- Ce sujet contient 25 réponses, 2 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par CCarole Bassani-Adibzadeh, le il y a 14 années et 9 mois.
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- 6 mars 2010 à 15h11 #151729
Chapitre 14
Après le repas, les trois gendarmes prirent contact avec monsieur Cancelier. Il habitait une vieille maison en pisé. Ce matériau, utilisé autrefois, était constitué d’un mélange de terre battue et de paille. Avant l’industrialisation et l’avènement du moellon, chaque région utilisait les matériaux et les ressources locales. Le pisé était un excellent isolant. Les bâtisses gardaient la chaleur l’hiver et une bonne fraîcheur l’été. Les murs étaient très épais à la base et se rétrécissaient au fur et à mesure de la hauteur. La terre craignait l’humidité, il était donc primordial d’éviter les gouttières et les infiltrations. Un bon drainage et une surveillance fréquente permettaient de garder les bâtiments en bon état.
Monsieur Cancelier reçut les trois gendarmes dans sa cuisine. Le gendarme Gilles lui demanda s’il se souvenait des bénévoles qui avaient assuré les nuits, depuis le dimanche précédant le meurtre des époux Drochard.
– Je m’en souviens parfaitement, nous ne sommes que trois ce mois-ci. Les deux autres sont messieurs Pietri et Rivaroux. Je vous marque leur adresse sur un post-it .
Gilles remercia monsieur Cancelier et les trois gendarmes montèrent à bord de la& Peugeot.
Monsieur Pietri était un secrétaire de mairie à la retraite. Il s’était investi dans le bénévolat afin de garder le contact avec l’aide sociale qui avait rempli une grande partie de sa vie active. Il habitait à environ huit cent mètres de chez son ami, monsieur Cancelier.
Lorsque les gendarmes se garèrent devant la villa « Mon Rêve », ils aperçurent monsieur Pietri derrière une haie, un sécateur à la main. Il connaissait les Pandores Liard et le nordiste. Ils se serrèrent la main. Le jardinier avait pris soin d’enlever ses gants et de poser son sécateur dans la brouette.
– Quel bon vent vous amène? Vous savez, après la pluie de ce matin, je nettoie un peu, les rosiers sont des arbustes fragiles, et c’est ma passion.
Le nordiste expliqua le but de la visite :
– Nous voudrions avoir une description des personnes qui ont dormi au « Logis Nuit » et savoir si vous avez remarqué un détail inhabituel .
– Cher ami, il y a eu peu de passage, cinq ou six routards tout au plus. Il y en a qu’un qui nous causait du souci. Il était ivre et se vantait d’avoir tué la terre entière. Tenez, maintenant que nous en parlons, il avait lu le meurtre dans le journal qui est au refuge. Eh bien ! Figurez-vous qu’il prétendait en être l’auteur. J’aurai dû vous le signaler.
Liard lui demanda s’il pouvait décrire l’ivrogne en question et surtout s’il avait une trace de son identité.
– Il n’ est pas très grand, brun aux yeux noirs et il a les jambes arquées comme un cow-boy. Il a un tatouage sur un avant-bras, ça représente une ancre de marine avec une corde enroulée autour. Son nom est facile à retenir, il s’appelle Bekrane.
Le nordiste pensa que, décidément, les cordes devenaient le sujet de conversation le plus fréquent.
– Dites-moi, sur quel bras figure ce tatouage ?
– Je ne puis vous affirmer lequel avec certitude.
Liard s’adressa de nouveau à monsieur Pietri :
– Il vous a quitté quel jour, savez-vous où il allait ?
– Il est parti le vendredi matin, il disait qu’il allait voir des amis à Bourgoin. J’ai une idée, il y a un refuge de nuit là-bas, essayez de voir avec eux. Il est fréquent que nos pensionnaires d’une nuit dorment dans des structures voisines de la nôtre.
Gilles n’avait rien dit. Il avait lassé faire ses collègues qui connaissaient bien leur interlocuteur. Il prit la parole pour remercier monsieur Pietri. Ils se serrèrent la main et filèrent chez monsieur Rivaroux. Il habitait à deux kilomètres de là.
Monsieur Rivaroux résidait dans un lotissement. Il n’y avait personne, les volets étaient clos. Un voisin vint à leur rencontre. Il leur apprit que Monsieur Rivaroux était parti pour deux ou trois jours rendre visite à sa sœur malade. Ils remercièrent le voisin et tournèrent en direction de la gendarmerie.
Le gendarme nordiste décrocha le téléphone et composa le numéro de la brigade de Bourgoin. Il demanda à parler au gendarme Huysmans.
– Allô ! Qui est à l’appareil ?
– Jeff Huysmans, bonjour, Jean-Baptiste Van de Veroeveurenhys.
– Comment vas-tu cher ami? Ça fait longtemps que nous n’avons pas conversé.
– En effet, tu sais ce que c’est, le temps passe vite.
– Et pourtant quand j’y pense, c’était hier que nous nous amusions ensemble dans les corons. Le « Ch’ti » me manque, et toi ?
– C’est sûr, mais la région est tellement super que la nostalgie du pays s’estompe.
– Je suppose que tu ne m’appelles pas uniquement pour prendre des nouvelles. Que puis-je faire pour toi ?
– Eh bien Jeff ! nous avons un double meurtre sur les bras et très peu d’indices. Il se trouve qu’un vagabond, du nom de Bekrane, est suspecté et il pourrait se trouver dans vos parages.
– Ecoute, ce nom ne me dit rien, mais je vois avec mes collègues et je te rappelle, dans une heure maxi, à la gendarmerie. Ca te va?
– Tout à fait, je ne bouge pas en attendant ton appel. A tout à l’heure, Jeff.
Jeff Huysmans et Jean-Baptiste Van de Veroeveurenhys (surnommé le nordiste, en raison de la difficulté à prononcer son nom sans l’écorcher) se connaissaient depuis le berceau. Ils avaient vécu toute leur enfance à Wattrelos, leurs pères respectifs étaient mineurs. Le bassin minier n’offrant pas de travail à ses enfants, ils avaient opté tous deux pour la gendarmerie. Au début, ils se voyaient souvent, puis avec les années et le mariage de Jeff, les relations s’étaient espacées. C’est souvent comme cela. Les amitiés les plus solides ne résistent pas toujours à l’arrivée d’une autre personne dans la relation existante. Désormais, ils se téléphonaient de temps à autre, mais leur amitié était toujours là, simplement mise entre parenthèses.
– Trente-huit minutes, exactement, s’étaient écoulées, lorsque le téléphone sonna dans le bureau du nordiste. C’était Jeff, il avait un renseignement intéressant à lui communiquer.
– Alors, Jeff, il y a du neuf ?
– Tu peux le dire, je crois qu’on a ton client. Il n'aurait pas un tatouage sur l’avant-bras ?
– Une ancre de marine entourée de cordes.
– Il a été arrêté cette nuit pour tapage nocturne et voies de fait sur un policier dans le centre-ville.
– Il faudrait que nous puissions l’interroger rapidement.
– C’est moins facile que tu ne le penses. Il est en garde à vue au commissariat, pas à la gendarmerie.
– Qu’est-ce que ça change? Un suspect est un suspect.
– Tu as raison, mais ici la guerre des polices n’est pas tout à fait finie. Le commissaire et le chef de brigade sont comme chien et chat. Quand ils peuvent se faire des croche-pattes, ils n’hésitent pas. Tu ne les verras jamais jouer à la belote ensemble. C’est dommage car ce sont des grands professionnels.
– Tu peux faire le nécessaire Jeff ou préfères-tu que j’en parle à l’adjudant-chef Sagol, le responsable de l’enquête ?
– Non, nous allons ruser. Je vais obtenir son transfert chez nous pour un motif légitime. Une fois dans la brigade, nous aviserons.
– C’est d’accord, j’aimerais pouvoir l’interroger demain matin au plus tard.
– Tu peux compter sur moi.
– Le nordiste savait que son ami Jeff était un homme de parole. Il raccrocha, pleinement soulagé.
Il alla informer le chef Sagol. Ce dernier semblait très heureux que ses gendarmes aient retrouvé la trace de monsieur Bekrane; enfin un individu plus suspect que les autres.
– Si votre ami Jeff éprouve trop de difficulté, j’appellerai mon ami Jean-Pierre Bouchet, il pourra débloquer la situation.
– Je vous remercie, chef et je me languis de voir, demain, ce qu’il a dans le cervelet ce Bekrane.
– Moi aussi, car le juge Silovsky et le procureur se font trop pesants.
Le lendemain matin, à huit heures, le téléphone sonna à la gendarmerie du bourg. Le double meurtre avait eu lieu le mardi quatorze mai. Aujourd’hui, mercredi vingt-deux mai, cela faisait exactement huit jours que le forfait avait été commis.
Le gendarme Jeff Huysmans annonçait une bonne nouvelle :
– Bonjour, nous sommes en route pour vous amener un individu se nommant Bekrane. Nous serons chez vous vers neuf heures, préparez le café .
Liard, qui avait pris la communication, s’était relâché sur sa chaise. Il avait les deux pieds sur le bureau, lorsque le chef Sagol entra.
– Bonjour Liard, il semble que ce matin vous transformez le bureau en plage, il ne vous manque que les espadrilles et la crème solaire.
Liard ne laissa qu’un pied sur le bureau, il avait ramené l’autre sous la chaise.
– C’est que chef, je vais vous annoncer enfin une bonne nouvelle, le suspect Bekrane est en route, il sera ici avant neuf heures, alors pardonnez-moi ce moment de doux délire.
– Mon cher, faute avouée est à demi pardonnée et avec ce que vous venez de me communiquer, je vous pardonne aussi l’autre moitié.
– Nous allons pouvoir explorer cette piste, chef, mais le coco semble imbibé et il n’est pas toujours cohérent d’après nos collègues.
– Vous ont-ils dit comment ils avaient procédé pour l’emprunter à la police ?
– Non, mais nous le saurons tout à l’heure.
A neuf heures précises, le fourgon, en provenance de la gendarmerie de Bourgoin, se gara dans la cour de la caserne. Le chauffeur descendit ouvrir l’arrière du véhicule. Deux Pandores, encadrant un homme d’une quarantaine d’années, s’extirpèrent du Peugeot. Il y avait le gendarme Jeff Huysmans et deux autres collègues. Le nordiste fit les présentations. L’homme menotté, les mains dans le dos ne bronchait pas.
Jeff déclara :
– Voici quelqu’un qui a des choses à vous raconter. Il a soif alors, il cause plus .
Bekrane s’était voûté et le manque de boisson le faisait trembler légèrement. Il avait le cheveu noir et poisseux, comme quelqu’un qui transpire et ne se lave pas les cheveux. Des gouttelettes apparaissaient sur son front. Il se mit à parler avec un fort accent, celui que l’on trouve ailleurs qu’à la campagne. C’était surprenant car cette façon de s’exprimer était inhabituelle pour quelqu’un de cette génération. Le langage et les mots utilisés ressemblaient étrangement au vocabulaire des rappeurs de banlieues.
– Eh! les keufs, j’veux du rouquin !
Le nordiste répondit qu’il aurait de l’eau.
Bekrane répliqua : « j’nique ta meuf! »
Le chef Sagol n’apprécia pas beaucoup cette familiarité. Il demanda à ses hommes de placer le suspect dans une cellule avec une bouteille d’eau en plastique. Il demanda aux trois gendarmes de Bourgoin de venir avec lui et aux autres de les rejoindre dans un bureau. Liard faisait le café pendant que tous discutaient en toute liberté.
Sagol s’adressa à Jeff :
– Dites-moi gendarme Huysmans comment avez-vous fait pour extirper notre homme du commissariat ?
– C’est tout bête, chef, il y avait un petit contentieux sur un dossier de vol de bijoux à la tire. J’ai contacté mon collègue inspecteur et je lui ai mis le marché en main : c’était le renseignement contre la mise à disposition du dénommé Bekrane.
– Maintenant chef, je vais vous demander dix jours de perm’ supplémentaires.
Le chef Sagol, visiblement de bonne humeur, répondit qu’il n’avait rien contre, mais, compte tenu des circonstances, il ferait transiter sa demande par le bureau de monsieur Nicolas Sarkozy pour suite à donner.
Jeff le remercia par une courbette et un large sourire, le courant passait bien entre les deux hommes.
Le chef Sagol reprit la parole. Il demanda à Jeff si le suspect pouvait être intégralement pris en charge, ici, ou s’ils ne pouvaient en disposer que le temps de l’interrogatoire.
– Il est totalement à vous, d’ailleurs nous allons vous saluer. Le café était bon, c’est à refaire et même dans l’autre sens. Nous aurons du mal à rivaliser autour de la cafetière, mais nous essaierons.
Les trois gendarmes prirent congé et disparurent dans le fourgon. Le nordiste avait accompagné son copain Jeff jusqu’au parking.
Le chef Sagol voulait procéder à l’interrogatoire de monsieur Bekrane. Celui-ci s’était recroquevillé dans un coin de la cellule. Il portait un survêtement siglé des trois bandes d’une marque connue. Le capuchon de la veste était rabattu sur son visage. Le suspect se cachait. Liard s’approcha de lui et lui dit de se lever, l’homme ne bougea pas. Il le secoua un peu, il ne broncha pas plus. Liard voulut l’attraper par les épaules, l’homme lui plongea dans les jambes en essayant de le faire tomber. Le gendarme Liard était sur ses gardes et l’homme s’affala, tandis que le pandore était à un mètre de lui. Le nordiste vint prêter main forte à son collègue, ils soulevèrent notre homme en le prenant fermement sous les bras. Il fut prévenu, qu’au prochain geste d’énervement ou de rébellion, ils le menotteraient aussi aux jambes.
Il marcha sans rechigner avec les deux hommes. Ils lui intimèrent l’ordre de s’asseoir et de répondre aux questions qui seraient posées. Le suspect marmonna des mots inintelligibles, les Pandores supposèrent qu’il était d’accord pour coopérer.
Gilles commença par lui demander son état civil.
L’homme grommela.
– Je m’appelle Youssef Bekrane, fils de Mustapha Bekrane, mort pour la France et d’Aicha Ben Ait.
Sagol se dit que c’était probablement un fils de harki, mais ce n’était pas important pour l’enquête.
Gilles lui demanda de préciser sa date de naissance.
– Le quinze avril.
– De quelle année ?
– Mille neuf cent soixante-deux.
– Que faites-vous dans la région monsieur Bekrane ? interrogea le chef .
A chaque question, Bekrane essayait de se tourner vers l’investigateur. Il trembla sur sa chaise et répondit oui
Le chef haussa le ton .
– Je vous demande ce que vous faites dans la région ?
– Je voyage.
– Pour le plaisir ou le travail ?
– Je ne sais pas.
– Avez-vous un travail ?
– Je suis au RMI.
– Donc, vous voyagez pour le plaisir ?
– C’est ça, pour le plaisir, oui c ‘est ça, pour le plaisir.
Le client avait le don d’agacer le chef Sagol qui se mit en retrait et demanda aux trois autres de continuer.
Le nordiste prit le relais.
– Vous avez couché au « Logis Nuit » la nuit du mercredi quinze au jeudi seize mai, vous confirmez?
– Je me rappelle pas les dates.
– Où étiez-vous le lundi treize et le mardi quatorze mai ?
– En voyage, moutarde.
– Que voulez-vous dire par « en voyage moutarde » ?
– Voyage épice.
– Vous souvenez-vous du « Logis Nuit » ?
– Oui « Logis Nuit ».
– Vous avez lu le journal ?
– Oui, j’ai lu deux vieux.
– Vous avez lu deux vieux? répèta le nordiste
– Oui, morts pendus, bien fait.
– Qu’est-ce qui est bien fait monsieur Bekrane ? reprit le chef Sagol.
– Bien pendus les vieux, je dis bien pendus.
– Pourquoi dites-vous ça ? Vous les connaissez ?
– Les deux vieux, kaput, c’est normal.
Au bout de deux heures, Youssef Bekrane tremblait comme une feuille. Chaque fois qu’un des gendarmes formulait une question sur le double meurtre, il laissait entendre que c’était normal, que le travail était bien fait et qu’il avait bien travaillé.
Le chef Sagol et ses subordonnés étaient partagés sur la culpabilité de Youssef Bekrane. Gilles et le nordiste étaient contre, le chef et Liard plutôt pour, mais chacun reconnaissait qu’il faudrait des aveux plus détaillés. Ils reprirent l’interrogatoire.
Il était onze heures et demie et Youssef Bekrane annonça qu’il avait une déclaration à faire contre un verre de vin. Le chef Sagol accepta et on apporta un verre de vin rouge au suspect. Bekrane vida le verre d’un trait. L’absorption de cette petite dose d’alcool eut pour effet de calmer notre homme.
– Donnez-moi un autre verre s’il-vous plaît.
Sagol refusa.
– Dites-nous d’abord ce que vous savez. Ensuite, nous verrons.
– C’est au sujet des vieux, c’est moi.
Sagol lui demanda de répéter.
– Les pendus dans le journal, c’est moi.
Il se mit à trembler fortement, il se tordait sur la chaise. Les gendarmes étaient perplexes, Gilles prit le relais.
– Pourquoi monsieur Bekrane, pourquoi les avez-vous tués ?
– Trop vieux, trop soif.
– Vous dites qu’ils étaient trop vieux et que vous aviez trop soif?
– Oui, j’ai trop soif, toujours trop soif.
Sagol lui demanda s’il était prêt à signer ses aveux ?
– Non. Toi, tu me donnes pas à boire.
Sagol haussa le ton et lui demanda s’il pouvait expliquer où habitaient « les deux pendus », comme il disait.
– Oui, c’est plus haut que « Logis Nuit », ça je me rappelle, il y a un chien.
– Comment il est ce chien monsieur Bekrane ? demanda le nordiste.
– Comme un chien, marron avec une queue.
– De quelle race, monsieur Bekrane ?
– Je connais pas les races, je suis fatigué.
Sagol regarda sa montre. Ils tournaient en rond depuis près de trois heures.
– Avez-vous faim monsieur Bekrane ?
– Oui, j’ai soif, je suis fatigué par vos questions.
Sagol demanda à Liard d’aller chercher des sandwichs pour tout le monde. « Aujourd’hui, ça ne sera pas un repas gastronomique pensa -t’il. »
Ils réintégrèrent Youssef Bekrane dans sa cellule. Ce dernier était en manque et tremblait de tous ses membres. Sagol avait l’habitude des alcooliques sévères. Il était dangereux de procéder à un sevrage total, il fallait lui donner un peu d’alcool de temps en temps. Bekrane pourrait boire un verre de vin rouge en mangeant.
Liard revint avec cinq sandwichs. Comme il ne savait pas si monsieur Bekrane était musulman, il avait fait garnir le pain avec du poulet. Il aurait préféré du bon saucisson sur une baguette beurrée, mais il valait mieux éviter un incident, si possible. Le suspect prit le casse-croûte sans poser de question, il avala le verre de vin d’un trait. Sagol se dit qu’à ce train il faudrait un autre verre dans moins d’une heure.
A treize heures trente, le chef Sagol décida de reprendre l’interrogatoire. Ils reprirent les mêmes questions. C’était une technique pour user l’adversaire. L’interrogatoire ressemblait à un combat, ou plutôt à une corrida, car les protagonistes ne disposaient pas des mêmes armes. Les gendarmes étaient le torero, ils usaient la bête avant de porter l’estocade. Bekrane était le taureau, il était arrivé affaibli dans l’arène. Ils lui avaient planté des banderilles, ils se préparaient à l’acculer dans un coin.
Seul contre tous, le taureau Bekrane semblait bien fragile. Ce n’était pas un pur produit de manade, un fier combattant. Il faisait penser aux vachettes, que l’on voit l’été, pour amuser le touriste dans les stations balnéaires. Il luttait de manière désordonnée et la seule issue était la mise à mort. Les questions se mélangeaient dans sa tête, ses réponses étaient incohérentes. Il avait l’impression que tout allait de plus en plus vite et il ne comprenait pas ce qui se passait. Parfois ses réponses sonnaient juste, alors le chef Sagol parlait plus doucement. Il aimait qu’on lui parle doucement, il dirait tout ce qu’on voulait si on lui parlait doucement car il avait mal à la tête.
Le chef Sagol lui demanda une fois de plus s’il était l’auteur de ce crime. Il répondit oui.
Gilles formula la question différemment.
– Avez-vous assassiné madame et monsieur Drochard ?
– Je suis pas un assassin.
Cela faisait cinq heures qu’il était interrogé. Le chef Sagol décida de faire une très courte pause. Bekrane fut remis en cellule, puis Sagol s’adressa aux trois autres :
– Messieurs je vais informer le juge Silovsky, mais avant je souhaite avoir des aveux signés. Le suspect, malgré des propos altérés par son état, semble reconnaître avoir participé à l’assassinat. Il donne des explications, je voudrais quand même savoir comment il a fait avant de prévenir le juge.
Bekrane tremblait de nouveau. Sagol lui demanda:
– Comment avez-vous procédé pour pendre Toinette et Germain ?
– Je l’ai posé sur un plot de bois.
– Qu’en avez-vous fait après le meurtre ?
– Je l’ai remis dans le tas de bois.
– Il est où, ce tas de bois?
– Dans la remise.
Sagol se dit qu’il ne pouvait pas inventer une telle histoire, il donnait des détails plausibles. Si Bekrane n’était pas le coupable, il s’agissait d’un sacré affabulateur. A la demande du chef, Gilles s’était mis dans une autre pièce pour téléphoner au docteur Tardieu afin d’effectuer des prises de sang et vérifier l’état de santé du suspect. Le secrétariat répondit qu’il avait pris un jour de congé et qu’il n’était pas joignable. Gilles appela le docteur Giraud. Ce dernier précisa qu’il avait encore deux personnes à recevoir. Il serait là dans trente à quarante minutes.
Lorsque le docteur Giraud arriva, Youssef Bekrane avait signé des aveux. Il tremblait et pleurait sur une chaise. Le médecin l’examina. Il le trouva en bonne santé et signa un certificat qu’il remit au chef Sagol. Ensuite, il lui administra un calmant et procéda aux prélèvements de sang (ADN, Gamma GT et autres analyses liées à l’alcoolisme du suspect).
Le chef Sagol remercia le docteur Giraud. Ce dernier, par discrétion, ne posa aucune question sur l’affaire Drochard. Il salua les gendarmes et le suspect et retourna à ses obligations. Le chef, qui appréciait déjà le docteur Giraud, se trouva conforté dans l’opinion qu’il avait du praticien et surtout de l’homme. Giraud était un type bien, il savait faire la part des choses, être curieux par nécessité et être discret par éducation.
Le chef Sagol préparait un rapport pour madame Silovsky juge d’instruction. Il voulait que son compte rendu, de la garde à vue de monsieur Youssef Bekrane, soit le plus bref possible. De toute façon il allait l’appeler dans les minutes à venir.
Pendant que Youssef Bekrane dormait dans sa cellule, à quelques mètres de là, les quatre gendarmes s’étaient réunis. Ils confrontaient leurs points de vue concernant la présentation au parquet du suspect.
– Messieurs , le chef Sagol se leva de sa chaise.
– Messieurs, j’ai encore des doutes. Nous avons des aveux, il nous reste à trouver les preuves. Les aveux sont parfois précis. Si nous avons les empreintes c’est gagné, sinon, avec un bon avocat, je vous fiche mon billet que le dossier ne résistera pas longtemps.
Gilles prit la parole :
– Chef, le plot de bois, ce n’est pas nous qui l’avons inventé.
– C’est vrai et j’avoue que c’est le seul aveu auquel j’accorde du crédit. Cet homme est trop rongé par l’alcool, les neurones sont touchés et parfois je cherche la cohérence dans ses propos.
Le nordiste interrogea :
– Quel est le mobile du crime, puisque rien n’a été volé hormis un jambon?
Sagol répondit:
– Ouais! Et il faut avoir la réponse rapidement. Youssef est-il musulman et, si oui, est-il pratiquant ?
Liard répliqua:
– S’il ne mange pas de porc, qu’est-ce qu’il aurait fait du jambon ?
– Messieurs, pendant que je préviens le juge, peaufinez quelques questions avec monsieur Bekrane.
Le chef Sagol appela le palais de justice.
– Passez-moi le bureau du juge Silovsky.
– De la part de qui ?
– L’adjudant-chef Sagol.
– Julie Silovsky à l’appareil. Je vous écoute.
– Bonjour madame le juge, je vous appelle au sujet de l’affaire Drochard.
– J’attends des résultats monsieur Sagol, vous faites quoi ?
– Mon travail madame, simplement mon travail, et mon équipe aussi.
– Il y a trois jours que je n’ai pas eu de rapport de votre part.
– Le travail de terrain a perturbé la rédaction et la transmission des documents. Je ne manquerai pas de vous les transmettre madame.
Julie Silovsky était aussi désagréable qu’à l’accoutumée. Toutefois, le chef Sagol perçut de la lassitude chez son interlocutrice. Il se garda bien de faire une allusion quelconque à la future naissance. Madame Silovsky était imperméable à tout sentiment humain. Sagol l’avait baptisée la « cyber juge ». Il se souvenait de leur entrevue quelques jours auparavant, ainsi que ses remarques désobligeantes auprès du procureur de la république.
– Que désirez-vous monsieur Sagol ?
– Vous informer que nous avons un suspect en garde à vue.
– Avez-vous des charges contre lui ?
– Bien entendu madame, sinon je ne vous aurais pas dérangée.
Julie Silovsky était épuisée, sa grossesse n’était pas une partie de plaisir. Elle demanda des précisions. Le chef Sagol sentait venir l’heure de sa revanche. Il répliqua qu’il ne pouvait donner plus d’éléments par téléphone, elle recevrait un fax dans les minutes à venir.
Le juge Silovsky était une femme intelligente. Elle comprit qu’elle n’obtiendrait rien de plus de la part du responsable de l’enquête.
– J’attends vos documents afin de prendre une décision concernant la mise en examen de l’individu suspecté.
– J’attends votre prise de position madame le juge, à plus tard.
Julie Silovsky n’eut pas le temps de répliquer, Sagol avait raccroché. Le téléphone lui renvoyait la sonnerie caractéristique qui l’agaçait. Elle était lasse et, bien que satisfaite de l’avancement de l’enquête, elle fut contrariée par l’aplomb du chef Sagol.
Le chef était devant le fax. Le rapport pour madame le juge d’instruction, Julie Silovsky, était dans le chargeur de la machine. Chaque fois qu’une feuille avançait, il imaginait sa destinataire trépignant d’impatience devant la lenteur du débit. Sa conscience lui susurrait : « c’est à l’image de ta justice, Julie. »
Il était dix-huit heures trente, Youssef Bekrane dormait toujours dans sa cellule, son corps s’agitait de temps en temps. Parfois, il était pris de spasmes violents et il râlait. Le docteur Giraud avait prévenu. Monsieur Bekrane risquait de s’agiter souvent, mais sa vie n’était aucunement menacée par le sevrage actuel. En revanche, dans les jours à venir, il conviendrait de confier son cas à un service spécialisé dans la désintoxication.
Sagol attendait la réponse du juge avant de libérer ses collaborateurs. Youssef Bekrane était en garde à vue depuis le matin neuf heures trente. Ils avaient encore près de trente-neuf heures avant l’expiration du délai de garde à vue.
Le fax se mit à crépiter. Le compteur indiquait que le document contenait deux pages. Gilles tendit les feuilles à son chef. Sagol reconnut le cachet du tribunal et la signature de Julie Silovsky. Il prit la première page et parcourut le document. Madame le juge abondait dans le sens de l’enquête. Le jeudi vingt-trois mai, à huit heures, elle souhaitait voir le suspect dans son bureau afin de lui signifier sa mise en examen pour le meurtre des époux Drochard. Le deuxième feuillet ne contenait que les cachets et signature de madame le juge. Aucun autre commentaire ne figurait sur le document. Le chef Sagol eut un petit sourire en coin, il pensait déjà au lendemain.
Le soleil brillait sur la région, la météo annoncait des températures estivales. En ce jeudi, le chef Sagol et le gendarme Gilles attendaient devant le palais de justice. Ils avaient laissé le soin à leurs deux collègues de transférer monsieur Youssef Bekrane jusqu’ici.
Il était sept heures cinquante lorsque le fourgon arriva devant le palais de justice. Les deux hommes rejoignirent Liard et le nordiste. Liard était au volant, le nordiste descendit avec son prisonnier. Youssef Bekrane semblait avoir une démarche encore plus chaloupée que la veille . Ses jambes arquées et sa démarche faisaient penser à quelqu’un dont les membres étaient coincés au niveau des hanches.
Liard, reparti garer le fourgon dans l’enceinte du palais, rejoindrait ses collègues par un autre accès. Sagol demanda si le prévenu avait été raisonnable cette nuit. Le nordiste répondit qu’il avait dormi jusqu’à six heures ce matin et qu’il avait déjeuné normalement.
Les trois gendarmes aperçurent leur collègue qui courait pour les rejoindre. Ils étaient à deux mètres du bureau de madame Silovsky. Le chef Sagol frappa à la porte, une jeune femme au cheveu ras et noir ouvrit.
– Bonjour monsieur Sagol, entrez je vous prie. Madame Silovsky aura un léger retard, elle vous demande de bien vouloir l’excuser.
Les gendarmes se tournèrent les uns vers les autres, sans parler. Ils firent asseoir Youssef Bekrane, les quatre hommes restèrent debout. L’attente dura près de vingt minutes, enfin la porte s’ouvrit. Madame Silovsky apparut dans l’entrebâillement. Elle était méconnaissable, le visage boursouflé était livide. Elle avait dû se dépêcher car elle était essoufflée. Se déplaçant lourdement, elle contourna le groupe et se posa dans son fauteuil.
Elle commença par une phrase d’excuses :
– Pardonnez-moi ce retard, un petit souci de santé indépendant de ma volonté.
Le chef Sagol se leva, il libéra le prisonnier des menottes.
– Je vous présente monsieur Youssef Bekrane, madame le juge.
– Monsieur Bekrane, savez-vous pour quelle raison vous êtes devant moi aujourd’hui ?
Bekrane secoua la tête, mais n’articula aucun son.
– Je ne vous ai pas entendu monsieur Bekrane .
– Oui, madame la juge.
Madame Silovsky reprit l’interrogatoire d’identité, Bekrane se mit à trembler. Le juge répéta les informations recueillies par les gendarmes. Le suspect ne pouvait se contrôler, le manque d’alcool se faisait cruellement sentir. Julie Silovsky continua d’interroger le prévenu. Ce dernier répondait par des onomatopées incompréhensibles. Tel un rouleau compresseur, madame Silovsky continuait son monologue. Les Pandores médusés contemplaient la scène.
– Monsieur Youssef Bekrane je vous mets en examen pour l’assassinat d’Antoinette Drochard le mardi quatorze mai. Avez-vous quelque chose à déclarer ?
– J’ai tué personne, c’est pas moi madame.
Bekrane s’effondra sur la chaise, il pleurait.
– Monsieur Sagol voici le document pour la mise sous écrou du sieur Youssef Bekrane. Bon travail. Nous procéderons à la reconstitution après-demain vers dix heures, si vous n’y voyez pas d’objection monsieur Sagol.
– C’est entendu madame le juge.
– Monsieur Bekrane, samedi matin, nous ferons la reconstitution, nous nous transporterons sur le lieu du crime. Avez-vous un avocat ?
Il ne répondit rien.
– Voulez-vous que je commette un avocat pour vous défendre monsieur Bekrane ?
Youssef Bekrane tremblait, il répondit oui.
– Je fais le nécessaire, messieurs à bientôt.
Les quatre gendarmes firent le salut militaire, ils menottèrent le prisonnier et quittèrent le bureau du juge d’instruction.
– Direction la maison d’arrêt, en route messieurs, dit l’adjudant-chef Sagol.
Pendant le trajet, les quatre gendarmes furent silencieux. Ils conduisirent le prévenu à bon port et le confièrent aux bons soins de l’administration pénitentiaire.
Le chef Sagol leur parla franchement :
– Je sais ce que vous pensez de la reconstitution un samedi matin, madame Silovsky a voulu montrer qu’elle reprenait les choses en main. Vous avez bien travaillé et je préfère bosser avec vous qu’avec elle. N’entrons pas dans son jeu. De plus, je ne suis toujours pas convaincu à cent pour cent de la culpabilité de notre présumé coupable. Il faudra être attentif aux informations que nous pourrions glaner par ailleurs.
Samedi vingt-cinq mai, le chef Sagol et le gendarme Gilles étaient allés extraire Youssef Bekrane de la maison d’arrêt. Ils étaient accompagnés de deux collègues pour l’emmener au bourg. Le juge Silovsky les rejoindrait à la brigade de gendarmerie.
Monsieur Bekrane était nerveux, il se passait sans cesse les mains dans sa chevelure noire. Il n’avait pas adressé la parole aux gendarmes. Arrivé à destination, il avait été placé dans une cellule en attendant l’arrivée du juge. Un avocat était déjà là et demanda à être seul avec son client.
L’avocat ressemblait plus à un premier communiant qu’à un ténor du barreau. Il avait les cheveux châtains clair, les yeux marrons derrière des lunettes avec des petits verres, la monture était invisible. Il devait avoir moins de trente ans. Il avait été désigné par le bâtonnier, comme c’est toujours le cas pour une désignation d’office. Malgré sa jeunesse, il prenait le dossier à cœur et Bekrane semblait content de le rencontrer.
Il asséna trois mots à son défenseur :
– C’est pas moi.
– Je comprends monsieur Bekrane, mais j’ai besoin d’en savoir plus. Il vous faut m’expliquer ce qui s’est réellement passé.
– C’est pas moi, je me rappelle plus .
– Pour vous défendre il ne faudra pas dire « c’est pas moi », mais le prouver monsieur Bekrane. Allons, faites un effort, il est presque dix heures et madame le juge arrive.
– Je veux pas la voir.
– Madame Silovsky se présente à la gendarmerie avec plus de ponctualité que jeudi, observa le gendarme Gilles.
Julie Silovsky avait meilleure mine, elle demanda si tout était prêt.
Le chef Sagol lui dit qu’elle pouvait donner le signe de départ.
A l’exception de deux gendarmes de permanence, tout l’effectif disponible était mobilisé pour sécuriser les lieux.
Outre le fourgon qui transportait le présumé coupable, trois voitures de gendarmerie, suivaient derrière l’avocat et le juge. Les pandores se déployèrent tout autour de la propriété de feu Toinette et Germain. Lorsque les gendarmes voulurent extraire Youssef Bekrane du fourgon et lui enfiler un gilet pare-balles, il refusa tout net de descendre et de participer à la reconstitution.
Julie Silovsky appela l’avocat et se rendit auprès de Youssef. Rien n’y fit. Il affirmait qu’il n’avait rien à faire ici et qu’il resterait dans la voiture. Madame Silovsky était excédée, elle menaça le prévenu. L’avocat prit le relais de son client et se déclara solidaire.
-Madame le juge, je ne participerai pas à cette mascarade, je reste avec mon client.
– Maître, si vous pensez agir conformément au code de déontologie de votre profession, vous êtes dans l’erreur. Je saisirai le bâtonnier sur cet incident déplorable.
La jeunesse n’empêchait pas notre homme d’avoir du caractère. /
– Madame vous me parlez de déontologie, je connais une parabole où l’on parle de paille et de poutre dans l’œil. Je crois que la teneur de vos propos s’applique parfaitement à la situation. Si je suis solidaire de mon client, c’est que j’estime que ses droits sont bafoués. Je n’ai pas eu connaissance du dossier et j’ai rencontré mon client quelques minutes seulement avant votre arrivée. Il me semble que vous estimez avoir trouvé un coupable et souhaitez aller vite. Ne confondons pas vitesse et précipitation.
– Vous avez terminé maître ?
– Absolument madame.
– Alors messieurs, allons-y.
Julie Silovsky déclara aux gendarmes qu’elle prendrait un figurant parmi eux. Les gendarmes ne manifestèrent aucun signe de désapprobation, le chef Sagol les avaient prévenus qu’il fallait éviter tout incident avec madame la juge. Ils pénétrèrent dans la maison.
Dix minutes après, le convoi repartait dans l’autre sens, la reconstitution était terminée. Comme à son habitude, madame le juge prit sèchement congé sans saluer l’avocat du prévenu.
Youssef Bekrane avait compris qu’il avait un vrai avocat et il accepta de le revoir dès le lundi.
Le chef Sagol serra la main de l’avocat, l’échange fut vigoureux. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot sur ce qui venait de se passer. Avec un regard et une poignée de mains, ils s’étaient tout dit. Sagol pensa que l’on pouvait être jeune et de l’autre côté de la barrière, tout en étant un homme et un vrai.
6 mars 2010 à 15h14 #151730Chapitre 15
Il était neuf heures, ce lundi vingt-sept mai, lorsque maître Gaël Raynaud arriva à la maison d’arrêt. Comme promis, il rendit visite à son client. Après les formalités d’usage, il fut conduit dans une salle faisant office de parloir.
Youssef Bekrane, amené par deux gardiens, tremblait un peu. En revanche, il paraissait en meilleure forme que lors de la reconstitution. Les deux hommes se saluèrent, maître Raynaud entra dans le vif du sujet.
– Monsieur Bekrane essayez de bien vous souvenir de ce que vous avez fait ces dernières semaines.
Bekrane bafouilla qu’il était innocent.
Gaël Raynaud l’écouta attentivement et lui demanda de réfléchir. Ils allaient trouver ensemble le moyen de le sortir de là.
Youssef Bekrane marmonna, comme toujours, des propos désordonnés.
– Parti pain d’épice.
Avec patience, l’avocat reformula les propos de son client :
– Vous aimez le pain d’épice?
– Moutarde avec pain d’épice, lui répondit Youssef.
– Vous parlez de Dijon, monsieur Bekrane ?
– Oui, moutarde.
Maître Raynaud insista pour savoir si son client s’était rendu dans la cité bourguignonne.
Bekrane lui répondit :
– « Bernache ».
– Qui est Bernard ?
– Non, maison Bernache.
Gaël Raynaud n’insista pas. Youssef Bekrane tremblait de plus en plus et avait du mal à suivre la conversation. Il mit fin à l’entretien en promettant de revenir rapidement.
Sur la route, l’avocat essaya de remettre en place le patchwork des divagations de Youssef Bekrane. Il buttait toujours sur trois éléments : moutarde, pain d’épice et maison Bernache.
Le bureau de maître Raynaud était situé dans la vieille ville, au troisième étage d’un immeuble classé du dix-septième siècle. Il monta les escaliers quatre à quatre. Devant la porte, une plaque en cuivre indiquait « Gaël Raynaud, avocat diplômé de la faculté de droit de Lyon ». Le bureau exigu, était meublé d’une table sur laquelle étaient posés un téléphone et un ordinateur. Un fauteuil et deux chaises complétaient le mobilier.
L’avocat mit en route l’ordinateur et se connecta sur Internet. Il espérait trouver un indice sur « Bernache ». La première recherche sur Google n’apporta rien, hormis que la bernache était une oie sauvage qui migrait du Canada vers l’Europe. Il affina sa recherche en ajoutant ‘’Dijon‘’. L’écran proposa douze réponses, mais la plupart renvoyaient sur un site des services sociaux de la mairie de Dijon.
Maître Raynaud afficha sa satisfaction, « Les Bernaches » était un foyer. Le numéro de téléphone était indiqué sur la page du site.
Il décrocha le téléphone :
– Allô, je voudrais parler au directeur du foyer s’il vous plaît .
– Je suis Patrick Cochet, responsable du centre, que puis-je pour vous ?
– Bonjour monsieur Cochet, je suis Gaël Raynaud avocat. Je défends un client du nom de Youssef Bekrane, cela vous rappelle-t’il quelqu’un ?
– Bonjour maître, vous savez, nous hébergeons des gens de passage, il faudrait que je consulte nos registres. Avez-vous une idée précise de la date ?
– Entre le dix et le quinze mai.
– Pourriez-vous me décrire votre client ?
– Il a les jambes arquées et il n’est pas très grand.
– Entendu, rappelez-moi dans une heure.
Il était onze heures, Gaël Raynaud composa le numéro du foyer « Les Bernaches ».
– Maître Raynaud à l’appareil.
– J’ai votre renseignement maître, votre homme a passé chez nous la nuit du lundi treize au mardi quatorze mai. Mon collègue, Pierre Tardy, s’en souvient parfaitement car il était passablement éméché. Nous l’avons même raccompagné à la gare vers dix heures du matin.
– Monsieur Cochet, permettez-moi au nom de Youssef Bekrane, mon client, de vous remercier. Vous apportez la preuve de son innocence. Je pense que vous serez contacté par les services de gendarmerie rapidement.
– A votre disposition maître Raynaud. Je déteste les erreurs judiciaires, il faut condamner les coupables, pas les innocents.
– Merci encore monsieur Cochet, bonne journée à vous.
Gaël Raynaud était sur le point d’appeler le juge Julie Silovsky pour demander la libération de Youssef Bekrane, mais il se ravisa. Avec madame le juge, il valait mieux verrouiller le dossier. Plus retors qu’elle, il n’en n’avait pas encore rencontré dans sa courte carrière.
A la gare de Dijon, Youssef Bekrane n’était sûrement pas passé inaperçu, mais il se trouvait à presque trois cents kilomètres de la cité des ducs de Bourgogne. Une nouvelle idée germa dans sa tête : la SNCF devait avoir des caméras de surveillance. Si Youssef figurait sur une bande, il n’y aurait pas de discussion possible.
Maître Raynaud composa le numéro de la gare de Dijon. Il tomba sur une boîte vocale, ce qui l’énerva profondément. Comment faire pour avoir un interlocuteur ? Gaël Raynaud ne manquait pas d’ingéniosité. Il appela la direction régionale et, par ce biais, il réussit à avoir un autre numéro de téléphone. Une voix féminine bien réelle lui répondit.
– Bonjour madame, je suis maître Raynaud avocat. Je suis chargé d’une affaire dans laquelle mon client doit prouver qu’il était à Dijon le mardi quatorze mai, entre dix heures et midi. Pourriez-vous m’aider ?
– Bonjour maître, que désirez-vous précisément ?
– L’autorisation de visionner les bandes enregistrées par vos caméras de surveillance ce jour-là.
– Il faut une réquisition de justice, maître.
– Je sais, mais pour faire gagner du temps à tout le monde, je souhaiterais une prévisualisation. Mon client est facilement reconnaissable.
Son interlocutrice avait compris le désir de maître Raynaud. Elle lui proposa de venir la rencontrer et, à ce moment-là, elle verrait ce qu’il serait possible de faire.
Gaël Raynaud la remercia et lui demanda ses coordonnées et ses disponibilités.
– Je suis Jane Piron, je suis disponible demain ou mercredi.
– Je peux être à votre bureau demain vers dix heures, cela vous convient-il ?
– C’est d’accord, je vous attends monsieur Raynaud, à demain.
– Merci madame Piron, à demain.
Le jeune avocat avançait bien dans le dossier Bekrane, mais demain serait une rude journée. Il se remit devant l’ordinateur afin de rechercher les horaires des trains. Il voulait vérifier à quelle heure il fallait partir de la gare de Dijon pour être au bourg et se rendre chez les époux Drochard avant l’heure du meurtre. Il existait deux possibilités, mais aucun train direct. Le premier partait à sept heures dix-sept, avec un changement à Lyon Perrache. Ensuite, le second train repartait de Lyon à onze heures cinq et arrivait au bourg à douze heures treize. La deuxième possibilité était d’aller jusqu’à Grenoble et de prendre le TER qui arrivait au bourg à douze heures vingt.
Dans les deux cas, il était très difficile de se rendre au domicile des défunts et de les tuer aux environs de douze heures quarante. De plus, Youssef Bekrane se trouvait encore au foyer « Les Bernaches » Gaël Raynaud se frotta les mains, madame Silovsky serait servie sur un plateau.
L’avocat se leva tôt ce mardi vingt-huit mai. Il était six heures et demie lorsqu’il prit la route en direction de la Bourgogne. Ce n’était pas un voyage gastronomique ni une visite des grands crus. Il avait rendez-vous, avec une jeune femme, pour tenter de sortir d’un mauvais pas un ivrogne affabulateur. Le trajet sur autoroute ne fut pas de tout repos. Il avait une vieille Opel Corsa, offerte par son père. Elle accusait deux cent trente mille kilomètres au compteur. Un grand nombre de poids lourds circulait sur cet axe stratégique. Gaël se sentait tout petit dans sa vieille guimbarde.
Il était un peu en avance, il décida donc de quitter l’autoroute pour les routes départementales. Chaque village chantait le bon vin, il roulait sur un ruban entouré de vignobles. Au détour d’une colline, il put apercevoir, nichés dans un écrin de verdure, un hameau, un étang et un château. Il ne regrettait pas un aussi long périple pour un client qui ne lui rapporterait rien. Selon lui, la justice passait avant l’argent.
La gare de Dijon était d’un accès facile. Il se gara dans une rue adjacente et marcha à la rencontre de la vérité.
Jane Piron était une jolie femme. Elle avait entre vingt-cinq et trente ans, l’œil noir et vif. Sa longue chevelure était aussi sombre que ses yeux.
– Bonjour madame Piron, je suis Gaël Raynaud.
– Bonjour, je suis mademoiselle Piron.
– Excusez-moi, je ne savais pas.
Visiblement chacun était séduit par l’autre. Gaël était subjugué par la beauté méditerranéenne de son interlocutrice.
– Votre demande, monsieur Raynaud, n’est pas très légale. Elle sondait le jeune avocat.
– Je sais Jane, je peux vous appeler par votre prénom?
Elle acquiesça.
– C’est moins pompeux que mademoiselle Piron. J’ai ici les trois bandes de la matinée du mardi quatorze. Je veux bien vous les montrer, mais aucune copie n’est possible.
– Jane, je crois que le visionnage devrait déjà m’éclairer.
– Pour gagner du temps, je les passe en accéléré, si vous remarquez quelque chose, vous m’arrêtez.
– C’est entendu.
Jane Piron mit la première bande dans le magnétoscope, le moniteur était allumé. Les images étaient en noir et blanc, la date et l’heure étaient incrustées sur l’écran en haut à droite. La première cassette ne révéla rien, maître Raynaud était déçu. Jane lui proposa un café avant d’entamer le deuxième visionnage. Il accepta et discuta un peu avec la demoiselle. Ils se découvrirent une passion commune pour le cheval.
Le café absorbé, Jane mit la deuxième bande en marche.
– Stop ! Je crois que c’est notre homme, dit Gaël.
– Je rembobine un peu, monsieur Raynaud.
– Jane, je préfère Gaël.
– Voilà Gaël, je passe en vitesse normale.
– Il arrive, là, c’est lui, facile à reconnaître avec sa démarche et ses jambes arquées, vous voyez Jane ?
– Oui, en plus il est face à la caméra, vous ne pouvez pas vous tromper.
– Jane, c’est l’heure exacte qui est incrustée?
– Absolument, il était dix heures trente-deux. Il n’y a aucun doute là-dessus, tout notre système est synchronisé. Lorsqu’il s’agit de trains, l’exactitude est de mise.
– Je ne vous demande qu’une chose, Jane : combien de temps sont gardées ces cassettes ?
– Depuis la mise en place du plan « Vigipirate », c’est passé à trois mois. Je pense que vous avez le temps d’intervenir auprès des autorités avant que cette cassette ne soit effacée.
– Maintenant, je sais que je peux exiger le visionnage, sans dire que pour moi c’est déjà fait.
– Je compte sur vous Gaël, sinon j’aurai des ennuis avec ma hiérarchie.
– Etes-vous libre ce midi, Jane ?
– En principe je déjeune à la cantine.
– Si je vous invite dans une autre cantine, seriez-vous prête à me suivre ?
– J’accepte votre invitation.
Gaël demanda à Jane de lui indiquer une « cantine » de qualité où ils pourraient manger en toute tranquillité. Elle l’emmena dans une petite ruelle proche de la gare.
– Ici, la cuisine est sympa et le décor très agréable.
Gaël répondit que, depuis le coup de téléphone d’hier, il lui accordait sa confiance.
Jane sourit, cet homme avait du charme et elle y était sensible. Elle poussa la porte de la « Lune de Miel » … tout un programme. L’intérieur de l’établissement, agencé avec goût, ressemblait à un Pub irlandais. Par endroit, la décoration du bar en bois verni était dissimulée par des bouteilles de bières de marques différentes. Gaël remarqua plusieurs distributeurs de bière pression. Au-dessus du comptoir des bouteilles de whisky avec bec verseur attendaient le client.
Une serveuse se présenta, puis les dirigea vers le restaurant. Ils descendirent quelques marches et pénétrèrent dans une salle composée de box. Le lieu, non seulement tranquille, favorisait l’intimité. Ce n’était pas pour déplaire à Gaël. Ils s’installèrent. La table était éclairée par une bougie qui flottait dans une coupole remplie d’eau et de pétales de roses. La flamme vacillante éclairait le visage de Jane, ses yeux noirs brillaient.
– Ma chère Jane, je vous félicite pour votre choix. Nous pourrons converser en toute quiétude.
– J’aime beaucoup cet endroit, c’est vrai, et je suis heureuse qu’il vous plaise aussi.
Gaël posa une question qui embarrassa Jane :
– Puis-je nous donner un gage commun ?
Jane embarrassée répliqua sans se mouiller davantage :
– Dites toujours !
Gaël s’était rendu compte de l’ambiguïté de sa question. Il sourit en s’adressant à Jane.
– Le gage que je nous propose Jane, c’est de ne pas parler travail pendant le repas.
Jane sourit aussi :
– Accordé votre honneur. Il y a tant d’autres sujets tout aussi passionnants.
– C’est vrai et le premier, c’est vous. Parlez-moi de votre vie, de vos goûts, de vos souhaits, de vos loisirs.
– C’est peu et beaucoup de choses, Gaël. Je répondrai à condition que vous fassiez de même.
– Mais, c’est accordé votre honneur !
Avec une parfaite synchronisation, ils partirent dans un grand éclat de rire. Ils ne virent pas le temps passer. Gaël regarda sa montre.
– Jane, à quelle heure reprenez-vous votre travail ?
– A quatorze heures trente. Elle s’aperçut qu’il était quatorze heures vingt-huit. Elle demanda à Gaël de l’excuser cinq minutes. Elle sortit pour appeler son supérieur. Elle prétexta un petit souci pour excuser son retard. Débonnaire, son chef la rassura. Elle le remercia et rejoignit Gaël.
– Ça s’est bien passé, je ne voudrais pas vous provoquer des ennuis ?
– Mon chef a été compréhensif. S’il savait que je suis au restaurant en galante compagnie, il le serait beaucoup moins.
– Merci pour la galante compagnie, mais je vous retourne le compliment.
– C’était de l’humour, mais quand même, vous êtes un galant homme.
– Et vous une jolie femme.
Gaël demanda l’addition.
– Je ne vais pas trop tarder. Il ne faut pas abuser des largesses, presque une heure de retard, c’est pas mal!
– Jane, ce repas et ce moment ensemble étaient délicieux. Je peux encore vous demander quelque chose, ce n’est pas un gage je vous assure ?
– Moi aussi, je voulais vous demander une chose . Mais vous d’abord, je vous écoute.
– Jane, je vois que vous avez un téléphone portable. J’aimerais vérifier si le son de votre voix est aussi agréable que maintenant. Acceptez-vous de me donner votre numéro ?
– C’est drôle, vous m’avez volé ma question, je voulais vous le demander aussi.
Gaël Raynaud paya les repas et ils prirent la direction de la gare de Dijon. En chemin, ils continuèrent la conversation, en se promettant de se rappeler rapidement. Ils se quittèrent avec une poignée de mains, Gaël en gentleman avait su garder de la distance, Jane avait apprécié. Il la vit entrer par une porte vitrée automatique. Jane lui fit un signe de la main et s’engouffra dans un escalier.
Le jeune avocat avait tout pour être content de son initiative, il n’avait pas perdu son temps. Il lui restait à parcourir un long trajet, le chemin du retour serait agrémenté de bons souvenirs.
Dès le lendemain, il prendrait contact avec madame le juge Julie Silovsky pour lui demander d’auditionner les témoins du foyer « Les Bernaches ». En outre, une réquisition serait nécessaire pour visionner les cassettes enregistrées le jour du meurtre en gare de Dijon.
Maître Raynaud s’était rendu à son bureau pour rédiger sa demande d’audition de Patrick Cochet, responsable du foyer « Les Bernaches », et de son collègue Pierre Tardy. Ces deux hommes possédaient la première clé qui ouvrirait la porte de la liberté pour Youssef Bekrane. Jane Piron, quant à elle, serait la clé qui ouvrirait l’esprit étroit du juge Silovsky.
Gaël se remémorait les cinq dernières journées écoulées. Vendredi après-midi, le bâtonnier l’avait appelé pour lui demander de passer le voir immédiatement. Ce magistrat, d’une cinquantaine d’années, aimait bien le jeune avocat. Le contact entre les deux hommes était amical, Gaël lui demandait facilement conseil.
Le bâtonnier le reçut et l’informa d’une demande émanant du juge d’instruction Julie Silovsky. Il avait décidé de le commettre d’office pour la défense du dénommé Youssef Bekrane.
Dès le samedi matin, maître Raynaud s’était présenté au bourg pour la reconstitution, « une mascarade, avait-il pensé ». Il avait perçu, dans l’attitude de son client, toute la détresse du monde. En quelques minutes, Il s’était persuadé que cet homme méritait mieux que le sort réservé par madame Silovsky. Le refus de participer de son client l’avait convaincu de la nécessité de s’impliquer dans cette affaire.
Le dimanche, il s’était levé tôt pour sortir ‘’Ardoise’’, sa jeune jument grise. Elle était en pension à la campagne chez un ami éleveur. Gaël adorait monter à cheval, il éliminait tous les tracas de la vie quotidienne. Sur sa jument, il se sentait un autre homme.
Il visita son client, incarcéré à la maison d’arrêt. Cela le conforta dans sa détermination à chercher la vérité, même s’il s’avérait que les gendarmes et la juge aient raison. Il ne se doutait pas que, ce lundi, deux coups de fil allaient changer l’histoire : le directeur du foyer « Les Bernaches » et mademoiselle Jane Piron, employée à la SNCF de Dijon.
La journée du mardi resterait gravée longtemps parmi ses meilleurs souvenirs. Il avait trouvé ce qu’il cherchait : la preuve de l’innocence de Youssef Bekrane. La rencontre avec Jane Piron, était une parenthèse de bonheur. Il voulait mettre beaucoup plus dans cette parenthèse, il l’appellerait dès demain.
Gaël dormit mal. Il pensait sans cesse à Jane, il voyait sa silhouette brune virevolter devant lui. Il se réveillait et se rendormait avec la même obsession. Il était tout simplement amoureux.
6 mars 2010 à 15h19 #151731Chapitre 16
Ce mercredi vingt-neuf mai, Julie Silovsky était en forme. Le bébé qu’elle portait lui avait octroyé une nuit de récupération. Elle arriva au palais de justice quelques minutes avant neuf heures. Elle montait les escaliers du parvis, lorsque maître Raynaud parvint à sa hauteur.
– Bonjour madame le juge, j’ai du nouveau dans l’affaire du meurtre des époux Drochard. Je vous apporte une demande, pourriez-vous m’accorder quelques instants ?
Madame Silovsky était de bonne humeur, elle prit la peine de répondre gentiment au jeune avocat.
– Bonjour maître, laissez-moi le temps d’arriver, je pourrai vous voir dans un quart d’heure dans mon bureau.
– C’est entendu madame le juge, à tout de suite.
Gaël se dit que c’était son jour de chance, il saisit son téléphone portable et composa un numéro. La boîte vocale égrena son message : « je suis le confident de Jane, vous pouvez tout me dire, elle vous rappellera. » Gaël fut bref : « bonjour Jane, c’est Gaël, je voulais vous souhaiter une bonne journée, à plus tard. »
Deux minutes après, son téléphone vibrait dans la poche de son blouson.
– Allô ! C’est Jane à l’appareil, c’est vous Gaël ?
– Bonjour Jane, je suis content de vous entendre.
– Moi aussi, votre retour s’est bien passé ?
– Oui excellent, grâce à une bonne fée. Et vous, comment ça va?
– Bien, hier j’ai fait une rencontre passionnante.
Gaël s’engouffra dans la brèche ouverte sciemment par Jane :
– Passionnante ou passionnée ?
Jane répondit à cette sollicitation :
– Je crois que le deuxième mot est plus proche de la vérité.
– Moi aussi je préfère le deuxième. J’aimerais vous revoir Jane.
Jane laissa passer un blanc avant de lui répondre. Gaël trouva ces trois secondes interminables.
– Oui Gaël, j’ai envie de vous revoir .
– Si nous mettions au point ce week-end, qu’en pensez-vous ?
– J’avais quelque chose de prévu, mais je vais m’arranger. Je vous rappelle ce soir.
– C’est d’accord Jane, encore mille mercis, bonne journée et à ce soir.
– A ce soir, Gaël.
Il regarda sa montre.
– Oh là là ! J’espère que madame Silovsky me pardonnera, je suis en retard.
Le juge Silovsky reçut maître Raynaud. Ce dernier lui expliqua l’objet de sa visite.
– Madame le juge, je possède les preuves de l’innocence de mon client, monsieur Bekrane.
– Ah oui ! Rien que ça monsieur Raynaud! Vous pensez qu’il est innocent bien sûr?
– Non seulement il l’est, mais nous le prouvons madame.
– Expliquez-moi, maître.
– Je vous remets ma demande écrite et, si vous le désirez, nous en discutons.
Julie Silovsky parcourut le document. Elle comprit vite que le jeune avocat avait trouvé un alibi solide pour son client.
– Maître, ce n’est pas en claquant des doigts que je vais prendre la décision de libérer monsieur Youssef Bekrane. Je dois d’abord m’assurer d’un certain nombre d’éléments.
– Quels éléments madame le juge?
– J’en vois au moins trois monsieur Raynaud : l’audition de messieurs Cochet et Tardy du foyer « Les Bernaches », le visionnage des bandes vidéo de la gare de Dijon (si elles existent) et enfin, les résultats des analyses ADN en cours. Lorsque j’aurai tous ces éléments en main, je pourrai statuer.
– Quel délai doit-on envisager ?
– Le plus long, ce sont les analyses ADN. Pour le reste je m’occupe de faire une réquisition auprès de la SNCF. Concernant les responsables du foyer, je ne sais pas encore si je les convoque ou si je me rends à Dijon. Vu mon état de santé, je pense qu’ils seront auditionnés ici.
Gaël prit le risque d’importuner madame Silovsky en répétant sa question :
– Quand, madame le juge ?
– Maître, vous ne lâchez jamais ! Je dirais dans huit jours si tout se passe comme prévu. Avez-vous informé votre client ?
– Pas encore.
– Ne lui donnez pas de délai. En prison, les faux espoirs sont des poisons violents.
– J’accepte volontiers votre conseil, madame Silovsky.
– Dites-moi maître, comment avez-vous fait pour obtenir ces informations ?
Gaël Raynaud arbora son plus beau sourire pour répondre au juge d’instruction :
– Ça fait partie des secrets de la défense. Il faut garder sa part de mystère.
– Je comprends maître, je crois que vous n’êtes pas loin de gagner la partie.
– Madame le juge, merci d’avoir prêté une oreille attentive à mes arguments et surtout de m’avoir reçu sans rendez-vous. Je vous souhaite une bonne journée.
– A vous aussi maître, à bientôt.
Maître Raynaud décida de rendre visite à son client. Youssef Bekrane était nerveux, il tremblait un peu. Cela faisait plus d’une semaine qu’il avait été appréhendé par les policiers de Bourgoin. Le sevrage était une épreuve difficile.
Tout d’abord, Gaël demanda de ses nouvelles. Il voulait tester la capacité de compréhension de Youssef avant de lui communiquer le résultat de ses investigations.
– Alors monsieur Bekrane, comment ça va ce matin ?
– Mieux, monsieur Gaël.
– Le moral est meilleur ?
– Un peu, mais ils me donnent pas à boire.
– C’est normal, dans une maison d’arrêt, il n’y a pas d’alcool.
– Je veux sortir, je suis pas coupable, j’ai tué personne monsieur Gaël.
– Je comprends et je fais tout pour ça monsieur Bekrane.
Gaël était satisfait, son client avait un discours structuré. La privation d’alcool était dure à supporter pour Youssef, mais elle permettait à son esprit de quitter les vapeurs éthyliques. Le corps souffrait, mais la compréhension devenait bien meilleure.
Le jeune avocat pensa qu’il fallait essayer de tester la volonté de son client.
– Youssef, si je vous sors de là, faites-moi une promesse .
– Oui, monsieur Gaël?
– Promettez-moi de vous soigner pour redevenir l’homme que vous étiez.
– Je comprends pas, moi j’ai soif.
– Youssef, ça ne prend pas avec moi. Je vous sors de là et après vous allez faire une cure ; nous sommes d’accord ?
– Quand vous allez me sortir de la prison ?
– J’ai une bonne nouvelle, j’ai trouvé des témoins à Dijon. Connaissez-vous le foyer « Les Bernaches » ?
– Très gentil monsieur Tardy, il m’a donné du pain d’épice.
Gaël eut un sourire de satisfaction. Son client recouvrait peu à peu la mémoire, il se souvenait bien de l’homme qui l’avait emmené à la gare. Il ne voulut pas en dire plus. Youssef risquait d’interpréter ses propos à sa façon et madame Silovsky en prendrait ombrage. Il tenait à maintenir la relation avec le juge car le premier contact s’était avéré catastrophique. L’épreuve de force n’est pas la meilleure façon de défendre un client se disait-il.
Gaël salua son client en lui promettant de revenir dans moins d’une semaine. Youssef rejoignit sa cellule ragaillardi, l’espoir renaissait en lui.
Le chef Sagol faisait le point avec ses collaborateurs, c’était, pensait-il, une des dernières fois. Lorsque les résultats des analyses ADN seront connus, il ne restera plus qu’à boucler le dossier et passer à une autre affaire. Il ne se doutait pas que la vérité serait toute autre.
Le téléphone sonna, le gendarme Gilles décrocha :
– Gendarme Gilles, je vous écoute.
– Ici Julie Silovsky, bonjour monsieur Gilles, je souhaite parler à votre chef l’adjudant-chef Léo Sagol.
Gilles fut surpris par l’utilisation du prénom de son chef, personne dans la gendarmerie ne l’appelait comme ça. Le ton aussi le déconcerta: « madame Silovsky a mangé du miel, se dit-il. »
– Il est ici, je vous le passe, au revoir madame le juge.
– Au revoir monsieur Gilles.
– Adjudant-chef Sagol à l’appareil.
– Julie Silovsky, bonjour monsieur Sagol.
– Bonjour madame le juge, que puis-je pour vous ?
– Je viens de recevoir Maître Gaël Raynaud, l’avocat de monsieur Youssef Bekrane. Maître Raynaud m’a apporté des éléments nouveaux de nature à disculper monsieur Bekrane. J’ai immédiatement déclenché les investigations nécessaires, je pense que la défense a raison. J’attends la confirmation des tests d’ADN, le témoignage de deux responsables d’un foyer à Dijon et le visionnage d’une bande vidéo à la gare de Dijon. Maître Raynaud me paraît avoir bien travaillé son sujet avant de me soumettre sa requête.
– Je vous remercie madame le juge de m’avoir informé, car j’attendais les résultats ADN avant de boucler ce dossier.
– Monsieur Sagol, je vous demande de garder votre équipe en place et de continuer vos investigations. Nous aviserons lorsque tous les éléments m’auront été communiqués.
– Entendu madame Silovsky.
– Je vous souhaite une bonne journée, à bientôt monsieur Sagol.
– Vous aussi, à bientôt madame le juge.
Sagol raccrocha, il s’adressa à ses collaborateurs :
– Madame Silovsky est revenue à de meilleurs sentiments, je dirais qu’elle a rejoint la civilisation.
Gilles ajouta qu’il ne l’avait jamais entendu s’exprimer avec autant de prévention et de douceur. Le chef confirma. Lui aussi avait pratiqué madame le juge Julie Silovsky en d’autres occasions et c’était la première fois qu’elle était aussi agréable. C’est la maternité qui la change, je crois.
– Elle m’a appelé pour nous informer que la défense de Youssef Bekrane avait trouvé des témoins à Dijon. Il ne pouvait donc pas être ici au moment du meurtre.
Gilles s’écria :
– Voilà pourquoi Bekrane disait « voyage moutarde » et « voyage épice ». Dijon, capitale de la moutarde et du pain d’épices, je suis passé à côté de ça !
Sagol rappela à tous qu’il ne fallait pas culpabiliser sur ce raté probable.
– Le prévenu était trop incohérent et imbibé d’alcool, cela a nuit à notre clairvoyance. Attendons un peu avant d’en tirer des conclusions. Le temps n’est pas à l’autocritique, il est à l’action.
– C’est vexant, chef que ce soit ce jeune avocat qui nous fournisse les preuves et pas nous, reprit le nordiste.
– Messieurs , vous avez assisté l’autre jour à un échange très vif entre madame la juge d’instruction, Julie Silovsky, et l’avocat Gaël Raynaud. Ce jeune homme n’était pas impressionné par le dossier et encore moins par l’attitude de madame Silovsky. J’ai perçu, ce jour-là, toute la volonté de monsieur Raynaud. J’avoue que j’ai été séduit par son comportement face à la situation. C’est rare et à souligner de nos jours.
Patrick Cochet et Pierre Tardy se trouvaient ensemble dans le bureau d’accueil du foyer « Les Bernaches ». Le téléphone sonna et Pierre décrocha :
– Foyer « Les Bernaches », Pierre Cochet à votre service.
– Bonjour monsieur Cochet, palais de justice, ne quittez-pas je vous passe madame Silovsky juge d’instruction.
– Allô ! Bonjour, ici Julie Silovsky, puis-je m’entretenir avec monsieur Cochet ou monsieur Tardy ?
– Je suis Pierre Cochet, à votre disposition.
– Monsieur Cochet, je suis en charge d’un dossier dans lequel monsieur Bekrane Youssef est suspecté. Vous avez sans doute entendu parler de ce monsieur ?
– Tout à fait, j’ai eu un contact avec Maître Raynaud son avocat.
– J’aurais besoin de votre témoignage et de celui de votre collègue, monsieur Tardy.
– Pas de problème madame.
– Le seul souci, c’est qu’il m’est impossible de me déplacer actuellement. Je souhaiterais pouvoir vous auditionner à mon bureau; bien entendu, tous vos frais seront pris en charge par nos services.
– Nous viendrons, le seul souci, est que nous ne pouvons fermer le foyer.
– Je comprends. Si je vous convoque en fin de matinée, vous auriez peut-être le temps de faire l’aller-retour avant l’ouverture en soirée ?
– Oui, nous avancerons la fermeture du matin et pourrions retarder l’ouverture du soir.
– Est-ce possible demain monsieur Cochet et monsieur Tardy pourra-t’il aussi ?
– Monsieur Tardy est en face de moi, il m’a fait signe que c’est d’accord, va pour demain, entre onze heures et midi.
– Avez-vous un numéro de fax à me communiquer, c’est pour vous envoyer les convocations officielles.
– Je vous le donne.
– Je vous remercie, je vous envoie ça tout de suite. A demain monsieur Cochet.
– A demain, madame Silovsky.
Patrick Cochet et Pierre Tardy discutèrent de l’organisation de leur travail, pour la journée du jeudi trente mai. Ils auraient environ cinq cents kilomètres à parcourir. Ils trouvèrent un TGV qui partait à huit heures treize, ils pourraient être dans le bureau du juge à dix heures quarante-cinq. Pour le retour, le TGV de treize heures trente-six, leur permettrait d’atteindre à Dijon à seize heures trente.
Jane Piron rêvait au coup de fil qu’elle avait reçu en début de matinée, lorsque son chef fit irruption dans son bureau. Il lui demanda de rechercher les cassettes de la matinée du mardi quatorze mai. Il fut surpris de la rapidité avec laquelle Jane les trouva. Il pensa à juste titre, qu’il avait une excellente collaboratrice. Il ne se doutait pas que les bandes, sorties la veille, étaient sous le coude dans l’attente de l’intervention de Gaël Raynaud auprès du juge. Jane se dit qu’il avait fait vite. Le chef lui expliqua qu’il avait reçu un coup de fil d’un juge d’instruction. Ce magistrat demandait la communication des enregistrements effectués par les caméras de surveillance pour la matinée en question. Les cassettes devaient être expédiées en Chronopost le jour même, le juge Silovsky semblait très pressé.
Jane téléphona à des amis pour se décommander. Une sortie en bateau, sur le canal de bourgogne, était prévue ce week-end. Elle prétexta une obligation familiale, une vieille tante très malade … La vieille parente s’appelait en réalité Gaël Raynaud.
A midi, avant de se rendre à la cantine, elle marcha un peu dans la rue. Elle décida de donner sa réponse à Gaël, sans attendre le soir. Elle composa le numéro, une voix reconnaissable entre mille lui répondit.
– Gaël, j’écoute.
– C’est Jane, je vous appelle pour ce week-end, ce ne sera pas possible.
Gaël était déçu, il se reprit vite :
– C’est dommage, fixons un autre week-end Jane.
– Je n’en aurai pas d’autres avant longtemps.
Gaël avait compris que Jane ne souhaitait pas poursuivre.
Elle reprit aussitôt :
– Je n’en aurai pas d’autres avant longtemps, alors je viens ce week-end, je plaisantais, Gaël!
Gaël répondit que finalement, lui aussi ce week-end, il avait prévu d’être avec une jolie jeune fille.
Jane se trouvait prise à son propre piège, elle demanda à Gaël si cette jeune fille était blonde ou rousse .
Il parla d’une brune avec de longs cheveux noirs:
– Elle s’appelle Jane, je crois.
Ils partirent d’un long rire, en se promettant de s’appeler le soir-même.
Gaël, de retour à son bureau, trouva un message sur son répondeur, c’était Julie Silovsky. Elle lui demandait d’être à son bureau le vendredi trente et un mai à dix heures trente. Elle ne donnait pas plus de précisions.
Maître Raynaud passa son après-midi à faire du rangement et à penser à Jane, elle l’obsédait. Il pensa qu’un coup de foudre ça devait forcément ressembler à ce qui lui arrivait. Il avait adoré le coup de téléphone, même lorsqu’elle l’avait agacé en lui faisant croire qu’elle ne souhaitait plus sa compagnie. Il se trouvait en phase avec elle et il était certain de la réciprocité. Il aurait voulu voir tourner les aiguilles du temps encore plus vite, être à ce soir pour entendre la voix de Jane.
Il se ressaisit et se demanda ce que voulait Julie Silovsky. La remise en liberté de Youssef Bekrane paraissait prématurée. Il décida de ne point se torturer l’esprit. « Demain est un autre jour, se dit-il. »
Madame le juge d’instruction Julie Silovsky était devant un écran de télévision lorsque Gaël se présenta à son bureau. Il était dix heures trente.
– Bonjour maître, suite à votre visite d’hier, je viens de recevoir les bandes enregistrées en gare de Dijon. J’en ai visionné une, il n’y a rien.
– D’après mes renseignements, il y a trois caméras, dit Gaël.
– C’est exact, j’ai reçu trois cassettes par Chronopost ce matin. Regardons-les ensemble. Nous avons peu de temps. Dans un quart d’heure, je reçois les responsables du foyer « Les Bernaches ».
– Nous pourrions faire avancer l’enregistrement en accéléré, je suppose que mon client ne passera pas inaperçu. Gaël, innocemment, s’était emparé de la cassette qui constituait la preuve de la présence de Youssef Bekrane à Dijon. Il la tendit à madame Silovsky.
– Je vous écoute, j’appuie sur le bouton d’avance rapide.
Les silhouettes défilaient à toute vitesse.
– Là, madame le juge, revenez un peu en arrière.
A ce moment là, des coups furent frappés à la porte.
La jeune greffière alla ouvrir. Deux hommes demandaient à parler à madame le juge Julie Silovsky.
Patrick Cochet et Pierre Tardy pénétrèrent dans la pièce.
– Messieurs, je suis Julie Silovsky. Qui est Patrick Cochet et qui est Pierre Tardy ?
Patrick Cochet s’avança.
Julie Silovsky leur présenta Gaël Raynaud, avocat de monsieur Youssef Bekrane.
– Messieurs, j’ai souhaité que votre audition se fasse en présence de la défense du prévenu. Nous étions en train de visualiser des images prises à la gare de Dijon le mardi quatorze mai, vers dix heures trente.
Gaël précisa à l’intention du juge :
– Dix heures trente-deux, c’est ce qui est incrusté dans l’image que nous avons sur l’écran, madame le juge.
Julie Silovsky se retourna, regarda l’image figée sur le récepteur.
– Messieurs, ne tournons pas autour du pot. Est-ce bien monsieur Youssef Bekrane que nous voyons sur ce téléviseur ?
Pierre Tardy, qui ne s’était pas exprimé, regarda de plus près :
– Madame je puis vous assurer que pour moi, il n’y a pas l’ombre d’un doute. D’ailleurs, la personne qui s’éloigne et que l’on voit de dos, je pense que c’est moi.
– Merci monsieur Tardy. Pouvez-vous messieurs Cochet et Tardy, m’attester, sous la foi du serment que monsieur Bekrane était dans les murs du foyer « Les Bernaches » la nuit du treize au quatorze mai?
Ils répondirent en cœur :
– Nous le pouvons.
Patrick Cochet ajouta :
– Madame Silovsky, j’ai apporté le registre des entrées et sorties. Vous avez de la chance, c’est encore un document tenu manuellement.
Julie Silovsky prit connaissance de l’épais registre dans lequel étaient consignées toutes les entrées et sorties du foyer.
– Maître Raynaud, venez-voir, je vous prie.
Gaël s’approcha, il savait que la partie était gagnée. Il avait le triomphe modeste, c’est ce qu’aimait madame Silovsky.
– Notre client est inscrit ce soir-là, madame le juge.
– Messieurs, je tiens à vous remercier d’être venus de Dijon. Vous comprenez la raison pour laquelle je ne pouvais me déplacer. Je vais vous faire signer votre déposition auprès de la greffière et vous libérer.
Patrick Cochet, en homme bien élevé, répliqua qu’il était naturel qu’ils soient venus vers elle, il ne fallait pas faire courir de risques au bébé à venir. Par discrétion, il n’en demanda pas plus à son interlocutrice.
Julie Silovsky les raccompagna jusqu’à la porte. Ils saluèrent maître Raynaud et la porte se referma.
– Maître, je voudrais aborder un autre point avec vous.
– Je devrais avoir connaissance des résultats de l’ADN en tout début d’après-midi. Je vous laisse le choix selon votre disponibilité, ou vous passez ou vous me téléphonez.
– Je préfère venir vous voir madame Silovsky.
– Alors disons quatorze heures trente. Si tout marche bien pour votre client, ce soir, il pourrait être libéré.
– Je tiens à vous exprimer toute ma satisfaction pour votre réactivité madame le juge. Merci beaucoup.
– C’est normal maître Raynaud. Quand une affaire est aussi bien ficelée, à moi de faire en sorte de ne pas mettre d’entraves inutiles. A tout à l’heure maître.
– Bon appétit et à tout à l’heure, madame le juge.
Julie Silovsky rentra chez elle pour déjeuner. La matinée avait été bien remplie, elle se sentait fatiguée. Elle se força à manger, puis elle s’allongea dans un canapé. Elle se réveilla à quatorze heures. Heureusement, elle habitait à un quart d’heure à pied du palais de justice. Elle se passa de l’eau froide sur le visage, elle avait un masque de grossesse. Elle se remaquilla rapidement et elle se dirigea vers son bureau.
Il était quatorze heures trente-cinq, Gaël Raynaud n’était pas arrivé. Elle demanda à la jeune greffière si elle avait reçu un fax. Cette dernière lui signifia qu’il était sur son bureau.
Deux coups brefs frappés à la porte , annoncèrent maître Raynaud qui entra tout essoufflé.
– Excusez-moi, le restaurant était plein à craquer, le service était long.
– J’arrive juste maître, le fax est sur mon bureau. J’en prends connaissance.
– Faites, je vous en prie, madame le juge.
– Je vous épargne les détails monsieur Raynaud, seules importent les quelques lignes de conclusion : « Aucune empreinte génétique soumise à comparaison, avec l’empreinte relevée sur la personne de monsieur Youssef Bekrane, ne peut être rapprochée ».
– Je crois, maître, que la messe est dite ! Je prépare immédiatement la levée d’écrou de monsieur Bekrane, l’ordonnance de non-lieu suivra.
– Je réitère ce que je vous ai dit ce matin, madame le juge, merci pour tout.
– Oui ! N’en faites pas trop monsieur Raynaud. Vous avez un client dehors, mais moi, j’ai toujours un double meurtre sur les bras.
– L’affaire Drochard n’est pas un dossier simple, madame Silovsky.
– Auriez-vous une intuition maître ?
– Pas vraiment, mais je ne crois pas à un crime de rôdeur. Il y a trop de gens tout autour et un timing très serré. Le meurtrier devait parfaitement connaître les us et coutumes du quartier.
– Vous avez du bon sens monsieur Raynaud, vous n’avez pas songé à passer le concours de la magistrature ?
– Oh non ! Nous faisons le même métier, mais vous à charge, moi à décharge. La défense me passionne. Ce qui me plaît le plus, c’est une grande indépendance par rapport aux magistrats.
– Alors monsieur Raynaud, nous allons souvent être des adversaires.
– Cela n’empêchera pas la loyauté et le respect madame Silovsky. Nos armes ne sont pas meurtrières, elles ne sont qu’argumentation et preuves.
– Vous avez raison, mais il arrive que des phrases soient assassines, maître.
– Sans doute, madame.
Gaël sourit et se dit que la maternité est la meilleure école, Julie Silovsky apprenait la vie, en femme intelligente, elle assimilait vite.
– Maintenant maître, j’ai une faveur à vous demander ?
– Je vous écoute madame le juge.
– Cela concerne la libération de monsieur Bekrane. Si nous pouvions éviter de colporter la nouvelle auprès de la presse j’apprécierais beaucoup, monsieur Raynaud.
– Vous avez ma parole, la discrétion sera de mise.
– Nous nous comprenons maître, à votre tour, soyez-en remercié par avance. Dans quel état se trouve monsieur Bekrane ?
– Le sevrage s’avère dur, mais il m’a fait la promesse de se soigner si je le sortais de là. Ce sera le combat suivant madame Silovsky.
– Si je peux vous aider sur ce terrain, n’hésitez pas à me faire signe.
– J’en prends bonne note madame le juge.
Julie Silovsky lui remit un double de la levée d’écrou.
– Je fais immédiatement acheminer l’original par un gendarme. Je pense qu’en fin d’après-midi, vous pourrez faire sortir votre client par la grande porte.
Gaël et Julie Silovsky se serrèrent la main. Il n’y avait plus aucune animosité entre eux, mais une considération réciproque proche de l’amitié.
Maître Gaël Raynaud se présenta à la maison d’arrêt à dix-sept heures trente. Il demanda à rencontrer le responsable des levées d’écrous. Un gardien le conduisit jusqu’au bureau. Un autre, en uniforme, faisait office de secrétaire. Il confirma la réception du document original. Gaël demanda si monsieur Bekrane avait été informé de sa libération. Le maton répondit que le document n’était là que depuis cinq minutes. Il n’avait pas encore demandé au gardien responsable d’aller chercher monsieur Bekrane.
– Pourrais-je lui annoncer moi-même ?
– Si vous voulez maître, je le fais venir au parloir.
Gaël Raynaud fut emmené vers le parloir par un gardien qui lui demanda de patienter seul cinq minutes, le temps d’extraire Youssef Bekrane de sa cellule. « L’enfermement est une drôle de notion, pensa Gaël. » Se retrouver seul dans ce parloir, équivalait pour lui à la prison. Il aurait du mal à supporter l’exiguïté d’une cellule. Il avait bien fait de choisir le métier d’avocat car, moine ou voyou, la vie se passait souvent entre quatre murs.
Il méditait sur la claustrophobie, lorsqu’un gardien arriva accompagné de son client. Gaël entra dans le vif du sujet :
– Savez-vous pour quelle raison je suis revenu vous voir aujourd’hui Youssef ?
– Promesse de me voir.
– Oui, c’est ce que je vous ai dit hier, mais j’avais précisé la semaine prochaine. Je suis venu vous chercher Youssef, vous êtes libre. Je répète vous êtes libre.
Youssef Bekrane se mit à pleurer. Il se jeta dans les bras de Gaël, il le serrait à l’étouffer. Gaël ne voulait pas voler ce moment à Youssef qui l’avait bien mérité. L’étreinte dura longtemps, maître Raynaud avait perdu la notion du temps.
Enfin, Youssef Bekrane lâcha son avocat. Il ne pleurait plus, il souriait comme un enfant, des larmes coulaient encore sur ses joues.
– Je vais vous attendre. Vous serez dehors dans une heure car il faut accomplir quelques formalités, je suis là de toute façon, Youssef. Je vous attends dehors devant la porte
– Oui, monsieur Gaël, vous être mon sauveur.
Le vocabulaire de Youssef était primaire, mais Gaël comprenait ce que lui disait son client et c’était le principal. La majorité des gens présentés devant les tribunaux ont ce déficit. « Ce sont des accidentés de la vie, se disait Gaël, ils n’ont pas eu la chance d’avoir une bonne fée penchée sur leur berceau.
Gaël était sorti de la maison d’arrêt, car il voulait donner quelques coups de fil.
– Allô ! Théo, c’est Gaël j’aurai besoin d’un petit service.
Théo Cipriani était un ami d’enfance de Gaël. Il assurait la direction d’un foyer pour jeunes travailleurs.
– Je t’écoute vieille branche.
– Voilà, j’ai un client qu’il faudrait héberger une nuit ou deux en attendant que je trouve une autre solution.
– C’est d’accord, je lui réserve une chambre. C’est à quel nom ?
– Youssef Bekrane. Il peut venir jusqu’à quelle heure ?
– En principe vingt et une heures.
– Je vais au restaurant avec lui, je ne crois pas que nous aurons fini pour cette heure fatidique.
– Je laisse un mot au gardien de permanence, il aura tes coordonnées ainsi que celles de ton protégé.
– C’est parfait. A charge de revanche, je te laisse, j’ai encore quelques communications& à passer.
– Ok, salut vieille branche.
Gaël composa le numéro de Jane. Avant d’aller au restaurant avec Youssef, il voulait entendre sa voix.
– Allô! Gaël.
– Jane, je vous appelle maintenant car ce soir j’emmène un détenu au restaurant.
– Un détenu ?
– Oui mon client Youssef a été innocenté. Tout s’est passé très vite, grâce à vous.
– Je crois que c’est surtout à vous qu’il le doit, Gaël.
– Je voulais vous entendre encore et encore.
– Moi aussi. J’ai regardé les horaires de TGV, je pourrai arriver vendredi soir, si vous êtes d’accord.
– Il suffira de me dire à quelle heure et je serai à la gare, Jane. Je voulais vous dire autre chose.
– Je vous écoute Gaël.
– Je pense à vous tout le temps. Est-ce normal ?
– Je ne crois pas, mais nous sommes deux anormaux car moi aussi j’ai hâte d’être à demain soir.
– Moi aussi. Je vois Youssef qui franchit la grille, je vais vous laisser pour ce soir en vous souhaitant une bonne nuit. On se rappelle demain.
– Entendu, bonne nuit Gaël, à demain.
– Mon cher Youssef, vous êtes heureux ?
– Oui, beaucoup heureux.
– Ce soir, je vous invite au restaurant.
– Youssef pas bien habillé.
Il portait un survêtement. Gaël se demanda si c’était le même que lors de leur première entrevue.
– Ce n’est pas important, ce soir nous allons passer un bon moment ensemble, ne vous inquiétez pas.
Youssef Bekrane tremblait un peu, mais l’émotion avait pris le pas sur le manque d’alcool. Il regarda Gaël et lui dit :
– Je peux pas dire non à monsieur Gaël.
– Je vous emmène manger avec moi, ensuite je vous ai trouvé une chambre pour cette nuit. Nous parlerons de tout ça pendant le repas.
Monsieur Bekrane se laissa guider par son avocat. Il avait une confiance aveugle en maître Gaël Raynaud. Il arrivèrent devant le restaurant « Les Papilles ». Gaël y avait ses habitudes, il demanda un endroit tranquille. Le serveur lui proposa une table protégée des regards indiscrets par deux paravents. Il trouva cela parfait, néanmoins il demanda l’avis de Youssef. ce dernier n’avait pas l’habitude de ce genre d’établissement, mais suivit les conseils de son sauveur.
Youssef avait bon appétit, il faisait honneur au repas. Gaël avait commandé une demi-bouteille de vin de bourgogne, en l’honneur de Dijon ; il ne voulait pas que Youssef plonge ce soir. Il lui demanda de ne boire que deux verres. Youssef était aux ordres de monsieur Gaël.
Gaël Raynaud profita de la bonne volonté, manifestée par son client, pour avancer quelques pièces sur l’échiquier. Il proposa de l’aider à se désintoxiquer. Celui-ci accepta la proposition. Gaël promit de lui trouver un établissement dès le lendemain. Youssef avait l’intention de se soigner et de trouver plus tard un travail.
Gaël apprit que Youssef était l’aîné d’une famille de huit enfants. Son père avait participé à la guerre d’Algérie aux côtés des français. Il était donc un fils de harki. Ses parents avaient pu prendre le bateau en soixante-deux. Arrivée en métropole, la famille Bekrane fut logée dans un camp provisoire dans le sud de la France.
Le provisoire dura jusqu’au décès de son père, au début des années quatre-vingt-dix. Il ne vit jamais le logement HLM attribué généreusement par la préfecture.
Youssef avait appris le métier de mécanicien diéséliste. Il pratiqua pendant quelques années. Au décès accidentel de sa compagne, il sombra rapidement dans l’alcoolisme. Un chauffard l’avait renversée alors qu’elle rentrait à pied de l’usine. Il avait pris la fuite et ne fut jamais retrouvé.
Gaël, sensible au récit de Youssef Bekrane, lui dit que les épreuves de la vie doivent être surmontées. L’homme est fait pour lutter, pas pour renoncer. Youssef l’écouta les larmes aux yeux. Aujourd’hui, il comprenait qu’un homme s’était battu pour lui et lui tendait la main.
Il était presque onze heures lorsque les deux hommes sonnèrent au foyer des jeunes travailleurs. Le gardien leur demanda ce qu’ils désiraient. Gaël précisa qu’il venait de la part de monsieur Théo Cipriani. Le gardien actionna la gâche électrique. Il accueillit les deux hommes et les accompagna jusqu’à la chambre réservée au nom de monsieur Youssef Bekrane. La pièce n’était pas très grande, mais le décor, dans les tons pastel, était chaleureux. Le mobilier moderne paraissait de bonne qualité. Les pensionnaires disposaient aussi d’un ensemble douche et WC.
Gaël prit congé de son client en lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin à dix heures. Il ne voulait surtout pas voir Youssef Bekrane livré à lui-même.
Gaël Raynaud rentra chez lui, il n'habitait pas très loin du foyer. Arrivé chez lui, il prit une bonne douche et se mit au lit. Il s’endormit heureux d’avoir sorti un de ses semblables d’une ornière. Il savait que pour Youssef, il y en aurait bien d’autres à franchir. Il rêva de Jane, il était subjugué par la grâce et l’intelligence de cette jeune fille.
6 mars 2010 à 15h26 #151732Chapitre 17
Aujourd’hui, vendredi trente et un mai, cela faisait dix-sept jours que Toinette et Germain avaient été odieusement assassinés. Le chef Sagol avait été informé la veille, en fin d’après-midi, de la libération de l’unique accusé. C’était une évidence, monsieur Bekrane n’avait absolument rien à voir, de près ou de loin, avec cette affaire. Julie Silovsky, en personne, l’avait appelé. Elle ne lui avait épargné aucun détail.
Le chef Sagol se remémorait cet épisode douloureux de la mise en demeure du procureur sur demande du juge.
– Je vous écoute madame le juge.
– Pour gagner du temps, je vous ai court-circuité. J’ai demandé au labo de me faire parvenir les résultats ADN, aucun rapprochement n’a pu être constaté. Je vous fais parvenir par navette un double. Il faut continuer les investigations monsieur Sagol, l’ADN parlera j’en suis convaincue.
Le chef Sagol se demandait, depuis deux jours, s’il avait affaire à un sosie de Julie Silovsky, tant la transformation de la mentalité du personnage était évidente. Il s’agissait d’un virage à trois cent soixante degrés, il n’allait pas s’en plaindre.
– Soyez assurée madame Silovsky que, mes hommes et moi-même, nous mobilisons encore davantage sur ce dossier. D’ailleurs cet après-midi, nous rencontrons le notaire de la famille Drochard, maître Radoin.
– Effectivement, il peut y avoir une ouverture de ce côté monsieur Sagol, vous avez ma confiance. A bientôt.
– Je vous remercie madame. Bonne soirée.
Lorsqu’il eut raccroché, le chef Sagol rejoignit ses hommes pour leur transmettre les informations communiquées par madame le juge.
Pendant ce temps, maître Gaël Raynaud s’était levé de fort bonne humeur. Il était en route pour son bureau, il était presque neuf heures. Il avait une heure à lui, il appela Jane. Il discutèrent un bon moment, puis il raccrocha. Il était radieux, un soleil l’avait ébloui : Jane arrivait ce soir. Il composa un autre numéro, il s’agissait d’un centre médicalisé pour sevrage alcoolique. Ce centre se situait dans le département de l’Ain. A force de persuasion et de ténacité, il arracha une place pour Youssef Bekrane. Il fut convenu qu’il intégrerait l’unité de soins dès cet après-midi.
Gaël réfléchit et prit la décision d’emmener Youssef lui-même. Il ne fallait pas lui laisser la possibilité de rejoindre le monde de la bouteille. Il alla récupérer sa voiture garée à quelques rues de son bureau.
Maître Raynaud frappa à la porte de la chambre où logeait Youssef, pas de réponse. Il cogna plus fort, pas de réaction. Il frappa encore plusieurs fois. En dernier ressort, il demanda à son ami Théo Cipriani de faire ouvrir la chambre. Il craignait le pire. Lorsqu’ils entrèrent, ils éclatèrent de rire. Youssef Bekrane ronflait du sommeil du juste.
– Monsieur Bekrane, il est dix heures et quart, c’est Gaël Raynaud, réveillez-vous.
Youssef ouvrit un œil et se leva d’un bond, il se demandait où il était. Il toucha de la main son sauveur.
– Oui monsieur Bekrane, c’est bien moi.
– Je crois bien dormi.
– Ah ça oui ! Vous avez presque fait le tour du cadran. Il vous faut prendre une douche, déjeuner et après nous avons des choses à faire ensemble.
– Oui monsieur Gaël.
– Je vous attends dans le bureau du directeur.
– Compris monsieur Gaël.
Gaël et Théo descendirent les escaliers quatre à quatre. Ils conversèrent un moment. Ils se connaissaient depuis l’école maternelle. Ils ne se voyaient plus très souvent, mais ils savaient qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre à la vie à la mort. Une amitié solide les unissait.
– Théo, j’emmène monsieur Bekrane à Hauteville, j’ai trouvé une place pour un sevrage médicalisé en milieu fermé. Ce gars-là mérite d’être sorti de la galère.
– Je te reconnais bien là, toujours à défendre la veuve et l’orphelin.
– Et toi, tu n’as pas choisi un métier de tueur, il me semble ?
– Tu as raison, le social m’a également rattrapé.
Youssef Bekrane mit fin à leur conversation. Il venait de terminer son petit déjeuner et il était prêt à suivre maître Raynaud. Gaël l’informa de la destination finale.
Youssef se renfrogna :
– Pas de suite.
– Vous m’avez fait une promesse Youssef, ne l’oubliez pas.
– Oui monsieur Gaël, Bekrane tenir parole.
– C’est raisonnable Youssef, je vous emmène à Hauteville. Vous verrez, dans quelques semaines, vous serez un autre homme.
Youssef secoua la tête. Gaël savait que la partie serait rude et longue à jouer. Youssef prit son baluchon et rejoignit la vieille Opel Corsa de Gaël, le moteur tournait déjà. Théo Cipriani, sur les escaliers du foyer des jeunes travailleurs, regarda s’éloigner Youssef Bekrane et son ami d’enfance.
En ce dernier jour du mois de mai, le ciel était d’un bleu azur. Après un repas rapide, le chef Sagol décida d’aller se dégourdir un peu les jambes. Il se dirigea vers le bord de la rivière. Sous l’ombre des grands arbres, la promenade était agréable. Il arriva à la passerelle des amants et il s’arrêta au milieu pour regarder le gouffre quelques mètres plus bas. Il ne connaissait pas la légende, mais il apprécia le site et s’en retourna vers la gendarmerie. Dans quelques minutes le chef Sagol aurait connaissance des volontés des défunts époux Drochard.
Le gendarme Gilles accompagna son chef. Liard et le nordiste s’occupaient des investigations concernant le voisinage et la famille.
Maître Radoin était un homme ponctuel. Une employée reçut les Pandores dans le hall de l’étude. Une odeur de vieux papier et d’encaustique imprégnait les lieux. Le hall, haut de plafond, avec de vieux rayonnages remplis de dossiers, faisait penser à un décor de roman d’Agatha Christie.
Le clerc vint se présenter aux gendarmes.
– Bonjour messieurs, je suis Joseph Derhoux, premier clerc. Maître Radoin vous attend.
Le bureau du notaire était à l’identique du hall, excepté un bureau qui trônait au milieu de la pièce. Maître Radoin s’extirpa d’un fauteuil club en cuir râpé sur les accoudoirs.
– Enchanté messieurs, je vous en prie, prenez place.
Il désigna deux chaises capitonnées de cuir. Elles avaient traversé bien des épreuves à en juger par la patine et l’affaissement de l’assise.
Le chef Sagol fit les présentations :
– Je suis l’adjudant-chef Sagol et je vous présente le gendarme Gilles, mon adjoint. Comme vous le savez, nous sommes en charge de l’affaire Drochard.
– Triste fin messieurs, je suis à votre disposition.
– Suite à la réquisition du juge d’instruction, nous sommes mandatés pour prendre connaissance du ou des testaments des victimes, maître .
– En effet, j’ai devant mes yeux une réquisition signée du juge Silovsky.
– Pouvons-nous voir ces documents maître ?
– Un instant je vous prie, j’appelle monsieur Derhoux.
Maître Radoin appuya sur un bouton situé sur son bureau à l’extrémité droite du plateau.
– Vous désirez quelque chose, maître ?
– Oui monsieur Derhoux, apportez-moi l’ensemble du dossier de la famille Drochard.
– Tout de suite, maître.
Le clerc ne mit que quelques secondes. Il réapparut avec un dossier d’une dizaine de centimètres d’épaisseur.
– Merci monsieur Derhoux. Ne vous inquiétez pas messieurs, il y a ici l’ensemble des actes effectués pendant des décennies. La partie qui nous occupe aujourd’hui ne doit concerner que quelques feuillets.
Le chef Sagol précisa que ce qui l’intéressait en priorité était le testament ainsi que les actes effectués ces vingt-quatre derniers mois.
– C’est entendu, voici le testament de monsieur Germain Drochard, j’ai rendez-vous avec la famille la semaine prochaine.
– Merci maître.
Le document, sous enveloppe scellée à la cire, fut ouvert par maître Radoin. Ce dernier apposa un paraphe au dos de l’enveloppe avec la mention « ouvert le trente et un mai de l’an … sur réquisition de justice en date du… », le chef Sagol parcourut rapidement le début du document qui ne présentait aucun intérêt.
Germain Drochard avait décidé de ne transmettre que la quotité réservée à ses trois enfants. Suivait une évaluation des terrains et de la maison du hameau. Ginette Drochard avait droit à la même part que son frère et sa sœur. Chaque enfant héritait d’une parcelle importante de terrain. La quotité disponible était attribuée à une seule personne mademoiselle Vanessa Drochard, petite fille du défunt. Elle héritait de la maison et des terrains adjacents. Il n’y avait rien de prévu pour les autres petits enfants.
Le chef Sagol était perplexe, les trois enfants étaient en partie déshérités au profit de Vanessa. Ginette Drochard bénéficiait du même traitement que les autres. Il posa une question à maître Radoin :
– Maître, que savez-vous sur Ginette Drochard ?
– Pas plus que vous je suppose. Les Drochard ne se sont jamais exprimés sur le sujet, je pense qu’il s’agit d’un lourd secret de famille. Une chape de plomb s’est posée sur l’histoire. Je n’ai jamais eu l’impression qu’Antoinette et Germain Drochard souhaitaient éliminer leur fille de la succession. Ils n’en parlaient jamais.
– Maître avez-vous une explication sur la préférence accordée à la jeune Vanessa ?
– Oh ! Vous savez, il n’y a rien de cartésien dans tout ça, il s’agit d’un élan du cœur. Je rencontre fréquemment ce type de situation chez les personnes âgées. Parfois on veut punir quelqu’un, d’autres fois on souhaite favoriser. Il n’y a pas de vérité en la matière.
Le gendarme Gilles demanda à maître Radoin si madame Drochard avait rédigé un testament.
– Le voici messieurs.
Le testament de Toinette avait été rédigé à l’étude de maître Radoin le même jour que celui de Germain. Le chef Sagol fut surpris par son contenu.
– Il y a quelque chose qui vous chagrine monsieur Sagol ?
– Oui maître, je ne pensais pas que madame Drochard possédait autant de terrains.
– Elle a bénéficié d’un héritage et des legs d’un ami de sa famille.
– Il y a longtemps maître ?
– Une dizaine d’années.
Le testament de Toinette reprenait les termes du précédent, mais il y avait des variantes très importantes. La quotité réservée était, elle aussi, partagée entre Régis, Martine et Ginette, ses trois enfants. En revanche, la moitié de la quotité réservée était attribuée à Vanessa et le reste était réparti entre Kévin, Franck et Hugues, les autres petits enfants. Les bijoux étaient partagés équitablement entre tous à l’exception de Ginette qui n’avait droit qu’à une bague de pacotille.
Sagol inspira longuement.
– Maître, que pensez-vous de celui-là ?
– Monsieur Sagol, il est clair qu’un message est délivré à travers le bijou attribué à mademoiselle Ginette Drochard, mais je ne possède pas le code pour en déchiffrer la teneur.
– Justement maître, savez-vous où se trouvent les bijoux?
– Ici, dans mon coffre, je vais vous les montrer.
– C’est surtout la bague dévolue à mademoiselle Ginette Drochard qui nous intéresse.
– C’est celle-ci monsieur Sagol, vous voyez elle est en argent avec un camée.
– Que représente le camée, maître ?
– C’est une scène de la nativité, il s’agit de la vierge Marie avec l’enfant Jésus dans ses bras.
– Je vous remercie, maître. Y-a -t-il eu des transactions ces deux dernières années?
– Aucune messieurs.
– Eh bien ! Je vous remercie de votre accueil maître, je ferai récupérer une copie des testaments la semaine prochaine.
– Tout le plaisir a été pour moi, je vous fais raccompagner.
Il appuya sur le bouton.
– Veuillez reconduire ces messieurs.
Monsieur Derhoux passa devant les gendarmes et les dirigea vers la sortie.
– Au revoir messieurs.
– Au revoir monsieur Derhoux.
Le chef Sagol et le gendarme Gilles étaient perplexes. Le contenu des testaments n’avait pas éclairci le mystère.
– Mon cher Gilles, je crois qu’il reste du chemin à faire avant que la solution nous éclaire.
– Chef, il y a deux éléments troublants.
– Oh oui, Gilles ! En premier lieu la bague, que veut-elle bien dire ? Je suis sûr qu’il y a un message posthume autour de ce bijou.
– Je suis de votre avis, il serait intéressant de savoir si un ou plusieurs membres de la famille Drochard connaissaient la teneur des testaments.
– En quelque sorte nous revenons à l’éternelle interrogation Gilles : le mobile du crime et à qui profite-t’il ?
– C’est tout à fait cela, chef.
– Nous devons entendre les enfants et les petits enfants avant que maître Radoin procède à la lecture des testaments à la famille.
– J’organise les auditions, chef.
Pendant que les gendarmes recoupaient leurs informations, le jeune avocat Gaël Raynaud était sur le chemin du retour. Il avait réalisé sa bonne action de la journée.& Youssef Bekrane avait été pris en charge par le centre de sevrage d’Hauteville. Arrivés devant l’établissement, Gaël eut peur de la réaction de son client. Le centre était une grande bâtisse sinistre entourée de hauts murs. Heureusement en cette saison, le parc était fleuri et ombragé. Youssef ne se plaignit pas, il était heureux que quelqu’un s’occupe de lui sans rien exiger en retour.
Maître Raynaud aida Youssef pour les formalités d’admission. Il lui promit de venir le voir au moins une fois et de lui téléphoner au minimum une fois par semaine. Youssef lui demanda son numéro de portable. Gaël n’aimait pas le communiquer à ses clients, mais Youssef avait besoin d’être rassuré et valorisé. Il le lui donna en lui recommandant de ne pas le transmettre à d’autres personnes.
Gaël avait juste le temps de se changer avant l’arrivée de Jane. Il enfila une chemise blanche sur un jean et des mocassins. Le TGV entra en gare à l’heure prévue, il était presque vingt heures. Jane descendit du train. Elle portait un jean moulant et un débardeur qui mettaient ses formes en valeur. Gaël se précipita dans sa direction, arrivé à sa hauteur, Jane posa son sac de sport sur le sol et lui passa ses deux mains autour du cou. Lorsqu’ils mirent fin à leur premier baiser, le quai était vide, leur voyage avait été merveilleux.
Gaël, le premier, rompit le silence :
– Jane vous…
Elle lui mit un doigt sur la bouche.
– Il y a quelque chose qui cloche Gaël, n’est-ce pas ?
Gaël n’eut pas à réfléchir longtemps, au lieu de répondre ils s’embrassèrent de nouveau.
A la fin du deuxième baiser, elle lui remit un doigt sur la bouche.
– Oui Jane, je t’aime, je jette le « vous », Jane je t’aime !
– Moi aussi je t’aime, je t’aime, je t’aim…
Les mots furent étouffés par le bruit strident du freinage d’un train qui arrivait à quai. Gaël prit le sac de Jane et ils sortirent main dans la main. L’amour était sorti vainqueur, Jane et Gaël à ce moment précis étaient seuls au monde.
Les gendarmes étaient à pied d’œuvre de bonne heure, ce lundi trois juin. La journée s’annonçait chargée. Le gendarme Gilles, aidé de ses collègues, avait réussi à contacter tous les enfants et petits enfants de Toinette et Germain, à l’exception de Ginette Drochard.
Martine Bedel arriva la première accompagnée de son fils Hugues. Le chef Sagol la reçut d’abord en compagnie du gendarme Gilles. Sagol aimait bien la capacité d’analyse de son collègue.
– Bonjour madame Bedel, je souhaite vous entendre au sujet de l’héritage et des biens de vos parents ?
– Je suis à votre disposition monsieur.
– Pourriez-vous me faire une description approximative des biens immobiliers de votre père ?
– Maître Radoin pourrait vous le dire mieux que moi.
– Nous avons rencontré votre notaire, madame Bedel, je répète que je souhaite une description de votre part.
– Bien entendu, il y a la maison familiale, des terrains autour de la maison et d’autres disséminés dans d’autres hameaux près du village.
– Je suppose que maître Radoin vous a informée que votre père avait rédigé un testament.
– Je confirme, ma mère aussi je crois.
– En effet. Vos parents vous avaient-ils fait part du dépôt chez le notaire?
– Nous ne parlions jamais d’héritage ou d’argent.
– Madame Bedel, auriez-vous une idée de la part qui vous revient ?
– Pas le moins du monde monsieur.
– Maître Radoin a inventorié les bijoux, pouvez-vous me décrire ceux que vous connaissez?
Sagol espérait qu’elle parlerait de la bague avec le camée.
– Vous me demandez beaucoup ce matin. Je me rappelle le collier en perles noires, offert pour le dernier anniversaire de maman ainsi qu’un collier en or tressé que je lui ai acheté pour ses quatre-vingt ans. C’est tout ce qui me vient à l’esprit pour le moment.
– Parlez-moi des bagues madame Bedel . Je vois que vous en avez aux doigts ; votre mère en avait quelques unes?
– Elles n’ont pas de grande valeur, ce sont seulement des bijoux de famille.
– Une bague en argent avec un camée, ça vous dit quelque chose?
Le gendarme Gilles observa un léger tressaillement chez Martine Bedel.
D’un air le plus naturel possible, elle répéta :
– Une bague en argent avec un camée tiens donc !
Le chef Sagol haussa un peu la voix :
– Vous connaissez ce bijou oui ou non, madame ?
– Je n’ai jamais vu cette bague.
Sagol n’insista pas davantage, il ne tirerait rien de plus. Il la remercia et la raccompagna dans le hall.
Avant de prendre congé, madame Bedel, demanda au chef Sagol :
– J’ai appris qu’un suspect était sous les verrous, est-ce exact ?
– Ça l’était madame Bedel, la personne suspectée a été innocentée et remise en liberté vendredi. Je suis désolé. C’est d’ailleurs la raison de votre convocation, l’enquête continue jusqu’à la découverte du coupable.
– Je vous remercie monsieur Sagol.
Hugues Bedel prit immédiatement le relais. Le chef Sagol parla tout d’abord des bijoux. Il posa les questions différemment, en faisant une description des pièces. Il lui demanda à quelle occasion il avait vu ce bijou pour la dernière fois. Le fils Bedel apporta une réponse à chaque description, sauf bien sûr pour la bague au camée. A l’inverse de sa mère, il semblait ne pas connaître ce bijou.
Le chef procéda de la même manière pour les autres biens. A l’aide d’une carte IGN bleue, il demanda à Hugues de lui situer les terrains. Le petit-fils connaissait bien le patrimoine foncier de ses grands-parents.
Le chef Sagol le reconduisit vers la sortie, madame Bedel l’attendait.
Le gendarme Gilles et le chef firent le point. Ils avaient repéré la réaction de Martine Bedel au sujet de la bague au camée. Concernant le partage des biens, la mère et le fils n’étaient pas au courant des surprises dont maître Radoin serait le grand ordonnateur.
A neuf heures et demie, Régis Drochard se présenta, il était venu avec Franck, son fils aîné. Le chef Sagol les prit en charge et il commença par entendre Franck Drochard. Ce dernier connaissait bien le patrimoine de ses grands-parents. En revanche, il ne put donner de détails sur les bijoux de sa grand-mère.
Régis Drochard réagit de la même manière que sa sœur. La bague au camée avait une histoire, Sagol et Gilles voulaient la connaître. Gilles demanda à Régis Drochard pourquoi il avait pâli lors de la description du bijou par le chef Sagol. Régis Drochard lui répondit qu’il avait mal dormi et que c’était une réaction de fatigue. Personne n’était dupe, les attitudes du frère et de la sœur trahissaient l’existence d’un secret.
Le patrimoine foncier était bien connu de Régis Drochard, mais il n’avait aucune hypothèse concernant les testaments. Il ajouta que ses parents avaient décidé, en leur âme et conscience, et il respecterait leur décision.
Le chef Sagol s’excusa de l’avoir dérangé et l’informa de la libération de monsieur Youssef Bekrane. Régis Drochard l’assura de sa pleine confiance.
Régis et Franck Drochard quittèrent les locaux, au moment où Kévin et Vanessa arrivaient. Ils firent un signe à leur père et à leur frère.
Kévin n’apporta pas d’élément intéressant. La description qu’il fit du patrimoine prouvait qu’il n’y accordait pas un grand intérêt. Toutefois, la bague au camée lui inspira une réflexion :
– En ce temps-là, il y avait de l’académisme.
Le gendarme Gilles lui demanda d’expliciter son propos.
– Une bague avec un camée, c’est un bijou qui ne se fait plus de nos jours. Je pense qu’il a dû appartenir à un de nos ancêtres.
Kévin, contrairement à son père et sa tante, était décontracté . Sagol et Gilles, habitués à l’interrogatoire de suspects, le considéraient comme un garçon bien dans sa peau et certainement pas comme un assassin en puissance.
Vanessa fit un grand sourire à son frère en entrant dans le bureau.
D’emblée, Sagol demanda à Vanessa si elle aimait les bijoux.
– Comme la plupart des femmes je suppose, monsieur Sagol ?
– Quel type de bijou préférez-vous, mademoiselle ?
Vanessa ne voyait pas bien où le gendarme voulait en venir.
– L’élégance a ma préférence.
– Oui, mais si vous aviez à choisir entre un collier, un bracelet ou une bague, quel serait votre choix ?
– Je ne sais quoi vous répondre, il me faudrait voir chaque pièce.
– Connaissez-vous les bijoux de votre grand-mère ?
– Un peu, elle me les montrait de temps en temps.
– Etes-vous capable de me les décrire ?
– Tous, je ne peux pas.
– Les bagues par exemple, mademoiselle Drochard ?
– Grand-mère avait surtout des bagues anciennes, des bijoux de famille.
– Une bague en argent avec un camée ?
– Oh! Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue celle-là. Je croyais qu’elle était perdue.
– Vous la connaissez ?
– Oui, elle est même attachée à un souvenir d’enfance.
– Quel souvenir ?
– Je ne pense pas que ça puisse vous passionner, mais je vais tout de même vous raconter ce qui s’est passé . Je devais avoir cinq ou six ans, j’étais en train de m’amuser dans la salle à manger de mes grands-parents. J’étais curieuse et j’avais vidé un tiroir du buffet. Je m’amusais avec tout ce que j’avais trouvé. Il y avait cette bague et je l’avais mise à un doigt, bien sûr elle était trop grande. Lorsque ma grand-mère me trouva assise devant le buffet, son sang ne fit qu’un tour. Elle m’arracha la bague, en me faisant mal au doigt, elle me cria après comme jamais personne ne l’avait fait.
– Pour quelle raison votre grand-mère Toinette, d’ordinaire douce et calme, s’est-elle mise dans une telle colère mademoiselle ?
– Je ne me suis jamais posé cette question. J’ai beaucoup pleuré ce jour-là et puis j’ai oublié. C’est vous qui avez fait ressurgir le souvenir de cet incident.
– Vous n’avez jamais revu ce bijou ?
– Jamais monsieur Sagol.
– Avez-vous une idée de la teneur des testaments de vos grands-parents ?
– Non, c’est leur décision et puis ils ont trois enfants, alors les petits enfants en principe nous n’aurons que des souvenirs.
– Vous semblez le regretter, dit le gendarme Gilles.
– Pas du tout, c’est dans la logique de la vie. Vous savez les questions d’héritage ne sont pas mon souci.
– Ce sera tout mademoiselle Drochard, je vous remercie beaucoup.
– De rien messieurs, c’est votre travail et j’espère de tout cœur que le coupable sera puni.
Vanessa rejoignit son frère, il montèrent ensemble dans la voiture de Kévin.
Le chef Sagol et le gendarme Gilles avaient un petit indice. La bague au camée était un sujet tabou dans la famille Drochard. Vanessa était la seule, parmi ceux qui connaissaient ce bijou, à s’exprimer librement. Malheureusement, la petite n’en savait pas davantage.
– Avez-vous remarqué, chef que cette bague n’était pas avec les autres bijoux ? Elle se trouvait au fond d’un tiroir.
– Absolument, c’est un signe qui ne trompe pas. J’ai une toute petite idée là dessus.
– Moi aussi chef, mais ce n’est qu’une intuition.
– Je crains Gilles, qu’une fois de plus, notre raisonnement soit le même ?
– Chef, cette bague a un rapport avec Ginette Drochard.
– D’autant plus qu’elle lui revient dans le partage des biens du testament de Toinette.
– Nous aurons du mal à en savoir davantage, chef. Il faut que nous regardions dans les albums de famille, la réponse se trouve peut-être sur la main de Toinette.
– Vous avez raison, il faut visionner toutes les photos de Toinette et Germain.
Pendant que Sagol et Gilles auditionnaient Vanessa Drochard, le directeur de l’agence bancaire avait laissé un message à l’intention du chef Sagol. le coup de fil avait été traité par le gendarme de permanence. Le contenu était bref : « A l’attention de l’adjudant chef Sagol, le dossier est prêt. ».
En effet, Sagol attendait une réponse de la banque. Il avait demandé, depuis le début de l’enquête, une copie des comptes de la famille Drochard, ainsi que les mouvements des douze derniers mois. Le directeur de l’agence était un homme charmant, il avait transmis la réquisition du juge au siège régional. Le responsable juridique était absent pour quelques jours et il avait fallu attendre son retour.
Le chef Sagol regarda sa montre, il était presque midi. Il décrocha rapidement le téléphone et appela le directeur de l’agence.
– Allô ! Monsieur Dacruz s’il vous plaît, de la part de l’adjudant-chef Sagol.
– Je vous le passe, ne quittez pas.
– Allô ! José Dacruz, bonjour monsieur Sagol.
– Bonjour monsieur Dacruz, vous fermez bientôt ?
– A douze heures trente, monsieur Sagol.
– Puis-je venir récupérer les documents et vous voir cinq minutes?
– Je vous attends, monsieur Sagol.
– Entendu, à tout de suite.
Le chef Sagol partit aussi vite que possible. Trois minutes plus tard, il était dans le bureau de monsieur Dacruz.
– Bonjour monsieur Sagol, comment allez-vous ?
– Bien monsieur Dacruz, avec les beaux jours que nous avons, et vous ?
– La crise nous préoccupe. Ici, l’emploi est rare et, pour une banque, le plein emploi est une source d’affaires.
– Je vous comprends, c’est le même constat pour la délinquance.
– Monsieur Sagol, j’ai la copie des comptes des époux Drochard, ainsi que ceux des enfants et petits enfants. Nous avons la chance d’avoir gardé toute la famille dans notre clientèle.
– Je vous remercie, qu’avez-vous de significatif à me dire ?
– Pas grand chose, hormis un retrait en liquide de deux mille euros, effectué par monsieur Germain Drochard, quelques jours avant le meurtre.
– Avez-vous une idée de l’emploi de cette somme.
– J’ai demandé à la guichetière. Pour les retraits importants, nous sondons toujours le client, afin de lui proposer éventuellement une solution équivalente à la concurrence,. Monsieur Drochard lui a déclaré que c’était pour un achat payable en liquide.
– C’est tout ce qu’elle a appris, monsieur Dacruz ?
– Oui, avec ce type de réponse de la part du client, nous n’insistons pas.
– Concernant madame et monsieur Bedel, que pouvez-vous me raconter ?
– Vous n’avez que les comptes du ménage. Les mouvements sur le compte de l’entreprise sont d’un tout autre volume et nécessitent une expertise.
– Seuls les comptes du ménage ont un intérêt à ce stade de l’enquête.
– Je n’ai rien remarqué de différent d’un mois à l’autre, l’ensemble me semble en adéquation avec leur train de vie.
– Entendu et les petits enfants ?
– Je vais vous décevoir, mais les enfants de Régis ont des dépenses conformes aux gens de leur âge. Hugues Bedel bénéficie d’un virement automatique de ses parents tous les mois. Ils font virer cette somme à une banque partenaire à Osaka.
– Et les comptes d’épargne et autres placements?
– Il n’y a pas eu d’opérations ces derniers mois. Maître Radoin a fait procéder au blocage de l’ensemble des comptes de madame Antoinette et monsieur Germain Drochard.
– Je vous remercie pour tous ces renseignements, monsieur Dacruz, je vous souhaite un bon appétit et je vous dis à bientôt.
– Pareillement monsieur Sagol, comme on dit : il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas !
Le chef Sagol constatait que, depuis la visite chez maître Radoin, chaque audition apportait une révélation. Il fallait retrouver la trace des deux mille euros retirés par Germain la semaine qui précédait l’assassinat.
Le chef Sagol, accompagné de Liard, se rendit en début d’après-midi au domicile de Toinette et Germain. Les gendarmes n’avaient pas encore restitué les clés à la famille.
Comme à l’accoutumée, la porte d’entrée fut difficile à ouvrir. Le chef Sagol eut une impression désagréable en pénétrant dans la cuisine. Il se sentait oppressé, l’atmosphère lui semblait pesante. Liard lui confessa un trouble semblable.
Les deux hommes se dirigèrent vers la salle à manger, Sagol se rappelait parfaitement où se trouvaient les photos. Elles étaient rangées dans une boîte à chaussures et l’album sur une étagère du buffet. Le chef Sagol s’empara de la boîte, le gendarme Liard prit l’album. D’un coup d’œil circulaire, Sagol s’assura qu’il n’y avait pas d’autres photos de Toinette dans un cadre, aux murs ou sur un guéridon. Il n’y en avait pas d’autres. Les deux hommes fermèrent la porte et revinrent à la gendarmerie.
Il y avait un nombre conséquent de photos. La boîte à chaussures était pleine d’images en noir et blanc et en sépia, les photos en couleur se comptaient sur les doigts des deux mains.
Gilles se joignit à eux, pour visionner les tranches de vie fixées sur pellicule. La consigne était claire : ne garder que les photos où les mains de Toinette étaient en évidence. Quelques minutes plus tard, la boîte était vide. Plusieurs tas important avaient été fait, un seul contenait une trentaine d’images. Les gendarmes réintégrèrent dans la boîte les clichés sans intérêt pour leurs recherches.
Sagol, quant à lui, avait glissé un bout de papier journal qui dépassait de l’album, c’était la marque d’une photo de Toinette.
– Messieurs, leur dit-il, regardez bien les mains de Toinette, nous cherchons la bague en argent avec un camée. Si l’image vous pose un souci, mettez-là de côté, nous la regarderons avec une loupe.
Les trois hommes se partagèrent la tâche. Il ne resta que huit photos de la boîte et deux dans l’album.
– Maintenant messieurs, il nous faut dater ces photos.
Liard montra au chef Sagol le dos des images. La plupart possédaient une inscription manuscrite précisant le lieu et la date du cliché.
Le chef Sagol extirpa de l’album les deux photos de Toinette portant la bague au camée. Il prit les huit autres et les aligna par ordre croissant de date.
– Messieurs, les dix photos que nous avons devant les yeux ont été prises entre mille neuf cent cinquante et mille neuf cent soixante-cinq.
– Oui chef, il n’y en a aucune en couleur, ajouta Liard.
– Il faudrait savoir pourquoi il n’y en pas avant et après ces deux dates, dit Gilles.
– Messieurs, reprit Sagol, procédons par ordre. Quel événement s’est-il produit en mille neuf cent cinquante? Gilles, je vous écoute.
– La naissance de Ginette Drochard.
– Je suis d’accord. Et en mille neuf cent soixante-cinq ?
– La naissance de Stéphanie de Monaco. Je crois que j’ai dit une connerie, rectifia Liard.
– Merci ça détend, mais je ne suis pas sûr que cette jeune personne connaisse Toinette et Germain, ajouta Sagol.
Gilles prit la parole :
– A supposer que la première date soit en rapport avec Ginette, pourquoi quinze ans après il n’y a plus de photos ?
– Je vous le demande, messieurs ?
– Ça ne colle pas avec le départ de Ginette pour l’Afrique, remarqua Gilles.
– En effet, Ginette est partie en Afrique en mille neuf cent soixante-treize, ça ne colle pas, répéta Sagol.
Le gendarme Gilles n’en démordait pas :
– Chef, je reste convaincu qu’un événement s’est produit en soixante-cinq.
– Messieurs, en ce qui concerne la piste familiale, nous devons trouver une réponse pour chacune des questions suivantes : quelle est la provenance de la bague au camée ? Pourquoi Toinette ne l’a plus portée après l’année soixante-cinq ? A quoi ont servi les deux mille euros retirés par Germain une semaine avant le meurtre ? Celui qui trouvera les trois réponses aura droit à ma considération éternelle.
Le gendarme Gilles revint sur la bague au camée :
– Ce qui semble aller à l’encontre de notre hypothèse familiale, est que l’assassin n’a pas fait disparaître ce bijou.
Sagol informa ses collaborateurs :
– Messieurs, je rencontre demain le responsable de la société « Plein Soleil », entreprise de pose de vérandas, volets et fenêtres en PVC. Il faut en savoir plus sur cette boutique.
6 mars 2010 à 15h30 #151733Chapitre 18
Depuis quelques jours, une vague de chaleur sévissait sur la France. Le thermomètre prenait ses quartiers d’été avant la date officielle. Il faut dire que tous les ans des records de température étaient battus dans la région. Chaque paysan y allait de son dicton et de ses prévisions. Les légendes étaient tenaces dans les campagnes.
Le débit d’eau de la rivière diminuait dangereusement. Au niveau de la passerelle des amants, le gouffre du même nom était entouré de petits rochers qui affleuraient à la surface. Les anciens n’avaient jamais vu cela. Certains osaient affirmer que, sous huit jours, la rivière serait à sec et qu’il ne subsisterait plus que le trou du gouffre. C’était aller un peu vite en besogne.
En ce mardi quatre juin, nos gendarmes venaient de prendre leur service. Le nordiste, absent la veille à cause d’un décès dans sa famille, s’était joint aux trois autres Pandores. La navette venait de passer et le chef Sagol dépouillait le courrier. Il manifesta sa surprise en ouvrant une lettre.
– Messieurs, devinez la nouvelle? C’est le procureur de la république qui m’informe .
– Vous avez de la promotion chef, dit Liard.
– Nous sommes dessaisis de l’enquête, ajouta le nordiste.
– Nous coûtons trop cher, renchérit Gilles.
– Rien de tout ça, je vous lis la missive : « Madame Julie Silovsky, juge d’instruction, sera absente pour raison de santé à compter de ce jour. Son indisposition prévisible, devant durer plusieurs semaines, l’ensemble des dossiers, dont madame Silovsky a la charge, sont transférés à monsieur le juge Antoine Catano. Monsieur Catano pendra contact avec les responsables d’enquête dès réception de ce courrier. »
Le gendarme Gilles était content, Julie Silovsky n’était pas du cercle de ses amis.
– Je ne savais pas qu’une grossesse était une maladie, chef.
– Elle doit avoir des soucis car il n’était pas prévu qu’elle s’arrête aussi brusquement ajouta Sagol. Quoi qu’il en soit, pour nous rien de changé, le nordiste et Liard continuent l’enquête au village. Gilles et moi, nous allons au siège de la société « Plein Soleil ».
Julie Silovsky était allongée sur son canapé, elle somnolait. Elle avait fait un début d’hémorragie le dimanche précédent. Au début, elle ne s’était pas inquiétée, elle avait déjà eu quelques saignements, puis tout était rentré dans l’ordre. Cette fois, c’était plus important et des contractions avaient fait leur apparition. Elle s’était décidée à appeler un médecin de garde. Aussitôt, ce dernier lui avait fait une piqûre et avait appelé une ambulance.
Madame Silovsky était restée une journée à l’hôpital. Elle était passée très près de la catastrophe. Le gynécologue qui l’avait examinée, lui avait intimé l’ordre de rester allongée jusqu’au terme de sa grossesse. Elle voulait cet enfant plus que tout au monde.
Les pandores s’apprêtaient à partir lorsque le gendarme de permanence héla le chef Sagol :
– Chef, il y a le juge Catano qui voudrait vous parler.
– Dites-lui que j’arrive. Un instant messieurs.
– Allô monsieur Sagol ! Bonjour Antoine Catano à l’appareil.
– Bonjour monsieur le juge, je viens de prendre connaissance du courrier de monsieur le procureur.
– Oui, nous allons travailler ensemble sur le dossier Drochard. Je vous appelle pour que nous convenions d’un rendez-vous avec votre équipe .
– Quand, monsieur le juge ?
– Je ne veux pas modifier votre planning, mais j’aimerais me mettre rapidement au parfum de cette affaire.
– Cet après-midi, c’est peut-être un peu court ?
– Bien au contraire, je peux venir? Votre heure sera la mienne . Vos hommes seront là ?
– Disons quatorze heures trente à la gendarmerie, monsieur Catano, toute l’équipe sera présente.
– Entendu, à tout à l’heure
– A tout à l’heure monsieur le juge.
L’entreprise « Plein Soleil » était dirigée par monsieur Philippe Pasquier. Située à une vingtaine de kilomètres, dans une zone industrielle, elle ne payait pas de mine. C’était un bâtiment de type industriel, en tôle ondulée. Monsieur Pasquier était un homme plutôt bourru. Dès la prise de contact, il précisa qu’il n’avait pas de temps à perdre avec des histoires qui ne le concernaient pas !
Le chef Sagol le cadra immédiatement :
– C’est nous qui jugeons, pour les besoins de l’enquête, si nous devons perdre du temps avec vous ou pas monsieur Pasquier. Nous aurions pu vous convoquer et vous auriez perdu encore plus de temps.
Philippe Pasquier grommela :
– Que désirez-vous savoir ?
– Nous voudrions connaître l’identité de votre collaborateur qui s’est rendu chez madame et monsieur Drochard, le mardi quatorze mai.
– Je regarde les agendas, un instant.
Il pianota sur l’ordinateur.
– Je suis désolé, mais personne n’avait rendez-vous le quatorze mai.
– Vous en êtes certain monsieur Pasquier ?
– Je vous l’affirme, tous les rendez-vous sont répertoriés dans le logiciel, ce qui nous permet un suivi et des relances client.
– Pouvez-vous faire une requête avec le nom du client ?
– Bien sûr, je tape Drochart,
– Non avec un D à la fin.
– Germain Drochard c’est ça, un rendez-vous était prévu, mais il a été annulé par le commercial.
– Quel jour était prévu ce rendez-vous ?
– Le mercredi quinze mai à onze heures.
– J’insiste monsieur Pasquier, ça ne peut pas être le mardi quatorze ?
– Il suffit de lister le nombre de rendez-vous, chez nous, la moyenne est de quatre visites par jour. Comme vous pouvez voir, monsieur Brion a effectué quatre rendez-vous en tête-à-tête le quatorze, en revanche le quinze, il n’a fait que trois clients.
– Cela semble clair en effet. A quel moment pouvons-nous voir monsieur Brion ?
– Je regarde où il se trouve ce matin. Il est à cinq kilomètres d’ici, je l’appelle sur son portable.
– Allô! Jean-Louis, c’est Philippe, tu aurais un petit creux entre deux clients ?
– Oui, j’ai rendez-vous dans trois quarts d’heure.
– Alors passe au bureau, il y a quelqu’un qui désire te demander des renseignements.
– Je suis là dans cinq minutes.
– Ok, à tout de suite.
– Messieurs désirez-vous un café en attendant monsieur Jean-Louis Brion ?
– Gilles voulez-vous un café ?
– Avec plaisir.
– Alors deux cafés monsieur Pasquier.
– Je vous les prépare.
– Vous avez combien de collaborateurs monsieur Pasquier, demanda Sagol ?
– Nous sommes dix-huit, il y a une secrétaire, huit commerciaux, huit poseurs et moi Souvent, nous faisons aussi appel à de la sous-traitance, c’est une activité en plein boum.
– Tant mieux pour vous et vos employés monsieur Pasquier, rétorqua le chef Sagol.
– Salut tout le monde!
– Je vous présente Jean-Louis Brion.
– Jean-Louis, ces messieurs enquêtent au sujet de monsieur Germain Drochard.
– Oui, j’avais rendez-vous le lendemain de leur décès, j’ai su par un client du village ce qui s’était passé.
– Avez-vous un agenda monsieur Brion ?
– C’est indispensable.
– Puis-je le voir ?
– Sans problème, le voilà monsieur.
Le chef Sagol examina le calepin. Monsieur Brion marquait ses rendez-vous au stylo, ce qui faisait ressembler certaines pages à du gribouillis. Certains rendez-vous étaient rayés. L’agenda était d’un format de poche, il n’y avait donc pas beaucoup de place pour des rectifications et monsieur Brion mettaient des flèches. A la date du quatorze mai, figuraient quatre rendez-vous, sans aucune surcharge sur cette page. Le quinze mai, il n’y avait qu’une rature. A onze heures le nom de Drochard était rayé.
– Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda Jean-Louis Brion.
Sagol lui rendit l’agenda :
– Je vous remercie monsieur Brion. Je voudrais vous demander une dernière chose.
– Je vous écoute.
– Nous procédons à des prélèvements d’ADN sur toutes les personnes susceptibles d’avoir rencontré les victimes le jour du meurtre. Pourriez-vous venir avec nous jusqu’au cabinet d’un médecin ?
– Je suis d’accord, cela permettra d’évacuer mon nom de la liste des suspects.
– Monsieur Pasquier je tiens à vous remercier, pour le café et pour l’accueil, j’espère ne pas vous avoir fait perdre trop de temps.
– Monsieur Sago…
– Sagol
– Excusez–moi monsieur Sagol, je suis souvent abrupt. Au revoir et bonne continuation dans votre enquête.
– Merci et au revoir.
Jean-Louis Brion accompagna les deux gendarmes. Il y avait un cabinet médical à deux pas. Le chef Sagol prit le volant et suivit le commercial Jean-Louis Brion. Le médecin reçut les gendarmes dès leur arrivée. Cinq minutes plus tard les gendarmes et monsieur Brion se séparèrent.
– Mon cher Gilles, ce n’est pas aujourd’hui que nous trouverons le coupable.
– Je le crains, chef.
Antoine Catano décida de déjeuner à la campagne. Il s’arrêta dans un restaurant au bord de la rivière. Il mangea en terrasse sous un platane séculaire, la chaleur commençait à prendre le dessus. Le juge Catano portait une chemise en coton léger. Il suait à grosses gouttes. Il venait d’avoir quarante ans. Ses parents s’étaient réfugiés en France lors de l’exode des pieds noirs d’Algérie. Lui, était né en métropole. Bien qu’il n’ait jamais vécu de l’autre côté de la Méditerranée, il avait l’accent chantant des gens de Bab-El-Oued. Il possédait aussi ce sens du contact qui en faisait un homme chaleureux. Il était gourmand et un léger embonpoint se laissait deviner sous la chemise mouillée de transpiration. Il demanda l’addition et prit la direction de la gendarmerie. A quatorze heures trente il était dans un bureau avec les quatre gendarmes affectés à la recherche de l’assassin. Il prit immédiatement la parole :
– Messieurs, j’ai hérité d’un dossier dont vous êtes les mémoires et les chevilles ouvrières. En conséquence, je ne suis pas venu pour diriger, pour ordonner et encore moins pour prétendre. Je suis venu pour apprendre et je compte énormément sur vous tous. Je ne serai pas long, je n’aime pas les discours, je vous écoute. Je veux partir ce soir en ayant tout compris. Un dernier point, je m’appelle Antoine, monsieur le juge c’est pour les justiciables.
Le chef Sagol fit brièvement les présentations. Il résuma l’histoire et expliqua à Antoine les doutes et les certitudes liées à l’enquête :
« Ce que nous pouvons dire aujourd’hui, c’est qu’aucune empreinte ADN relevée ne correspond à celles des personnes que nous avons auditionnées. Il subsiste plusieurs zones d’ombre au niveau de la famille : le gendre de Toinette et Germain ne venait jamais au domicile de ses beaux-parents . La fille cadette, Ginette, est partie en Afrique depuis trente ans. Elle n’entretenait aucune relation avec ses parents, elle n’a pas assisté aux obsèques. Germain a retiré deux mille euros à la banque, la semaine précédant le crime. Ginette a hérité d’une bague en argent avec un camée représentant la sainte vierge avec l’enfant Jésus dans ses bras, cette bague semble détenir un secret. Martine et Régis Drochard ont fait semblant de ne jamais l’avoir vue, alors qu’elle figure sur des photos de Toinette prises entre les années cinquante et soixante-cinq. Nous ne savons pas d’où elle vient, ni pour quelle raison elle est restée cachée depuis soixante-cinq. Vanessa hérite de la plus grosse part de l’héritage, elle connaissait la bague, elle s’était faite rabrouer par sa grand-mère vers l’âge de cinq ans, soit en mille neuf cent quatre-vingt-cinq. J’oubliais aussi de préciser que dans la cuisine, le contenu d’une étagère aurait été modifié. Sur ce sujet les avis divergent, personne n’ est capable de donner plus de détails entre la situation avant le crime et aujourd’hui. Il y a aussi un jambon qui séchait au grenier, l’assassin a dû l’emporter. Voilà Antoine, je crois que j’ai beaucoup parlé, je cède la parole. »
– Merci Sagol et vous Gilles qu’en pensez-vous ?
– Monsieur… Antoine, excusez-moi, le chef a bien restitué la situation. Je suis convaincu qu’il existe un lien entre ces éléments, mais nous n’arrivons pas à le découvrir.
– Gendarme Van de Veroeveurenhys, ce n’est pas facile, vous avez un diminutif je présume ?
– Tout le monde m’appelle le nordiste.
– Alors gendarme nordiste, vous qui faites partie du tissu local, quel est le climat au village ? J’aimerais connaître votre avis ?
– Les défunts étaient des figures connues et appréciées. Nous n’avons pas trouvé d’ennemis ou de différends pouvant amener à cette extrémité.
– D’accord. Votre conviction ?
– J’éliminerais l’hypothèse familiale. Ils sont trop soudés, même Ginette. Comment aurait-elle pu commanditer un crime, elle qui voue sa vie à l’action humanitaire?
– C’est un raisonnement qui se tient, mais n’écartons rien. Et vous Liard, comment voyez-vous ça ?
– Comme je suis le dernier à m’exprimer, tout a été dit, je crois. Je n’ai pas d’intime conviction, ce dossier est tordu au possible.
Antoine Catano réfléchit un moment et reprit la parole :
– Je vous assure que tout ce qui a été dit tient la route, votre méthode, vos intuitions, votre travail d’équipe. Tout devrait concourir à faire jaillir la vérité. Ce que j’ai vu et entendu cet après-midi me conforte à vous accorder une entière confiance et une totale autonomie. Je n’ajouterai qu’un détail, c’est au niveau de l’équipe, désormais nous sommes cinq. N’hésitez surtout pas à faire appel à moi si un blocage vous empêche de continuer un travail. Il n’y aura pas de réunion formelle. Lorsque le besoin se fera sentir, Sagol ou moi, nous déclenchons une réunion. J’insiste sur les relations entre nous, elles seront la clé de notre réussite.
Gilles osa rajouter :
– Ca va drôlement nous changer du juge précédent. Personne ne releva ses propos.
– Si vous le voulez bien, je vous offre un verre.
Les cinq hommes montèrent dans un véhicule de la gendarmerie en direction du restaurant du moulin. La méthode Catano marquait une rupture avec Julie Silovsky. La recette du nouveau juge était composée d’un savant dosage de proximité, de jovialité et de confiance.
6 mars 2010 à 15h35 #151734Chapitre 19
Mercredi cinq juin, les quatre gendarmes continuaient leurs investigations auprès des gens du village. Comme à leur habitude, Liard et le nordiste opéraient ensemble, le chef Sagol et Gilles formaient l’autre doublette.
Antoine Catano leur avait insufflé une nouvelle énergie, les propos du juge d’instruction avaient fait mouche. C’est toujours un énorme plaisir d’entendre le patron vous dire qu’il vous accorde un crédit illimité. L’envie de se dépenser sans compter pour aboutir galvanisait l’équipe . Ils interviewèrent sans relâche, mais leurs investigations n’avait débouché sur aucune révélation croustillante, ni piste nouvelle.
Liard et le nordiste s’apprêtaient à aller déjeuner. Sur le chemin du retour, ils firent une halte dans un hameau proche de la maison de Toinette et Germain. Ils voulaient rencontrer les habitants de ce secteur proche du lieu du crime.
Madame Josette Michal les reçut sur le pas de sa porte. C’était une petite femme aux cheveux blancs, elle devait avoir un peu plus de soixante-dix ans. Ancienne directrice d’école, elle était veuve depuis cinq ans. Au cours de la conversation, les gendarmes eurent droit à un inventaire complet de ses activités. Josette était très volubile, elle leur raconta qu’elle cultivait son jardin de manière biologique et fabriquait son compost pour enrichir la terre de manière naturelle. Du jardin à la marmite, il n’y a qu’un pas et Josette Michal était intarissable. Elle leur fit un cours de cuisine. Elle cuisait ses légumes dans des casseroles et des faitouts sans matière grasse. Josette prétendait conserver ainsi toute la saveur des légumes.
– J’ai acheté une panoplie, il y a une dizaine d’années, et je l’ai complétée par la suite. C’est une marque allemande, synonyme de qualité. D’ailleurs, c’est moi qui ai fait connaître ce produit à Toinette. Un jour, le facteur m’a distribué un prospectus « Cuisine Saine » et je l’ai rempli à son nom. Toinette m’a parlé de la visite d’un représentant de cette société. Je lui ai proposé de faire une démonstration chez moi. Elle est venue avec monsieur Rigaud, c’est lui qui s’est occupé de fournir les ingrédients et de les cuire. Il avait acheté de la noix de veau avec un assortiment de légumes. Il a mis tous les ingrédients, légumes et viande, dans la même cocotte, sans matière grasse. Monsieur Rigaud soignait beaucoup la mise en scène. Les plats et les casseroles étaient dissimulés sous un rideau rouge, un chapeau claque était déposé à côté. C’était un clin d’œil au magicien, le discours ménageait le suspense. Chaque ingrédient gardait sa saveur, Toinette était convaincue. Avec les soucis liés au diabète de Germain, c’était ce qu’il lui fallait. Toinette a passé commande d’une série complète à monsieur Rigaud.
– Madame Michal, avez-vous eu connaissance de la date de livraison des ustensiles ?
– Oh ! Je crois qu’il devait revenir lui apporter le tout, la semaine suivante. Je ne suis malheureusement pas allée chez eux après la démonstration. La mort est passée avant moi.
– Avez-vous une idée du montant de la commande passée par madame Drochard, demanda Liard ?
– Autour de mille sept cents euros, mais c’était de la qualité et la série était complète.
Le nordiste remercia son interlocutrice et mit fin à l’entretien.
Les deux hommes étaient satisfaits, conscients d’avoir récolté des informations très intéressantes.
A la gendarmerie, Sagol et Gilles faisaient grise mine,
– Rien de positif pour nous ce matin, asséna Sagol, et vous ?
– Je crois que vous et le cinquième homme (allusion à Antoine Catano) allez apprécier le talent de vos subordonnés, répondit le nordiste.
– Si je vous comprends bien, vous avez résolu l’énigme ?
– Pas tout à fait chef, mais vous allez en juger, dit Liard.
Le nordiste prit la parole. Il relata la rencontre avec la bavarde madame Josette Michal.
– Très instructif, messieurs. En effet, nous pouvons établir des hypothèses sur certaines de nos questions. Je préfère les réponses aux hypothèses, mais je ne vais pas faire la fine bouche. Vous avez réalisé du bon boulot.
– Merci chef, s’écrièrent les deux hommes.
– Nous reprendrons tout ça après le repas, il faut organiser la suite des réjouissances autour de vos informations. Les quatre hommes déjeunèrent ensemble dans un restaurant du bourg.
Les gendarmes, de retour au bureau, se concertèrent, Sagol alla au paper board:
« Nous savons, depuis tout à l’heure, que Toinette a acheté des ustensiles de cuisine à monsieur Rigaud.
Questions : ont-ils été livrés ? Ont-ils été payés ?
Hypothèses : s’ils ont été livrés, ils ont disparu, ce qui explique que notamment Nicolas Favant, le facteur, et Régis Drochard ont remarqué quelque chose de différent dans la cuisine. Les ustensiles étant récents, ce serait la raison pour laquelle ils n’arrivaient pas à dire ce qui avait changé.
S’ils ont été payés, c’est peut-être en argent liquide. Le retrait de deux mille euros par Germain aurait servi au paiement des casseroles. Il est possible que Toinette et Germain aient rédigé un chèque qui ne soit pas passé à l’encaissement à ce jour, Il faut quand même regarder les talons. »
Gilles prit la parole :
– Chef, j’ai vérifié dès que les listings de la banque nous ont été communiqués. Il n’y a aucune souche d’un montant aussi élevé.
– Messieurs, nous passons la vitesse supérieure, j’appelle Antoine Catano afin qu’il nous délivre un mandat de perquisition. Nous allons enquêter dans les locaux de la société « Cuisine Saine ».
– Antoine Catano, Sagol à l’appareil, comment allez-vous ?
– Chaudement, cher ami et votre équipe ?
– Ça va bien, justement il y a du nouveau, j’aurais besoin d’un mandat de perquisition concernant la société « Cuisine Saine ».
– C’est d’accord Sagol, vous me mettrez au parfum en venant chercher le mandat.
– En fin d’après-midi vous serez à votre bureau, Antoine ?
– Je vous attends, je suis heureux pour vous et pour moi, à tout à l’heure Sagol.
– A tout à l’heure Antoine.
Antoine Catano suait à grosses gouttes. La justice est un parent pauvre de l’Etat, elle n’a pas les moyens de climatiser les locaux du palais de justice. Sa chemise blanche était trempée, il attendait le chef Sagol.
Il était dix-huit heures quinze, Sagol pénétra dans le palais de justice par une porte latérale. Il connaissait parfaitement les usages de la maison. Après dix-huit heures, l’accès au public était fermé. Seuls pouvaient pénétrer les habitués ayant le numéro du digicode. La porte était verrouillée par le gardien lorsque les locaux étaient vides. Bien entendu, une ronde était effectuée afin de n’enfermer aucun personnel de justice ou visiteur.
Sagol arriva jusqu’au bureau du juge, celui-ci bavardait dans le couloir avec un jeune homme. Il s’agissait de maître Gaël Raynaud. Le jeune avocat avait plaidé une affaire et, maintenant, il discutait équitation avec le juge Catano.
Arrivé à leur hauteur, Sagol salua les deux hommes.
– Monsieur Raynaud, je vous présente l’adjudant-chef Sagol.
Les deux hommes sourirent.
Catano demanda s’il avait dit une bêtise.
– Pas du tout, répliqua Sagol, nous nous connaissons . Maître Raynaud assurait la défense de monsieur Youssef Bekrane, le suspect initial. Il a été libéré grâce à l’ardeur et au grand professionnalisme de son avocat.
– Je comprends mieux messieurs.
Sagol demanda des nouvelles à Gaël :
– Votre client Youssef, qu’est-il devenu, ?
– Je vous remercie, il va aussi bien que possible. Il suit une cure de sevrage à Hauteville, je l’ai eu au téléphone en début d’après-midi. Ce n’est pas facile, mais avec le moral qu’il a retrouvé, je pense qu’il peut gagner sa partie. Et vous, toujours la même affaire ?
Sagol répondit par l’affirmative, mais ne donna aucun détail sur le but de sa visite au juge, secret professionnel oblige.
– Heureux de vous avoir revu monsieur Sagol, à bientôt ; à bientôt monsieur Catano.
– Au revoir monsieur Raynaud et bonne soirée.
Sagol et Catano serrèrent la main du jeune avocat. Antoine Catano emmena le chef Sagol dans son bureau.
Gaël Raynaud, quant à lui, sortit du palais de justice et appela sa chère Jane au téléphone. Ils avaient passé un week-end merveilleux. Après une soirée en tête-à-tête devant une pizza, ils avaient fait l’amour une grande partie de la nuit. Au petit matin Gaël était sorti acheter des croissants, pendant que Jane, les cheveux noirs ébouriffés sur les draps blancs, dormait à poings fermés.
Le samedi après-midi, il lui présenta sa jument Ardoise et Jane l’avait montée. Après un petit tour de manège, pour une prise en main, la cavalière et sa monture avaient pris un chemin forestier. La bête avait adopté Jane. Gaël avait emprunté un mâle noir à son ami éleveur. Le cheval était et il dut s’employer pour l’empêcher de détaler au milieu de la forêt.
De retour à l’appartement, les deux amoureux avaient pris une douche après avoir passé un bon moment sous les draps. Le soir, ils dînèrent à « L’Ame du Palais ». Gaël avait organisé un week-end de rêve et Jane appréciait le bon goût et la délicatesse de son compagnon. Ils passèrent le dimanche à visiter la région et à faire une longue balade à pied dans la montagne. Il raccompagna Jane au TGV. Ils promirent de se téléphoner tous les soirs et de passer le week-end suivant ensemble. Jane organiserait sa venue à Dijon.
Antoine Catano était sur la même longueur d’onde que les gendarmes. Il pensait qu’il fallait agir vite et ne pas s’embarrasser de précautions superflues. Les soupçons étaient suffisants pour déclencher une perquisition au siège de la société « Cuisine Saine ».
– L’effet de surprise est notre meilleur allié, Sagol. Je suppose que vous intervenez demain matin ?
– Oui, il n’est pas nécessaire d’y aller trop tôt. Entre neuf et dix heures, je pense.
– Si vous souhaitez un coup de main, ne vous gênez pas, vous le savez.
– Merci Antoine, nous serons quatre, à mon avis ce sera suffisant. Ce qui nous intéresse, c’est de prendre connaissance des plannings et de la comptabilité de l’entreprise.
– Vous avez raison, votre monsieur Rigaud sera sûrement sur le terrain, un commercial au bureau n’est pas un vendeur productif.
– L’interpellation de Rigaud se fera dans un deuxième temps, en fonction de ce que nous allons trouver chez « Cuisine Saine ».
– Voilà l’ordre de perquisition, Sagol, demain matin je serai au bureau, je n’ai pas d’audience.
– Merci Antoine, je vous appelle dès que nous aurons fini.
– Je vous raccompagne, nous sommes probablement les derniers à sortir du palais.
– Je vous suis, je ne souhaite pas dormir ici.
– Sagol, je vous soupçonne d’être claustrophobe !
– En quelque sorte, les esprits de tous ces assassins, violeurs et autres viendraient me chatouiller les pieds pendant mon sommeil.
– Voilà cher ami, nous sommes dehors, bonne soirée, Sagol et à demain.
– Bonne soirée, Antoine, à demain.
Le juge Antoine Catano, la chemise trempée, rentra chez lui. Il se disait que le chef Sagol était un enquêteur énergique et un bon meneur d’hommes. Il lui tardait de connaître les résultats de la visite des gendarmes au siège de la société qui employait monsieur Rigaud.
Le jeudi six juin à neuf heures trente, le chef Sagol, accompagné de ses hommes, se présenta devant les locaux de la société « Cuisine Saine ». Ils pénétrèrent dans le hall d’accueil, le décor ressemblait à un bateau. Des cordages pendaient çà et là et une ancre de marine occupait un angle de la pièce. Des instruments de navigation étaient accrochés aux murs. Une musique d’ambiance était diffusée par des haut-parleurs encastrés dans le faux plafond.
La réceptionniste trônait dans un bocal vitré, son bureau en plexiglas était légèrement surélevé. Lorsqu’elle vit quatre gendarmes pénétrer dans le bâtiment, elle appela immédiatement monsieur Grégoire Prieur, PDG de l’entreprise « Cuisine Saine ».
Le chef Sagol s’apprêtait à demander à rencontrer le patron. Celui-ci arriva par une porte sur laquelle une pancarte « visiteurs » était accrochée.
– Bonjour messieurs, vous désirez ?
– Bonjour monsieur, je suis l’adjudant-chef Sagol, nous souhaitons parler à monsieur Grégoire Prieur.
– C’est moi-même, que puis-je pour vous ?
– Nous sommes ici, ce matin, dans le cadre d’une enquête judiciaire. Nous venons pour perquisitionner dans votre société.
– Une perquisition, vous plaisantez j’espère ?
– Pas du tout monsieur Prieur, d’ailleurs voici l’ordre de réquisition signé du juge d’instruction Antoine Catano.
– Qu’avons-nous fait, monsieur….?
– Sagol. Nous enquêtons sur un double meurtre et, dans le cadre de vos activités, un membre de votre société pourrait être un témoin précieux dans cette affaire.
– Je comprends, par où souhaitez-vous commencer, monsieur Sagol ?
– Avez-vous un logiciel de gestion des rendez-vous ?
– Absolument, c’est le poumon de notre activité.
– Qui s’occupe de la gestion des données ?
– C’est madame Elisabeth Lefranc, elle s’occupe uniquement de l’activité des commerciaux. Je vous mène jusqu’à son bureau.
Grégoire Prieur était un homme rompu aux techniques de communication. Il savait rester courtois avec ses interlocuteurs, alors qu’au fond de lui-même, il était courroucé par l’intervention des gendarmes. Il savait qu’en faisant de l’obstruction il irait au devant d’un conflit dont il ne sortirait en aucun cas vainqueur. Il coopérait donc du mieux qu’il pouvait.
– Nous y voilà. Madame Lefranc, ces messieurs désirent accéder à toutes les données concernant la clientèle et les commerciaux. Je vous demande de vous mettre à leur disposition le temps nécessaire à leurs recherches.
– Bien, monsieur Prieur.
Le chef Sagol remercia le P.D.G.
– Vous pouvez nous laisser monsieur Prieur, nous nous reverrons dans un moment.
– Je suis à mon bureau toute la journée monsieur Sagol, à plus tard.
Gilles était le spécialiste en informatique, il prit place devant le clavier et l’écran d’ordinateur. La société « Cuisine Saine » employait trente commerciaux. Ils se partageaient une grande partie du territoire français, seuls quelques départements n’étaient pas couverts. Madame Lefranc expliqua le fonctionnement du système aux enquêteurs:
« Le processus s’enclenche avec la distribution, par la poste, d’une carte similaire à celle-ci : une jolie reproduction en couleur de nos produits, avec un slogan accrocheur « maîtrisez votre santé, cuisinez sain ».
Les prospects, intéressés par une documentation plus détaillée, inscrivent leurs coordonnées au dos du document. Nous appelons cela la première étape. Bien sûr, le taux de retour est mesuré, cela nous permet de détecter une anomalie due, dans la majorité des cas, à une défaillance au niveau de la distribution. Il peut y avoir d’autres raisons, par exemple : le passage d’un concurrent à la même période ou bien une opération commerciale du type « foire exposition » qui peut plomber l’action.. Le commercial pilote la démarche, c’est lui qui décide des dates de distribution sur son secteur. Cela permet d’éliminer les avatars que je viens de vous citer, surtout si le commercial est expérimenté.
La deuxième phase se passe dans une autre pièce. Les cartes, retournées chez nous, sont triées par secteur et remises à nos télé-actrices. Je leur communique aussi les plannings des commerciaux, comme je vous l’ai dit, ce sont eux qui décident de la date de prise de rendez-vous. En réalité, nous n’envoyons pas de documentation, c’est le commercial qui l’apporte à domicile. Nous avons un taux de concrétisation de soixante à soixante- dix pour cent.
C’est à ce moment-là que commence la troisième phase. Chaque prospect, qui accepte un rendez-vous, devient un client potentiel. Nous changeons de vocabulaire. Les cartes, avec une suite positive, sont rentrées dans notre système informatique et le client sera suivi jusqu’au bout de l’action commerciale.
La quatrième phase est la prise de commande. Nos commerciaux concrétisent une vente plus de deux fois sur trois. Le panier moyen est aujourd’hui de mille trois cent cinquante-huit euros.
La cinquième et dernière phase est le paiement, comptant ou à crédit. Nous sommes en partenariat avec une maison de crédit. Quand le paiement est effectué ou le crédit accepté, nous procédons à l’envoi des marchandises, selon les instructions du commercial.
Messieurs, en cinq phases je vous ai résumé l’activité de l’entreprise. »
– Merci madame. Nous souhaitons voir si vous avez dans votre base de clientèle, madame Drochard Antoinette ou monsieur Drochard Germain.
– Je regarde, oui j’ai trouvé madame Antoinette Drochard, c’est sur le secteur de Robert Rigaud. Un rendez-vous était prévu le mercredi quinze mai.
Le chef Sagol fronça le sourcil :
– Vous êtes sûre de la date, madame Lefranc ?
– J’en suis certaine, mais ce rendez-vous du quinze mai n’a pas été honoré.
– Ah oui ! fit Sagol.
– Robert a eu un accident et depuis il est en congé de maladie.
– Madame Lefranc, peut-on modifier la date d’un rendez-vous sur votre système ?
– Bien entendu, il arrive que le client ou le commercial fasse rectifier une date, ce n’est pas un problème.
Sagol voulait des précisions .
– Est-il possible de garder dans votre système informatique la trace des changements de date ?
– Non, ça ne présente aucun intérêt pour nous.
– Comment procède une télé-actrice lorsqu’elle a décroché un rendez-vous, demanda Gilles ?
– Elle le note sur la carte renvoyée par le client et elle rentre la date et l’heure du rendez-vous sur le planning informatique du commercial.
Sagol percuta sur la réponse de madame Lefranc ;
– Pourrions-nous voir la carte de madame Drochard ?
– Nous archivons par secteur de vente, veuillez me suivre dans la salle d’archives.
Le chef Sagol suivit madame Lefranc. Il passa devant le local des télé-actrices. Une douzaine de jeunes femmes travaillaient dans des box vitrés. La salle des archives était un bureau contenant des rayonnages sur lesquels étaient rangés des caissettes en plastique. Le numéro du secteur commercial était étiqueté sur chacune d’elles.
Madame Lefranc tira la caissette, il y avait un paquet par mois.
– Le mois de mai doit vous intéresser, je crois ?
– Merci madame.
Sagol prit celui qui contenait une cinquantaine de cartes. Il les examina une à une. Le nom d’Antoinette Drochard apparut devant les yeux du chef. Il prit la carte et replaça les autres.
– Nous pouvons rejoindre mes collègues, madame Lefranc.
– Messieurs, nous pouvons rentrer, nous avons trouvé ce que nous cherchions, déclara Sagol. Madame Lefranc, je vous remercie.
– Je n’ai fait qu’obéir aux consignes de monsieur Prieur.
– Nous voudrions voir votre patron. Avant de nous quitter, pouvez-vous nous conduire jusqu’à lui ?
– Suivez-moi messieurs.
Le bureau de monsieur Prieur était immense. De nombreux graphiques recouvraient les murs. Le PDG de la société « Cuisine Saine » suivait l’activité et les ventes au jour le jour.
Le chef Sagol prit la parole :
– Monsieur Prieur, je tenais à vous saluer avant notre départ. Madame Lefranc connaît parfaitement les rouages de votre entreprise, elle nous a été d’une aide précieuse.
– Monsieur Sagol, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?
– Je ne vous répondrai pas comme cela, monsieur Prieur. Je dirais que nous avons les réponses à certaines de nos questions. J’ai encore deux choses à vous demander .
– Je vous écoute.
– Nous avons besoin de l’adresse du domicile de monsieur Rigaud Robert .
– Je vous la note sur un post-it. Vous m’avez dit deux choses ?
– Oui, je voudrais savoir si vos commerciaux sont dotés d’une ou plusieurs panoplies d’ustensiles d’avance ?
– Non, ils ont une dotation pour les démonstrations. En revanche, certains commerciaux ont acheté une ou deux séries, ça leur permet parfois de procéder à des ventes immédiates. Sachez que je réprouve ce mode de fonctionnement. Les vendeurs qui opèrent de cette manière le font à notre insu.
– Je vous remercie de votre coopération monsieur Prieur. J’oubliais de vous préciser que nous emportons une carte, madame Lefranc a fait une photocopie.
– C’est bien messieurs. Je ne vous dis pas à bientôt, mais je vous souhaite de réussir dans votre enquête et de trouver votre coupable.
– Merci monsieur Prieur et bonne journée, ajouta Sagol.
Dans la voiture qui ramenait les gendarmes, le chef Sagol faisait le point sur la perquisition dans la société « Cuisine Saine » .
– Nous allons rencontrer monsieur Rigaud chez lui. Il y a pas mal d’anomalies dans la manière de travailler de ce monsieur. Le premier point, qu’il conviendra d’éclaircir, est la prise de rendez-vous par la télé-actrice, le jour du meurtre, et la saisie dans le logiciel de la société pour le lendemain.
– Ce qui est dommage, dit Gilles, c’est que nous ne puissions établir s’il s’agit d’une erreur de la télé-actrice ou d’une rectification à la demande de monsieur Rigaud.
– Absolument Gilles. Le deuxième point, c’est la vente des casseroles. Si monsieur Rigaud les a vendues, c’est de sa propre initiative.
Le nordiste insista sur le panier moyen.
– Madame Josette Michal parlait d’un montant de plus de mille sept cents euros, alors que la moyenne de l’entreprise était de mille trois cent cinquante-huit euros.
– Vous avez raison il faut aussi creuser aussi de ce côté, dit le chef.
De retour à la gendarmerie, Sagol appela Antoine Catano. Il lui fit brièvement le bilan de la visite dans les locaux de l’entreprise « Cuisine Saine ». Antoine lui confirma qu’il fallait travailler dans la direction de Robert Rigaud.
6 mars 2010 à 15h38 #151735Chapitre 20
Robert Rigaud habitait sur une colline à proximité du bourg, il avait hérité cette ferme de ses parents. Ils étaient morts l’année de ses vingt-cinq ans. Célibataire, il était âgé aujourd’hui de cinquante-quatre ans.
Robert était fils unique et, à la disparition de ses parents, il ne reprit pas l’activité agricole. Il avait aménagé la propriété pour l’élevage de chevaux, c’était sa passion. Il possédait un mâle alezan et trois juments dont deux poulinières.
Les gendarmes engagèrent leur véhicule sur le chemin de terre qui grimpait jusqu’au bâtiment d’habitation. Un gros chien blanc aboya et se mit en travers devant le portail. Robert Rigaud, un bras en écharpe, apparut sur le pas de la porte. Il rappela son chien, Sultan revint vers son maître en grognant.
Les gendarmes stoppèrent leur Peugeot et vinrent à la rencontre du propriétaire des lieux.
– Bonjour monsieur, êtes-vous monsieur Robert Rigaud ?
– C’est moi, c’est à quel sujet ?
– Je suis l’adjudant-chef Sagol et voici mes adjoints. Dans le cadre d’une enquête, nous souhaitons vous demander des éclaircissements sur certains de vos clients ?
Rigaud ne bougeait pas du seuil de la porte d’entrée.
– Qui, par exemple ?
– Madame et monsieur Germain Drochard.
– Ah ceux qui sont morts ! Je pense ?
– Absolument, vous les aviez rencontrés ?
– Oui, chez madame Josette Michal.
– Jamais chez eux ? demanda Sagol .
– Non, j’aurais dû y aller le lendemain du décès.
– Vous dites j’aurais dû y aller, pour quelle raison n’y êtes-vous pas allé ?
– J’ai eu un accident de la circulation.
– Donnez-nous des précisions monsieur Rigaud ?
– Je roulais sur une petite route en direction de mon domicile. Un abruti m’a coupé la route sur la gauche et, pour l’éviter, j’ai donné un coup de volant qui m’a fait perdre le contrôle de la voiture. Le voyage s’est terminé contre un vieux châtaignier. Je vous rassure l’arbre et l’abruti n’ont rien eu. L’arbre ne s’est pas enfui, mais l’abruti ne s’est pas arrêté. Je me suis cassé la clavicule.
– C’était quel jour à quelle heure ? questionna le gendarme Gilles .
– Le quatorze, vers midi.
– Pourriez-vous nous indiquer l’endroit précis ? reprit le chef Sagol .
– C’est à deux kilomètres d’ici, le croisement se nomme « le carrefour du chêne ». A cet endroit, il y a un chêne vieux de plusieurs centaines d’années.
– Y a-t-il eu un constat de police ou de gendarmerie, monsieur Rigaud ?
– Non puisque je vous dis que l’autre conducteur a pris la fuite.
– Avez-vous déposé une plainte ?
– Pour quoi faire? Ce genre d’individu vous ne les retrouvez jamais, c’est du temps perdu.
– Qui vous a secouru, demanda Gilles ?
– Personne messieurs, je me suis rendu à l’hôpital en conduisant d’une main.
– Avez-vous des témoins ? ajouta Sagol .
– Il y a peu de circulation à cet endroit, seuls des habitués fréquentent cette route étroite.
Gilles reprit la parole :
– Possédez-vous un agenda pour vos rendez-vous ? Nous voudrions le consulter .
Rigaud se dirigea vers une voiture garée dans la cour.
– Le voilà monsieur, je n’y ai pas touché depuis mon accident.
– Le calepin était très bien tenu. Roger Rigaud écrivait au crayon de papier, ce qui permettait d’effacer ou de modifier les rendez-vous proprement. Gilles l’examina minutieusement. Rigaud avait bien noté un rendez-vous avec Antoinette Drochard, le mercredi quinze mai à douze heures trente.
– Merci monsieur Rigaud, il rendit l’agenda à son propriétaire.
– Etes-vous satisfait messieurs, demanda Robert Rigaud ?
Le chef Sagol mit fin à l’interrogatoire.
– Ce sera tout pour aujourd’hui, monsieur Rigaud. Je vous demande simplement de rester à la disposition de la justice pendant la durée de l’enquête, nous aurons peut-être besoin de vous solliciter pour d’autres renseignements. Au revoir et à bientôt.
– Au plaisir messieurs.
Les gendarmes prirent place dans la voiture bleue, le nordiste était au volant.
Liard, qui comme le nordiste avait observé toute la scène, résuma le sentiment du groupe :
– Ce mec-là, il n’est pas clair !
– Je pense un peu comme vous, mais son alibi tient la route. Il faut recouper avec l’hôpital, nous jouons sur quelques minutes. Gilles et le nordiste, vous irez au service des urgences cet après-midi, Liard, vous vous rendrez à la caserne des pompiers afin de procéder aux vérifications qui s’imposent.
Elodie, la compagne de Nicolas Favant, le facteur, était de service aux urgences. Il était quatorze heures, Gilles et le nordiste se présentèrent à l’accueil. Ils virent une jeune et jolie brune devant l’ordinateur. Elle tourna la tête vers eux, ses immenses yeux verts éclairaient la beauté saisissante de son visage.
– Messieurs bonjour, que désirez-vous ?
– Gilles lui demanda s’il pouvait discuter dans une pièce avec elle.
– Je vous demande un instant, j’appelle ma collègue qui est partie boire un café.
Elle sortit en courant. Elle portait une blouse blanche moulante et le contre-jour dans le couloir laissait apparaître, par une transparence coquine, un string blanc minuscule. Gilles et le nordiste se regardèrent. Les deux hommes pensaient que l’heureux élu de son cœur avait bien de la chance. Ils ne savaient pas que c’était le facteur Nicolas.
Elle revint avec sa collègue, qui n’avait malheureusement pas les mêmes atouts qu’elle.
– Voilà messieurs les gendarmes, veuillez me suivre.
Elle les emmena dans une pièce servant à la prise en charge des malades.
Gilles lui dit qu’il n’était pas malade.
– Rassurez-vous, je ne vais pas vous amputer si ce n’est pas nécessaire.
Elle avait de l’humour. Gilles précisa le but de leur visite.
– Nous faisons des recherches concernant un accidenté qui serait passé par votre service le quatorze mai. Il s’agit de monsieur Robert Rigaud.
– Comme je n’ai pas de moniteur dans cette salle, je vais noter ce que vous désirez connaître, ensuite j’irai consulter les fichiers.
– Je veux tout savoir sur cet homme mademoiselle, je peux vous appeler mademoiselle?
– Elodie c’est mieux. A l’hôpital, c’est l’usage d’appeler les gens par leur prénom. Je vais imprimer sa fiche. En revanche, je n’ai pas le droit de vous communiquer les données médicales.
– Je comprends Elodie, mais avec les informations concernant son passage, ce sera déjà bien.
– Attendez-moi quelques instants. Ce ne sera pas long.
Les deux hommes dirigèrent leur regard vers la porte dans l’espoir qu’un contre jour miraculeux se reproduise.
– Tu vois Gilles, les miracles n’ont lieu qu’une fois, railla le nordiste à l’intention de son collègue.
Deux minutes à peine s’étaient écoulées lorsque l’infirmière ouvrit la porte une feuille à la main.
– Monsieur Robert Rigaud a été admis aux urgences le mardi quatorze mai à douze heures trente. Il est reparti à quatorze heures quarante-cinq.
Gilles regarda la feuille que lui avait donnée Elodie. Il la lut et relut plusieurs fois.
– Elodie êtes-vous sûre de la date et de l’heure indiquées?
– Absolument, chaque arrivée est datée de l’heure de la première saisie. Le départ correspond à l’heure du paiement ou de l’utilisation de la carte vitale ; c’est le moment où nous validons les actes effectués.
– Il ne nous reste plus qu’à vous dire un grand merci pour votre gentillesse.
– C’est naturel, c’est le contraire qui m’aurait semblé anormal. Au fait, votre monsieur Rigaud a été soigné pour une fracture de la clavicule. Je ne vous ai rien dit.
– Merci, dit Gilles, et bonne fin d’après-midi, au revoir mademoiselle Elodie.
– Au revoir messieurs.
Les deux hommes étaient à l’ombre sous les platanes, Gilles le premier rompit le silence.
– Tu vois nordiste, nous avons vu un canon de beauté, un rayon de soleil.
– Oui cher ami, mais notre homme ne pouvait pas être à la fois chez Toinette et Germain et à l’hôpital. Notre château de cartes s’écroule.
Gilles était toujours convaincu qu’il y avait un détail qui ne cadrait pas dans tout ça.
– Nordiste, il y a une pièce du puzzle qui ne fait pas partie du jeu.
– Tu t’obstines Gilles la petite Elodie a fourni la preuve de l’innocence de ce suspect.
– J’espère que Liard aura plus de chance que nous, ajouta Gilles.
Liard était déjà de retour à la gendarmerie du bourg. Il discutait avec le chef Sagol. Gilles et le nordiste firent irruption dans la pièce. Sagol comprit de suite, à la mine de son adjoint, que la pêche n’avait pas été abondante.
– Alors messieurs, on rentre bredouille ?
– Chef, l’alibi est en béton, nous avons ici une copie de l’admission de Robert Rigaud aux urgences de l’hôpital. A l’heure du crime, il était entre les mains des médecins. Il souffrait d’une fracture de la clavicule.
– Merci Gilles, notre collègue Liard a vu le lieutenant des pompiers. Il n’y a pas eu d’intervention pour un accident au lieu-dit du « carrefour du chêne », ni ailleurs, concernant monsieur Rigaud. Cela corrobore ce qu’il nous a déclaré ce matin.
Gilles reprit la parole :
– Chef, je suis convaincu qu’il y a un détail qui nous échappe dans le cas de Robert Rigaud. J’ai été frappé par son attitude, ce matin. Cet homme est un commercial, donc un homme de contact. Ce n’est pas non plus un débutant. Comment pouvons-nous expliquer son comportement à notre égard ? S’il ne nous aime pas, son métier lui aurait permis de faire bonne figure. Il ne nous a pas proposé d’entrer, il est toujours resté avec son chien à ses côtés, c’est une façon inconsciente de tenter de se protéger.
– Je suis de votre avis Gilles, mais avec les billes que nous avons, nous ne pouvons pas retourner chez lui, il est innocenté par son accident.
Elodie termina son service à dix-huit heures. Elle se remémorait les questions des gendarmes. Le doute s’insinuait dans son esprit. L’hôpital se situait à un kilomètre à l’extérieur du bourg. Elle aimait bien rentrer à pied aux beaux jours. Nous étions le jeudi six juin et la température accusait encore trente-quatre degrés.
Nicolas avait décidé d’aller à sa rencontre. Il pensait trouver un peu de fraîcheur à l’extérieur, il dut vite déchanter. Il n’y avait pas un souffle d’air et la météo annonçait que l’anticyclone s’était fixé sur notre pays pour plusieurs jours.
Les dégâts, causés par cette vague de chaleur, étaient perceptibles au service des urgences. Il ne se passait pas une journée sans qu’il y ait des personnes âgées admises dans un état de déshydratation avancée. Malgré une mobilisation sans précédent du corps médical, quelques décès survenaient quotidiennement. A la moiteur des journées, s’ajoutait une pollution qui avait largement dépassé le seuil d’alerte maximum. Il était conseillé aux personnes fragiles de rester chez elles.
Elodie marchait d’un pas alerte. Elle était pressée de rentrer à l’appartement pour prendre une douche froide, enfin tiède car même les canalisations étaient chaudes. Lorsqu’elle aperçut Nicolas, elle fut aux anges. Elle l’embrassa avec amour, passion, tendresse et volupté. Nicolas était prêt à lui donner mieux qu’un baiser, mais les tourtereaux étaient dans la rue, alors les gestes restèrent chastes. Ils se regardèrent les yeux dans les yeux. Ils ne se parlaient pas, mais leurs regards s’étaient tout dit, ils avaient des braises incandescentes dans leur corps.
Elodie portait une jupe très courte qui, avec la chaleur et la transpiration, collait à ses cuisses. Nicolas avait du mal à rester sage. La douce Elodie lui faisait vivre d’intenses émotions, qu’elle partageait aussi. Elle était humide et ce n’était pas seulement dû à la moiteur d’un été précoce. Elle était tout simplement amoureuse et excitée par son homme.
Les amants allongèrent le pas. Nicolas avait préparé le repas et il ne voulait pas dévoiler le menu à sa compagne. Elle lui fit les yeux doux, lui susurra des mots à l’oreille, pour le pousser dans ses retranchements. Il tenait bon. Elle lui fit du chantage à voix basse s’il ne lui donnait pas le menu, elle quitterait son string dans la rue. Nicolas, coquin en diable, la prit au mot:
– Chiche ! Mon amour.
Elodie tergiversait, elle était prise à son propre piège. Heureusement, ils arrivaient chez eux. Nicolas poussa la lourde porte d’entrée. Après avoir appuyé sur la minuterie de la montée d’escalier, il l’entendit claquer, elle venait de se refermer. Il se tourna vers sa chérie.
Elodie lui dit :
– J’ai joué, j’ai perdu.
Elle venait de dégrafer sa jupe, elle quittait son string.
– Tu es folle chérie, on pourrait nous voir.
Elodie lui jeta sa jupe et son string.
Nicolas était à la fois craintif et excité. Il avait peur qu’un voisin ne veuille rentrer ou sortir, mais il prenait goût à ce petit jeu, Elodie aussi.
Elle grimpa les escaliers en se déhanchant, la lumière brillait sur sa toison frisée. Elle déboutonna son chemisier en arrivant à l’avant dernier palier, elle n’avait plus que son soutien-gorge blanc en dentelle. Elle le dégrafa langoureusement et le jeta à Nicolas. Elle était entièrement nue.
Nicolas s’approcha d’elle, elle grimpa les escaliers en se cambrant, la pointe des seins tendue. Il les pinça légèrement, sa compagne se cambra un peu plus.
– Chérie, je n’en peux plus.
Il restait une dizaine de marches à gravir. Elodie arracha la chemise de Nicolas. Elle déboutonna son pantalon , il se retrouva en caleçon. Elle se baissa pour embrasser le sexe tendu de son homme. La minuterie s’éteignit. Les deux coquins ne rallumèrent pas, ils firent l’amour sur le palier de l’appartement. Elodie était insatiable et Nicolas répondait à toutes ses demandes. Il trouva les clés, ils refermèrent la porte.
Nicolas avait préparé une salade composée de crevettes, de pamplemousses et autres fruits et légumes. Ils se mirent à table en restant nus. Ils firent encore l’amour pendant le repas. Elodie se positionna sur la chaise de Nicolas, ils finirent le repas dans cette position et jouirent intensément. Ils dégustèrent une glace au dessert.
Epuisés, les amants prirent une douche ensemble. Elodie cajola son homme, Nicolas lui rendit ses câlineries, la fatigue s’appelait « caresse » . Les deux amants se lovèrent chacun dans un fauteuil. Elodie voulait parler, avec Nicolas, d’un sujet qui la tracassait.
– Chéri, j’ai eu la visite des gendarmes, cet après-midi. Je crois que c’est au sujet de tes clients.
– Que te voulaient-ils ?
– Ils souhaitaient savoir si un patient était venu aux urgences le quatorze mai.
– Et alors ?
– Ils sont repartis déçus. J’ai cru comprendre qu’à l’heure où il se faisait soigner chez nous, le meurtrier tuait tes clients.
– Je sais que toi aussi tu es tenue au secret, mais qui est ce bonhomme ?
– Attention Nicolas, je risque ma place. Il s’appelle Robert Rigaud, tu connais ?
– Oui, c’est le gars qui vend des casseroles « Cuisine Saine », mais je crois qu’il a eu un accident.
– C’est vrai, il a une clavicule cassée.
– J’ai menti aux gendarmes et ça me chagrine.
– Comment ça, tu mens, toi ?
– Lorsqu’ils m’ont demandé l’heure d’arrivée de Monsieur Rigaud, je leur ai sorti la fiche d’admission.
– Alors, où est ton problème ? Tu m’as toujours dit qu’il y avait tout sur ce document.
– En effet Nicolas, mais j’ai omis de leur préciser un détail qui, à mon avis, doit changer beaucoup de choses pour eux et pour leur suspect.
– Quel détail ? demanda Nicolas impatient.
– Il y a eu deux fautes dans la programmation informatique de l’hôpital. La première erreur a eu lieu en octobre, lors du passage à l’heure d’hiver. Le responsable informatique s’est trompé. Au lieu de reculer l’horloge du serveur, il l’a avancée d’une heure. La deuxième faute, c’est que l’hôpital a fonctionné pendant plus de six mois comme cela. La mise à jour a été effectuée la semaine passée.
– Sur ta feuille d’admission, à quelle heure Robert Rigaud est-il arrivé ?
– Il est entré à douze heures trente et ressorti à quatorze heures quarante-cinq. Le décalage étant d’une heure, en réalité, il a été pris en charge à treize heures trente et il est sorti à quinze heures quarante-cinq.
– Le décès ayant eu lieu aux environs de douze heures trente, c’est sûr, ça change tout !
– Demain matin, j’irai voir les gendarmes pour leur expliquer ce qui s’est réellement passé et je m’excuserai pour cette grossière erreur.
– Tu as raison Elodie, ils seront contents de ton information.
6 mars 2010 à 16h13 #151736Chapitre 21
Vendredi sept juin, cela faisait vingt-quatre jours que Toinette et Germain étaient passés de vie à trépas. Ce jour-là, le gendarme Gilles, qui était matinal, arriva très tôt. Il lut le journal en attendant ses collègues. Il était sept heures et demie, or l’accueil est ouvert au public à partir de huit heures. Elodie commençait son service à huit heures et demie. Elle avait décidé de se rendre à la gendarmerie pour expliquer les anomalies informatiques du service des urgences. Elle appuya sur le bouton de l’interphone.
Gilles leva la tête, il l’aperçut et vint lui demander ce qu’elle désirait.
– Bonjour mademoiselle Elodie, vous êtes tombée du lit ce matin.
– Bonjour monsieur, je viens au sujet de votre visite d’hier après-midi, j’ai oublié de vous dire quelque chose de très important.
– Entrez.
Gilles ouvrit la porte et fit asseoir Elodie.
– L’heure imprimée sur le document, que je vous ai remis hier, est fausse. En réalité, il faut ajouter une heure.
– Je ne comprends pas Elodie, expliquez-moi pourquoi ?
Elodie commençait à répondre lorsque le chef Sagol arriva.
– Bonjour monsieur.
– Je vous présente mon chef, l’adjudant-chef Sagol qui est le responsable de l’enquête.
– Bonjour mademoiselle, lança Sagol, bonjour Gilles.
– Bonjour chef, mademoiselle Elodie est infirmière au service des urgences, c’est elle qui nous a renseignés sur l’admission au service des urgences de monsieur Robert Rigaud. Elle a du nouveau par rapport à hier.
– Oui monsieur, il y a eu pendant plusieurs mois un décalage d’une heure dû à une manipulation informatique erronée. Lors du passage de l’heure d’été à l’heure d’hiver , le système a été avancé d’une heure, au lieu d’être retardé. Cela a créé une différence de deux heures en hiver et d’une heure actuellement.
– Cette anomalie n’a pas été rectifiée ? demanda Sagol.
– Seulement la semaine passée. Cela ne concernait qu’un logiciel secondaire, ce qui explique que, pendant plusieurs mois, l’heure affichée sur les fiches d’admission était fausse.
Gilles posa une question à Elodie :
– Monsieur Robert Rigaud est passé à douze heures trente, quelle heure était-il en réalité ?
– Il était treize heures trente.
Sagol demanda à Elodie si elle était d’accord pour signer sa déposition.
– Pas de problème monsieur le chef, je n’ai pas le droit de cacher la vérité, déclara Elodie. Je voudrais aller au travail maintenant, sinon je vais être en retard.
Gilles lui proposa de l’emmener en voiture pour lui faire gagner du temps.
– Je vous remercie, mais une bonne marche à pied me fera le plus grand bien.
Il raccompagna l’infirmière jusqu’à la porte.
Elodie salua les deux hommes et partit à grandes enjambées en direction de l’hôpital.
– Gilles, je crois que vous avez la réponse à votre intime conviction. Il nous reste à attendre l’arrivée de Liard et du nordiste, puis nous irons cueillir monsieur Rigaud. Il doit avoir une petite histoire à nous raconter.
– C’est exact chef, c’est comme si un sixième sens m’avait prévenu. Ça ne collait pas tout ça. Bien sûr, il faut d’autres preuves, mais nous avons progressé dans la recherche du coupable.
– Je ne vous le fais pas dire, cher ami.
Gilles mit ses deux autres collègues au courant devant un café.
– Maintenant messieurs, espérons que notre homme viendra avec nous sans poser de problème. Si vous êtes prêts, nous y allons, dit Sagol.
Les quatre hommes prirent un fourgon et mirent les gilets pare-balles à l’arrière du véhicule.
– On ne sait jamais ! dit le nordiste.
Comme la veille, le chien aboya et Rober Rigaud sortit sur le seuil.
Le chef Sagol s’approcha.
– Bonjour monsieur Rigaud, je vous demande d’éloigner votre chien.
– Que voulez-vous encore ?
– Vous parler, il faudrait nous accompagner jusqu’à la gendarmerie.
– Je vous demande un instant, je vais me préparer.
– Ce n’est pas nécessaire, vous pouvez venir dans cette tenue.
Le chef Sagol était prudent, il ne voulait pas que le suspect retourne à l’intérieur de la maison.
– Je vais attacher le chien et je suis à vous messieurs.
Il se dirigea vers un arbre au pied duquel était fixée une chaîne. Il accrocha le mousqueton au collier de l’animal et marcha en direction des gendarmes.
Le chef Sagol ne lui passa pas les menottes, avec une clavicule cassée, Rigaud ne constituait pas un danger pour la maréchaussée. Liard prit le volant, Sagol s’assit à côté de lui, tandis que Gilles et le nordiste encadraient Robert Rigaud à l’arrière du fourgon.
L’interrogatoire commença, monsieur Rigaud se disait surpris par l’intervention des gendarmes.
– Je ne saisis pas tout ce battage messieurs, je vous ai dit, hier, que j’étais à l’hôpital à l’heure du meurtre des époux Drochard.
Gilles lui répondit du tac au tac :
– Qui vous a parlé de l’heure du meurtre, monsieur Rigaud ?
– Vous, je suppose.
– Vous supposez mal monsieur Rigaud, nous ne l’avons pas abordé avec vous, rétorqua Sagol.
Rigaud n’était pas ébranlé par ses interlocuteurs, il avait l’habitude d’avoir en face de lui de la contradiction.
– J’ai procédé par déduction, puisque vous m’avez demandé à quelle heure avait eu lieu mon accident.
– Il se trouve que vous nous avez menti hier, monsieur Rigaud, asséna Gilles.
– A quel propos monsieur ?
– L’heure de votre accident, rétorqua Sagol.
– Je n’ai pas regardé ma montre, mais il était aux environs de midi.
– Non monsieur Rigaud, si je vous dis treize heures, qu’en pensez-vous ?
– C’est de la manipulation, je crois que je vais attendre mon avocat, je ne dirais plus rien messieurs.
– A votre guise, monsieur Rigaud,
Le chef Sagol lui signifia sa mise en garde à vue.
– Si vous pensez que la meilleure défense est le silence, vous êtes dans l’erreur, le gendarme est patient. Gilles, appelez le docteur Tardieu pour effectuer des prélèvements.
– Entendu, chef.
– Monsieur Rigaud, nous allons procéder à des analyses sanguines et notamment d’ADN.
– Je ne vois pas ce que vous cherchez avec moi, monsieur Sagol, c’est de l’acharnement.
– Nous verrons bien monsieur Rigaud, trouvez un autre alibi si vous êtes sûr de votre innocence.
Robert Rigaud adopta une position de mutisme , il n’adressa plus la parole à personne.
Le docteur Tardieu passa à la gendarmerie en fin de matinée. Il effectua rapidement les prélèvements sanguins et salivaires. Il ne restait plus qu’à transmettre les échantillons au labo en précisant que c’était très urgent.
Après avoir déjeuné, dans le petit restaurant habituel du bourg, les gendarmes revinrent à la brigade. Le chef Sagol devait prévenir Antoine Catano car il fallait perquisitionner au domicile de Robert Rigaud. Pendant que ses trois subordonnés procédaient à une tentative d’interrogatoire du suspect, Sagol décrocha le téléphone et composa le numéro du juge d’instruction.
– Allô ! Antoine Catano, je vous écoute.
– Bonjour Antoine, Sagol à l’appareil, toujours aussi chaud ?
– J’ai mis un ventilateur, la justice est pauvre, et vous, du neuf ?
– Ah oui ! Je crois que c’est la meilleure piste depuis le début de l’enquête. Nous avons appréhendé monsieur Rigaud ce matin, il nie tout en bloc.
– C’est fréquent dans un premier temps, Sagol.
– Bien sûr, il a choisi de ne plus répondre à nos questions. Le faisceau de présomptions est important, je souhaite effectuer une perquisition chez lui cet après-midi.
– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous rejoins, j’ai envie d’aller sur le terrain.
– C’est d’accord, nous vous attendons à la gendarmerie du bourg.
– Entendu, je serai là vers quinze heures, à tout de suite Sagol.
– A tout à l’heure, Antoine.
Sagol rejoignit ses trois collègues qui étaient dans une cellule avec Robert Rigaud.
– Monsieur Rigaud, je vous informe que le juge d’instruction, Antoine Catano, sera ici vers quinze heures. Si vous avez des choses à dire, ce sera le moment. Souhaitez-vous contacter un avocat ?
– Je connais maître Livi, c’est lui qu’il faut appeler.
– Venez avec nous, vous le contacterez vous-même.
Maître Livi était absent, sa secrétaire prit note et se chargeait de le prévenir.
– Monsieur Rigaud, souhaitez-vous la présence d’un autre avocat ? demanda Sagol .
.- Non, maître Livi fera l’affaire.
– Avez-vous d’autres choses à nous dire concernant la journée du quatorze mai ? interrogea Gilles .
– Je n’ai rien à ajouter, ramenez-moi en cellule.
– Ici, monsieur Rigaud, c’est nous qui décidons de ce que nous avons à faire, rétorqua le chef Sagol. Nous attendrons ici l’arrivée du juge.
Antoine Catano n’avait pas traîné pour venir. Après avoir raccroché le téléphone, il fit immédiatement taper, par la greffière, l’ordre de perquisition et fila aussitôt. Le juge Catano aimait beaucoup être sur le terrain. De plus, le chef Sagol et son équipe avaient toute sa sympathie, il se sentait bien avec eux.
A l’arrivée d’Antoine, Sagol sortit de la pièce où se trouvait le suspect et les autres gendarmes. Il alla dehors à la rencontre du juge.
– Alors Sagol, la pêche est bonne à ce qu’il paraît?
– C’est l’avenir qui va le dire.
– Toujours muet, l’oiseau ?
– Oui, il a choisi maître Livi, mais il est absent.
– Il n’a pas désigné un autre avocat ?
– Il ne veut personne d’autre.
– Si maître Livi est prévenu, le reste ne nous concerne pas.
– Antoine, je vous conduis jusqu’à lui, ajouta Sagol.
– Allons-y cher ami.
– Monsieur Rigaud, je vous présente le juge d’instruction en charge du dossier dans lequel vous êtes suspecté.
– Merci monsieur Sagol. Je suis Antoine Catano. Je souhaite avoir des explications sur votre emploi du temps du quatorze mai, entre onze heures et treize heures.
– J’ai déjà averti vos hommes que je n’ai rien à dire, répéta Rigaud.
– Dans ce cas, monsieur Rigaud, nous allons perquisitionner votre propriété. A l’issue de cette visite, je procéderai certainement à votre mise en examen et vous serez écroué. Est-ce vraiment cela que vous souhaitez, monsieur Rigaud ?
– Je n’ai rien à déclarer monsieur, mettez-moi au trou.
– Monsieur Rigaud, vous vivez seul, je crois, questionna Sagol . Qui peut s’occuper de vos animaux ?
– Monsieur Lachenaz, il habite au pied de la colline.
– Nous irons le voir de votre part.
– Je dois vous dire merci, grommela Rigaud.
– Ce ne sera pas indispensable monsieur Rigaud, répondit Sagol.
Le suspect, laissé en cellule, fut confié aux gendarmes présents à la brigade. Le juge Catano et l’équipe du chef Sagol prirent la route en direction du logis de monsieur Robert Rigaud. Gilles avait émis l’idée de passer par le carrefour du vieux chêne pour revoir les lieux du supposé accident du suspect.
C’était un endroit bucolique, au croisement de quatre routes. L’arbre majestueux couvrait de son feuillage la majeure partie de la chaussée. Quelques mètres plus loin, un châtaignier faisait de l’ombre. Il y avait des restes d’un pique-nique, l’endroit devait être prisé le dimanche à la belle saison. Le gendarme Gilles s’approcha du vieil arbre. Il voulait vérifier l’impact d’un véhicule sur le tronc, l’écorce avait bien été arrachée.. Robert Rigaud avait probablement raison sur ce point, l’accident avait pu se produire ici.
Le groupe repartit en direction de la colline où monsieur Rigaud habitait. Ils firent une halte chez monsieur Lachenaz, c’était un vieux monsieur assez sympathique. Il ne posa aucune question et donna son accord pour s’occuper des bêtes le temps nécessaire.
Le juge et les gendarmes n’eurent pas besoin de briser la serrure, Rigaud leur avait donné la clé sans difficulté. Le chien blanc attaché hurlait en tirant sur sa chaîne. Les cinq hommes pénétrèrent dans la maison. C’était une vieille ferme en pisé, typiquement dauphinoise. Les murs étaient très épais et, malgré la chaleur des derniers jours, il régnait une température fraîche dans la cuisine.
Les gendarmes ne savaient pas trop ce qu’ils cherchaient. Le nordiste fut attiré par une série de casseroles neuves. Deux d’entre elles étaient cabossées, la plus petite avait quelques traces brunâtres. Sagol et Antoine Catano décidèrent de les faire analyser. Les deux gamelles furent mises dans un sac en plastique scellé.
Liard appela ses compagnons, il venait de trouver un jambon entamé pendu dans un débarras à l’étage. Il était pendu par une cordelette, qui attira l’attention des hommes. Un morceau d’une autre corde était attaché et incrusté dans la viande. Sagol prit un sac en plastique et mit des gants avant de le dépendre, les relevés d’empreintes pouvant s’avérer d’un grand secours.
Ils se rendirent dans la chambre de Robert Rigaud Un crucifix était accroché au-dessus du lit et deux photos dans un cadre trônaient sur la table de nuit. La première représentait un jeune couple qui s’embrassait. La deuxième montrait une jeune fille d’une quinzaine d’années assise dans un pré, elle souriait avec un brin d’herbe au coin des lèvres. Dans l’armoire de type campagnard, les hommes enlevèrent le linge et le remirent en place, il n’y avait rien d’autre.
Le groupe avait fait le tour de toutes les pièces, ils avaient visité les dépendances et n’avaient rien trouvé de significatif. Gilles récupéra l’agenda du suspect avant de partir. Antoine Catano et le chef Sagol étaient satisfaits, ils étaient convaincus que le jambon et les casseroles parleraient.
Les deux hommes questionnèrent le suspect sur leurs trouvailles. Celui-ci resta sur sa position, il refusa de collaborer. Le juge Catano prit un air solennel pour lui signifier sa mise en examen pour double assassinat sur les personnes d’Antoinette et Germain Drochard, avec transfert immédiat à la maison d’arrêt.
– J’informe votre avocat, maître Livi.
– Je n’y suis pour rien, monsieur le juge, assura Rigaud.
Le juge Catano et ses gendarmes s’installèrent dans un bureau et fermèrent la porte.
Antoine Catano prit le premier la parole :
– Voilà du travail bien fait. J’apprécie votre professionnalisme et la qualité de nos contacts, je tenais à vous le dire de vive voix. Je crois que nous tenons le coupable. Il parlera, c’est trop neuf, quelques jours en milieu carcéral le rendront bavard. Cela nous permettra de connaître le mobile.
Gilles donna son avis. Il croyait à un litige d’ordre financier concernant l’achat d’une panoplie complète par Toinette. Sagol penchait aussi pour cette hypothèse, mais il se disait qu’on ne tue pas pour si peu de choses. Liard et le nordiste avaient du mal à trouver un mobile, ils ne voyaient qu’un différend commercial. Les cinq hommes prirent un café avant d’évacuer Rigaud vers la maison d’arrêt.
L’adjudant-chef Sagol et le juge d’instruction Catano étaient réunis dans le bureau du juge au palais de justice. En ce jeudi vingt juin, ils attendaient, d’une minute à l’autre, les résultats des analyses ADN de Robert Rigaud. Antoine Catano trouvait le temps long, il avait convoqué le suspect le lundi dix-sept, ce dernier avait campé sur ses positions. Maître Livi, habitué des prétoires, avait informé son client de son attitude suicidaire. Ce dernier niait être compromis dans cette affaire. L’avocat était perplexe, mais il adopta la ligne de défense de son client.
Deux coups furent frappés à la porte, la greffière ouvrit. Un coursier apportait les résultats du laboratoire scientifique de la gendarmerie nationale. Sagol se plaça près du juge Catano, il voulait prendre connaissance des conclusions du labo en même temps que lui.
Antoine Catano ouvrit l’enveloppe avec un coupe-papier en forme d’épée. Les deux hommes lurent le rapport, il y avait beaucoup de termes techniques. Une phrase attira leur attention: « le séquençage a permis de déterminer une similitude sur le prélèvement numéro 218 14052005 et le prélèvement 453 07062005. »
Les deux hommes levèrent un poing vainqueur et frappèrent leurs mains dans une amicale et virile poignée. Le premier numéro concernait les empreintes collectées sur la cordelette ayant supportée le jambon dans le grenier de Toinette et Germain. Le second correspondait au prélèvement salivaire effectué sur la personne de Robert Rigaud.
Les deux hommes continuèrent page après page, la lecture du document. Ils lurent la même phrase « le séquençage a permis… ». Il s’agissait de l’analyse des traces marrons trouvées sur la casserole saisie au domicile du suspect. C’était du sang humain, il appartenait au défunt Germain Drochard. La suite du rapport n’apporta pas d’autre élément à charge.
Antoine Catano envoya une poussée dans le dos de Sagol, ce dernier répliqua par un coup d’épaule. C’était leur manière de se congratuler.
– Bon boulot ! Vous et vos hommes, vous pouvez être fiers. Ce n’était pas gagné après la libération de Youssef Bekrane.
– Le facteur chance, du flair et un peu de métier nous ont permis d’accorder aux époux Drochard un ultime cadeau, celui de reposer en paix. Leur crime ne restera pas impuni, déclara Sagol.
– Etes-vous disponible demain matin ? demanda Catano à Sagol .
– Avec les nouvelles que nous venons de lire, je crois que oui, cher Antoine.
– Je convoque pour demain matin le prévenu et son avocat. Je formule l’espoir d’entendre les aveux du coupable. Maintenant, il ne peut plus nier.
– Antoine, si vous êtes d’accord, j’aimerais venir avec mon adjoint, le gendarme Gilles. C’est un collaborateur promis à une belle carrière, il excelle dans les situations difficiles.
– Accordé, nous ne pouvons pas faire venir toute l’équipe, mais je vous charge de leur transmettre mes félicitations. A ce propos, je compte inviter vos hommes autour d’une bonne table dans les jours à venir, nous en reparlerons.
– C’est une excellente idée Antoine, je vais de ce pas leur en parler.
– Donc à demain, disons à neuf heures trente ici.
– Pas de problème, à demain Antoine.
– A demain Sagol.
Antoine Catano passa deux coups de fil, le premier à maître Livi pour l’informer des résultats qui accablaient son client. La deuxième communication était pour la gendarmerie. Il prévint le service concerné. Il faudrait une escorte pour extraire de prison le prévenu et l’amener au palais de justice le lendemain matin. Il confirma sa demande par écrit.
C’était officiel, aujourd’hui, vingt et un juin, l’été commençait. Gilles et Sagol buvaient un café à proximité du palais de justice. Il était presque neuf heures, ils avaient le temps. Le soleil brillait et chauffait déjà l’atmosphère. Antoine Catano passa à leur hauteur, il ne les avait pas vu.
Sagol le hèla :
– Antoine!
Ce dernier se retourna, fit demi-tour et vint à la table des deux gendarmes.
– Bonjour Monsieur Catano, salua le gendarme Gilles.
– Gilles, vous allez me mettre de mauvaise humeur, monsieur c’est dans le prétoire, ici, c’est Antoine.
– Excusez-moi Antoine, j’ai du mal à m’habituer, balbutia Gilles.
– Bonjour Antoine, un café vite fait ?
– Avec plaisir Sagol, ça va depuis hier ?
– Oui, c’est la saint Jean et ce soir la fête de la musique. De plus, ça tombe un vendredi soir, c’est parfait.
– Vous êtes musicien Sagol ?
– Pas du tout, je dirais un peu mélomane.
Il ne voulait pas parler de sa passion pour les chansons d’avant- guerre et de sa collection de soixante-dix-huit tours.
– J’ai joué du violon pendant plusieurs années, maintenant j’envoie au violon, c’est une forme de continuité.
Antoine Catano aimait aussi jouer avec les mots.
– Et vous Gilles, vous êtes jeune, vous êtes un rappeur ?
– Cela aurait pu, j’ai joué un peu d’accordéon et j’aime plutôt les chansons à texte, Brassens, Brel, Aznavour …
– Je vous remercie pour le café. Il faut y aller, nous avons de la visite ce matin, messieurs.
– Je m’occupe de l’addition et nous arrivons Antoine, répliqua le chef Sagol.
Les trois hommes récapitulèrent les points que le juge Catano allait aborder avec Robert Rigaud et maître Livi. Ils étaient tous d’accord, il fallait obtenir les aveux du prévenu en s’appuyant sur l’ADN. Ensuite, ils s’intéresseraient au mode opératoire de l’assassin et en dernier, au mobile du crime.
Maître Livi arriva cinq minutes avant son client, il salua le juge et les gendarmes. Il ne s’exprima pas sur l’affaire, il attendit son client. Il demanda à Antoine Catano de bénéficier de quelques minutes seul avec monsieur Rigaud. Le juge Catano accepta la demande.
A dix heures précises, le prévenu arriva encadré par deux gendarmes. Il rejoignit son avocat dans une pièce vitrée faisant office de parloir. Les pandores surveillaient la salle de l’extérieur.
Moins de dix minutes s’étaient écoulées, lorsque le suspect se présenta avec son avocat devant le juge d’instruction Catano.
– Asseyez-vous monsieur Rigaud. Messieurs vous pouvez enlever les menottes. Votre avocat a dû vous informer du but de votre visite, qu’avez-vous à me dire ?
Robert Rigaud, pour la première fois, baissa la tête, il essaya de parler, il n’y arriva pas.
Maître Livi prit le relais de son client.
– Pourriez-vous donner un verre d’eau à monsieur Rigaud? Mon client a besoin de s’éclaircir la voix.
Robert Rigaud but le verre tendu par le juge. Il releva légèrement la tête et déclara :
– J’ai tué Antoinette et Germain Drochard.
Il s’était délesté de son fardeau, il but une autre gorgée.
– Continuez monsieur Rigaud, je vous écoute.
– J’ai d’abord tué Germain. Je suis monté le voir au grenier, pendant que Toinette préparait l’argent dans une autre pièce. Elle m’avait dit que son mari trouvait la série très chère. Je lui ai rétorqué que j’allais lui démontrer la qualité du produit. J’ai pris deux casseroles et je l’ai rejoint sous les toits. Il était en train de vérifier l’état de ses saucissons et de son jambon. Il me tournait le dos, je lui ai asséné un coup avec la petite gamelle et j’ai pris la corde qui servait à monter les bottes de foin. Je l’ai attachée à la poutre, j’ai fait deux nœuds coulants et j’ai passé la corde autour du cou de Germain.
Catano demanda comment il s’y était pris pour mettre la corde autour du cou de monsieur Drochard .
– J’avais pris avec moi une grosse cocotte. J’ai attrapé Germain sous les bras et je suis monté sur le récipient, ensuite je l’ai retiré.
– Aviez-vous quitté vos chaussures ? questionna Catano.
– Pas du tout, j’avais pris plusieurs sacs au supermarché. Je les ai ajustés avant d’arriver chez eux, je ne voulais pas laisser de traces.
– Et pour madame Drochard, qu’avez-vous fait ?
– Je suis redescendu et je lui ai fait croire que son mari l’appelait. Elle est montée et je l’ai assommée de la même manière que son mari. elle n’a pas eu le temps de le voir au bout de la corde. Ensuite, j’ai mis la cocotte en face du second nœud et j’ai procédé à l’identique, elle était légère.
– Qui vous a appris à faire des nœuds monsieur Rigaud ? demanda le juge.
– J’ai fait cinq années dans la marine entre dix-huit et vingt-trois ans, j’ai appris tous les nœuds existants.
– Comment avez-vous fait pour ne pas laisser de traces sur les cadavres ?
– J’avais mis des gants de vaisselle jetables, monsieur le juge.
– Alors pourquoi y avait-il des empreintes sur le jambon ?
– Le jambon étant gras, il glissait entre mes doigts. Je ne pensais pas que les investigations iraient jusque là, alors j’ai quitté un gant pour pouvoir le tenir et le décrocher.
– Pourquoi cet acte, monsieur Rigaud ?
– C’est une longue histoire monsieur le juge.
– Nous sommes là pour ça, répondit Catano.
– Il y a longtemps, mes parents exploitaient la ferme où j’habite aujourd’hui. Ils avaient quelques bêtes et cultivaient le tabac. La région s’était spécialisée dans cette culture. La régie des tabacs était le plus gros employeur de la vallée. Pendant que je naviguais sur les océans, il s’est passé des événements terribles. Mon père a été accusé injustement de spolier l’état en cultivant des plants en dehors de tout contrôle. La sanction fut immédiate et sans appel, la régie des tabacs retira son agrément à mon père. Il n’avait plus le droit d’en cultiver. Il perdit le fruit de sa récolte de l’année et les trois quarts de ses ressources. Mon père s’est pendu huit jours après avoir reçu la notification. Etant à proximité des terres australes, je n’ai pu assister aux obsèques, ni épauler ma mère. J’attendais l’escale en Australie pour rejoindre la métropole par avion. Cinq jours plus tard, nous étions à proximité des côtes lorsque le pacha me convoqua dans sa cabine. Il venait d’apprendre le décès de ma mère. Elle s’était pendue au même endroit que mon père. J’ai pu suivre l’enterrement de ma mère. Le pacha était un homme juste. Il m’accorda une permission de longue durée jusqu’à la fin de mon contrat car je l’avais informé que je ne souhaitais pas rempiler.
– Quel est le lien avec la famille Drochard, monsieur Rigaud ?
– J’allais y venir monsieur le juge. A mon retour sur terre, je me suis installé à la ferme familiale. En fouillant dans les documents de mes parents, j’ai retrouvé une copie du procès-verbal qui accablait mon père. L’enquêteur, instigateur et signataire s’appelait Germain Drochard, je ne l’ai jamais oublié.
– Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ? demanda Catano.
– C’est le hasard qui a mis Antoinette Drochard sur mon chemin et de plus, j’avais d’autres soucis.
– Quel genre de soucis monsieur Rigaud ?
– Des dettes, monsieur le juge, des dettes de jeu.
– Et les époux Drochard dans tout ça ?
– J’avais un jeu d’ustensiles d’avance et je majorais le prix en me faisant payer avec de l’argent liquide. J’avais vendu la série quatre cents euros de plus que le prix pratiqué. Germain Drochard n’était plus du tout d’accord, c’est ce qui m’a poussé à l’action.
– C’est vous qui avez fait changer la date du rendez-vous initial prévu sur la carte ?
– C’était bidon monsieur le juge. Souvent, j’avais réalisé la vente avant, mais je faisais envoyer la carte par le client en lui demandant de jouer le jeu avec la télé-actrice, je faisais miroiter un petit cadeau. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait changer la date, mais ça n’avait aucun rapport avec la mort de Toinette et Germain Drochard. Ce qui a déclenché mon geste fatal, c’est l’attitude de Germain qui m’avait traité d’escroc.
– Monsieur Drochard connaissait-il vos antécédents familiaux ?
– Je ne crois pas, mes clients m’appelaient rarement par mon nom, tout le monde connaissait Robert.
– Vous avez pris l’argent et les casseroles ?
– Oui, il y avait deux mille euros, je les ai récupérés et j’ai repris la marchandise.
– Avez-vous conscience du gâchis ? martela Catano.
– Oui, pour sa famille mais pas pour Germain. Lui, c’était une ordure.
Catano se tourna vers l’avocat :
– Maître, voulez-vous ajouter quelque chose?
– Merci monsieur le juge, nous plaiderons le crime du désespoir.
– Monsieur Rigaud, je vais vous faire signer votre déposition. Nous allons procéder à la reconstitution dans les jours qui viennent, avant les vacances de juillet. Messieurs les gendarmes, vous pouvez reconduire monsieur Rigaud. Au revoir monsieur Rigaud, au revoir maître Livi.
Catano était un juge expérimenté et ouvert, il avait mené l’audition de main de maître. Il n’intervenait que pour préciser un point qui devait l’être. Il laissait son interlocuteur s’exprimer dans un climat de confiance. Il était capable de faire parler un muet.
Les gendarmes furent séduits par sa maîtrise et sa connaissance du dossier. Le juge possédait une capacité d’assimilation peu ordinaire. Rien ne lui avait échappé et il avait obtenu toutes les réponses à ses questions.
– Alors messieurs, il nous reste la reconstitution et vous pourrez vous mettre au vert.
– Bravo Antoine, notre homme s’est mis à table et vous lui avez fait dire l’essentiel. Triste destinée familiale, ajouta Sagol.
– Ces schémas se reproduisent souvent. Un psy pourrait nous l’expliquer mieux que moi, mais, dans ce dossier, le rôle des enquêteurs a été primordial. Si vous n’aviez pas eu un bon contact, madame Michal n’aurait pas parlé à vos hommes. Si Gilles, ici présent, n’ avait pas fait preuve de tact, est-ce que l’infirmière serait revenue le lendemain pour réparer son oubli ? Je ne crois pas. Puis il ajouta :
– Vous dansez toute la nuit messieurs ? Moi ! oui car c’est la fin d’une bonne semaine.
Gilles remercia Antoine Catano pour l’intérêt et l’aide qu’il avait manifestés pour son travail et il l’assura de sa gratitude. Catano le reprit sur-le-champ en précisant qu’il ne voulait pas d’un collaborateur asservi, mais d’un ami sur qui compter. Gilles se leva et tendit sa main à Antoine.
– Message reçu, je suis votre homme. /
Il avait un rendez-vous, il prit congé du juge et du chef Sagol.
Sagol et Catano conversèrent un bon moment, puis ils décidèrent de prendre le dîner ensemble. Antoine prit son portable et réserva une table pour deux à « l’Ame du Palais ». Sagol pensa que, décidément, ils avaient les mêmes valeurs. Les deux hommes prirent un repas léger. Au dessert, ils avaient décidé de se tutoyer, le respect et l’amitié s’étaient invités à leur table.
La reconstitution eut lieu le jeudi vingt-sept juin, la vague de chaleur avait enfin quitté le pays. La veille, un violent orage avait touché la région. La boue se répandit sur les routes, des arbres déracinés gisaient sur les accotements. La température avait chuté d’une dizaine de degrés, il faisait même frais pour la saison.
Antoine Catano avait contacté le chef Sagol pour convenir du jour et de l’heure de la reconstitution. Ils convinrent qu’il était souhaitable de se rendre sur les lieux un jour d’école et juste après le ramassage des enfants par le car scolaire. Le chef Sagol et le gendarme Gilles firent la route ensemble. Antoine Catano arriva à la gendarmerie à sept heures et demie, il fut accueilli par Liard et le nordiste. Maître Livi arriva peu après.
Le juge d’instruction et le chef Sagol avaient rencontré Martine Bedel et Régis Drochard la semaine précédente. Ils leur avaient communiqué l’essentiel des informations recueillies auprès du meurtrier. Le juge leur demanda s’ils connaissaient monsieur Robert Rigaud. Ils répondirent que tout le monde côtoyait tout le monde . Monsieur Rigaud était connu, mais Madame Bedel précisa qu’il n’avait jamais fait partie de leurs relations. Elle demanda au juge Catano de féliciter les gendarmes au nom de la famille. Le travail de deuil allait pouvoir commencer.
Antoine Catano ne souhaita pas informer la famille de la date de la reconstitution. Il ne voulait pas faire souffrir inutilement les proches et il protégeait les protagonistes d’éventuelles réactions difficiles à contrôler.
Le fourgon transportant Robert Rigaud se gara dans la cour de la caserne. Liard alla à la rencontre de ses collègues pour leur demander de ne pas s’arrêter et de laisser le prisonnier dans le véhicule. Il était sept heures quarante-cinq lorsque le convoi prit la direction de la maison de Toinette et Germain.
Robert Rigaud était pâle et amaigri, la détention semblait dure à vivre pour lui. Les gendarmes l’avaient équipé d’un gilet pare-balles, c’était la procédure. Il y avait déjà eu quelques bavures en de pareilles circonstances. Le garde des Sceaux avait ordonné, par circulaire ministérielle, de revêtir les suspects d’un équipement de protection, lors des déplacements sur les lieux du crime.
Rigaud renouvela le geste fatal. Le gendarme Liard était la doublure de Germain, le nordiste prit le rôle de Toinette. La corde remise en place, un malaise gagna les participants. Catano ne s’attarda pas, la vérification des faits corroborait les dires du coupable.
Les participants rejoignirent le rez-de-chaussée. Le juge Catano s’adressa à Robert Rigaud et maître Livi :
– Messieurs, le dossier d’instruction étant clos, je transmets ce soir le dossier au parquet pour qu’il soit inscrit à la prochaine session d’assises. Si tout se passe normalement, votre procès devrait avoir lieu au printemps prochain.
– Le plus tôt sera le mieux, je veux payer ma faute l’esprit en paix monsieur le juge.
– Ce sera un problème avec votre conscience, monsieur Rigaud. Je ne peux rien vous dire de plus.
– Merci monsieur le juge, je sais que le cheminement sera long et difficile.
– Au revoir Rigaud, au revoir maître.
Catano confia à Sagol qu’il avait connu maître Livi plus lyrique. Il s’était complètement effacé à l’instar de son client. Il avait adopté la même abnégation, comme s’il avait reçu l’ordre de se taire, c’était surprenant.
6 mars 2010 à 16h15 #151737Chapitre 22
La session de printemps de la cour d’assises s’ouvrit le lundi trois mars. Trois procès étaient inscrits à l’ordre du jour du tribunal. Le premier concernait une fusillade à la sortie d’une boîte de nuit. Deux gosses de vingt ans y avaient laissé leur vie. C’était un drame de la bêtise humaine, du racisme ordinaire, les victimes avaient la peau noire. L’assassin, videur de la discothèque, avait eu une altercation avec les jeunes. Il était parti chercher une arme et la suite de l’histoire allait se dérouler dans le prétoire.
La seconde affaire était plus obscure, il s’agissait de règlements de comptes entre truands sur fond de prostitution. Une jeune femme moldave, en situation irrégulière, avait payé de sa vie son désir d’être libre. Trois accusés devaient répondre de ce crime devant les assises.
L’assassin de Toinette et Germain serait jugé en dernier. Compte tenu des délais envisagés pour les autres affaires, les débats ne devaient débuter que le lundi dix-sept mars.
Une cinquantaine de citoyens, sélectionnés sur les listes électorales, étaient présents dès le premier jour de la session. La désignation des jurés avait lieu le premier jour de chaque procès. Chacun espérait être tiré au sort dès le début, cela permettait de se libérer dès l’énoncé du premier verdict. Il y avait vingt-neuf hommes et vingt et une femmes.
Les procès se déroulèrent conformément au calendrier. Le videur de la boîte de nuit écopa d’une condamnation à trente années de réclusion, dont dix-huit incompressibles. Les trois proxénètes énervèrent beaucoup les magistrats et le jury. Ils furent condamnés à perpétuité avec une peine de sûreté de vingt ans.
Le dix-sept mars à neuf heures, le juge Gilbert Berland, président de la cour d’assises, ouvrit les débats. Les jurés potentiels étaient tous dans la salle, il ne restait que douze hommes et neuf femmes sur les bancs. Robert Rigaud, très faible, semblait être ailleurs. Maître Livi était très attentif aux propos du président de la cour d’assises.
– Messieurs, nous allons procéder à la désignation du jury, annonça le président.
L’avocat de la défense récusa quatre hommes et une femme et le ministère public trois hommes et une femme. La stratégie de maître Livi était simple. Il comptait sur la sensibilité féminine, pour essayer d’apitoyer le jury, afin que le verdict ne soit pas trop lourd. Il avait récusé une femme car il la trouvait autoritaire et elle était célibataire. Il avait aussi écarté un militaire en retraite, deux chefs d’entreprise et un responsable des ressources humaines.
Cinq femmes et quatre hommes furent retenus. La moyenne d’âge était de cinquante-sept ans. L’ensemble des jurés féminins était composé de deux enseignantes, une chef d’entreprise, une retraitée de la fonction publique hospitalière et une sans profession. Deux retraités, un artisan charpentier et un agriculteur constituaient le jury masculin. Après leur désignation et celle des suppléants, le président Berland prononça une suspension de séance. L’audience devait reprendre à quatorze heures.
A l’heure dite, le président Berland fit son entrée, il était accompagné de deux assesseurs. Tout le monde s’était levé. D’un geste de la main, il fit signe à l’assemblée de s’asseoir. Au premier rang, Martine Bedel et Régis Drochard étaient assis côte à côte. Franck n’était pas venu, Hugues était retenu par ses activités au Japon. Kévin et Vanessa, toujours ensemble, complétaient la travée.
Après l’interrogatoire d’identité, le président lut l’acte d’accusation. C’était fastidieux, mais il convenait de poser le décor. Robert Rigaud était absent, il regardait droit devant lui et répondait machinalement aux questions du président. A dix-sept heures, Gilbert Berland décida de suspendre les débats. Il attendait les protagonistes le lendemain dix-huit mars à neuf heures.
Le printemps pointait son nez à la fenêtre. Nicolas Favant avait obtenu l’autorisation de s’absenter car il était convoqué au tribunal comme témoin. La journée s’annonçait difficile pour la défense de l’accusé. L’audience était consacrée à la découverte des corps, au défilé des témoins de l’accusation et des enquêteurs. Sagol, Gilles, Liard et le nordiste étaient assis deux rangées derrière la famille.
Le mardi et le mercredi furent pénibles à vivre, Nicolas Favant eut du mal à décrire ce qu’il avait vu. Toni Guccione relata comment il avait décroché les époux Drochard. Vanessa sanglotait dans la salle, son frère tenait son visage dans ses mains.
Le mercredi matin, dix-neuf mars, les enquêteurs se succédèrent au prétoire. Sagol fit un résumé du travail de son équipe. Il compléta son exposé par des réponses fournies par ses subordonnés. Le président, le félicita pour la clarté de ses propos et la structuration de sa présentation. Sagol pensa que ce n’était pas un oral du bac.
L’après-midi, les experts défilèrent à la barre, le docteur Tardieu témoigna le premier. Il resta très technique et conclut que l’ensemble des éléments constatés, ne lui avaient pas permis délivrer le permis d’inhumer. Le médecin légiste confirma que les défunts étaient vivants lorsque Robert Rigaud les avaient suspendus à la corde. L’accusé et la famille Drochard aspiraient ardemment à la fin.
Le dernier intervenant fut le biologiste, responsable des analyses ADN. Aucun doute n’était permis, les résultats étaient incontestables, d’ailleurs, la défense n’avait jamais mis en doute la procédure.
Maître Jonas, l’avocat de la famille Drochard, savait que son rôle était aisé, aussi décida-t’il d’être bref. Il requit les témoignages de Kévin Drochard et madame Gisèle Recouvrat, infirmière. Après quelques questions pour éclairer la cour sur la personnalité débonnaire des victimes, il déclara qu’il n’avait pas d’autre témoin à appeler.
Maître Livi choisit, en accord avec son client, de ne faire citer aucun témoin de la défense. Le président Berland en fut surpris. Il posa deux fois la question et, par deux fois, maître Livi confirma que son client et lui-même n’avaient pas fait appel à des témoins de moralité.
L’avocat général prit la parole, le jeudi en fin de matinée, son réquisitoire fut implacable. Il mit l’accent sur l’âge des victimes et parla de barbarie. Il cherchait l’humanité dans le regard de l’accusé et ne la trouvait pas. Il traita Robert Rigaud d’escroc à la petite semaine. D’un revers de manche, il rejeta la fin tragique des parents de l’accusé. C’était trop ancien, même la mule du pape n’avait ruminé sa vengeance que sept ans. Il conclut en se tournant vers la famille tout en désignant Rigaud du doigt.
– Une famille brisée, une famille désemparée, face à un monstre au sang-froid. Vous êtes ce que la société engendre de plus pervers; un être ordinaire qui a décidé de tuer comme on décide d’acheter un paquet de bonbons ou une pizza. Il ne faut plus que vous traîniez vos casseroles dans nos campagnes et il se tourna vers les jurés :
Mesdames, messieurs les jurés, en plus de ce meurtre, il a aussi salit l’entreprise « Cuisine Saine ». Son PDG a fait part à la cour du changement d’enseigne de sa société ; après l’époque « Cuisine Saine » voici le temps de la « Campagne Saine ». En condamnant lourdement l’accusé, vous rendrez justice aux époux Drochard et vous protégerez vos familles. Je requiers la perpétuité assortie d’une peine de sûreté de trente années. Compte tenu de l’âge de monsieur Rigaud, il sera inoffensif dans trente ans.
Les jurés écoutèrent avec attention le réquisitoire, certains prirent des notes. Maître Jonas utilisa des arguments similaires pour sa plaidoirie. En quarante minutes, il lamina Robert Rigaud.
Le président de la cour appela maître Livi à ses côtés pour lui parler en tête-à-tête.
– Maître, il est presque dix-sept heures et je vais suspendre la séance à dix-huit heures. Souhaitez-vous commencer votre plaidoirie dès à présent ou bien préférez-vous plaider d’un seul jet demain matin ?
– Va pour demain matin, monsieur le président.
– Mesdames et messieurs, l’audience est suspendue, nous reprendrons demain matin à neuf heures.
C’était le jour du printemps, en ce vingt et un mars, le sort de Robert Rigaud allait se jouer. L’issue ne faisait aucun doute, il restait à connaître les oscillations éventuelles des jurés.
Maître Livi adopta un ton solennel. Il s’adressa aux femmes et aux hommes en face de lui en jouant sur la fibre familiale. Il revint sur le drame qu’avait vécu son client trente ans auparavant.
– Mesdames, messieurs les jurés, il n’est pas question de nier que la mort d’Antoinette et Germain Drochard est une tragédie. Cependant, l’amour appelle l’amour. Ce geste doit nous rappeler la tragédie qu’a vécue Robert Rigaud, n’oubliez pas que mon client était fils unique. Il était aux antipodes, impuissant face au destin cruel. La nuit polaire est tombée comme une chape de plomb sur les épaules d’un jeune homme de vingt-trois ans. Je vous demande mesdames et messieurs, lequel d’entre vous penserait ressortir indemne d’une telle épreuve? Oh ! Je ne vous demande pas une réponse, questionnez seulement votre conscience au moment de votre décision. Ce geste est la dernière preuve d’amour qu’il a donnée à son père et sa mère injustement acculés au désespoir. Vous ne pouvez pas dissocier la mort des uns et la mort des autres. Monsieur l’avocat général a eut des phrases choc. Les miennes ne sont que les mots du cœur, du cœur meurtri de Robert Rigaud. mesdames et messieurs, mon client sait qu’il doit payer devant la justice des hommes. Je ne vous demande pas son acquittement, simplement une peine en accord avec les deux tragédies.
– Merci Maître. Accusé Robert Rigaud avez-vous une dernière déclaration à faire au jury?
Robert Rigaud se leva, il regarda la famille et prit la parole :
– Je ne suis pas avocat, aujourd’hui je n’ai pas le verbe facile, mais face au néant il n’y a rien à faire. Je regrette que le destin n’ait pas choisit mieux, pardon à tous.
La plaidoirie de maître Livi avait bouleversé le jury, c’était palpable. Les derniers mots de l’accusé étaient plus sibyllins.
Le président reprit la parole :
– Le jury se retire pour délibérer.
Le public quitta la petite salle. La famille discutait avec maître Jonas. Robert Rigaud échangea quelques mots avec son avocat et sortit par une porte latérale, escorté par deux gendarmes. Il attendrait dans une cellule. Presque tous les proches voisins de Toinette et Germain étaient présents, ainsi que le chef Emile. Le chef Sagol était venu à titre personnel, il était en civil.
Les délibérations du jury duraient. Sur les marches du palais de justice, le public et les proches attendaient la décision. Les jurés mirent trois heures pour se mettre d’accord. Vers dix-sept heures, il y eut de l’animation, il se passait quelque chose. Chacun reprit sa place dans la salle d’audience. Dix minutes plus tard, le jury et les trois magistrats firent leur apparition.
Le président resta debout et annonça que le jury avait pris sa décision.
– A la question : l’accusé est-il coupable? La réponse est oui.
– A la question : l’accusé a-t’il prémédité son geste? La réponse est non.
Des murmures s’entendirent dans l’assistance, le président attendit, puis reprit la lecture de son document.
– A la question : l’accusé a -t-il des circonstances atténuantes? La réponse est oui.
Les murmures étaient devenus des paroles distinctes, certains désapprouvaient la position du jury.
– Robert Rigaud, au nom du peuple français, le jury vous condamne à vingt ans de réclusion criminelle avec une peine de sûreté de douze ans. Vous disposez d’un délai de dix jours pour interjeter appel à ce jugement. Avez-vous une dernière chose à déclarer ?
– Oui, monsieur le président, je remercie le jury et j’espère que la famille me pardonnera, le jour venu.
Martine Bedel, Régis et ses enfants, Vanessa et Kévin étaient écœurés par le jugement. Ils ne comprenaient pas la décision des jurés. Maître Livi avait su prendre aux tripes les femmes et les hommes, il avait fait la plaidoirie adéquate.
Sagol avait compris, à la fin de l’intervention de l’avocat, que ce diable d’homme avait fait mouche. C’était un félin. Il s’était montré discret, voire effacé, durant la phase d’instruction et il avait sorti ses griffes pendant le procès. Maître Livi était de la race des grands du barreau. Pour l’adjudant-chef Sagol, l’affaire était terminée Toutefois, il se posait des questions et doutait d’en connaître un jour les réponses.
6 mars 2010 à 16h56 #151738Chapitre 23
Toinette et Germain avaient quitté ce monde depuis un an. Martine Bedel et Régis Drochard, en concertation avec les petits-enfants, avaient contacté le curé pour célébrer une messe du souvenir. En ce mercredi quatorze mai, l’église du village est pleine à craquer. Il ne manquait que cinq anciens compagnons de Germain, ils avaient rejoint les hautes plaines du paradis à la rencontre de leurs vieux amis.
Martine Bedel était toute de noir vêtue. Son fils Hugues, en France pour quelques jours, était venu assister à la cérémonie. Régis Drochard n’ était pas à côté de sa sœur, il était entouré de Franck, Vanessa et Kévin.
Vanessa avait décidé que la maison devait être un bien commun. Elle avait demandé à maître Radoin de trouver une formule juridique et de régler rapidement cette question. Elle avait également décidé de s’aménager une chambre pour elle, Kévin allait faire de même.
Le prêtre avait préparé un seul texte pour évoquer Toinette et Germain.
« Une vie pleine, remplie d’un amour au service des autres. Toinette, si dévouée, attentive au bien-être de sa famille; Toinette, impliquée dans les actions caritatives de la paroisse; Toinette qui soutenait Germain quand sa santé a décliné.
Germain, un être solide comme un roc, était le pilier de la famille. Longtemps aux affaires de la commune, puis au club des anciens, il faisait le bien comme nous respirons ».
Le requiem de Mozart résonnait dans l’église, le prêtre priait, l’assistance implorait Dieu. Des chants s’élevèrent vers la voûte, un petit livre à couverture rouge guidait les habitués.
Le curé, dans son homélie, demanda aux fidèles de prier pour la rédemption de l’assassin. Les anciens furent choqués et certains lui demandèrent des explications. Il avait agit à la demande de la famille et il n’en avisa pas ses paroissiens. Il se contenta de rappeler que Dieu est miséricorde.
Il était dix-huit heures, le soleil brillait sur la campagne, le printemps donnait vigueur à la nature. Les cloches sonnèrent, elles ne semblaient pas tristes. Le sacristain étant absent, c’était un paroissien qui avait programmé la commande électronique. Seuls, les spécialistes remarquèrent cette euphonie peu adaptée aux circonstances. Le brave curé était embarrassé, mais la bêtise était faite. Avant de se rendre au cimetière, il s’excusa auprès des enfants et petits-enfants des défunts. Vanessa répondit par une pointe d’humour en soulignant que ceux qui avaient entendu la différence, n’avaient pas eu qu’un seul son de cloche. L’incident était clos.
La famille et les proches se recueillirent devant le caveau, en granit gris, qui venait juste d’être achevé par la marbrerie locale. Gravés en lettres d’or, les noms de Germain Drochard et d’Antoinette Drochard occupaient la première ligne de deux colonnes; celle de gauche pour Germain, celle de droite pour Toinette. Des larmes coulèrent, des sanglots se firent entendre. Les cimetières sont destinés à recueillir les soupirs, les plaintes et les pleurs en gage d’amour éternel.
A la sortie de l’église, madame Montfort canalisa les regards. Des bas noirs, et non des collants, se devinaient sous sa jupe noire et un contre-jour révéla qu’elle ne portait pas de sous-vêtements. Nicolas Favant, qui avait assisté à la messe, se rappela les penchants des époux Montfort pour des émotions partagées. Il sourit, au spectacle offert par le corps magnifique de sa cliente, et pensa que certains n’avaient aucun tabou.
Sur le promontoire adossé à un mur, deux anciens se parlaient à voix basse. Le premier était un conscrit de Germain, au village tout le monde l’appelait le Gustou. Son voisin était un peu plus jeune et se prénommait Alphonse.
– Tu vois, Alphonse, dit le Gustou, la vie est pleine de secrets. Les flics n’ont même pas découvert que Ginette avait avorté à quinze ans. C’est ma cousine Berthe, qui était faiseuse d’anges, qui me l’a dit. Elle avait eu peur que la petite y reste. Il y a presque quarante ans de cela et, à cette époque, elle risquait la prison.
Alphonse demanda à Gustou qui était le père.
– C’est pour ça que je te parle des flics. Le père était un jeune garçon qui avait le même nom que le coupable, c’est une sacrée coïncidence!
– Dis-moi Gustou, comment ça se fait que personne n’en a jamais rien su ?
– Un secret de famille, c’est terrible, ça fait souffrir profondément. Ensuite, la petite Ginette est partie étudier à Bourges chez un ami de Germain, un ancien camarade d’infortune. Ils avaient été prisonniers en Allemagne et ils s’étaient évadés ensemble.
– Comment tu sais tout ça, Gustou ?
– A l’époque j’étais au conseil municipal et j’ai surpris une conversation entre Germain et le maire, ils étaient intimes. Je n’avais pas tout compris, mais, au fil des années, j’ai reconstitué l’histoire.
– Gustou, tu es un cachottier! Aujourd’hui, je peux savoir ?
– Alphonse, tu ne diras rien? Jure-le !
– Je te le jure, Gustou, sur ma première vérole.
– Arrête tes conneries, c’est plus de nos âges. Germain et Toinette se sont fâchés avec la petite Ginette, elle souhaitait garder cet enfant. Ma cousine l’avait avortée à presque cinq mois, c’était un garçon. Ginette n’a plus adressé la parole à ses parents, elle est restée à Bourges jusqu’à sa majorité, puis elle a fait des études d’assistante sociale. Elle est partie vers l’âge de vingt-trois ans en Afrique.
– Et le garçon, tu crois que c’est l’assassin ?
– Alphonse, tu vas trop vite, mais tu as raison. Robert Rigaud, c’est la même personne quarante ans après. Germain n’a jamais voulu le rencontrer, alors que les deux gamins étaient fous amoureux l’un de l’autre. J’ai su plus tard qu’ils ne s’étaient jamais revus. Robert Rigaud s’est engagé à dix-huit ans dans la marine, lorsqu’il est revenu, ses parents étaient morts et Ginette travaillait en Afrique.
– Le suicide des parents aurait un rapport avec les jeunes ?
– Je l’ai toujours supposé, Germain en voulait terriblement aux parents de Robert Rigaud. Il était persuadé que c’était à cause d’eux que sa fille ne voulait plus les voir. Je pense qu’il s’est vengé en leur retirant l’habilitation pour le tabac.
– Pourquoi tu n’as rien dit aux gendarmes, Gustou ?
– Alphonse, tu es fou! Je ne collabore pas, moi, monsieur! Ils n’avaient qu’à faire leur boulot.
– C’est terrible ce secret. Rien n’a transpiré pendant des décennies et toi, Gustou, tu ne veux rien dire.
– Toi non plus, Alphonse, tu ne diras rien, laissons-les reposer en paix.
Les premiers jours du mois d’avril, le chef Sagol reçut une lettre anonyme. Le courrier était rédigé au stylo à bille noir en lettres bâton. Sagol fut frappé car l’épistolaire s’exprimait très bien. Le récit détaillait des éléments que l’enquête n’avait pas permis d’élucider.
« Messieurs les enquêteurs,
Un homme est en prison, il est le détenteur de la vérité. Ginette Drochard aurait dû mettre au monde un enfant en mille neuf cent soixante-cinq. Un couple atteint de cécité n’a pas vu l’amour de deux jeunes gens. Il s’est soucié des convenances et a brisé cinq vies. L’aveuglement est mauvais conseiller. Un bébé, qui ne demandait qu’à vivre, a été sacrifié sur l’autel des convenances. Une jeune fille, meurtrie dans sa chair et désemparée, s’est réfugiée sur un autre continent. Elle donne son amour aux plus faibles. Un jeune homme est parti sur les mers pour oublier la barbarie. Des parents anéantis se sont donnés la mort, ils n’auront jamais de petit-fils.
Avant que la poussière du temps ne recouvre définitivement tous les témoins de ce drame, je tenais à soulager ma conscience. J’espère que ces quelques lignes vous éclaireront. »
Sagol venait d’assembler quelques pièces supplémentaires du puzzle. Il venait de comprendre pourquoi Toinette et Germain avaient rayé de leur univers leur fille, Ginette Drochard. Elle avait fui la maison familiale. Elle dissimulait sa détresse dans l’épaisseur d’un continent.
Sagol émit une hypothèse concernant le camée. Sur les photos, cette bague apparaissait l’année de la naissance de Ginette, et elle avait disparu, du doigt de Toinette, après l’avortement en soixante-cinq.
Sagol ne savait pas que la sœur de Toinette, carmélite dans un couvent en bourgogne, avait fait ce cadeau à sa sœur. Elle tenait cette bague de leur mère.
Toinette, très pieuse, avait rejeté la bague, tout comme sa fille l’avait rejetée. L’image de la vierge portant l’enfant Jésus avait hanté Toinette pendant des années, d’où sa colère contre Vanessa qui avait trouvé le bijou. L’attribution de la bague à Ginette était un message posthume, une demande de pardon.
Sagol avait aussi une autre hypothèse sur le double meurtre des époux Drochard. Il avait l’intime conviction que Robert Rigaud avait vengé le meurtre de son enfant. Il décida de rendre visite au condamné.
Robert Rigaud avait beaucoup changé, il était devenu plus ouvert, comme s’il était délivré d’un poids. Sagol le remercia d’accepter de le rencontrer à titre personnel. Les deux hommes parlèrent un long moment. Rigaud confirma les hypothèses du chef Sagol. Il avait tué Toinette et Germain pour les punir d’avoir brisé son amour avec Ginette; pour les punir d’avoir tué son enfant; pour les punir de la mort de ses parents; pour les punir de sa solitude. Il parla aussi de Lucien Bedel, le seul à prendre la défense de Ginette, mais à l’époque il n’était pas encore marié. Germain s’était fâché et Martine avait demandé à son fiancé d’en rester là.
Sagol venait de comprendre l’inimitié de Lucien Bedel envers ses beaux-parents.
– Vous n’avez pas cherché à revoir Ginette? demanda Sagol .
– Si, mais après l’avortement elle est partie vivre à Bourges. Je lui ai écrit, mais je n’ai jamais reçu de réponse.
– La photo de la jeune fille sur votre table de nuit, c’était elle ?
– Oui monsieur Sagol, elle était belle et elle attendait notre enfant.
– Vous l’aimez encore ?
– Je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle. Monsieur Sagol, j’ai une faveur à vous demander?
– Je vous écoute, monsieur Rigaud.
– J’ai accepté de vous rencontrer et de vous parler en toute franchise. Je voudrais que cette conversation soit comme une confidence faite dans le secret d’un confessionnal. Il ne faut pas remuer cette boue, pour Ginette, qui est en Afrique, et surtout pour les petits-enfants. Les morts doivent reposer en paix, nous leur devons ce respect.
– Vous avez ma parole, monsieur Rigaud, je suis venu ici à titre privé. J’avais ma petite idée sur votre histoire. Aujourd’hui, je vous plains tous et, comme vous, je pense qu’il faut donner sa chance à la génération suivante.
– Merci Monsieur Sagol, nous nous sommes compris.
Sagol prit congé du prisonnier. Dans la soirée, assis dans son fauteuil, son épouse le regardait rêver.
– Chéri, à quoi penses-tu lui ? demanda-t’elle ?
– Je philosophais et j’en concluais que la tradition, la religion et l’amour ne font pas souvent bon ménage.
– Je crois que tu as besoin de vacances, mon ami.
– Tu as raison, commençons tout de suite.
Il lui prit la main et l’attira vers lui pour poser un baiser sur ses lèvres.
6 mars 2010 à 16h57 #151739Epilogue
Nicolas Favant était heureux, il venait d’arriver chez lui et il entendit un gazouillement. Elodie était dans la chambre avec le bébé. Le facteur était l’heureux papa d’une mignonne petite fille prénommée Aurore. Elle avait vu le jour le cinq avril, soit neuf mois après l’épisode torride dans les escaliers de leur immeuble. C’était, à n’en pas douter, l’enfant de l’amour. Nicolas était béat devant sa compagne et son petit bout de chou.
Julie Silovsky s’était mise en congé de la magistrature pour élever son enfant prénommé Grégory.
Le gendarme Gilles venait de réussir le concours d’officier. Il attendait, d’un jour à l’autre, sa convocation pour une formation d’un an et demi à l’école des officiers de la gendarmerie nationale.
Madame Michal, l’ancienne directrice d’école, venait de décéder lors d’un voyage aux Antilles. Elle s’était noyée dans un lagon.
Madame Montfort continuait de prendre des cours avec son plombier-professeur de yoga, Gilbert Robion.
Toni Guccione avait adopté le chien de Toinette et Germain.
Monsieur Fargeau, le cimentier retraité, avait entamé des discussions pour acheter le terrain à Vanessa. Elle lui avait signifié qu’il n’y avait rien à vendre.
La boulangère, Liliane Bessonnat, continue de livrer au domicile de monsieur Durand. Désormais, les livraisons sont devenues quotidiennes.
Le méchoui, annulé l’an passé, aura lieu cette année. Kévin Drochard a pris le relais avec monsieur Robion.
Le chef Emile et son sosie René ne s’arrêtent plus chez Toinette et Germain, ça fait trop mal. Ils trinquent souvent à leur mémoire au bistrot du village.
Le maire a proposé au conseil municipal d’appeler désormais la salle des fêtes « salle Germain Drochard » et la bibliothèque « médiathèque Antoinette Drochard ». Les élus ont voté la proposition à l’unanimité.
Vanessa Drochard a fait don d’un terrain à la commune. Elle a demandé qu’il soit consacré aux activités de plein air des enfants du village.
Hugues Bedel intégrera l’entreprise familiale au début de l’an prochain, il en deviendra le directeur général. La succession se prépare à la quincaillerie Bedel.
Le chef Sagol est dans l’attente d’une affectation dans les services scientifiques de la gendarmerie. Il devrait s’occuper de la formation aux enquêtes criminelles.
Le jeune avocat Gaël Raynaud a convolé en justes noces. L’heureuse élue est originaire de Dijon et se nomme Jane Piron. Elle vient d’obtenir sa mutation pour rejoindre son époux. Le mariage eut lieu à Dijon, le jour de la naissance d’Aurore Favant, et le témoin du marié s’appelait Youssef Bekrane.
Le dix sept juin, Robert Rigaud reçut une lettre en provenance de Tanzanie. Il la lut longuement, il pleura et sanglota une grande partie de la nuit. Au petit matin, un gardien donna l’alerte. Robert Rigaud s’était pendu dans sa cellule avec un drap.
Les gardiens trouvèrent une enveloppe calcinée et quelques cendres. Sur la table un mot était griffonné : « je ne peux plus, c’est trop injuste. »
Quelque part en Afrique, dans un cimetière de brousse, sur une petite croix en bois au-dessus d’une tombe on peut lire : « Ginette Drochard dix-sept juin deux mille trois ».
Par une étrange coïncidence, les amants de quinze ans s’étaient donnés la mort le même jour.
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