas ». Ils habitaient exclusivement les grottes et les trous dans les rochers. Ils se montraient que très rarement le jour. On les apercevait parfois à la nuit tombante près des broussailles aux alentours de leur trous. De temps à autres à la belle saison, ils sortaient en nombre et se livraient à de joyeuses gambades sur l'herbe fleurie des prés. Ces êtres singuliers étaient d'excellents ouvriers en toute espèce de métier : forgerons, taillandiers, rémouleurs, ferblantiers, chaudronniers, tisserands, cordonniers et bien d'autres. Ils pouvaient à la veille d'un orage aider à la rentrée des récoltes menacées, mais il fallait les dédommager sans retard de leur peine. Les bons rapports entre Nutons et campagnards cessèrent brusquement, ces derniers, il faut bien l'avouer, eurent tous les torts. A certains endroits, on pollua leurs aliments par pure méchanceté; ailleurs on obstrua l'entrée de leurs grottes, tant et si bien que les Nutons courroucés quittèrent le pays.
J’étais perplexe, comment entrer en contact avec ce petit peuple qui plusieurs fois au cours de ma vie j’avai eu l’impression de longer leur monde sans pouvoir entrer en contact réel avec lui. Un genre de monde parallèle en quelques sorte. Maintenant que j’étais certain de mon fait, je ne voulais absolument pas brusquer les choses. Je pris mes trois pièces d’or, je les ai déposées en triangle et j’y ai ajouté un carembar au milieu, créant ainsi sans le vouloir une figure ésotérique du plus bel effet. Très discrètement je retournai sur mes pas jusqu’au col de Montmirat.
Passant par Florac, je décide de m’arrêter à la gendarmerie, où je demande le Maréchal des logis Merlin. Il vient me chercher à l’accueil et me conduisit dans son bureau. Il avait l’air soucieux, même très soucieux.
– Bonjour Mr Soubeyran, la vie est pleine de surprise, figurez-vous que notre grec de service, en fait, a débarqué il y a quatre ans, venant de Barcelone, où il était au monastère de Montserrat, quant à ses revenus, dixit les impôts, il n'en déclare aucun, cela m'a l'air d'un drôle d'oiseau.
– Effectivement, vous avez raison, cela m’a l’air d’être un drôle de lascar. Je vais m’intéresser d’un peu plus près à cette personne intrigante, j’ai de très bons contacts à Montserrat.
Rentré à l’hôtel, je prends la décision de contacter mon ami Henry Roussillon, qui était mon double, mon « frère » et qui avait pris sa retraite en même temps que moi. Il était parti s’installer à Barcelone, patrie de son épouse, Docteur en histoire ancienne et religieuse. C’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’il m’invita à descendre jusque chez lui, se sera un véritable bonheur m’avoua-t-il. Je suis descendu à Montpellier où j’ai pris le train dans cette gare à la verrière si triste, destination Barcelone. Merveilleux, Henry m’attendait au buffet où après deux trois tapas et une cerveza bien fraîche, il m’emmena chez lui au village Les Cabanyes. De suite à table entre la poire et le fromage, j’expliquai à Inès le pourquoi de mes recherches, et surtout que je cherchais des renseignements sur Vaianapoulos et son séjour dans les Météores. C’est tard le soir, sous le chant des grillons qui s’en donnaient à tue-tête, qu’elle me raconta une épopée extraordinaire. Basile, moine de confession orthodoxe avait vécu une vingtaine d’années dans un monastère des Météores en Cappadoce. Il l’avait quitté en emportant une pièce très ancienne, un rouleau de cuivre supposé contenir un rituel d’exorcisme. La seule chose dont il était certain, c’est qu’il était constitué de cinq chapitres – cinq exorcismes gravés avec minutie en petits caractères dans une langue totalement inconnue mais divinement élégante. Le rouleau lui-même avait une histoire qui se perdait dans la nuit des temps. Le rouleau de cuivre était d'origine inconnue, mais manifestement très ancienne, puisqu'il avait été sorti d'Egypte lors de l'exode juive, puis perdu dans le désert, offert par Josué à un chef bédouin pour son hospitalité. Tout ce que l'on sait historiquement sur cet artefact c'est qu'il apparaît dans les mains d'Omar Kayam, le poète mathématicien et astronome d'Ispahan, qui au travers de ces quatrains semble être un adepte du soufisme. Il le céda lors de son passage chez Hassan ibn al Sabbah surnommé le Vieux de la montagne, chef de la secte ismaélienne des Nizarites et plus connu pour être le grand maître de la secte des assassins. Puis il passa dans les mains de Saladin sans qu'on ne sache dans quelles circonstances pour terminer dans le giron de Baudouin le Lépreux. Le rouleau entre en Europe avec le retour des templiers et termine sa course chez Athanase, le fondateur du Grand Météore et de sa célèbre bibliothèque. Il fut étudié pendant plusieurs années puis rangé et oublié. Ceux-ci avaient-ils découvert la signification du rouleau, Inès ne put rien me dire de plus. Après trois jours de pur bonheur, je quittai mes amis avec beaucoup de regrets et je retournai dans mes Cévennes. Tout le long du retour, surtout dans le train, je me demandais sincèrement comment j’allais mettre les pièce du puzzle en place, tout ça me paraissait très compliqué.
Pour l’instant je dois attendre les résultats du légiste, mais je sens qu’il va y avoir du pain sur la planche. Et moi qui imaginais une retraite paisible ! ma canne à pêche devait frétiller au fond du placard où je l’avais déposée en attendant la sortie bucolique que je lui avais promise : un coin où les truites se pavanent en toute innocence et inconscientes du sort qui les attend, il faut dire que ma canne et moi étions redoutables ensemble, ce qui arrivait rarement, mais je m’étais promis que cela allait changer. Lassé d’attendre, j’accélère le mouvement, j’appelle le légiste, il terminait juste son lugubre rapport. L’analyse ADN donne des résultats très troublants, même étonnant, heureusement que ce sont des éléments que j’ai personnellement récupérés sur le terrain sinon je n’y aurais pas cru. Le labo m’indique qu'il s'agit bien d’un être humain de petite taille, mais pas d’un enfant, il était même très vieux lors de son décès. Par contre ce qui me trouble énormément et qui dans l’absolu est assez horrible : sa mort remonte à plusieurs siècles. Il ne s’agit pas vraiment d’un ADN humain il s’agit d’une famille très proche d’homo sapiens, très proche puisqu’il y a eu hybridation.
Je vous conseille, me dit le légiste, de contacter le professeur Laport, c’est un anthropologue spécialisé sur les petites gens. Je raccroche et au même moment le téléphone se remet à sonner, me faisant sursauter. Ici le professeur Laport, le légiste de la gendarmerie m’a contacté hier soir pour me faire part de votre découverte, serait-il possible de se voir? Nous prenons rendez-vous pour le lendemain en fin de journée aux environs de 20 heures, chez lui à Florac.
Dès le lendemain matin je demande à un de mes anciens inspecteurs de me dire tout ce qu’on sait sur un certain professeur Laport, anthropologue. Dans le courant de l’après-midi j’apprends que le professeur est belge, diplômé de la faculté d’anthropologie de Liège, ethnologue diplômé d’Oxford et enfin membre de la prestigieuse American Folklore Society. Armé de ces quelque renseignements, je me rends chez lui.
Accueil super sympa et de suite l’homme de sciences me met à l’aise en me servant un pur malt de 15 ans d’âge, un vrai nectar. Après lui avoir résumé les évènements à sa demande, il entre dans le vif du sujet.
On raconte que la majorité des grottes étaient jadis habitée par des petits hommes, haut tout au plus de deux pieds, parlant une langue inconnue et d'un caractère tantôt serviable, tantôt farceur. Il paraît que jadis on allait porter à l'entrée de ces grottes des objets à raccommoder – il s'agissait ordinairement de souliers dans les légendes de la province de Liège, d'outils en fer dans celle de Namur-, en ayant soin de déposer avec ses objets de la farine, ou un petit gâteau, ou des fruits, – dans quelques villages, on dit même une pièce de monnaie. Le lendemain , on retrouvait les objets remis en état. Dans les cavernes de Belgique (Furfooz, Goyet, Dave et bien d'autre), les nutons étaient des nains, au teint basané, aux yeux noirs et vifs, à la mine éveillée et avenante. Ils ressemblaient, disait-on, à de « petits vieux papas ». Ils habitaient exclusivement les grottes et les trous dans les rochers. Jamais ils ne se montraient pendant le jour. On les apercevaient parfois à la nuit tombante près des broussailles aux alentours de leur trous. De temps à autres à la belle saison, ils sortaient en nombre et se livraient à de joyeuses gambades sur l'herbe fleurie des prés. Ces êtres singuliers étaient d'excellents ouvriers en toute espèce de métier : forgerons, taillandiers, rémouleurs, ferblantiers, chaudronniers, tisserands, cordonniers et bien d'autres. Ils pouvaient à la veille d'un orage aider à la rentrée des récoltes menacées, mais il fallait les dédommager sans retard de leur peine. Les bons rapports entre Nutons et campagnards cessèrent brusquement, ces derniers, il faut bien l'avouer, eurent tous les torts. A certains endroits on pollua leurs aliments par pure méchanceté; ailleurs on obstrua l'entrée de leurs grottes, tant et si bien que les nutons courroucés quittèrent le pays
Ces nutons étaient adepte du « commerce silencieux », (linge à laver, chaussures à réparer, objets à rétamer…en échange de pain, beurre, lait…) Les romanistes font dériver le nom de nutons de Neptunus en prenant les formes neptuni, netum, nuiton, luiton, luitin, lutin (Schuermans). Ils ressemblent très fort aux fadets ou farfadets d’ici, qui comme eux sont bienveillants, industrieux et se livrent également au commerce silencieux.
Je vais vous narrer deux historiettes qui nous les font mieux comprendre, me dit le professeur Laport. Bien sûr, elles sont de chez moi en province de Liège mais c’est les mêmes partout du moins en Europe où l’on rencontre ces petites gens. Ceux-ci d’ailleurs datent de la plus ancienne antiquité, puisque on a retrouvé dans certaines grottes des outils néolithiques de très petite taille, ce qu’on appellent communément des microlithes.
Elles nous font comprendre la façon dont les hommes se moquaient d'eux – souvent pour se débarrasser de ces voisins devenus encombrants. Elles nous montrent aussi que le nutons pouvaient avoir la rancune tenace à juste titre dirons nous. Mais c'est peut-être de notre part du parti-pris.
13 décembre 2019 à 18h03 #162261cocotte a écrit :
La première est racontée par A. de Ruette[9] Depuis plusieurs semaines , un nuton poursuivait de ses assiduités une jeune fille d'une famille respectable, chez qui il se rendait à chaque soirée (sise); les parents, affectant l'amabilité, devaient lui céder un siège devant l'âtre. Le vendredi de la Saint-Martin, fête du village, on déposa soigneusement dans un grand panier toutes les coquilles d'œufs des quarterons utilisées pour la préparation des tartes; les coquilles recueillies furent soigneusement disposées ensuite en plusieurs ronds bien ordonnés, concentriques par rapport à l'âtre ainsi rendu inaccessible, avec, dans chacune, un bout de brindille long de deux pouces. Lorsque le nain se présenta pour gagner sa place habituelle, il resta interdit, puis il dit « dj'ai viyou Bastogne haut bwès, Frèyîr plin tchamp, mais dj'n'ai jamais viyou tant di p'tids pots machant » – « j'ai vu Bastogne haut bois, Freyir plain champs, mais je n'ai jamais vu tant de petits pots mélangeant »; jamais on ne revit le nuton.
Cette courte historiette démontre deux aspect intriguant du Nuton. Le premier est bien sûr sa taille puisqu'il prend les coquilles d'œufs pour des pots avec louche. Le deuxième est son grand âge puisqu'il dit avoir vu Bastogne haut bois (Forêt) alors que depuis très longtemps c'est un plateau dénudé, et Freyir plain champs (donc couvert de champs plats) alors que Fréyir est depuis la plus haute antiquité une forêt de première grandeur.
La seconde est plus scatologique et on la retrouve, avec à quelques variantes près, dans toute l'Europe romane. Elle est souvent polluée par des interférences avec la première (coquilles d'œufs) Nous avons choisi la version de Willy Lassance[10]
? Un nuton allait chaque soir rendre visite à une jeune fille de Tenneville; cette présence gênait la commère, mais elle ne savait comment se débarrasser de lui sans s'attirer la malédiction; une vielle voisine, réputée macrale (sorcière), à qui elle s'en était ouverte, lui dit: « Ma fille, rien de plus facile. Quand tu le verras venir, accroupis toi sur le fumier dans l'attitude naturelle… Crois-moi, les nutons sont gens fort bien élevés, il s'en ira dégoûté de toi à tout jamais »; la belle suivit le conseil et, quand le nuton la vit ainsi, il s'assombrit et tourna les talons en proférant la sentence traditionnelle : nous avons vu Freyir champ et Mochamps bois (Mochamps, village dépendant de Tenneville et situé dans la forêt de Fréyir), nous reverrons Freyir champ et Mochamps bois », avec le nuton disparurent le bonheur et la prospérité de la jeune fille et de sa famille.
Comme vous pouvez le voir, ce petit peuple existe depuis longtemps, nous croyions cette race humaine éteinte, mais votre découverte prouverait que ce n’est pas les cas. Une de leur coutume est de sortir au grand jour, une fois au bout de plusieurs lustres, les ossement de leurs sages. Ils les étalent bien rangés au soleil, peut-être pour un genre de purification. Nous croyons également qu’il existe une association plus ou moins ésotérique qui protège ce petit peuple.
Cela confirme bien mon hypothèse, je remonte au col de Montmirat , je vais jusqu’au rocher qui tourne et comme je m’y attendais le carembar était parti et remplacé par une quatrième pièce d’or.
Cette fois j’ai déposé trois carembars en triangle et je décidai de passer la nuit sur place, je m’installe confortablement assis dans l’herbe adossé à un de ces petits menhirs, l’endroit choisi me permettait de très bien voir mon dépôt oratoire. Le ciel était d’un noir profond dans cette nuit toute empreinte de douceur. Les étoiles par millier donnaient un relief assourdissant. De temps à autre une étoile tombait du firmament et venait voleter autour de moi ave son reflet un peu verdâtre, c’était une luciole. Un grincement léger me tira de ma somnolence, un fadet habillé tout de vert sortit, inspecta l’offrande puis se tournant vers la garrigue cria d’une voix fluette :
– Monsieur Soubeyran, je sais que vous êtes là montrez-vous et causons.
Très étonné, je m’approchai et je m’assis les jambes croisées devant lui.
– Vous me connaissez ?
Et oui, nous avons un très bon service de renseignements, il le faut bien pour vivre en votre compagnie, vous, les grands. Mais avant de commencer nos palabres, goûtons ses énormes caramels mous que vous nous avez apportés. Au fait voici trois pièces d’or pour l’échange.
– Je ne suis pas venu pour avoir trois pièces d’or, mais bien comme vous l’avez si gentiment proposé, pour causer.
– Oui notre gardien de la vallée, monsieur Vaianopoulos nous avait prévenu que vous aviez vu les ossements et que, étant policier, vous aviez informé qui de droit de votre découverte. Mais notre service intérieur m’apprit plus sur vous, votre route avait déjà plusieurs fois croisé notre petit peuple, peut-être même sans le savoir. Comme la fois où vous avez démantelé un trafic de drogue en Guyane et où la cache se trouvait dans une de nos anciennes grottes. Vous aviez été émerveillé par de minuscules outils néolithiques d’obsidienne. Les péons locaux vous ont même interdit d’en prélever quelques uns car pour eux ces outils des ancêtres étaient évidemment sacrés.
– Je supputais une histoire extraordinaire, mais j’étais loin de penser vous rencontrer de cette façon un peu inopinée.
– Nous rencontrons souvent des grands et nous les choisissons en fonction de leur probité et de leur utilité. C’est peut-être une façon égoïste de percevoir les choses, mais la vie nous a appris à être très méfiants dans nos relation avec les grands. Mais je reconnais que les grands nous facilitent aujourd’hui bien la vie.
Les ossement que vous avez trouvé dans la petite clairière sont les restes d’un de nos héros, tout les cinquante ans ces ossement reprennent l’air .
Ce héros s’appelait Glawan. Il était tombé dans les rochers et puis dans l’eau dans une région loin de ce lieu, c’est un fermier local qui le sauva. Après un longue convalescence, on s’aperçut qu’il avait perdu la mémoire, il fut donc adopté par le fermier. Lors du passage de la grande peste, toute la famille en compagnie d’une partie du village furent isolés au pied aux pied des rochers du Renart, lieu-dit au bord de l’Ourthe près de Barvaux, là-bas dans les Ardennes. Il y enterra tout les « siens », depuis cet évènement les rochers ont pris son nom et sont devenu le rocher de Glawan. Désespéré, il devint ermite, et c’est ainsi que nous l’avons retrouvé habitant une grotte des environs, qui fut nommée la grotte du Nuton par les grands en souvenir de lui. Nous avons, nous, veillé sur ses vieux jours.
Maintenant, c’est à votre tour d’être un de nos gardiens. Réfléchissez bien avant de refuser ou d’accepter. Si vous refusez nous déménagerons de cet endroit, ce ne sera pas la première fois.
– A première vue je n’y vois aucun inconvénient, maintenant que je suis revenu habiter le pays de mes pères, c’est même un de mes rêves secrets que de donner à une cause qui rencontre tellement mes désirs enfouis au plus profond de moi-même. Mais j’ai encore une question qui me turlupine. Pourquoi monsieur Vaianopoulos a-t-il dérobé le cylindre de cuivre dans la bibliothèque d’Athanase des Météores.
– Ah, le cylindre de cuivre, je vois que vous êtes au courant et que votre instinct de chasseur vous a vite mis sur la piste. Ce cylindre est l’histoire fondatrice de notre race. A l’époque, nous n’avions pas encore essaimé sur les autre continents. Nous étions les survivants d’une catastrophe sidérale. Notre véhicule, dont nous n’avons plus aucun souvenir, s’est écrasé aux confins de l’Atlas, à l’époque où le Sahara était encore une gigantesque savane splendide et giboyeuse occupée en son centre par un énorme lac dont on ne voyait pas les extrémités. C’est là que nous avons fait connaissance d’un peuple d’agriculteurs que nous avons suivi dans ses pérégrinations, lequel chassé par le climat devenu relativement aride parti se réfugier dans la vallée du Nil. C’était un endroit paradisiaque, au pied de la grande cataracte. C’est cet endroit que choisit Ptah, un de nos plus grands savants pour faire graver sur une feuille de cuivre la mémoire de notre histoire, cette feuille fut enroulée par souci de transport et de protection. Suite à une dispute qui remonte dans la nuit des temps, le pharaon de l’époque nous confisqua le rouleau et le rangea dans son trésor. C’est à cette occasion que nous décidâmes d’entrer dans une semi clandestinité qui est devenue définitive au XVIè siècle. Voilà Monsieur Soubeyran, vous avez toutes les cartes en mains et croyez-moi elles ne sont pas biseautées, c’est à vous, dans quelques jours de prendre une décision importante pour vous et pour nous. Vous vous rendrez vite compte que cette situation n’a pas que des inconvénients.
Après avoir quitté solennellement le Fadet qui se nommait Pratchette, je redescendis au village, repris la voiture et rentrai chez moi, où je me suis enfermé un journée entière, suivie d’une longue journée de pêche, puis à nouveau une journée de méditation. Le quatrième jour, je suis descendu à Alès chercher trois kilos de carembars. Je savais maintenant a qui cela ferait plaisir.
Tu peux y faire des petits arrangements, si cela peu faciliter ta lecture
Camel
27 septembre 1985 – Edmond
La rentrée à « Pierre et Marie Curie » se profile, plus que trois jours, pour moi, en troisième année en sciences de la terre, les vacances sont finies. Vacances bien agréables avec Chantal. Je l’ai rencontrée en juin au bal de promo, et après deux soirées et une nuit endormis dans les bras l’un de l’autre, nous avions décidé de passer les mois d’été ensemble. Pas très argentés, nous comptions allier les travaux saisonniers dans le Midi et les plaisirs de la rivière, de la mer et autres fêtes votives. Les cerises en Ardèche, travail exténuant et lent, suivi du ramassage des abricots dans le Gard, abeilles et chaleur. Puis les pêches dans la plaine Nîmoise, là aussi les butineuses et la canicule bien présentes. Puis pour terminer juste après les lavandes du côté de Barjac, à nouveau l’Ardèche, les vendanges dans l’Hérault, nous étions bruns comme des Robinson mais bien plus fatigués. Mais à part notre superbe entente aux jeux de l’amour, nous avions bien peu de points communs et nous nous sommes avoués que nous n’étions pas vraiment amoureux, c’était juste plaisant pour un été et nous avions décidé d’un commun accord d’en rester là.
Promesse d’un coup de fil de temps en temps pour se faire une bouffe, sans y croire vraiment, car tout le monde sait que ce sont souvent des promesses en l’air.
Je descends relever le courrier, tiens une carte postale de Mercedes. Et tout revient. Je souris. Mercedes, l’amour de ma dernière année de Lycée. Nous nous sommes perdus de vue dès la sortie. Mais comment est-ce possible ? On m’avait raconté qu’elle avait déménagé, à l’étranger, aux U.S.A je crois. Je n’ai jamais eu un mot d’elle et elle ne peut pas connaître mon adresse actuelle. Je réalise que complètement perdu dans mes souvenirs, le visage de mon premier amour s’est substitué à la représentation d’une jeune femme, d’un tableau. Machinalement je retourne la carte, écrit en tout petit © National Galery of Art. La liseuse. Fragonard.
Curieux de savoir qui peut m’envoyer cette reproduction, je m’aperçois qu’elle ne m’est pas adressée. Le facteur s’est encore trompé d’immeuble, un peu récurrent depuis quelque temps, à croire qu’il se débarrasse du courrier. Il faut dire pour sa défense que dans le bloc d’immeubles, ici à Tolbiac, il y a de quoi se perdre, alors le courrier, vous pensez. J’habite ici depuis le début de mes études supérieures, en colocation, André, Marcel, Manu et Edmond votre serviteur. Surnommés les quatre mousquetaires, allez savoir pourquoi, il est vrai que nous fréquentons la même section de Jussieu, nous nous entendons super bien, et ici à Tolbiac, nous sommes sur la ligne de métro qui nous conduit directement au campus.
Immobile, la carte postale au bout des doigts, je n’arrive pas à comprendre, pourquoi j’ai vu Mercedes, si présente. La pose peut-être, Mercedes si studieuse au Lycée, sa coiffure, ses joues légèrement rosées. Elle rougissait facilement, et si d’autres se moquaient, moi je craquais. Un peu en chevalier servant je la défendais toujours.
Je n’avais pas vu, mais le timbre est américain. Je ne peux m’empêcher de lire le texte, qui ne m’est pourtant pas adressé, indélicatesse bien excusable, puisqu’elle est venue toute seule dans ma boite.
J’ai visité la nationale Galerie d’art à Washington, et je suis tombé en arrêt devant ce tableau. La ressemblance est si frappante, tu ne trouves pas ? À bientôt, nous devons espérer, toujours. Je t’embrasse.
Signé : Dan
Le soleil aveugle le studio, je ferme un peu les volets, la carte toujours dans la main, et je me cale dans mon vieux fauteuil à oreillettes, enfin celui de mon grand-père, en cuir bien élimé mais que je ne changerais pour rien au monde.
Je lis et relis ce texte un peu sibyllin. Et plus je regarde la photo, plus je trouve de ressemblance. Je suis troublé, il me semble que Mercedes est assise à mon petit bureau et qu’elle est absorbée par sa lecture.
Le lycée avait organisé pour les classes de première, une semaine culturelle à Fontainebleau. Nous avions investis la ferme auberge des « Amis de la Nature » appelée Coquibus, perdue au milieu de cette magnifique forêt sableuse. C’était un vrai retour à la nature sauvage voulu par notre prof de sciences nat’, car effectivement cette auberge était sans courant, tout fonctionnait au gaz y compris l’éclairage. C’est après la visite de la chapelle de Saint Blaise les simples, à Milly-la-Forêt, ornementée par Cocteau, que je me rendis compte de la présence réelle de Mercedes. Quand je dis réelle, cela veut dire que subitement Mercedes prit de l’épaisseur, du volume. Pourquoi cette naissance, à ce moment ? Une attitude ? Une remarque ? Un geste ? Le caractère sacramental des lieux ? La beauté artistique de l’endroit ? Nul ne saura jamais, mais de camarade de classe que je défendais à l’occasion, elle devint la personne vraisemblablement la plus importante de ma vie. Mais était-ce réciproque, elle était si réservée, ne dévoilant jamais ce qu’elle pensait.
En reprenant les assiettes pour la vaisselle du repas du soir, je lui pris les mains, elle me les laissa, le rouge lui montait aux joues, je compris sans une parole, sans un geste que c’était partagé, tout était dans le non-dit.
Pourquoi cette apparition, et ce texte nébuleux. Ce Dan qui est-ce ? Il ne peut connaître Mercedes. Je ne sais pas combien de temps je reste perdu dans mes interrogations, submergé par un sentiment étrange. Je ne dis pas que j’avais oublié ma timide et passionnée adolescente, mais j’avais beaucoup souffert lors de son départ, et lorsque je pensais à elle, aux souvenirs de nos jeux érotiques, le rouge me montait au front. Oh pas un rouge de honte mais bien une chaleur qui envahissait mes sens, me faisait perdre la raison et alors je pleurais son absence. La source des souvenirs pleure et ne désaltère pas. Grâce à un travail acharné sur moi-même, je m’étais rendu à l’évidence, Mercedes était sortie de ma vie, je ne la reverrai plus. Un premier amour ne s’oublie jamais mais il ne doit être qu’un souvenir heureux. Et puis Chantal m’avait réconcilié avec l’ouverture de soi à une autre femme, aux relations sexuelles que j’avais bannies. Elle ne saura jamais le bien qu’elle m’a apporté, j’avais enfin rangé Mercedes quelque part au tréfonds de ma mémoire, et maintenant cette carte. La journée passe, dans la pénombre, et j’ai reporté tout ce que je devais faire pour la rentrée.
Je me couche tôt, dos à la fenêtre, grande ouverte, contre le clair de lune. La brise gonfle le voile devant la fenêtre, adoucit l’air chaud de la chambre, effleure, caresse, agace mes sens émerveillés au souvenir de notre jeune découverte.
Je veux dormir, il le faut. Je remettrai cette carte dans la boîte aux lettres du destinataire, c’est deux blocs plus loin, le bloc O alors que nous sommes au bloc D. Je suis vraiment trop intrigué. J’ai dormi, ou plutôt j’ai rêvé à demi-éveillé, un état où on dirige son rêve, on pense même le maîtriser, mais je crois que c’est pour mieux nous tromper mais…
As-tu déjà touché un pétale de pivoine ? Tu vois, elle avait une peau de cette texture là, douce, lisse mais qui accroche le doigt, la main. Quand je lui touchais le corps, à l’intérieur de moi, je tremblais, je pleurais de bonheur, d’extase et à l’extérieur je tremblais de désir, de hâte, d’excitation, j’avais envie de mordre, il m’arrivait d’ailleurs de le faire. Elle devenait féline, elle préférait griffer, c’est comme ça que je savais que nos sentiments étaient partagés, nous perdions le contrôle de nos sens. L’arrivée de cette carte a fait remonter tout en moi ce que je croyais effacé mais non, tout est si présent. Sa joue pêche, couverte d’un petit duvet blond, imperceptible, pêche je vous dis. Cette douceur, quel souvenir. Il fallait remonter au lobe de l’oreille pour retrouver la pivoine.
Je me suis quand même endormi profondément assommé par la fatigue, et d’autres rêves sont venus hanter mon sommeil. Une jeune fille studieuse, le rossignol qui chante le retour du printemps, des bateaux à l’étrave fendants la mer, la proclamation des résultats au bac. Je me suis levé un peu vaseux, mon dieu quelle mauvaise nuit passée ! Une bonne douche bien chaude suivi d’une froide m’ont remis les idées en place. Un bon petit déjeuner deux œufs sur le plat avec des petites saucisses et un morceau de baguette beurrée achève de me remettre d’aplomb. Vers 11 heures, j’arrête mes révisions et je reprends cette carte que je n’arrive pas à extraire de mon esprit. Je la prends et la relis encore une fois, oui il y a un air de ressemblance avec le modèle de Fragonard. Je décide d’aller distribuer la carte à la bonne adresse.
Je traverse le parc en diagonale en passant par le petit square, celui où les canards s’ébrouent dans le plan d’eau et j’arrive devant l’immeuble O. Je lis les étiquettes du panneau situé dans le hall du bloc, et je trouve A. Lambert, Vve. Mannering. Mon dieu me dis-je, Mannering le nom de Mercedes. Impossible d’amorcer un geste, submergé par une émotion indescriptible, je suis figé. Néanmoins, un peu de lucidité persiste. Si je mets cette carte, comment vais-je pouvoir en savoir plus ? C’est mon passe, ma chance d’en savoir plus, et peut-être, oui j’ose espérer, de retrouver Mercedes. Les mots de la carte postale dansent devant mes yeux. Ma vue se brouille et comme un automate, je sonne. Mon cœur déchire ma poitrine, j’essaye de respirer profondément. Pas de réponse, je sonne encore, je me calme. Je vais revenir, plus tard. La porte du mystère est entrouverte. Oui d’un coup je me souviens que le frère de Mercedes s’appelait Daniel, je l’avais complètement oublié, mais je ne le connaissais que par sa sœur interposée.
L’interphone grésille et une voix douce m’interroge : Oui c’est pourquoi ?
J’explique en essayant de ne pas bafouiller que j’ai une carte postale des USA qui a été déposée par inadvertance dans ma boite aux lettres.
— Merci vous n’avez qu’à la glisser dans ma boite.
— Non, non, je dois vous la remettre en mains propres, c’est important.
— Bien je ne vois pas bien pour quelle raison.
— Je vous expliquerai, soyez gentille, recevez-moi, c’est au sujet de Mercedes.
— Mercedes, vous connaissez Mercedes, comment, où …, je vous ouvre.
La porte fait ce petit clic caractéristique du déclenchement électronique.
— C’est au quatrième, palier de droite, directement en sortant de l’ascenseur. Je vous attends, je prépare une tasse de café.
Comme un amoureux au premier rendez-vous, je ne prends pas l’ascenseur, mon cœur battant à tout rompre, j’arrive presque essoufflé. Une femme se tient dans l’embrasure et la ressemblance avec Mercedes me saute aux yeux. Elle tortille ses mains, mais un sourire se dessine, et me demande d’entrer.
— Je vous prie, asseyez-vous, et dites-moi vite qui vous êtes, bien qu’il me semble le deviner. Vous êtes son petit ami, n’est-ce pas ?
Je voudrais l’interrompre pour lui demander où elle est, si je peux la voir, mais elle enchaîne phrase sur phrase. Son discours est peu clair, elle parle de sa fille si heureuse, qui lui avait avoué être amoureuse, mais au travers de ses paroles, je devine un drame. Prenant mon courage à deux mains je crie presque :
— Mercedes, où est-elle, je veux la voir !
— Bien sur vous pourrez la voir. Vous savez, depuis l’accident… Des sanglots la secouent, et je ne sais comment me comporter. Je m’approche, je m’assieds à côté d’elle, et elle tombe contre mon épaule. Pendant un moment qui me semble une éternité, elle se calme. Et déjà elle me tutoie.
— Excuse-moi, je vais tout te raconter.
Mon mari pour la récompenser d’avoir réussi son bac avec brio, lui avait offert un voyage surprise en Egypte, les pyramides de Gizeh, le Sphinx, l’oasis du Fayoum et sa nécropole, un trek en dromadaire dans le désert égypto-lybien. Son groupe a été pris dans une tempête de sable. Toute la méharée s’en est sorti sauf mon mari qu’on n’a jamais retrouvé, et Mercedes récupérée in extremis, mais dans le coma, puis amnésique.
Aujourd’hui tout est plus ou moins rentré dans l’ordre. Par exemple, moi elle me reconnaît même si ce n’est plus la même chose qu’avant, c’est très dur tu sais.
Par contre, elle sait qu’elle était amoureuse d’un garçon, mais elle ne sait plus de qui.
Elle me dit qu’elle le voit rayonnant dans le soleil et quand elle s’approche pour lui parler il s’estompe dans une sorte de brouillard gris et il y disparaît. Chaque fois c’est une scène de larmes, elle en connaît l’importance, et c’est pour ainsi dire la seule chose qu’elle doit encore retrouver. Les médecins et moi-même, la psychologue avons tout fait pour essayer de lui gommer cette image qui la torture et l’empêche d’avancer. Je me suis rendue au lycée pour trouver un nom, j’ai interrogé ses camarades de classe. Rien. Même sa meilleure amie n’avait rien soupçonné.
Je la laisse parler, suspendu à ses phrases, parfois haletantes.
— L’accident laisse dans sa mémoire une sombre image qui implose et l’empêche de retrouver le nom de celui qui l’aime. Chaque fois que je vais la voir, elle me raconte la même chose : c’est comme une main tendue par-dessus le temps qui tâtonne, qui cherche et qui quémande la mienne, elle frôle ma joue avec une délicatesse ancienne, plus douce que la fraîcheur du soir. Mes oreilles, subitement attentives, écoutent avec ravissement cette voix qui monte, se cristallise dans l’air puis sans avertissement s’effondre dans l’ombre »… Oui je sais par cœur ces phrases qui paraissent terriblement romantiques et qu’elle me déclame, presque, comme au théâtre.
Elle est pour l’instant soignée dans une maison de convalescence, suite à une dépression sévère, mais son médecin m’affirme que, théoriquement elle pourrait reprendre ses études en octobre prochain si elle en avait le désir. Mais je sais maintenant, vous êtes là et c’est miracle, nous allons la sortir de ce tunnel sans fin.
— Je ne comprenais pas son silence, son téléphone était sans cesse sur messagerie, puis le numéro ne fut plus attribué et lorsque je me suis rendu à votre adresse, l’appartement était en vente, et une voisine interrogée m’avait parlé d’un départ pour l’Amérique, alors je me suis dit que je l’avais tout simplement perdue, et surtout qu’elle voulait rompre tout contact avec moi. Je n’ai jamais imaginé l’histoire effrayante que vous avez vécue. Oui tout va rentrer dans l’ordre, je le sais, oui je l’espère vraiment.
Je suis devant l’autel de la Chapelle de Saint Blaise des Simples, décorée par Jean Cocteau, les dessins épurés, presque naïfs m’émeuvent plus que ce jour béni, où Mercedes les regardait avec moi. Je me souviens qu’elle en adorait le bleu et les feuillages, la sépulture toute simple de ce poète. J’entends des pas derrière moi. Je me retourne, Mercedes lâche la main de sa mère, hésite, étonnée, puis accourt vers moi et dans un murmure, bas à l’oreille, j’entends :
— Edmond !
13 décembre 2019 à 18h03 #162262cocotte a écrit :
Je m’attendais à des baisers, à une étreinte pleine de passion , mais m’écartant un peu de ce corps retrouvé, je vois des yeux qui ressemblent à deux plans d’eau insondables d’un ton noisette sauvage, parsemés de paillettes d’or comme des feuilles mortes flottant sur l’étang. Ils sont d’une brillance triste dans la lumière de la chapelle, et hélas le reflet de son cœur. Soudain entre les deux pétales de ses paupières, une larme translucide éclot. Je dois me rendre à l’évidence, elle m’a reconnu mais, elle ne se rappelle aucun de nos moments intimes. Je reste seulement son camarade de classe.
24 octobre 1991 – Mercedes
J’ai vingt-sept ans, accompagnée de Frédéric mon ami du moment, je dis du moment car je ne sais pas les garder longtemps, mon lourd passé me poursuit. Depuis ma perte de mémoire, j’ai oublié mon premier amour, pourtant il m'apparaît en rêve, régulièrement, et il ne reste qu'une sensation confuse au réveil, mais je sais que c'est lui. Fred et moi adorons les marchés aux puces, nous sommes à celui d’Isle sur Sorgues. J’y viens plus pour l’étalage à la Prévert qui me fascine que pour la recherche de la pièce rare. À Outre-Quiévrain d’où mon ami est originaire ils disent “brocante”, c’est, au pays des belles ducasses, une appellation plus consensuelle et joyeuse. Mais, moi, je préfère vide-grenier, vocable contenant déjà en lui tout le mystère, toute l’essence de l’objet et de son symbolisme, il exprime superbement bien la symbiose entre son origine obscure, mystérieuse et son devenir. Il exprime surtout l’attrait manifestement sensuel que nous partageons, nous avons la même approche du sujet, nous ne cherchons rien de particulier, et en même temps tout, et moi j’espère toujours trouver des traces de mon passé oublié. Fred, paradoxalement, est impressionné par « l’exotisme de nos étals». Pour lui c’est un endroit rabelaisien où s’accumulent, s’entassent tous les rebuts du destin, toute la pauvreté du monde, de notre société de consommation comme le maelström de Jules Verne qui attirait avec amour en son sein tout ce qui passe en deçà de la limite visible de son champ d’action. Les outils biscornus aux formes étranges à l’usage depuis longtemps oublié, les livres de tout format aux couvertures tristes ou, au contraire, riantes, vaisselle bon marché, céramiques et porcelaines mélangées, dépareillées et ébréchées, « fumettis », petites bandes dessinées vendues dans les kiosques de gare et les épiceries. Les souvenirs de voyages exotiques ou des dernières vacances à Palavas-les-Flots, des choses communes et sans histoire comme la toupie offerte par ma tante, les minéraux aux couleurs rutilantes, les coquillages et curiosités inquiétantes. Les vêtements dépareillés, usés et autres fripes joliment décolorées, les gadgets inutiles, les cadeaux publicitaires, les copies du plus mauvais goût, les petites voitures, les pantins dépenaillés et les poupées aux couleurs fanées. Mais comment pourrions nous y retrouver un ami égaré, un amour perdu au mois d’août ? Nous avons tous les deux la même façon d’appréhender l’âme de ces déchets sociaux. Il faut impérativement percer la surface apparente de l’image renvoyée, comme l’Alice de Lewis Carroll et son miroir magique ouvert sur un ailleurs. Ces objets prennent alors d’autres dimensions, ils muent en d’autres colorations, ils deviennent des portes ouvertes sur le rêve, sur le voyage immobile, celui-ci n’est-il pas plus beau, plus riche que celui du réel ? Il y a aussi le plaisir de l’œil de percevoir perdue parmi un capharnaüm d’objets obsolètes, disparates et incongrus, la perle merveilleuse digne d’une Haydée, égarée par Sindbad, échappée d’un conte oriental des Mille et Une Nuits. Comment décrire le bonheur que nous avons de trouver, sur le coin d’un banc, un album à la coiffe fatiguée, une rare édition Casterman de Tintin en noir et blanc, petite image ou une aventure de Ribouldingue, Filochard et Croquignol, la terrible équipe des Pieds Nickelés qui ont bercé notre enfance à tous deux, lui à Maubeuge, moi en Normandie, ou encore un célèbre album de chez Gautier-Langereau, comme « l’enfance de Bécassine ». Quelle extraordinaire aventure de trouver au fond d’une vieille boîte de bazar ayant contenu jadis des cigarettes turques ou des bergamotes de Nancy, ô merveille des merveilles, un des trente deniers au nom de César, que Judas reçut comme mirifique rétribution pour le baiser de sa trahison…
C’est comme ça que, parmi un mélange hétéroclite de jouets cassés, vieilles boites, j’aperçus un coin jaune orange caractéristique, je la tirai hors du panier, oui c’était bien une vielle boite métallique de cigarette Camel. L’image du dromadaire avec la pyramide de Gizeh en arrière plan me ramena subitement neuf ans en arrière. Quand je disais que le voyage immobile…
Je me rappelle, et oui je me rappelle, c’était l’année où je venais de terminer le lycée et j’étais avec papa en Égypte. A mon arrivée à Alexandrie, j’avais été très étonnée de l’animation qui régnait sur les pavés de la chaussée. Une vraie ruche vivante, les gens couraient de droite et de gauche, se heurtaient, se bousculaient, s’invectivaient, s’excusaient comme les abeilles des rayons de grand-père lorsqu’il voulait leur emprunter du miel. Ici contrairement à mon village du Nord de la France, dès le premier débarcadère les anneaux d’amarrage en bronze forgé étaient impressionnant par leur taille et imposant de lourdeur. A l’extrémité du quai, juste avant la grande avenue, trônait un obélisque monumental dressé verticalement sur le front de mer contrastant avec l’horizontalité de celui-ci. Le soleil tapait dur en cette journée et la lumière éblouissante écrasait un peu la grandeur du monument. Dans l’air chaud, de petits fétus de paille voltigeaient dans des ascenseurs sans parois, ils montaient, descendaient en une véritable chorégraphie aérienne qui me donnait le tournis. Les odeurs de crottin intimement mélangés aux parfums des épices exposés sur les étals, l’agitation de la foule qui semblait n’aller nulle part, tout ce bruit ne m’aidait en rien. Il était midi et bientôt cela allait se calmer, les gens rentreront chez eux. Arrivée à l’hôtel je m’empare du premier fauteuil venu et je me laissai tomber avec un soupir d’aise, juste en face de la porte qui donne sur le grand restaurant ou un brouhaha sourd signale l’importance du chaland. Une énorme jarre vide de son palmier miniature était emplie d’eau claire, pour rafraîchir l’atmosphère je suppose. Les occupants du restaurant entretenaient un bruit confus de couverts entrechoqués, de bouts de phrases, d’exclamation retenues, des appels désespérés ; le tout dans un parfum de poissons frits, d’huile d’olive, plus de temps en temps des relents de la rue s’y mêlaient. C’était magique et dépaysant au possible, on était loin des bruits feutrés des salons de chez nous.
Dans l’après-midi, nous nous somme rendus au Caire, où nous avions rendez-vous au salon du Savoy, celui de la rue Soliman Pacha, bien que je crois qu’il n’y en a pas d’autre, du moins au Caire. J’y fêtais mes dix-huit ans et je ne pense qu’à Edmond mon amoureux chéri que j'ai dû abandonner lâchement, sans même le prévenir, tant mon départ était impromptu, papa venait de m’offrir le plus beau cadeau dont j’aurais pu rêver, une excursion en chameau dans le désert Egypto-Libyen. Nous accompagnons un groupe franco-anglais de ses relations. Je suppose que le passage par la toute jeune découverte de la grande nécropole du Fayoum, était pour beaucoup dans cette euphorie. Les plaquettes de bois peint recouvrant le visage des momies m’avaient émerveillée par leur réalisme et la fraîcheur de leurs couleurs. Elles étaient toutes plus belles les unes que les autres et dévoilaient ainsi toute une population vieille de plus de 2000 ans. Après la grande oasis de Fayoum, la méharée c’était dirigée vers l’oasis de Siwa près de la frontière libyenne. Nous étions douze, un chamelier, un guide, un cuisinier, les amis de papa, et enfin moi accompagnée de Saïd, mon petit protégé.
Enfant unique, enfant inespérée, venue après 15 ans de mariage, j’étais chouchoutée par ma mère,et je crois que j’étais la petite princesse de mon père, qui ne savait que trouver pour me faire plaisir. Noble de naissance, maman était issue d’une vieille aristocratie sévère et, disons-le, coincée, à cheval sur les principes, elle n’avait de cet héritage familial, qu’un port de tête altier, et une coiffure toujours impeccable. Pour le reste, elle était pour moi, une mère attentive, aimante, et même parfois trop. Me couver était peu dire. Comment avait-elle pu me laisser partir avec mon père surtout en Égypte, nous ne l’avions jamais compris .
Par contre, nous avions très vite compris la difficulté de la progression sur un terrain aussi mouvant que le sable du désert, surtout que nous devions descendre régulièrement de notre dromadaire pour ne pas le fatiguer inutilement. Mais après quelques longues minutes le corps s’adaptait et l’effondrement doux du sable à chaque pas finissait même par être plaisant. Les dunes blondes, grises, blanches à certains endroits succédant aux ravines et oueds asséchés créaient une sensation de plénitude merveilleuse, le silence et le crissement du sable qui s’écoule soulignait la majesté de cette après-midi. Le crépuscule vit les dunes prendre des couleurs orangées, puis rougeâtres et même pour certaines des nuance violine et lie de vin.
Le soir, le cuisinier nous offrait de la semoule avec des languettes de viande d’agneau grillées sur le feu. Même le bois était transporté par les dromadaires, une essence plus lourde, plus massive. Le guide nous expliqua l’itinéraire du lendemain et les difficultés que nous allions rencontrer, autour d’un un thé très parfumé, son sourire franc et joyeux, celui qu’on ne réserve qu’aux intimes, nous réchauffait le cœur. La nuit bien installée maintenant amenait une température qui dégringolait à une vitesse qui nous obligea à nous installer dans les sacs de duvet et nous nous installâmes autour du feu. Peu dormirent cette nuit tant la nuit était scintillante d’étoiles. On y voyait les constellations, devinait les signes du Zodiaque, un tel ciel évoquait l’immortalité, l’éternité, un calme intérieur infini. Il était facile de comprendre la fascination que ce genre de voûte céleste avait eu sur les anciens égyptiens. Cet émerveillement se transforma petit à petit en une sérénité, un bien-être où l’âme est en accord parfait avec l’esprit et le corps. Puis je m’endormis sans même m’en rendre compte, Saïd lui dormait depuis longtemps du sommeil de l’innocence.
Nous sommes repartis dès l’aube après un thé pris sur le pouce dans la nuit encore très sombre. Ce départ précoce était justifié par l’envie de marcher le plus possible avant que les rayons ardents du soleil n’écrasent toute la vie du désert.
C’est en passant le sommet de la dune que je compris immédiatement la terrible journée que nous allions subir. Les météorologues nous avaient promis une semaine de beau temps et pourtant à l’horizon, une barrière rouge d’une dizaine de mètres de haut fonçait à notre rencontre à la vitesse d’un cheval au galop. C’était le terrible Khamsin, le symbole du dieu Seth, un symbole de mort pour qui se laisse surprendre. Je fis braquer mon chameau comme mes compagnons et c’est à l’abri de leur corps que nous nous abritâmes et c’est bien sûr le moment que choisit mon foulard pour courir la prétentaine, le foulard de maman auquel elle tenait tant. J’ai couru quelques pas pour l’attraper et je me suis retournée pour rejoindre mes compagnons mais déjà un brouillard de sable me les cachait tous, mes amis, mon dromadaire. Je me suis mise à l’abri sous un surplomb rocheux providentiel, où la soie s’était enfin arrêtée. Je me suis recouverte de ma djellaba, entouré ma tête de ma longue chéchia de randonnée, et je me suis coulée dans l’anfractuosité face à la roche, dos au désert. Le vent hurlait sa haine du vivant, il était accompagné d’un sable qui m’ensevelissait dans un bruit assourdissant, je me souviens de ma peau transpercée par des milliers de petites aiguilles comme si un essaim d’abeilles se posaient autour de nous, le tout, dans un frémissement électrique de mauvais augure. Je m’étais pelotonnée contre le rocher quand tout à coup l’intensité du bruit tomba. Subitement j’étais bien. Cela me rappelait les moments où j’étais dans les bras d’Edmond, mon chéri, il me serrait un peu fort mais j’aimais ça, il me susurrait les mots que tous les amants rêvent d’entendre. Le doux gémissement du sable, le bruissement de mon sang qui résonnait à mon oreille, les murmures charmeurs d’Edmond, tout cela m’engourdissait, tout doucement je m’engourdissais… Non surtout pas me dis-je, surtout pas dormir. Le crissement du sable, le gémissement de mes sens, les chuchotements d’Edmond, tout se mélange, je suis bien… sable, sang, mon amoureux… je bascule, je sombre. Je plane au milieu de nulle part, du néant. Seul un silence angoissant souligne ce vide et ensuite, même ce silence disparaît. Puis plus rien du tout, même plus Edmond.
La tempête passée tout le monde se releva, en piteux état, déshydraté mais heureux d’être en vie, mais très vite, ils se rendirent compte de ma disparition et celle de papa, ils retrouvèrent mon chameau, seul. Puis après des heures de recherches vaines, consternés et attristés, ils se résignèrent à retourner au Caire.
Saïd tarabusta le guide pour que l’on retourne sur les lieux du drame. C'est en scrutant scrupuleusement le sol, que Saïd trouva au pied d’une pointe rocheuse, émergeant du sable, un morceau du foulard rouge qui dépassait du sol. Frénétiquement il commença à creuser puis le guide lui donna un coup de main et fini par me retrouver allongée sous la roche, engoncée dans le tissu de ma djellaba. J’avais le visage tourné vers le rocher et l’espace de la crevasse qui continuait en s’amenuisant, m’avait sauvée la vie. Un énorme scorpion noir tout étonné de trouver la sortie de son abri obstrué, creusait sous mon épaule pour trouver une issue au piège qui s’était refermé sur lui aussi. Alors que le guide faisait rouler mon corps hors de la cavité, le scorpion surprit par la lumière recula au fond de la crevasse et s’introduit en marche arrière dans une fente du rocher et disparut à la vue. J’étais comme Lazare sortant de son tombeau tout entouré de ses bandelettes et comme lui, j’étais vivante, un souffle très léger faisait frémir ma bouche.
Ils me ramenèrent au Caire le plus vite possible en me mouillant le visage régulièrement. Ils me déposèrent à l’hôpital de Zamalek. Je semblais souffrir, j’étais totalement déshydratée et respirais avec difficulté. Les médecins me mirent en perfusion intensive.
Ils ne retrouvèrent pas papa qu'ils espéraient à côté de moi. Les jours suivants, toute une équipée, malgré des recherches minutieuses, chercha en vain.
Je me suis réveillée, je ressentais comme un feu d’artifice, j’avais des vagues de nausées, le corps me brûlait, la douleur était trop forte et je m’enfermais dans une vision en noir et blanc, surtout du blanc, beaucoup de blanc, trop de blanc…
Je marche dans une sorte d’ouate blanche un peu cotonneuse même. Un silence hallucinant règne autour de moi. La seule chose que je perçois c’est la bordure du trottoir qui défile imperturbablement sous mes pas. La seule chose bizarre c’est la couleur bleue de cette bordure, un bleu gris qui ne ressemble pas au petit granit dans lequel sont faites les bordures de trottoir. Je l’observe un peu mieux, oui me dis-je, elle est bizarre, elle est trop étroite et puis c’est quoi cette poignée qui subitement émerge lentement comme à regrets du brouillard. Je la fixe et je me rends compte d’un coup, que ce n’est pas une bordure de trottoir et que d’ailleurs je ne marche pas. Il s’agit en fait d’un chambranle de fenêtre. Et même d’une grande baie sur laquelle l’eau de l’arrosage du parc joue presque silencieusement du djembé.
Au dehors, il fait sombre. Depuis le début du jour, le temps était suspendu à cette chape grise avec cette nuance violine qui accentue le côté tragique des nues. Le bleu du ciel se dérobait comme l’amante qui joue, cachée sous la couverture. Il était lisse, uniformément sombre comme l’eau d’un lac mort. L’eau d’un de ces lacs préhistoriques que l’on aimait à imaginer perdu dans un paysage vert ébène, spongieux et terrible. Un lac sans âme, aux eaux sans fond, où rien ne se reflétait si ce n’était l’ombre de la mort. Un lac que l’on s’empressait d’oublier, que l’on chassait le plus vite possible de son esprit.
Il devait être presque cinq heures quand l’arrosage du jardin cessa, dans un dernier râle. Le soleil, tout aussitôt, prit possession de tout l’espace. Il était partout ; sur les cimes des hauts palmiers qui tendaient leurs ramures aux feuilles meurtries, sur le lac qui soudain prenait vie, s’éclairait et, double parfait, reflétait avec émerveillement ce qu’il voyait aux alentours. D’abord les murs du centre hospitalier, dont le blanc, jusqu’alors invisible, éclatait comme la joie d’une jeune communiante. Jamais je n’avais vu de blanc aussi lumineux. Ensuite, sur les carreaux tout dessinés encore de lignes mouillées, constituées de centaines de minuscules gouttes d’eau évoquant mille arc-en ciel, qui envahirent soudain la chambre. Un rideau de dentelle transforma ces mille éclats de lumière en dix mille étoiles multicolores. Elles explosèrent alors en millions de constellations scintillantes réchauffant le bleu du bois clair de la fenêtre, se reflétant comme un immense univers à travers la psyché de la coiffeuse et faisant vibrer le couvre-lit au crochet, l’animant de tressaillements joyeux.
Seules, dans un coin, sur l’appui de fenêtre, sept montres anciennes restaient suspendues au temps qui n’existait plus, reflets fidèles de ces choses du passé que l’âme de collectionneur de papa chérissait. Souvenirs arrêtés d’êtres depuis longtemps disparus, objets devenus dérisoires, figés à l’heure de l’éternité. Dans la chambre calme et silencieuse, seul le tic tac du réveil emplissait tout l’espace; lui aussi comptait le temps qui s’écoule et si on l’écoutait suffisamment longtemps, le temps s’écroulait et disparaissait très lentement. Le muezzin de la mosquée lança l’adhan, au loin un autre lui répondait, ils annonçaient la prière du soir. Cet appel syncopé et mélodieux était paradoxalement accompagné de mélopées berbères, des chants langoureux, lénifiants. Le soleil, dans un dernier sursaut d’orgueil, lança ses rayons, subitement rougeoyants, au travers de la chambre, épousant une dernière fois l’argenté du miroir, le bleu du bois de la fenêtre, le blanc du lit et même ce visage calme posé sur l’oreiller.
J’ouvris les yeux, les mélopées berbères me berçaient comme dans mon enfance, une femme entra avec une tasse de thé chaud et parfumé, me regarda assise dans le lit blanc.
– Mercedes tu es revenue de ton long voyage, quel bonheur !
Elle me dit qu’elle était ma Samira, ma nounou, celle qui me chantait des chants berbères appropriés, des chansons d’amour quand j’avais du vague à l’âme, des berceuses quand je n’arrivais pas à m’endormir, elle était celle qui nous avait accompagnée en Europe quand Maman ne supporta plus le climat chaud et sec de l’Égypte, elle était celle qui s’exila pour mon bonheur. Mais cette femme, ridée comme une pomme reinette ayant passée l’hiver au grenier, m’était totalement inconnue. Les larmes me montèrent au yeux, coulèrent sur les joues et finirent par mouiller le drap, je laissais ma tête retomber sur le coussin, j’étais si lasse.
– Attends, ne pleure pas, c’est tellement merveilleux que tu sois revenue du monde des ombres, les anciens dieux t’ont donné une seconde chance, ils t’ont fait retrouver le chemin des vivants, même si tu n’a pas de souvenirs, ils vont revenir crois-moi, prends patience, je cours prévenir le médecin de ton réveil.
Je suis rentrée en Europe où maman m’avait réservée une place dans une maison de convalescence et où, on espérait, j’allais achever de me remettre.
Ce matin, le chaton, petit fripon, est sur l’appui de la fenêtre extérieure de la chambre à coucher. La garde de nuit a dû le laisser sortir. Il est assis, hiératique tel Bastet l’Égyptienne. Il observe le jardin, mine de rien, et surtout le vieux palmier dattier qui pousse sur la façade de la maison de repos. Il l’observe du coin de l’œil sans le regarder vraiment, mais chaque fois que les tourterelles viennent manger aux boules de nourriture par leurs dieux déposés, ses moustaches frémissent. Et, inconsciemment, ses babines se retroussent sur un sourire soit-disant cruel. Je lui ouvre la fenêtre, il entre, dédaigneux, passe sous le lit et va m’attendre au-dessus de l’escalier où là, enfin, avant de descendre, il quémande sa caresse matinale. Alors, impatient, il se dresse sur ses pattes de derrière et envoie sa tête à la rencontre de ma main. Cette nouvelle journée commence paradoxalement sous les meilleurs auspices.
Je suis dans le grand hall où je casse des amandes de la dernière saison. Excellent exercice d’ergothérapie m’a dit Ernest l’animateur. Je suis assise à la grande table en bois, celle avec la nappe cirée imitant une page d’écriture copte. Un agréable rayon de soleil s’invite par la porte grande ouverte sur le calme du parc. Les palmiers sont encore pour la plupart en tenue estivale, ce qui en soi est peu courant dans la dernière semaine d’octobre. Le soleil vient de la gauche ce qui est parfait pour moi qui suit droitière. Mon chaton adoré est assis sur un coin de la table et regarde avec attention mon travail. Il aimerait jouer avec les amandes, il ronronne pour m’amadouer, car il sait que la table lui est interdite. Il règne un silence fantastique seulement troublé par le petit craquement répétitif du casse-noix lors de chaque éclatement de fruit sec. Le ronronnement s’arrête, le chaton tend une patte vers une amande qui roule jusque vers lui. Je fais, psitt, il recule et le ronronnement reprend de plus belle. Il n’y avait pas beaucoup d’amandes cette année, ni beaucoup de fruits d’ailleurs, mais elles sont plus douces que d’habitude.
Terminé les amandes, un peu d’écriture maintenant, il fait si calme, le temps est tellement lent et épais. Aïe, le crayon a attiré l’attention de minou, il vient voir de plus près les mots créés sur le papier. Je crois qu’il devine que certains parlent de lui. Des corneilles passent, elles retournent au nid pour la nuit, c’est l’appel de la vie qui passe. Comme j’ai repris le crayon, il vient s’installer sur mon bras gauche, celui exposé au soleil, il observe avec beaucoup de curiosité son mouvement. À nouveau son ronron s’arrête et d’un coup il s’endort. Le soleil, le chaton endormi, les amandes étalées sur la table, tout est présent pour cet instant de plénitude. Seule ma perte de mémoire est gênante, une larme sourd de l’œil droit, coule le long de la joue et puis tombe de toute sa hauteur sur la page fraîchement écrite et y dessine un splendide hiéroglyphe. Edmond, maman et moi, nous nous étions revu dans la chapelle de Milly-la-Forêt, celle aux beaux dessins de Cocteau, sans rien éveiller chez moi.
Mais le centre estimait que j’étais guérie et j’ai repris mes études en archéologie au grand étonnement de tout le monde. J’ai réussi ma défense de thèse avec brio sur le sujet rébarbatif, « Le monnayage des Volques Arécomices et leur influence dans la basse vallée du Rhône », mon seul regret l’absence de papa, je suis certaine qu’il aurait été fier de moi.
Et voilà qu’une boite de cigarettes Camel, me rappelle tout en force, cet amour fou qui nous tenait dan ses rets, comment ais-je pu oublier ces moments de pur bonheur. Edmond, pense t-il encore à moi, mon dieu quel égoïsme et lui, comment a-t-il vécu cela ? Peux-t-il encore y avoir un espoir de bonheur pour nous deux, je ne sais, mais je l’espère…
13 décembre 2019 à 18h04 #162263Christiane-Jehanne a écrit :
Bonjour Cocotte,
voilà une excellente idée !
C'est sur deux pages, il me semble.
Je vais lire tout cela !
Bien amicalement
Christiane Jehanne.
13 décembre 2019 à 18h05 #162264Daniel Luttringer a écrit :
Ben oui
15 décembre 2019 à 6h31 #162266
Oui.
10 janvier 2020 à 19h12 #162331Texte validé
Ch.
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