KOWKA – L’Ange de Sauze

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      CocotteCocotte
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        KOWKA L'ange de Sauze

        Il était neuf heures trente du matin ce dimanche, le soleil était déjà haut dans ce ciel d’azur, sans un nuage pour en souligner la profondeur mais d’un bleu unique que l’on ne rencontre qu’ici. Devant moi se dressait une falaise grise constituée de grandes couches de pierres posées les unes sur les autres comme si elles étaient fatiguées. Une alternance de couches de différents gris et de végétation. Cette végétation sombre typique des sols calcaires s’accrochait dans le peu de terre retenue dans les fines failles. Ici survivaient tant bien que mal des petits buis chétifs, des lentisques, des genévriers rachitiques ainsi que le thym et l’aspic . C’étaient d’ailleurs les senteurs de ces deux dernières plantes qui dominaient le savant cocktail de parfums embaumant l’air sec. Des lichens archaïques racontaient des histoires fantastiques datant des temps héroïques et des sédums rampants donnaient, eux, des petites touches de couleurs chaudes à cet ensemble un peu triste. Un silence de cathédrale régnait à l'embouchure de l’Ardèche. C'était l'endroit où la rivière sortait des gorges sombres et majestueusement trouvait enfin la place pour étaler avec orgueil la beauté des ses eaux. Elle pouvait prendre toutes ses aises au seuil des cette grande plaine qui l'amènerait avec langueur au Rhône. Sur la rive gauche, un hameau de trois quatre maisons, Sauze. Petit village qui annonçait le retour à la civilisation et les deux gros bourgs distants de deux kilomètres de part et d'autre de la Rivière. Saint-Martin et son vis-à-vis Aiguèze. Le silence des lieux était seulement rompu par le pleur d’une buse solitaire tournant indéfiniment dans le ciel immense. Je me souviens très bien de la sorte d'angoisse qui me saisit devant ce spectacle. Je ne m’attendais pas du tout au grandiose du site: les gorges, le calme, l'eau noire, la monumentalité des lieux, et cette buse ! En un rien de temps je me retrouvai plongé dans un autre univers, un monde hors du temps. Il y avait à peine dix minutes que je venais d'arriver et déjà j'étais subjugué

        Elle était assise sur une grande roche blanche, plate, qui en pente douce allait se noyer dans les profondeurs sombres de la rivière. Elle semblait méditer, les jambes jointes et allongées, appuyée sur le bras droit, dans un maillot deux pièces dont c'était la mode cette année-là (en tissu éponge à grosses côtes orange vif). Elle me faisait penser à la “petite sirène” d'Andersen.
        Lorsque nos yeux se croisèrent, quelque chose de fantastique nous arriva, nous n'arrivions plus à les détacher l'un de l'autre. Son regard était une véritable porte béante sur son intérieur, il me parlait et je lui répondais, c’était magique.
        Des grands yeux bleu pâle, couleur aigue-marine, de ce bleu clair insondable très particulier, de cette couleur transparente qu’ont les héroïnes des mangas japonaises, des yeux qui lui mangeaient le visage avec dedans un petite nuance de gris affolant. Ils étaient lumineux, pleins de promesses et magnifiques, d'une profondeur dans laquelle on pouvait se noyer ou, pour le moins, perdre la raison. Ce bleu n'ôtait rien au mystère de ses pupilles d'un noir intense. C'étaient pour moi les yeux les plus beaux jamais vus

        Je plongeai dans la rivière pour échapper à ce regard envoûtant qui promettait tant, qui promettait trop. Les eaux noires de la rivière étaient aussi profondes que ses yeux, mais elles, sans mystère aucun. Je ressortis de l'eau, sa fraîcheur avait un peu calmé l'émotion qui était en moi. Je m'assis à côté d'elle et je lui dis que je m'appelais André, André Levy, elle, c'était Sophie, Sophie Musso. Elle était de la région, du département voisin, à un jet de pierre de l’Ardèche. Elle accompagnait son père qui était venu passer la journée au bord de la rivière, il pêchait un peu plus bas, maintenant qu'il n'y avait plus de touristes, c'était le moment idéal.

        Je n'oublierai jamais ce dimanche 29 septembre à Sauze aux environs de dix heures. Le cadre majestueux, mystérieux et la rencontre de cet ange. Tout venait de m'arriver en même temps, le choc esthétique du paysage, celui de mes rêves les plus secrets, le calme de l'eau seulement troublé de temps à autre par un gardon plus hardi que les autres qui sautait hors de l’eau, s’essayant ainsi un court instant à la vie aérienne. L'air charriait les parfums d'eau froide caractéristiques de la rivière, à peine atténués par les senteurs chaudes des herbes aromatiques. Cette jeune fille assise sur son rocher, comme si elle m'attendait, comme si elle m'attendait…C'est la première chose qu'elle me dit : Je t'attendais. C'était fou, je savais qu'elle allait dire ça, c'était exactement je que je comptais lui dire moi-même si elle ne m'avait devancé.
        A partir de cet instant, tout fut fusionnel. Toujours ensemble. Pensant aux mêmes choses au même moment et partageant sans cesse les mêmes pensées. Nous tombions en admiration au même moment devant la même fleur, le même papillon, le même enfant que nous croisions. Nous nous volions les mots l'un à l'autre, et nous étions émerveillés de cette symbiose de pensées partagées.
        Cette idylle dura quatorze mois et encore aujourd'hui, quarante ans plus tard, elle hante toujours mes pensées. Je me souviens avec une intensité inexpliquée des merveilleux moments passés l'un à côté de l'autre. Je me souviens de tous les endroits où ensemble nous avons été. Je suis absolument certain que tous ces endroits ont gardé un souvenir de nous comme moi j'ai gardé un souvenir d'eux. Tous les endroits où nos mains se sont posées ont été par une alchimie subtile changés à notre contact, ils en sont devenus meilleurs et plus beaux.

        Sous la haute bienveillance de Saint Martin et de Saint Roch, qui à l'embouchure des gorges de l'Ardèche surveillent chacun leur rive, nous pouvions sans danger nous baigner aux pieds de la falaise servant d'assises au village médiéval d'Aiguèze. Ce village avait une autre particularité, il s'y passait quelque chose d'inouï avec les cloches du campanile, leurs sons étaient grêles et légers, tels celui des chapelles ou mieux encore celui des couvents. Il donnait des notes aériennes, hésitantes comme un rond de fumée, devenant un cercle parfait, évanescent, avant que d'autres plus grands, plus purs s'en échappent comme par magie (tout était magique ici, en ce moment). Alors on les écoutait, ensemble, avec émerveillement, comme un enfant écoute sa boîte à musique. Quand le vent soufflait fort, ce qui n'était pas rare, les notes cristallines, dans les gorges sombres et désertes de l'Ardèche, donnaient même l'impression de tomber du ciel. Nous pouvions alors penser qu'ils prenaient naissance là, dans l'air, uniquement pour nous ravir, uniquement pour nous être agréables. Jamais plus le carillon d'Aiguèze ne jouera avec autant d'entrain notre cantilène .
        Le Pont du Gard, depuis plus de deux mille ans, étudie avec application le temps dans son inexorable fuite. Les pierres des piles de l'aqueduc qui font obstacle à la rivière écoutent les secondes qui s'écoulent, et pourtant, soudain, décident d'interrompre leur décompte juste pour écouter nos serments et s'ébaudir à nos fous rires amoureux. Puis ils reprendront imperturbablement leur comput à jamais faussé par les notes de musique de notre amour.
        Je me souviens des graviers des sources froides de Monteil et des cailloux du gué de Montclus, eux-mêmes brusquement interrompaient leurs chants lorsque nous venions prendre un bain de Cèze. Discrètement ils nous observaient, nous enviaient, dès notre départ reprenaient leur chant sur de nouveaux thèmes dont nous faisions dorénavant partie intégrante.
        Je me souviens de la joie des routiers qui klaxonnaient du plaisir de nous voir aussi heureux le long de la route qui nous ramenait du marché de Pont-Saint-Esprit, où nous nous bécotions sans cesse, gourmands l'un de l'autre. Jaloux de notre bonheur, les perdreaux même étaient scandalisés et gesticulaient lorsque nous dormions sous les pins du Landas.
        Je me souviens très bien du canyon des Concluses où le vent habituellement bruyant, subitement, se taisait devant tant de bonheur, lorsque nous venions nous baigner religieusement dans ses limpides cuvettes où l'eau nous était si accueillante.

        Je me souviens de la mer, qui se calmait lorsque nous dormions sur ses bords. Elle se faisait silencieuse pour écouter nos chuchotements fous dans le sable, cela devait la changer des pleurs d'enfants et des cris de joie des vacanciers du jour. Je me rappelle également très bien le goût très particulier de ses lèvres, ces soirs-là. Un mets rare, très fin, au parfum de frangipane et ici un rien salé, ce qui en rehaussait la saveur. A leur contact, mon sang entrait en fusion, le monde s'effaçait dans une sorte de brume vaporeuse où nous seuls étions encore réels, où nous seuls, existions.

        Les endroits où nous ne nous sommes pas arrêtés, où nous ne sommes pas passés, où nous ne nous sommes pas embrassés regretteront toujours notre absence.
        L'élégante Tour Fenestrelle du duché d'Uzès restera une tour, elle ne deviendra jamais la tour des amoureux. Le bois de Païolive gardera son mystère mais sans notre étrange présence dans son décor. L'eau du gardon de Saint Jean bruissera, indifférente au temps qui passe. Le silence religieux et reposant de l'Abbaye de Conques ou de Sénanque attendra longtemps un autre miracle en ses murs.
        Même les senteurs des croustillons et lacquemants à la foire d'Octobre de Liège n'auront pas le parfum qu'ils méritent, de même que le bouquet de fleurs champêtres que je comptais lui cueillir chaque été. Seule la puanteur de la mort qui subrepticement viendra nous surprendre nous réunira peut-être.
        Tous ces endroits devront attendre, longtemps, un autre couple ayant une communion d'esprit aussi intense, aussi folle.

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