KIPLING, Rudyard – La marque de la Bête

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        KIPLING, Rudyard – La marque de la Bête

        Traduction de Louis Fabulet (1862-1933) et Robert d’Humières (1868-1915).


        De vos dieux ou des miens _ vous ou moi savons-nous quels sont les plus forts ?
        (Proverbe indigène)



            Quelques gens tiennent qu'à l'est de Suez la Providence suspend son contrôle direct, l'homme y passant au pouvoir des Dieux et des Diables de l'Asie, et la Providence (modèle Eglise d'Angleterre) s'y bornant à une surveillance occasionnelle et anodine en ce qui regarde les Anglais.
            
            Cette théorie explique quelques-unes des horreurs les plus gratuites de la vie dans l'Inde; elle peut à la rigeur aider à comprendre mon histoire.
            Mon ami Strickland, de la Police, qui en sait autant sur les indigènes de l'Inde que nul n'a besoin d'en savoir, pourra témoigner des faits de la cause. Dumoise, notre médecin, fut également témoin de ce que Strickland et  moi nous avons vu. La conclusion qu'il  tira des fait est absolument erronée. Aujourd'hui, il est mort : il mourut de façon assez singulière, qui a été décrite ailleurs.
            
            Lorsque Fleete arriva dans l'Inde, il possédait quelque argent et un peu de terre dans les Himalayas, auprès d'un endroit appelé Dharmsala. L'un et l'autre lui avaient été laissés par un oncle, et il était venu en tirer rapport. C'était un homme de haute taille, lourd, inoffensif et sans fiel. Sa connaissance des indigènes se trouvait naturellement bornée, et il se plaignait des difficultés de la langue.
            
            Venu à cheval de son logis dans la montagne passer le jour de l'An au chef-lieu du district, il descendit chez Strickland. La veille du jour de l'An, il y eut grand dîner au club, et,-chose excusable,- soirée congrûment arrosée. Dans une réunion de gens arrivés des quatres bouts de l'Empire, on a droit d'être de belle humeur. La frontière nous avait envoyé de là-haut un contingent de Catch'em-alive-O's(1) qui n'avaient pas vu vingt visages blancs dans l'année, gens accoutumés à faire quinze milles de cheval pour aller dîner au fort le plus proche, au risque d'une balle de montagnard Khyberi à la place de leurs rafraîchissements. Ils mirent à profit une sécurité si nouvelle, en tâchant de jouer à la poule avec un hérisson roulé en boule qu'ils avaient trouvé dans le jardin, et l'un d'eux fit faire au maqueur le tour de la chambre en le portant entre ses dents. Une demi-douzaine de planteurs étaient venus du Sud et causaient “cheval” avec le plus Grand Menteur d'Asie, lequel tâchait d'en trouver de meilleures à toutes leurs histoires à la fois. Tout le monde était là, comme pour “un serrez les rangs” général : le compte des pertes en camarades morts ou hors de combat, tombés au cours de l'année passée. Ce fut positivement  une soirée très arrosée, et je me souviens que nous chantâmes Auld Lang Syne les pieds dans la grande coupe du championnat de Polo, et la tête parmi les étoiles, en nous jurant mutuellement une amitié sans égale au monde. Plus tard, quelques-uns de ceux-là s'en sont allés annexer des Birmanies, d'autres ouvrir le Soudan et se faire ouvrir  eux-même par les Fuzzies lors de ce rude coup de torchon sous les murs de Souakim, quelques-uns décrochèrent étoiles et médailles, certains se marièrent, ce qui ne leur valut rien, d'autres firent d'autres choses qui valaient moins encore, et le reste d'entre nous demeura dans ses chaînes à trimer pour remplir des bourses trop plates, à force d'expériences trop courtes.
            Fleete commença la soirée par du sherry and bitters, but du champagne à rasades régulières jusqu'au dessert, celui-ci accompagné d'un Capri sec, raclant la gorge et fort comme du whiskey; il prit de la bénédictine avec son café, quatre ou cinq whiskey et sodas pour corser son jeu à la poule, grillade et bières à deux heures et demie, et vieille eau-de-vie pour finir. Conséquemment, en sortant du club, à trois heures et demie du matin, par une gelée de 14°, il se mit en colère contre son cheval parce qu'il toussait, et essaya de se mettre en selle à saute-mouton. Le cheval se déroba et retourna aux écuries; sur quoi Strickland et moi formâmes une garde de déshonneur pour reconduire Fleete chez lui.
            
            Notre chemin traversait le bazar et passait devant un petit temple d'Hanuman, le Dieu-Singe, divinité de marque et digne de respect. Tous les dieux ont de bons côtés, absolument comme tous les prêtres. Personnellement, je fais grand cas de Hanuman, et j'ai des bontés pour son peuple – les grands singes gris de la montagne. On ne sait jamais quand on peut avoir besoin d'un ami.
            
            Il y avait de la lumière dans le temple, et, en passant, nous pûmes entendre des voix d'homme qui chantaient des hymnes. Dans un temple indigène, les prêtres se lèvent à toutes les heures de la nuit pour honorer leur dieu. Avant que nous puissions l'arrêter, Fleete s'était élancé sur les marches, avait allongé à deux prêtres une claque amicale dans le dos, et écrasait gravement la cendre du bout de son cigare au front de l'idole en pierre rouge. Strickland essaya de l'entrainer au-dehors, mais lui s'assit et dit solennellement :
              -Vous voyez ça? C'est marque de la B-bête ! Moi qui l'est faite. Chouette, hein?
            
            En moins d'une minute, le temple s'emplit de désordre et de rumeur, et Strickland, qui savait ce qu'il en coûte de polluer les dieux, déclara qu'il pourrait bien se passer tout à l'heure des choses. En vertu de sa situation officielle, de son séjour prolongé dans le pays et de son faible pour se mêler aux indigènes, il était, lui, connu des prêtre, et ressentait quelque contrariété. Fleete s'assit par terre en refusant de bouger. Il déclara que “cette vieille branche d'Hanuman” faisait le plus doux des oreillers.
            
            Là-dessus, sans avertissement préalable, un Homme d'Argent sortit d'un réduit derrière l'image du Dieu. Il était entièrement nu par ce froid mortel, et son corps brillait comme de l'argent givré, car c'était ce que la Bible appelle “un lépreux aussi blanc que neige”. De plus, il n'avait pas de visage, étant lépreux de plusieurs années, et son mal étant lourd sur sa tête. Nous deux, nous nous baissions pour enlever Fleete, tandis que le temple s'emplissait de plus en plus, comme si la foule eût jailli de terre, quand l'Homme d'Argent se glissa par-dessous nos bras, en faisant un bruit qui ressemblait exactement au miaulement d'une loutre, saisit Fleete à plein corps, et laissa tomber sa propre tête sur la poitrine de l'autre avant que nous ayons pu l'arracher de là. Puis il se retira dans un coin et s'assit en miaulant, tandis que la foule bloquait toutes les portes.
            La colère des prêtres avait paru très grande jusqu'au moment où l'Homme d'Argent toucha Fleete; cette caresse sembla les apaiser.
            Au bout d'un silence de quelques minutes, l'un des prêtres vint à Strickland, et lui dit, en parfait anglais :
            -Emmenez votre ami. Il a fini avec Hanuman, mais Hanuman n'en a pas fini avec lui.
            La foule s'écarta, et nous emportâmes Fleete sur la route.
            
            Strickland était fort mécontent. Il dit que nous aurions tous dû recevoir des coups de couteau, et que fleete pouvait remercier son étoile d'être sorti de là sain et sauf.
            Fleete ne remercia personne. Il déclara qu'il voulait aller se coucher. Il était magnifiquement saoul.
            Nous avancions, Strickland gardant un silence rageur, quand Fleete fut pris de frissons violents et de sueurs. Il trouvait ces odeurs du bazar insupportables, s'indignait qu'on autorisât des abattoirs si près des logis anglais.
            – Est-ce que vous ne sentez pas le sang ? dit Fleete.
            
            Nous le mîmes enfin au lit, juste au lever du jour, et Strickland m'invita à prendre un autre whiskey et soda. Pendant que nous buvions, il parla de l'affaire du temple, et m'avoua qu'il en demeurait absolument déconcerté. Strickland a horreur de se faire mystifier par les indigènes, parce que son métier dans la vie est de maintenir sa  supériorité en se servant de leurs propres armes. Il n'a pas encore réussi, mais d'ici quinze ou vingt ans, il aura fait quelques petits progrès.
            -Ils auraient dû nous assassiner, dit-il, au lieu de nous miauler après. Je me demande ce qu'ils voulaient. Je n'aime pas ça le moins du monde.
            Je dis que le Conseil de Fabrique du Temple nous intenterait, selon toute vraisemblance, une action criminelle pour insulte à leur religion. Il existe dans le Code pénal indien un article qui vise précisément l'Offense dont Fleete s'était rendu coupable.
        Strickland déclara qu'il serait trop heureux de leur voir prendre pareille mesure et qu'il le souhaitait vivement. Avant de partir, je regardai dans la chambre de Fleete, et le vis couché sur le côté droit, qui se grattait le sein gauche. Puis je gagnait mon lit, transi, morose et mal en point, sur le coup de sept heure du matin.

            A une heure, je me rendis à cheval à la maison de Strickland pour m'enquérir du mal aux cheuveux de Fleete. Je me doutais qu'il en aurait un sérieux. Fleete déjeunait, il avait l'air souffrant. Très en colère, il injuriait le cuisinier qui ne lui avait pas donné sa côtelette saignante. Un homme qui peut manger de la viande crue après une nuit arrosée, c'est un phénomène. Je le dis à Fleete, qui se mit à rire.
            -Vous élevez de drôle de moustiques dans ces parages, dit-il. Ils m'ont lardé vif. Mais rien qu'à un endroit.
            -Voyons la morsure, dit Strickland. L'enflure a dû tomber depuis ce matin.
            Pendant qu'on préparait les côtelettes, Fleete ouvrit sa chemise et nous montra, juste au-dessus du sein gauche, une marque, reproduction exacte des rosettes noires qu'on voit sur une peau de léopard, -cinq ou six taches disposées en rond. Strickland regarda, et dit :
            -Ce n'était que rose, ce matin. C'est devenu noir à présent.
            Fleete courut à une glace.
            -Par Jupiter, dit-il, voilà qui est vilain. Qu'est-ce que cela peut bien être?
            Nous ne pûmes répondre. Les côtelettes arrivaient à ce moment, rouges et juteuses, et Fleete en enfourna trois de la manière la plus révoltante.
            Il mangeait en se servant seulement des molaires de gauche, avec un mouvement de tête par-dessus l'épaule droite, en même temps qu'il portait la viande à sa bouche. Lorsqu'il eut fini, il perçut tout à coup l'étrangeté de sa conduite, car il dit en manière d'excuse :
            -Je ne crois pas avoir jamais eu si faim de ma vie. J'ai dévoré comme une autruche.
            Après déjeuner, Strickland me dit :
            -Ne vous en allez pas. Restez ici, et passez la nuit.
            Attendu que ma maison se trouvait à moins de trois milles de celle de Strickland, cette prière me parut absurde. Mais Strickland insista, et il allait dire quelque chose, quand Fleete l'interrompit en déclarant d'un air honteux qu'il se sentait faim de nouveau.
        Strickland envoya un homme chez moi chercher ma literie et un cheval, puis nous descendîmes tous trois vers les écuries pour passer le temps jusqu'à l'heure de la promenade. Quand on a le goût des chevaux, on ne se lasse jamais de les regarder; et deux hommes, à tuer le temps de cette manière, font bon échange de mensonges et d'informations.
            Il y avait cinq chevaux dans les écuries, et je n'oublierai jamais la scène qui se produisit comme nous essayions de les examiner. Il semblaient devenus subitement enragés. Ils pointaient, avec des hennissements aigus, manquaient d'arracher leurs piquets, suant, tremblant, écumant, en proie à tout l'affolement de la peur. Les chevaux de Strickland le connaissaient aussi bien que ses chiens; ce qui rendait le fait plus curieux encore. Nous quittâmes les écuries dans la crainte de voir s'abattre les bêtes en panique. Puis Strickland revint sur ses pas pour m'appeler. Les chevaux encore effrayés se laissèrent nonobstant flatter, caresser, et se cachèrent la tête sur notre poitrine.
            -Ce n'est pas de nous deux qu'ils ont peur, dit Strickland. Savez-vous, eh bien, je donnerais trois mois de solde pour entendre Outrage parler en ce moment.
            Mais Outrage resta muet, et se contenta de se blottir contre son maître et de souffler par les naseaux, selon la coutume des chevaux lorsqu'ils veulent expliquer des choses sans pouvoir y parvenir. Fleete revint vers nous tandis que nous étions dans les stalles, et, dès que les chevaux l'aperçurent, leur terreur reprit de plus belle. C'est tout au plus si nous pûmes nous tirer de là sans recevoir des coups de pied. Strickland dit :
            -Ils n'ont pas l'air de vous aimer, Fleete.
            -Quelle bêtise ! dit Fleete; ma jument me suit comme un chien.
            Il se dirigea vers elle; elle occupait un box; mais, au moment où il poussa le verrou, elle fit un saut de mouton, le culbuta et s'échappa dans le jardin. Je me mis à rire, mais strickland, lui, ne semblait pas goûter la plaisanterie. Il prit sa moustache à deux poings, et la tira presque à l'arracher. Quand à Fleete, au lieu de courir après son bien, il bailla en déclarant qu'il se sentait envie de dormir. Il rentra se coucher, singulière façon, à vrai dire, de passer le jour de l'An.
            Strickland s'assit près de moi dans l'écurie, et me demanda si je discernait quelque chose de particulier dans les manières de Fleete. Je répondis qu'il mangeait comme une bête, mais que ce pouvait être le résultat de sa vie solitaire dans la montagne, loin de toute société raffinée et supérieure, du genre de la nôtre par exemple. Strickland continuait à ne pas me trouvez plaisant. Je ne crois pas qu'il m'écoutât, car sa phrase suivante avait rapport à la marque sur la poitrine de Fleete; je hasardai que cela pouvait provenir de  mouches vésicantes, à moins que ce fût un signe congénital, latent jusqu'alors, et qui se montrait pour la première fois. Nous convînmes tous deux que c'était peu agréable à regarder, et Strickland trouva l'occasion de me traiter d'idiot.
            -Je ne peux pas vous exprimer ce que je pense en ce moment, déclara-t-il, parce que vous me jugeriez aliéné; mais il faut que vous demeuriez avec moi pendant quelques jours, si cela vous est possible. J'ai besoin de votre aide pour garder Fleete, mais ne me dîtes pas votre opinion jusqu'à ce que sois fixé.
            -Mais je dîne en ville ce soir, dis-je
            -Moi aussi, dit Strickland, et Fleete pareillement. Du moins, s'il ne change pas d'avis.
            Nous fîmes un tour dans le jardin en fumant, mais sans parler – nous étions intimes, et causer gâte le bon tabac – jusqu'au moment où nos pipes s'éteignirent. Alors nous allâmes réveiller Fleete. Il était tout réveillé déjà et se promenait avec agitation dans sa chambre.
            -Dites donc, je voudrais des côtelettes, dit-il. Est-ce possible?
            Nous répondîmes en riant :
            -Allez vous habiller. Les poneys seront là dans un instant.
            -Très bien, dit Fleete. Je sortirai quand j'aurai eu les côtelettes – saignantes, n'est-ce pas.
            Il semblait y tenir. Il était quatre heures, nous avions déjeuné à une heure; malgré quoi, longtemps encore, il demanda les côtelettes saignantes. Puis il se mit en tenue de cheval, et sorti sous la verandah. Son poney – on n'avait pas rattrapé la jument – ne voulut pas se laisser approcher. Les trois chevaux étaient intraitables – fous de terreur – et Fleete finit par dire qu'il allait rester à la maison et demander quelque chose à manger. Strickland et moi partîmes à cheval fort perplexes. Comme nous passions devant le temple d'Hanuman, L'Homme d'Argent sortit et miaula derrière nous.
            -Ce n'est pas un des prêtres réguliers du temple, dit Strickland. Je crois que j'aimerais tout particulièrement lui mettre la main dessus.
            Notre galop sur l'hippodrome manqua d'élasticité ce soir-là. Les chevaux n'avaient pas de nerf, et semblaient fourbus.
            -Cette alerte après le déjeuner les a claqués, dit Strickland.
            Ce fut la seule remarque qu'il fit pendant le reste de la promenade. Une fois ou deux, je crois, il jura tout bas; mais cela ne compte pas.
            Nous rentrâmes à sept heures. Il faisait noir, aucune lumière cependant n'apparaissait dans le bungalow.
            -Quelles fainéantes brutes que mes domestiques! dit Strickland.
            Mon cheval se cabra devant un objet gisant en travers de l'allée carrossière, et Fleete se dressa sous son nez.
            -Qu'est-ce que vous faites à ramper dans le jardin? demanda Strickland.
            Mais les deux chevaux s'emballèrent, et faillirent nous jeter bas. Nous mîmes pied à terre auprès des écuries et retournâmes vers Fleete, qui était à quatre pattes sous les orangers nains.
            -Que diable vous prend-il? demanda Strickland.
            -Rien, rien du tout, répondit Fleete, en parlant très vite et la voix pâteuse. J'étais à jardiner – la botanique, vous voyez. Délicieuse, cette odeur de terre. Je crois que je vais aller me promener – une longue promenade – toute la nuit.
            Je me rendis compte, alors, que quelque chose clochait pour de bon, et je dis à Strickland :
            -Je ne dînerai pas en ville.
            -Dieu merci! dit Strickland. Voyons, Fleete, relevez-vous. Vous allez prendre la fièvre ici. Venez dîner, et faisons allumer les lampes.
            Fleete se releva à contrecoeur, et dit :
            -Pas de lampes – pas de lampes. On est beaucoup mieux ici. Dînons dehors et demandons encore des côtelettes – et saignantes – de la chair rouge qui craque.
            Or, les nuits en décembre, dans l'Inde septentrionale, sont glaciales, et la proposition de Fleete était celle d'un dément.
            -Rentrez, dit Strickland sévèrement. Rentrez tout de suite avec nous.
            Fleete s'en vint, et quand on eut apporté les lampes nous vîmes qu'il était littéralement crépi de boue, de la tête aux pieds. Il devait s'être roulé dans le jardin. Il fuit la lumière et rentra dans sa chambre. Ses yeux étaient horribles à regarder. Une flamme verte y transparaissait, si je puis dire, qui n'était point leur lumière propre, et la lèvre inférieure pendait.
            Strickland dit :
            -Il y aura du grabuge – quelque chose de sérieux ce soir. Ne changez pas de vêtements.
            Nous attendîmes, indéfiniment, la réapparition de Fleete, et commandâmes le dîner entre-temps. Nous pouvions l'entendre aller et venir dans sa chambre, mais il n'avait pas de lumière. Tout à coup s'éleva de la chambre le hurlement prolongé d'un loup.
            On écrit ou l'on raconte que le sang se glace ou que les cheuveux se dressent, et autres clichés de ce genre. L'une et l'autre sensation sont trop horribles pour en plaisanter. Mon coeur s'arrêta comme cloué d'un coup de couteau, et Strickland devint aussi blanc que la nappe.
            Le hurlement se répéta, et au loin, à travers les champs, un autre hurlement lui répondit. C'était le bouquet, l'horreur à son comble.
            Strickland s'élança dans la chambre de Fleete. Je suivis, et nous aperçûmes Fleete sur le point de sauter par la fenêtre. Il faisait des bruits bestiaux du fond de la gorge. Il ne put pas répondre aux phrases que nous lui criions. Il bavait.
            Je me rappelle pas bien ce qui suivit, mais je crois que Strickland dut l'étourdir d'un coup de tire-bottes, sans quoi je n'aurais jamais pu m'asseoir sur sa poitrine. Fleete ne pouvait pas parler, il ne pouvait que grogner, et ses grognements étaient ceux d'un loup, non d'un homme. Son âme humaine devait avoir fléchi peu à peu durant toute la journée pour s'évanouir avec le crépuscule. Nous avions affaire à une bête, une bête qui avait été Fleete autrefois.
            L'aventure défiait toute expérience humaine et rationnelle. Je voulus prononcer le mot d'”hydrophobie”, mais le mot s'étrangla dans ma gorge, parce que je savais que je mentais.
            Nous attachâmes la Bête avec les courroies de cuir du punkah, nous lui liâmes ensemble les pouces et les orteils, et lui fîmes un bâillon d'une corne à chausser – cela fait un excellent bâillon pour peu qu'on sache s'en servir. Puis, l'ayant transportée dans la salle à manger, nous envoyâmes un homme chez Dumoise, le docteur, pour lui enjoindre de venir sur-le-champ. Après avoir expédié le messager, comme nous reprenions haleine, Strickland dit :
            -A quoi bon? Un médecin n'y fera rien.
            Je savais, moi aussi, qu'il avait raison.

            La tête de la Bête était libre, et elle la jetait de côté et d'autre. En entrant dans la pièce, on aurait cru, à l'odeur, que nous préparions une peau de loup. C'est là le plus répugnant détail dont je me souvienne.
            Strickland s'assit le menton dans la paume de la main, considérant la Bête qui se tordait sur le plancher, mais sans rien dire. La chemise s'était déchirée dans la lutte et laissait voir la marque, la rosette noire sur le sein gauche. Elle se détachait en relief maintenant, comme une ampoule.
            Dans le silence de notre veille, nous entendîmes quelque chose miauler dehors comme une femelle de loutre. Nous nous dressâmes sur nos pieds, et, j'en réponds pour moi-même sinon pour Strickland, une nausée me souleva le coeur – à la lettre.
            
            Dumoise arrivait, et jamais je ne vis petit homme montrer surprise moins professionnelle. Il déclara que c'était un cas navrant hydrophobie, et qu'il n'y avait rien à tenter. Du moins les palliatifs ne feraient que prolonger l'agonie. La Bête écumait à la bouche. Fleete, comme nous le dîmes à Dumoise, avait été mordu une ou deux fois par des chiens. Pour peu qu'on possède une demi-douzaine de terriers, on doit s'attendre à  un coup de dent un jour ou l'autre. Dumoise ne pouvait nous apporter aucun secours. Il n'était bon qu'à certifier que Fleete mourait de la rage. La Bête à ce moment recommençait à hurler, car elle avait réussit à rejeter la corne à chausser. Dumoise se déclara prêt à confirmer la cause de la mort. La fin, ajoutait-il, ne faisait aucun doute. C'était un brave petit homme, et il s'offrit à rester avec nous; mais Strickland refusa ce service. Il ne tenait pas à gâter le jour de l'An de Dumoise. Il lui demanderait seulement de livrer au public la véritable cause de la mort de Fleete.
            
            Là-dessus Dumoise nous quitta, tout bouleversé, et aussitôt que le bruit des roues de la charette se fut éteind dans l'éloignement, Strickland, à mi-voix, me fit part de ses soupçons. Ils étaient si follement improbables qu'il n'osait pas les formuler tout haut; et moi, qui tombais généralement d'accord avec toutes les théories de Strickland, je me sentais  si honteux de leur donner crédit que je fis semblant de protester.
            -Même si l'Homme d'Argent avait jeté un sort à Fleete pour avoir pollué l'image d'Hanuman, le châtiment n'aurait pas pris un effet si rapide.
            Comme je murmurais cela, le cri, au-dehors, s'éleva de nouveau, et la Bête se débattit dans un nouvel accès, au point que nous eûmes peur de voir céder les liens qui la garrottaient.
            -Faites attention! dit Strickland. Si cela se produit six fois, je prends la loi sur moi. Je vous ordonne de m'aider.

            Il entra dans sa chambre et en ressortit au bout de quelques minutes avec les canons d'un vieux fusil de chasse, un morceau de ligne de pêche, de la ficelle solide, et son bois de lit massif. Je lui dis que les convulsions avaient suivi le cri de deux secondes chaque fois, et que la Bête s'affaiblissait visiblement.
            Strickland murmura :
            -Mais la vie, la vie, il ne peut pas prendre cela!
            Je dis, conscient malgré tout de plaider contre moi-même :
            -Ce doit être un chat. Ca ne peut être qu'un chat. Si l'Homme d'Argent est responsable, comment ose-t-il venir ici?
            Strickland attisa la braise dans l'âtre, enfonça les canons de fusil au plus ardent du foyer, étendit la ficelle sur la table, et cassa une canne en deux. Il y avait là un mètre de ligne de pêche en boyau recouvert d'un fil de laiton, du modèle usité pour la pêche au Mahseer, et il en assembla les deux bouts en noeuds coulant.
            Puis il dit :
            -Comment s'emparer de lui? Il importe de le prendre vivant et sans blessure.
            Je répondis qu'il fallait s'en remettre à la Providence, et nous dissimuler en silence, armer de maillets de polo, dans le massif d'arbustes devant la maison. L'homme ou l'animal qui èmettait le cri circulait évidemment autour du bungalow avec la régularité d'un veilleur de nuit. Notre tactique consisterait à l'attendre dans le taillis jusqu'à qu'il approchât, puis à le terrasser.

            Strickland adopta le plan et nous nous glissâmes par une fenêtre des salles de bains dans la verandah principale, et, de là, en traversant l'allée, parmi les buissons.
            Au clair de lune nous vîmes le lépreux tourner l'angle de la maison. Il était entièrement nu, et de temps en temps il miaulait et s'arrêtait pour danser avec son ombre. Cela formait un spectacle peu attrayant, et en pensant au pauvre Fleete réduit à pareille dégradation par un être aussi abject, Je refoulai mes scrupules et résolus d'aider Strickland depuis les canons de fusil rougis jusqu'au noeud coulant – des reins à la tête et de la tête au reins – sans rien épargner des tortures qui pourraient être nécessaires.
            Le lépreux fit halte un instants sous le porche à l'entrée, et nous sautâmes dessus avec nos bâtons. Il était doué d'une force étonnante, et nous eûmes peur de le voir s'échapper ou de recevoir un coup mortel avant de tomber entre nos mains. Nous imaginions qu'un lépreux devait être frêle de constitution : notion erronée, comme il fallut le reconnaître. Strickland lui fit perdre l'équilibre d'un coup de travers dans les jambes et je lui mis mon pied sur la gorge. Il miaulait hideusement, et même, à travers mes bottes de cheval, je pouvais sentir que sa chair n'était point celle d'un homme sain.

            Il tentait de nous frapper avec les moignons de ses bras et de ses jambes. Il fallut lui passer la mèche nouée d'un fouet de chiens par-dessous les aisselles, et le traîner à reculons dans le hall, puis de même dans la salle à manger où gisait la Bête. Là, nous le liâmes avec des courroies de malles. Il n'essayait pas de fuir, mais miaulait.
            Au moment de sa confrontation avec la Bête la scène devint indescriptible. La Bête se courba en arrière, en arc de cercle, comme dans le spasme d'un empoisonnement à la strychnine, et gémit de la façon la plus lamentable. Plusieurs autres choses se passèrent également, impossibles à transcrire ici.
            -Je crois que j'avais raison, dit Strickland. Maintenant nous allons lui demander de guérir ce cas.
            Mais le lépreux ne fit que miauler. Strickland s'enveloppa la main d'une serviette, et retira du feu les canons de fusil. Je fis passer la moitié de la canne brisée par la boucle de la ligne de pêche et j'attachai le lépreux commodément au bois du lit de Strickland. Je compris alors comment des hommes, des femmes et des petits enfants peuvent supporter de voir brûler vive une sorcière; car la Bête gémissait sur le plancher, et, bien que l'Homme d'Argent n'eût pas de visage, on pouvait voir d'horribles frissons parcourir la dalle plane qui en tenait lieu, exactement comme des ondes de chaleur se jouent sur du fer rouge – un canon de fusil par exemple.
            Strickland tint ses mains sur ses yeux un instant et nous nous mîmes à l'oeuvre. Ce qui suit n'est pas destiné à l'impression.
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

            Le jour commençait à poindre quand le lépreux parla. Ses miaulements, jusqu'à ce moment, ne nous avaient donné aucune satisfaction. La Bête gisait évanouie d'épuisement, et la maison était très silencieuse. Nous détachâmes le lépreux en le sommant d'expulser l'esprit malfaisant. Il se traîna vers la Bête et lui posa la main sur le sein gauche. Ce fut tout. Puis il tomba la face contre terre, et geignit, tout en aspirant l'air pendant qu'il geignait, à gorgées convulsives.

            Alors nos regards, fixés sur le visage de la Bête, virent l'âme de Fleete remonter dans ses yeux. Puis des gouttes de sueur apparurent sur le front; et les yeux – des yeux humains cette fois – se fermèrent. Nous attendîmes une heure, mais Fleete dormait toujours. L'ayant transporté à sa chambre, nous enjoignîmes au lépreux de disparaître après lui avoir donné le bois de lit, le drap qui recouvrait celui-ci pour cacher sa nudité, les gants et les serviettes avec lesquels nous l'avions touché, en plus du fouet que nous lui avions passé  sous les aisselles. Il roula le drap autour de son corps, et sortit dans la première aube sans parler ni miauler.

            Strickland s'essuya le visage et s'assit. Un gong nocturne, au loin dans la cité, piqua sept heures.
            -vingt-quatre heures exactement! dit Strickland. Et j'en ai fait assez pour assurer ma révocation, sans compter mon internement à perpétuité dans un asile d'aliénés. Croyez-vous que nous sommes éveillés?
            Le canon de fusil chauffé au rouge avait glissé à terre où il était en train de roussir le tapis. Il n'y avait pas à se tromper à l'odeur. Elle est vraie.
            
            Ce matin-là, à onze heures, nous allâmes tous deux réveiller Fleete. A l'examen nous vîmes que la rosette noire, la tache de léopard, avait disparu de sa poitrine. Encore à moitié sommolent, il semblait rompu, mais, dès qu'il nous vit, il dit :
            -Oh, le diable vous emporte, vous deux. Bonne année! Ne faites jamais de mélanges. Je suis presque mort.
            -Merci bien, mais vous êtes en retard, dit Strickland. Nous sommes, aujourd'hui, au matin du second jour. Voilà ce que j'appelle faire le tour du cadran.
            La porte s'ouvrit, et le petit Dumoise passa la tête. Il était venu à pied, et nous croyait en train d'ensevelir Fleete.
            -J'ai amené une garde, dit Dumoise. Je suppose qu'elle peut entrer pour…ce qui est nécessaire.
            -Comment donc, dit Fleete avec gaieté, en se mettant sur son séant. Amenez-les vos gardes.
            Dumoise resta muet de stupeur. Strickland l'entraîna dehors et lui expliqua qu'il y avait eu sans doute erreur dans le diagnostic. Dumoise, sans desserrer les dents, quitta la maison précipitament. Il jugeait sa réputation professionnelle en jeu, et se montrait disposé à traiter ce rétablissement en injure personnelle.
            Strickland sortit aussi. Quand il revint, il dit qu'étant allé au Temple d'Hanuman pour offrir réparation de l'offense faite au dieu, il lui avait été solennellement affirmé que nul homme blanc n'avait jamais touché l'idole, et qu'il était lui-même une incarnation de toutes les vertus en proie momentanée à l'erreur.
            -Qu'en pensez-vous? dit Strickland.
            -”Il y a plus de choses…”
            Mais Strickland a horreur de cette citation. Il prétend que je l'ai usée jusqu'à la corde.
            Il arriva une autre chose assez curieuse, qui m'effraya tout autant qu'aux pires moments de notre besogne cette nuit-là. Fleete, une fois habillé, vint dans la salle à manger et renifla. Il avait une façon bizarre de remuer les narines en reniflant.
            -Quelle horrible odeur de chien! dit-il.
        Vous devriez vraiment tenir mieux vos terriers. Essayez du souffre, Strick.
            Mais Strickland ne répondit pas. Il saisit le dos d'une chaise, et sans prévenir, fut pris d'une merveilleuse attaque de nerfs. C'est terrible de voir un homme vigoureux terrasé par une crise nerveuse. Alors je fus frappé de l'idée que nous avions lutté avec l'Homme d'Argent, dans cette chambre, pour l'âme de Fleete, et que nous étions à jamais déshonorés comme Anglais, et je me mis à rire, à ouvrir la bouche et à gargouiller aussi honteusement que Strickland, tandis que Fleete croyait que nous étions devenus fous. Il a toujours ignoré ce que nous avions fait.

            Quelques années plus tard, Strickland, marié et devenu, pour faire plaisir à sa femme, membre correct et bien-pensant de la société, nous examinâmes l'épisode à nouveau, sans passion, et Strickland me suggéra de la soumettre au public.
                   Je ne pense pas, quant à moi, que cette résolution ait chance d'élucider le mystère : personne, d'abord, n'ajoutera foi à une histoire plutôt déplaisante, et, en second lieu, les dieux des païens n'étant autre chose que de la pierre ou du bronze – il ne subsiste de doute là-dessus pour aucun homme de sens -, on ne mérite, à les traiter différement, que la plus juste réprobation.

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