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- 6 mars 2010 à 13h01 #1429566 mars 2010 à 13h01 #151714
KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde.
6 mars 2010 à 14h16 #151715Chapitre 1
Il est des jours, où malgré le soleil radieux, le ciel d’un bleu azur et les oiseaux qui chantent… il est des jours où la tristesse prédomine. Antoinette et Germain Drochard n’ont pas profité de cette journée, enfin ils n’en ont pas vu la fin. Ils sont morts, tous les deux, la faucheuse a fait coup double.
Germain allait avoir quatre-vingt-six ans et sa Toinette quatre-vingt-cinq. Durant plus de soixante années de vie commune, ils avaient connu des hauts et des bas, notamment avec la guerre, un sale souvenir la guerre. Il avait été fait prisonnier et s’était évadé malgré une blessure à la jambe. Il claudiquait depuis.
Nous étions au mois de mai. Depuis quelques jours, le beau temps s’était installé dans la région. Germain se levait tôt le matin. C’était une vieille habitude qui remontait à l’époque où il était contremaître à la régie des tabacs.
Autrefois, c’était une activité florissante, chaque ferme cultivait l’herbe à Nicot. Il y avait une usine à la sortie de la ville, au bord de la rivière. Il ne subsiste plus rien de tout cela, hormis le souvenir des anciens qui en parlaient la larme à l’œil.
Germain avait terminé sa carrière comme contrôleur. Il vérifiait les stocks chez les paysans. Le monopole interdisant de fabriquer son propre produit, la manufacture régissait tout de la semence au séchage, en passant par les récoltes. Il s’agissait du plus gros employeur local. Tout cela était bien loin et Germain jouissait de sa retraite depuis presque trente années.
Toinette avait travaillé à la ferme familiale jusqu’à son mariage (l’usage primait sur toute autre considération dans les campagnes). Après les noces, ils avaient quitté le petit village et s’étaient installés en ville, mais très vite ils durent déchanter. Toinette fit une première fausse couche et Germain fut appelé à la guerre. Ils ne purent payer le loyer et Toinette se replia chez ses parents.
A son retour de captivité, Germain vécut caché, de peur que les Allemands ne le capturent et lui fassent un sort, un évadé étant un traître à leurs yeux. A la libération, grâce à sa blessure à la jambe, Germain obtint un emploi réservé à la manufacture des tabacs. Ils s’installèrent dans une vieille maison héritée d’une arrière-grand-tante. Et c’est là, qu’aujourd’hui, le mot fin vient de s’inscrire dans le livre de leur vie.
La maison de Toinette et Germain se situe dans un hameau à l’extérieur de la ville, à environ deux kilomètres. Le quartier appartient à la commune limitrophe, les frontières territoriales sont parfois un mystère. Dans des temps reculés, il devait déjà y avoir des petits arrangements entre amis. Le centre du village se trouvait à plus de trois kilomètres. Dans nos régions, on ne parle pas de centre-ville, mais de chef-lieu. Après-guerre, il n’y avait que trois ou quatre habitations à côté de chez eux. Depuis, le hameau s’est garni de constructions neuves. Toinette et Germain étaient les gardiens de la mémoire de ces lieux. Ils avaient su, à force de chaleur humaine, de convivialité, de jovialité, conserver et transmettre un état d’esprit qui donnait au hameau toute son originalité et faisait bien des envieux parmi les citoyens.
Ici, bien sûr, tout le monde se connaît et les gens se retrouvent souvent les uns chez les autres. Il y a même un méchoui tous les ans pour le week-end du quatorze juillet. La fête dure plusieurs jours.
A côté de chez eux, une grande maison bourgeoise de style mille neuf cent est habitée par une vieille dame très élégante. Elle est veuve, son mari était directeur d’une grande entreprise nationalisée. Plus loin, dans le prolongement, se trouve un ancien patron de cimenterie, un homme très imbu de sa personne. En face, réside un entrepreneur de travaux publics. La maison adjacente est occupée par un couple travaillant dans la publicité. Ils ont deux enfants d’environ douze et dix ans. La fille s’appelle Maeva et le garçon Rémi, ils sont adorables. La villa suivante est occupée par un transporteur, lui aussi à la retraite. Il a transmis son affaire à son fils. Derrière eux, un cadre de la grande distribution et son épouse habitent avec leurs trois enfants : Deux garçons et une fille qui sont majeurs. Il y a aussi un plombier.
J’ai oublié de vous parler des parcs à chevaux, avec deux magnifiques juments . Les publicistes adorent la gent équine et leurs enfants montent chaque fin de semaine. Un voisin leur a vendu un terrain en face de chez eux, au grand dam du cimentier qui lorgnait dessus depuis longtemps. Ainsi va la vie! Malgré une entente exceptionnelle, en cette période où l’individualisme fait des ravages , il existe quand même quelques tensions, lorsque l’on parle de biens, d’argent ou d’amour.
Nous sommes mardi, le facteur Nicolas Favant, effectue sa tournée quotidienne. C’est un homme calme. Auparavant, il distribuait le courrier en vélo dans le centre-ville. Son collègue, titulaire de ce secteur, avait pris sa retraite, un peu contraint et forcé. Cet ex-camarade de travail avait cumulé plusieurs retraits de permis pour conduite en état d’ivresse. Gentiment, la hiérarchie lui avait suggéré de faire valoir ses droits et de quitter le métier avec les honneurs. Avec le nombre de récidives à son actif, il risquait gros. La justice lui proposa de suspendre la peine, à condition qu’il se soigne. Il comprit vite qu’il n’y aurait aucune échappatoire.
Nicolas est donc devenu le postier du hameau. Il doit être vigilant car l’inclinaison naturelle, à accepter toutes les invitations, est un danger pour les préposés à la distribution du courrier. Offrir un coup au facteur est une vieille tradition, qui ne l’a pas fait dans nos campagnes ? Aujourd’hui, il a beaucoup de travail. Les entreprises démarrent une nouvelle semaine et, dès le mardi, le volume à traiter est plus important (Nicolas préfère le lundi et le samedi, les autres jours c’est plus chargé). De plus, l’approche de la fête des mères a décuplé le nombre de prospectus publicitaires à mettre dans les boîtes. Il n’aime pas la publicité. Ce n’est pas du courrier noble et puis, nombre de clients lui font des réflexions, cela remplit leur boîte inutilement.
– Il fait soleil, les petits oiseaux chantent, se dit-il, alors la vie est belle. Il est presque treize heures, lorsqu’il arrive dans le hameau. Il fait soif, je vais me faire payer un coup chez la Toinette et le Germain pense-t’ il. Il se gare, prend le courrier des deux ou trois voisins les plus proches et ferme son véhicule à clef. Il se débarrasse des plis des autres maisons, et rentre dans la cour.
Il est surpris à plus d’un titre. Le chien n’est pas dehors. Habituellement, il lui fait toujours des fêtes. La porte d’entrée est fermée. En cette saison, la Toinette ouvre toujours en grand. Il entend le chien, un bruit étouffé comme lointain : il gémit et parfois hurle à la mort. Nicolas frappe à la porte, il n’obtient pas de réponse. Il frappe de nouveau et plus fort, seul le chien hurle encore. Il hésite et finalement se décide à ouvrir la porte. Celle-ci n’est pas fermée à clé.
Il entre dans le couloir, il ne voit personne. Il va jusqu’à la cuisine. Le chien gémit, le bruit semble venir de l’étage. Nicolas monte les escaliers quatre à quatre. Il manque de tomber car une marche est cassée. Il ne l’a pas vue dans la semi-pénombre. Il y a juste une ampoule culottée par les chiures de mouches, qui éclaire à peine le plafond. Dans les chambres, il n’y a pas âme qui vive. Le chien hurle de nouveau à la mort. Pas de doute, ça vient du grenier. Notre facteur grimpe l’échelle aux marches larges. Elle est un peu vermoulue, mais semble encore solide. Il fait sombre sous les toits. Il manque de s’assommer contre une poutre.
Le chien en gémissant lui permet de se situer. Il trouve un interrupteur et là, sur le point de perdre connaissance, Il se ressaisit aussitôt. Il vient de voir l’irréparable devant ses yeux. Attachée à la grosse poutre faîtière, une corde est enroulée sur plusieurs tours autour du bois et redescend de chaque côté. A une extrémité est pendue la Toinette, à l’autre bout se balance Germain.
Le soleil à son zénith envoie ses rayons. Dans la maison, une chape de plomb
s’est abattue. Nicolas a vite vu et compris qu’il n’y avait plus rien à faire. Le chien ne veut plus bouger de là.
Le facteur se précipite pour appeler les voisins. L’entrepreneur était chez lui, il
vient voir. Force de la nature, il décroche Germain et le pose sur le plancher poussiéreux. C’est ensuite au tour de la Toinette. Le chien se met entre les deux et montre les dents. Ils redescendent.
– Il faut appeler les gendarmes dit l’entrepreneur.
Dans la cuisine, aucun désordre apparent, si ce n’est le fouillis habituel.
– Le repas n’est pas préparé dit Nicolas. Peut-être sont-ils morts tôt ce matin ?
– Ce n’est pas possible dit l’entrepreneur, je les ai aperçus, vers onze heures.
– Bizarre, ils aimaient manger ou bien, ils avaient décidé d’en finir ce matin, à quoi bon préparer un repas?
– Je ne sais pas, dit l’entrepreneur, mais cela me semble anormal. J’appelle la gendarmerie.
En attendant la maréchaussée, les deux hommes discutent. Cette histoire de nourriture les turlupine.
– Ce n’était pas le genre des deux défunts. Au contraire, ils aimaient la bonne chère l’un et l’autre, dit le facteur.
– Ce sera un mystère à éclaircir répondit l’entrepreneur.
– Pas forcément, ils voulaient peut-être ne rien gaspiller, c’est bien dans les traditions des anciens rétorqua Nicolas.
– Oui, je ne les ai pas trouvés déprimés. Il est vrai que Germain avait beaucoup baissé ces derniers mois . Il était devenu incontinent et ne bougeait plus beaucoup de chez lui. Vous avez raison facteur.
Non seulement Germain était devenu incontinent, mais avec son diabète, il avait des plaies variqueuses nécessitant des soins quotidiens. Gisèle, l’infirmière, passait tous les jours faire les pansements et dans la soirée pour la piqûre. Ils connaissaient bien Gisèle, c’était une petite bonne femme toute en boule et très dynamique. Ses parents étaient originaires du même village que Toinette. Gisèle ne comptait pas son temps avec eux. Elle causait de tout et de rien et c’est ce qu’elle aimait le plus dans son métier. Elle disait toujours qu’elle dépassait son quota, elle pouvait bien rester un moment avec eux. Ce mardi, elle était arrivée aux environs de onze heures. Un pansement, une piqûre, quelques mots gentils et c’était du bonheur pour la journée.
Gisèle avait mis ses malheurs dans sa poche une fois pour toutes. Elle devait avoir une grande poche car il n’en sont jamais ressortis. Il y a des gens comme cela qui, malgré l’adversité, ne s’occupent que du bon côté des choses. Ca doit s’appeler de l’optimisme. Malgré un veuvage précoce (son mari était mort le lendemain des noces, écrasé sous un tracteur) , elle ne s’était jamais remariée et n’avait pas eu d’enfant. Elle disait qu’elle en avait eu des dizaines et qu’elle les aimait tous. Son passé m’avait été rapporté par un membre de sa famille. Personne d’autre ne m’en a parlé à ce jour.
L’entrepreneur se rappelait avoir vu passer Gisèle avec son quatre-quatre aux environs de onze heures.
– Il y a déjà un moment que j’ai appelé les gendarmes, qu’est-ce qu’ils foutent bon sang! grommelle l’entrepreneur.
Nicolas le facteur, quant à lui, a repris quelques couleurs. C’était la première fois qu’il découvrait des personnes pendues.
– J’ai vu aussi le fourgon de la commune, après Gisèle, il y avait le chef Emile et son acolyte René. Ils ont dû venir boire leur canon.
– Ils passent presque tous les jours dit l’entrepreneur.
Nicolas et l’entrepreneur ne sont à l’aise, ni l’un ni l’autre dans cette maison, comme si la demeure abritait un sort maléfique. Les deux hommes ne se le disent pas, mais la superstition se cache quelque part au fond de leur cœur. Avec la Toinette et le Germain, couchés côte à côte dans la poussière du grenier, certains se tairaient en pareilles circonstances; eux, ils parlent, ils parlent.
Le chef Emile avait sympathisé avec Germain lorsque celui-ci était chargé de la commission des travaux au conseil municipal. Germain avait été élu conseiller à de nombreuses reprises. Il n’avait passé le relais que depuis cinq ans, sa santé étant devenue un souci trop présent. Emile et Germain avaient un penchant naturel pour la bouteille, ce qui leur avait valu quelques déboires avec la maréchaussée. Germain s’était retrouvé plusieurs fois sur le bas-côté de la route, au retour de réunions trop arrosées. Plusieurs fois, il avait fini sa soirée dans les locaux de la gendarmerie. Comme c’était une figure locale, les gendarmes s’étaient contentés, les premières fois, de le sermonner et de le ramener dans leur fourgon à la Toinette. A la fin, les libations devenant plus fréquentes et les incidents très nombreux, Germain avait fini par se retrouver devant la justice et son permis lui avait été retiré. C’est Emile qui lui servait de chauffeur, cela ne les empêchant nullement de festoyer.
René, l’ouvrier municipal, suivait docilement son chef. Il levait bien le coude. C’était un rouquin, comme l’Emile, avec des taches de rousseur et une tache de vin dans le cou . Une telle marque de fabrique devait être un présage, pour quelqu’un qui ne buvait jamais d’eau. Emile n’avait pas de taches. Il avait le teint blanc comme un prisonnier qui n’aurait pas vu la lumière du jour depuis des années.
La halte chez Toinette et Germain était devenue un rituel. Leurs verres étaient toujours prêts, à proximité du cubitainer de vin rouge de l’Ardèche. Tout ce beau monde ne buvait pas de la piquette.6 mars 2010 à 14h23 #151716Chapitre 2
– Vous avez vu facteur, il y a trois verres vides sur la table ; qui a bu le dernier verre avec eux ?
– Je ne crois pas que la Toinette ait bu un canon. C’est peut-être le chef de la mairie avec son double, on dirait Dupond et Dupont ces deux-là, rétorqua Nicolas.
– Votre hypothèse n’est pas dénuée de bon sens, je n’ai jamais vu la Toinette avec autre chose qu’un verre d’eau. « Le sang de la vigne c’est pour les hommes » qu’elle disait.
– Il faut que nous évitions de toucher à quoi que ce soit. On ne sait jamais, si ce n’était pas un suicide, nous pourrions faire partie des suspects, alors prudence, dit l’entrepreneur.
– C’est entendu, mais vous avouerez que c’est bizarre, il y a trois verres et pas de trace de nourriture. C’est à croire qu’ils étaient invités ailleurs à midi.
– Malheureusement mon cher Nicolas, là-haut (l’entrepreneur pointa son index vers le ciel) c’est de la pension complète.
– Je n’apprécie pas cet humour, je vous jure que je n’ai pas la tête à plaisanter.
– Allons facteur, vous n’êtes pas médecin, vous n’avez pas fait serment de guérir et sauver les gens. On ne va pas vous imputer les disparitions sur votre tournée, grand Dieu!
– J’entends un bruit de véhicule, seraient-ce les gendarmes ?
– Oui c’est bien eux !
– Et pas seuls avec ça, il y a le docteur Tardieu avec eux.
C’est toujours leur façon de procéder lorsqu’ils sont appelés pour un décès. Il doit y avoir la présence d’un médecin pour constater la mort et délivrer le permis d’inhumer.
Après s’être garés dans la cour, deux gendarmes sortent du fourgon bleu. Ils ont laissé le gyrophare clignoter.
Le docteur Tardieu descend lui aussi de sa voiture. C’est un homme qui a de la prestance. Il doit avoir environ quarante-cinq ans, il est brun au teint mat, les yeux sont noirs, et il possède un regard perçant, aussi profond que celui d’Alain Delon.
Tous saluent poliment l’entrepreneur et le facteur. Les gendarmes demandent où sont les corps. Ils emmènent tout ce beau monde au grenier. Le médecin est grand, il doit se pencher pour ne pas se cogner en montant à l’échelle. Les gendarmes ont pris avec eux des lampes torches et un appareil photo numérique ; ils ne sont jamais pris au dépourvu nos braves pandores!
Nicolas a allumé la lampe, l’ampoule n’éclaire pas plus qu’au moment de la triste découverte. Il voit mieux car il s’est habitué à cette pénombre. Il distingue les formes des objets, il peut regarder tout autour de lui, la présence de tout ce monde le rassure. Toinette et Germain semblent dormir côte à côte, histoire de destin …
Dans le désordre qui règne sous les toits, il voit deux jambons qui sèchent, quelques saucissons. Il y a aussi un vieux lit en fer forgé et, dans un coin, un matelas. « Il est peut-être en paille se dit-il. Il y a aussi une cage à oiseaux. Il doit y avoir longtemps qu’elle n’a pas eu de pensionnaire car il n’a jamais vu d’oiseaux en cage chez qui que ce soit dans le quartier. »
Pendant ce temps, le docteur s’est accroupi auprès des deux cadavres. Il demande aux gendarmes de bien l’éclairer, il a aussi une lampe frontale. Le chien n’aboie plus, mais il gémit toujours. Sans les déplacer, le médecin ausculte Germain et Toinette. Il met le stéthoscope sur la poitrine de Germain, en ayant pris soin de dégrafer un bouton de sa chemine canadienne. Il le fait pivoter légèrement sur le côté, regarde autour du cou et derrière la nuque. Il opère de la même façon avec Toinette. Il ne dit absolument rien pendant qu’il travaille.
Les deux gendarmes, le facteur et l’entrepreneur respectent ce silence, eux aussi se taisent. Les gendarmes prennent des photos, ils s’attachent particulièrement aux détails.
Après de longues minutes qui ont semblé durer l’éternité, le docteur Tardieu ouvre enfin la bouche. Il s’adresse aux gendarmes :
– Messieurs, je ne puis délivrer de permis d’inhumer, une autopsie est nécessaire.
Un des gendarmes va au fourgon appeler une ambulance pour faire évacuer les corps. Le facteur annonce, que la boulangère est passée un peu avant lui car il l’a vue passer un peu avant qu’il n’arrive au hameau. Elle a éventuellement remarqué quelque chose.
La boulangère est une personne d’une trentaine d’années. Cela fait longtemps qu’elle passe tous les deux jours livrer le pain. Comme le facteur, elle connaît tout le monde et les petites histoires des uns et des autres n’ont pas de secret pour elle. Les gens papotent et se confient volontiers. Il suffit d’avoir du savoir-faire et, pour ça, on peut lui faire confiance.
L’entrepreneur montre le pain posé sur le buffet :
– Voilà la preuve qu’elle s’est arrêtée ici, il est frais celui-là.
Les pandores ne font aucun commentaire. Ils écoutent beaucoup, mais parlent peu. Le docteur Tardieu prend congé de tout le monde. Il a de nombreuses visites à effectuer et il vient de passer un long moment chez Toinette et Germain.
Dehors dans la rue, il y a un attroupement, les pandores ne passent pas inaperçus. Et puis, tous connaissaient de près ou de loin les victimes.
Nicolas demande s’il peut s’en aller . Les gendarmes lui permettent de se retirer sous réserve qu’il soit très discret : « ne parlez à personne de cette affaire, sauf à votre hiérarchie » . En effet, il va bien falloir qu’il explique pourquoi il rentre si tard de tournée aujourd’hui.
Il pense à la boulangère et à sa poitrine avenante. Il est vrai qu’elle aime bien mettre en avant ses avantages et, côté décolleté, on peut voir jusqu’à son nombril. Ça en émoustille quelques-uns et elle en joue. Lorsqu’elle se penche pour rendre la monnaie, les deux globes, soutenus par un balconnet brodé de dentelle, vous invitent à rêver.
– Si elle a vu quelque chose, elle le dira rapidement, dit l’entrepreneur , il faudra savoir si c’est elle qui a posé le pain sur le buffet.
Avant de les laisser partir, les gendarmes demandent à Nicolas et à l’entrepreneur s’ils ont vu d’autres personnes ou des véhicules s’arrêter ici. Le facteur répond qu’il a juste desservi deux maisons avant d’aller chez Toinette et Germain. De ce fait, il lui était difficile, en si peu de temps, de constater les allées et venues . Toutefois, avant son arrivée, le car de ramassage scolaire a dû passer.
– Le chauffeur du bus aurait-il pu apercevoir des présences dans la cour ?
– Ou alors les enfants, mais c’est moins sûr. Le car s’arrêtant de l’autre côté de la rue, les écoliers sont cachés par la carrosserie du véhicule.
Le chauffeur effectue ce trajet depuis plus de six ans. Il doit lui aussi, au même titre que le facteur ou la boulangère, voir beaucoup de choses que d’autres ne perçoivent pas.
Le chauffeur est un homme d’origine portugaise, avec son accent, il est facilement reconnaissable. Il est brun avec une calvitie. Les enfants l’aiment bien. Il s’appelle Pedro Nunès, mais tous l’appellent Pedro. Il est venu en France il y a une vingtaine d’années, pour faire le maçon comme ses compatriotes. Il avait vingt-deux ans et, comme il était beau garçon, les filles lui ont tourné autour. Il s’est marié à une française et est resté au pays. Il trouvait le bâtiment pénible, alors il a passé tous les permis, poids lourd et transport en commun. Il a commencé dans une entreprise locale, il faisait des livraisons. Le dimanche, il effectuait aussi quelques extra pour transporter des supporters en car. Un beau jour il obtint cette place et il ne s’en plaint pas. Il connaît bien Toinette et Germain, mais il ne peut s’arrêter pendant qu’il a les jeunes dans son car. De temps en temps, il lui arrive de passer les voir en dehors du travail. Pedro est un homme sobre, il ne boit pas d’alcool.
L’entrepreneur s’adresse aux gendarmes. Il se souvient avoir vu un camion de livraison de fuel dans la rue vers onze heures quarante. En revanche, il ne peut dire s’il venait de chez eux.
– C’est un point à éclaircir, dit un des gendarmes.
– Je crois que c’était la maison Riord, j’ai reconnu le chauffeur, c’était Joseph dit l’entrepreneur.
– oui, il est connu comme le loup blanc, Joseph. C’est une figure, lorsque vous l’avez rencontré une fois, vous ne l’oubliez pas de sitôt, rétorqua le facteur.
– Ils se chauffaient au fuel nos voisins, dit l’entrepreneur. D’ailleurs dans le hameau, nous nous chauffons tous au gasoil. Nous faisons des commandes groupées, le plus souvent. Personne ne m’a parlé d’une commande en cours.
– Le Germain et la Toinette, ils commençaient à perdre un peu la boule. Je me souviens que, parfois, je m’arrêtais la veille et tous deux me soutenaient mordicus que je n’étais pas venu les voir depuis au moins huit jours.
– Ce n’est pas toujours bon la vieillesse, affirma Nicolas, mais si le Joseph a fait une livraison, il doit avoir laissé un bon ou une facture bon sang! On peut aussi voir le niveau de la cuve à fuel, je sais où elle se trouve.
– On ne touche à rien et évitons de laisser des traces ou de détruire des preuves. Mes collègues vont arriver, dit l’autre gendarme.
– Vos collègues ? Interrogea l’entrepreneur.
– Oui, vous pensez bien qu’on ne va pas rester comme cela à discuter de tout et de rien. Nous allons procéder à un certain nombre d’opérations et de vérifications, c’est notre job.
– Je comprends, le docteur Tardieu leur a donné du boulot. N’est-ce pas facteur ?
– C’est sûrement vrai, dit Nicolas absorbé dans ses pensées.
Nicolas Favant est un homme curieux. Il échafaude dans sa tête des hypothèses qu’il trouve toutes plus farfelues les unes que les autres Alors, il refait mille fois son cinéma, la suite de la tournée peut attendre encore un peu. Joseph et son camion de fuel l’intriguent. Il se dit que dans la cour, recouverte d’une mince couche de sable, un camion qui manœuvre doit laisser des traces de pneus et des pneus de camion c’est bien reconnaissable. Nicolas sort dans la cour, il regarde le sol un peu humide dans les coins ombragés. Il est content de lui notre facteur, son idée était bonne. Il rentre dans la maison et s’adresse aux gendarmes: « messieurs, je suppose que les empreintes que j’ai repérées devant la grange sont celles d’un gros véhicule. Ce pourrait être un camion citerne. »
Les gendarmes, professionnels, demandent à l’entrepreneur et à Nicolas de ne pas marcher à cet endroit. Ils vont délimiter le périmètre avec des rubans à cet usage. Il était temps, car l’ambulance sollicitée pour l’évacuation des corps, arrive .
Quelle animation dans le quartier ! Les gendarmes accompagnent les deux brancardiers, en leur signifiant que l’accès par l’échelle est étroit, avec une marche abîmée. Il convient d’être attentif et de bien surveiller où l’on met les pieds.
Toinette et Germain sont mis sur les brancards l’un après l’autre. Le chien ne dit rien, il remue la queue l’air triste. Les gendarmes étaient allés chercher une bombe lacrymogène au cas où l’animal aurait donné des signes d’agressivité. Les deux brancardiers descendent d’abord le corps de Germain, plus lourd.
Un brancardier fait même une remarque :
– Il est presque complètement raide.
La température du corps descend rapidement après le décès ; en quelques heures apparaît ce que l’on nomme la rigidité cadavérique. Le chien n’a même pas attendu le deuxième convoi pour redescendre. Il se couche dans la cuisine à côté du poêle, ce doit être sa place. Le voyage de Toinette, du grenier au rez-de-chaussée, est plus aisé. Elle n’était plus bien lourde. Elle avait laissé toutes ses forces et ses formes dans le labeur de toutes ces années à élever les enfants, tenir la maison, faire le jardin et s’occuper des animaux pour leur consommation.
Deux portes claquent et l’ambulance repart pour la morgue. Les deux gendarmes commencent à trouver le temps long. Ils ont des gestes qui ne trompent pas, l’un rajuste son képi, l’autre danse d’une jambe sur l’autre.
Le facteur aperçoit des papiers sur le buffet.
– Vous avez vu sous le pain, il y a deux feuilles.
Un pandore file illico dans la direction, il se cogne à une chaise. En effet, il y a une facture de fuel de la société Riord. Elle est datée du jour, deux mille litres.
– Et l’autre papier ? demande l’entrepreneur.
– C’est une ordonnance du docteur Giraud, elle aussi est datée d’aujourd’hui. Ce n’est plus une prescription médicale, c’est un roman. Il y a là de quoi empoisonner tout le canton.
– Les personnes âgées sont de grosses consommatrices de médicaments. Pas étonnant que la Sécu soit en déficit!
L’entrepreneur était parti sur des considérations politiques. Le facteur, écœuré, ne prit pas la peine de lui répondre. Les gendarmes, fidèles à leur serment, avaient adopté une attitude de stricte neutralité. En dépit des élucubrations de l’entrepreneur sur le sujet et son insistance à voir l’ordonnance, les Pandores ne cédèrent point. Malgré leur jeunesse (ils n’avaient pas trente ans), ces deux gars savaient s’y prendre pour éviter les conflits, ce n’était ni le moment ni le lieu.
Le docteur Giraud était le médecin traitant du couple ; Toinette et Germain étaient très attachés à ce médecin. A cet âge, le seul ennemi c’est le changement. Le docteur Giraud venait les consulter presque toutes les semaines, surtout Germain. Son diabète et ses plaies exigeaient une surveillance rapprochée. Il avait dû prolonger Germain d’environ une dizaine d’années. Quand, jeune carabin lâché dans la nature, il était venu pour la première fois appelé d’urgence. Les voisins avaient ramassé Germain dans un sale état devant chez lui. Le docteur Giraud avait rapidement détecté un coma diabétique, alors que tous pensaient qu’il s’agissait d’une grosse cuite. Le couple avait apprécié son efficacité, sa discrétion et sa disponibilité. Il faut dire qu’à l’époque, il était encore célibataire le brave docteur. Depuis, il s’est bien rattrapé, il a marié une fille du pays et ils ont six enfants: cinq filles et un garçon. Ceci expliquant cela, le petit Jérémie était arrivé en sixième position.
La table était disposée comme il se doit au milieu de la cuisine. Personne n’avait fait l’inventaire de ce qu’il y avait sur la toile cirée qui représentait des chasseurs avec deux faisans dans une main et un fusil dans l’autre. L’entrepreneur s’était rendu compte de ses inepties, il ne disait plus rien.
Nicolas, pris la parole :
– Il y a du courrier sur la table. Ce n’est pas celui d’aujourd’hui, je l’ai encore dans ma sacoche. D’ailleurs, les enveloppes sont ouvertes, comment auraient-ils pu l’ouvrir en étant là haut ?
Il désigne le grenier d’un signe de tête, ils avaient tous compris. Quatre enveloppes étaient disposées en éventail et à leur droite, des dépliants publicitaires. La première enveloppe émanait du laboratoire d’analyses médicales, la deuxième de la mairie, la troisième d’EDF, et la dernière du service de la redevance TV. A première vue, il n’y avait rien qui puisse être en rapport avec la pendaison du couple hormis éventuellement, les résultats d’analyses communiqués par le laboratoire. « Ce n’est pas en voyant ces courriers, que l’on est en mesure de tirer une conclusion, il faudrait en savoir bien plus, se dit Nicolas. »
Un des gendarmes enfila des gants en latex et prit un grand sachet en plastique. Il saisit délicatement les lettres et les inséra dans le sac.
– Maintenant il faut protéger les preuves si l’on ne veut pas se casser le nez dans cette affaire, dit-il.
Nicolas et l’entrepreneur ne parlaient plus de partir, et les gendarmes devaient se dire que ça leur faisait de la compagnie en attendant du renfort.
– Je vous donne aussi le courrier de ce jour ? demande le facteur.
– Bien entendu ! lui rétorqua le gendarme le plus grand.
Il avait un accent du nord de la France et l’entrepreneur ne put s’empêcher de lui demander d’où il était originaire.
– De Wattrelos, répondit le gendarme.
– Waterloo ?
Le Pandore sourit :
– On me l’a déjà faite celle-là. Il s’agit de Wattrelos dans le Nord, le pays du p’tit quinquin. Vous connaissez le p’tit quinquin?
L’entrepreneur commença à chanter, mais il s’aperçut que c’était saugrenu. La suite de la chanson s’étouffa avec le bonhomme.
Le nordiste prit chaque prospectus et fit un petit commentaire sur chaque feuille: « Intermarché, les mousquetaires de la distribution, c’est vrai qu’ils se frisent les moustaches d’Artagnan et consorts. Super U, les nouveaux commerçants, Foirfouille, foire à l’euro. La société Chaufféco radiateurs, de la phytothérapie à base de Ginseng, il doit y avoir du monde sur ce produit ; une carte postale valable pour une démonstration des ustensiles ‘’cuisine saine‘’ , une agence immobilière qui cherche des biens à vendre …
– Il serait surprenant que le mobile de la pendaison se trouve dans ces feuilles de chou, avança Nicolas.
– Vous savez, je n’ai pas une grosse expérience de la question, dit le grand gendarme. Figurez-vous que parfois, les affaires qui semblent les plus simples sont en réalité beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. La résolution d’une enquête ne peut se faire que si l’on ne néglige aucun détail. C’est un puzzle où chaque pièce vous permet d’avancer, alors s’il vous en manque une, c’est extrêmement préjudiciable.
Au mur, au-dessus de l’évier est accroché le calendrier des pompiers.
L’entrepreneur hèle Nicolas :
– Dites donc, vous avez été grillé par la concurrence pour les étrennes, ici.
– Je vous rassure, dit le facteur, beaucoup de mes clients rangent le calendrier des postes dans un tiroir, cela ne les empêche nullement d’être généreux, ils ne sont pas tous comme vous pensez.
C’était une allusion, à peine voilée, à la générosité minimale de son interlocuteur. L’entrepreneur mit son mouchoir dessus. Il est vrai, qu’en deux ou trois occasions, notre homme fut pour le moins maladroit. Après des épisodes où il s’était fait remettre en place, il ressemblait de plus en plus à un texte écrit à l’encre sympathique . Au début, les phrases brillent puis, au fil du temps, on ne voit que certaines bribes; ensuite quelques traits et à la fin, plus rien, tout est transparent. Eh bien ! C’était presque identique.
Sur le calendrier, à la date d’aujourd’hui, figuraient deux annotations. Le facteur s’approcha du mur, bien éclairé par la fenêtre située au-dessus de l’évier:
– Toinette et Germain avaient deux rendez-vous notés, un à onze heures, et un autre à midi moins le quart. A onze heures, c’est une boîte de pose de vérandas et autres portes et fenêtres en PVC, elle s’appelle « Plein Soleil ». J’ai distribué pas mal de publicité pour eux ces derniers jours, je crois que nos amis avaient mordu à l’hameçon de la publicité. Dans l’habitat ancien, ils font un malheur ; lorsqu’ils décrochent un rendez-vous, c’est une vente pratiquement assurée.
– De plus, ce sont des produits à forte valeur ajoutée, reprit l’entrepreneur. Lorsque j’étais encore en activité, ce genre d’officine en était à ses balbutiements, c’est fou, la progression.
– Surtout qu’avec le PVC, plus besoin de peinture et c’est garanti dix ans je crois, répondit Nicolas. Un nettoyage haute-pression de temps à autre et le tour est joué.
– Vous avez l’air de vous y connaître, facteur, lui dit un gendarme.
– Vous savez, j’aime beaucoup bricoler, alors je suis au courant des évolutions et des tendances du moment.
– Savez-vous où se trouve le siège de cette entreprise? lui demanda le Pandore nordiste.
– Je vous le marque sur un bout de papier, mais je suppose que le rendez-vous de midi moins le quart va vous intéresser aussi ; n’est-ce pas ?
– Vous avez deviné, de quoi s’agit-il ?
– L’entreprise locale de matériel médical, vous connaissez, car elle se trouve à côté de votre caserne. Ils font toutes sortes de choses. Ça peut aller d’un lit médicalisé, en passant par des béquilles, un fauteuil roulant et même des couches pour adultes. La panoplie est large. Je connais bien le patron et je puis vous garantir qu’il se fera un plaisir de vous communiquer tous les éléments en sa possession. La raison sociale est « Medic Home. »
– Ah ! Ces anglicismes, ils nous pourrissent la vie, dit l’entrepreneur.
Nicolas partit dans un fou rire. L’entrepreneur lui demanda l’objet de son hilarité.
– Parce que sur la cage en bois que vous avez mise sur le pilier droit de votre portail, il y a écrit « home, sweet home », je doute que ce soit du patois. Enfin, ça ne gène absolument pas les mésanges, ne changez rien.
Les deux gendarmes étaient restés de marbre, mais intérieurement ils étaient pliés par le sens de la répartie de Nicolas. En d’autres circonstances, il est sûr qu’ils l’auraient félicité d’avoir remis en place ce vieil aigri.6 mars 2010 à 14h31 #151717Chapitre 3
Le compagnon du nordiste sortit pour appeler ses collègues depuis le fourgon. Il se demandait ce qu’ils faisaient. Il revint cinq minutes après, il sentait le tabac, il en avait profité pour en griller une.
Ils sont en route, dit-il, ils arriveront dans dix minutes et on pourra peut-être se restaurer. L’entrepreneur était le seul à avoir absorbé un repas à midi. « Moi aussi, j’ai faim, » dit le facteur.
L’entrepreneur proposa de d’apporter des sandwichs. Ils refusèrent du bout des lèvres, mais il comprit que s’il les ravitaillait, ils ne se feraient pas prier.
Nicolas était resté avec les gendarmes. L’atmosphère s’était considérablement détendue avec le départ du voisin.
– Vous nous avez fait beaucoup rire tout à l’heure, lui dit le nordiste.
– Avec le « p’tit quinquin » et la « cage aux oiseaux », j’ai failli avaler mon képi pour rester sérieux. Et pourtant, nous sommes là avec deux de vos clients qui ont passé l’arme à gauche, ajouta son collègue. Il avait un fort accent du sud-ouest.
– Avec tout ce que nous savons, il y a déjà beaucoup d’éléments à transmettre à nos confrères dit le nordiste. En attendant que notre acolyte revienne et que nos camarades de travail arrivent, nous ferions bien de récapituler ce que nous avons recueilli comme infos. Vous êtes de la partie facteur ?
– Entendu, rétorqua Nicolas.
– Donc, vers treize heures, vous arrivez, comme personne ne répond, vous entrez. Vous entendez aboyer le chien d’une manière anormale. Vous montez jusqu’au grenier et là, vous découvrez vos deux clients. Avez-vous tenté de les décrocher ?
– Non, ça ne m’est pas venu à l’idée, j’étais trop retourné, j’ai manqué de sang froid.
– On ne connaît jamais sa propre réaction avant de se trouver face à un drame. Nous sommes formés à ce genre de situation, mais seule l’habitude permet de se forger une carapace. La théorie c’est bien, le terrain c’est une autre école.
– Vous appelez donc le Monsieur, dit « l’entrepreneur », comment se nomme-t-il au fait ?
– Il s’appelle Toni Guccione, il est d’origine italienne. Avant l’Europe et avec le fascisme, de nombreux italiens sont venus ici. C’était souvent les parents ou les grands-parents de ceux que nous voyons aujourd’hui. Certains ne comprennent même pas leur langue d’origine, vous comprenez pourquoi je n’ai pu résister au fou rire lorsque l’entrepreneur parlait des anglicismes. Si l’on cherchait bien ceux qui sont français d’origine on aurait d’énormes surprises.
– Monsieur Guccione a donc décroché les deux pendus.
– Ensuite, nous vous avons appelé. Ah oui ! Le repas n’était pas préparé.
– Il y a aussi les gens qui sont passés et ceux qui sont censés être venus. Il y a vous, facteur Nicolas Favant, Monsieur Guccione, Gisèle l’infirmière, la boulangère, Monsieur Nunès le chauffeur du car, les employés de la commune le chef Emile et son employé René, Joseph le livreur de fuel de la maison Riord, le docteur Giraud, le représentant de la maison « plein soleil », vérandas PVC portes et fenêtres, et la société « médic home », vous savez avec l’anglicisme.
Ils se regardèrent tous les trois, et le nordiste dit : « Allez un but partout, la balle au centre. Je pense que nous n’oublions personne, mais probablement que la liste n’est pas close. »
L’entrepreneur arriva avec une miche de pain et un saucisson. Il sortit un couteau « opinel » et dit : « je retourne chercher une bouteille de côtes du Rhône . »
Les trois répondirent en cœur: « pas pour moi! »
Nicolas dit qu’il ne buvait pas de vin. Les gendarmes, eux, dirent qu’ils étaient en service, ils se contenteraient de l’eau du robinet.
La faim eut raison des scrupules des uns et des autres. Ils se placèrent près de la porte d’entrée en essayant de ne pas laisser de miettes , il y aurait sûrement des empreintes et des traces à relever. Il y eut un long moment de silence, juste interrompu par le bruit des mâchoires qui savouraient les sandwichs; même l’entrepreneur avait pris un morceau de pain et de saucisson de fabrication maison, avait-il précisé. Tous concédèrent qu’il était excellent, et il ne resta plus que l’entame avec un bout de ficelle rouge et blanche.
Un véhicule de gendarmerie s’était garé dans la rue. Deux gendarmes sortirent de la Peugeot. Ils échangèrent un salut militaire et une poignée de main avec leurs collègues (esprit de corps quand tu nous tiens !). Ils paraissaient sympathiques et pleins d’énergie.
Après un bref rappel de l’affaire, par leurs camarades, ils prirent rapidement les choses en main. Le métier parlait, ils avaient plus d’assurance, leur spécialité étant les enquêtes criminelles. L’un prenait des notes, alors que l’autre consignait tout sur un minuscule magnétophone. Parfois, il reprenait des propos qu’il enregistrait avec son appareil. Lorsqu’ils considérèrent avoir bien compris les principaux éléments, celui qui semblait être le chef prit la parole :
– Messieurs, je vous remercie pour tout ce que vous avez fait en attendant notre arrivée. Vous nous avez grandement facilité la tâche. Maintenant je voudrais aborder deux points avec vous quatre avant de vous libérer . Je souhaiterais parler des habitudes des victimes et de leur famille, enfin ce que vous savez les uns et les autres. C’est un point à ne pas négliger dans nos investigations. Pour plus d’efficacité, le gendarme Gilles s’occupera des habitudes, alors que moi-même, je m’occuperai de l’aspect famille; j’ai oublié de vous dire que j’étais l’adjudant–chef Sagol. Je vous remercie encore.
– Monsieur Guccione, que pouvez-vous me dire sur les habitudes de vos voisins ?
– C’était des gens sans histoire. Ils aimaient les autres, tout simplement et surtout, ils n’aimaient pas être seuls. Germain, du temps où il était mobile, s’occupait de beaucoup de choses. Pendant de nombreuses années, il a été conseiller municipal, il a même reçu une médaille à ce titre. Il était membre actif du comité des fêtes et du club « Bel Automne ». Toinette et son mari recevaient aussi de nombreux amis. Je ne leur connais pas d’ennemis.
– Dans leurs relations avec leurs voisins, avez-vous eu connaissance d’un différend quelconque?
– Oui une fois, Germain s’est frictionné avec le transporteur, il y a au moins deux ou trois ans.
– Que s’est-il passé Monsieur Guccione ? Chaque détail a son importance.
– Germain avait taillé sa haie et il avait fait un feu avec les branches, bien que cela soit interdit. C’est obligatoire de déposer les déchets verts à la déchetterie. Le feu était d’importance et le vent s’était mis de la partie Les voisins, situés après leur maison, ont été vite envahis par une épaisse fumée, on aurait dit du brouillard, comme le fog anglais. On ne voyait pas à plus de dix mètres. Germain était bien embêté, le transporteur s’est mis en colère et j’ai bien cru qu’ils allaient en venir aux mains. Vous ne me croirez pas, mais deux jours après, ils s’étaient réconciliés et ils buvaient l’apéro ensemble. Personne ne pouvait se fâcher avec ces gens-là.
– Je comprends, lui répondit le gendarme Gilles. Ne bougez pas, je vais aller voir si le chef a fini avec le facteur.
Pour plus de confidentialité, le gendarme était resté dans la cuisine et le chef s’était installé dans la salle à manger.
Le chef Sagol profita de la disponibilité du facteur pour lui poser beaucoup de questions sur le voisinage et le courrier que recevaient les uns et les autres.
Dans un premier temps, Nicolas hésita avant de répondre franchement. Il se demandait s’il avait le droit de violer le serment qu’il avait fait des années auparavant. Le secret de la correspondance est la clé de voûte de tout postier qui se respecte. Toutefois, il se dit qu’après tout, les gendarmes représentaient la justice. Si ce n’était pas un suicide, mais un meurtre, il valait mieux répondre tout de suite, plutôt que de leur faire perdre un temps précieux. Il se décida à collaborer sans arrière-pensée.
Tout le hameau fut passé en revue. Il donna des informations dont il n’avait jamais dit mot à personne. Dans ce métier, on voit et on entend pas mal de choses, sans parler de certains clients qui se confient au facteur comme à un confident ou un confesseur. Le chef sut que le cimentier s’était inscrit à une agence matrimoniale . L’entrepreneur avait deux sœurs au Canada. Le transporteur, qui se disait athée, avait un frère évêque au Vatican depuis de nombreuses années.. Nicolas révéla aussi à voix basse que le couple de publicistes recevait des revues échangistes et des colis dont le contenu ne laissait planer aucun doute sur leur usage.
Le chef lui demanda ce qu’il voulait dire par-là.
– C’est très simple chef, un jour un colis est arrivé ouvert, à la poste. Avant de le réparer, nous avons vérifié le contenu et s’il ne manquait rien par rapport au bordereau d’envoi joint. Il y avait là toute la panoplie des jouets pour adultes et même des objets que je n’avais jamais vus auparavant. Ce sont des gens charmants et étant tenu au secret, je me suis tu le jour ou j’ai apporté le colis. C’est Madame qui m’a ouvert. Je lui ai dit que le colis était arrivé en mauvais état. Le contenu avait été vérifié, en principe, il ne manquait rien. Elle est restée imperturbable et aussi sympathique après cet incident qu’avant. Nicolas lâchait encore quelques infos au chef lorsque le gendarme Gilles frappa à la porte.
– J’ai fini avec Monsieur Guccione chef, vous en avez pour longtemps avec Monsieur Favant ?
– Nous avions fini Gilles, vous pourrez me l’envoyer dans cinq minutes, nous avons juste un point à aborder.
Le chef Sagol recadra l’entretien. Il récapitula ce qui avait été dit auparavant. Il voulait s’assurer qu’il avait bien compris certains détails et surtout pour que le facteur se remémore des éléments dont il n’aurait pas parlé.
– Maintenant Nicolas, discutons de leur famille si vous le voulez bien.
– Eh bien ! Chef, je sais qu’ils ont trois enfants. Un garçon, âgé d’environ cinquante-huit ans, vend des fruits et légumes sur les marchés. Il est marié et aussi père de trois enfants: deux garçons et une fille. L’aîné des garçons travaille avec lui ; le second est conducteur à la SNCF. La fille a vingt deux ans et fait des études dans la communication. La fille aînée de Toinette et Germain ne travaille pas. Elle a cinquante-six ans, elle est mariée avec le patron de la quincaillerie Bedel. Ils ont un fils unique qui fait des études de commerce international.
La dernière fille a cinquante-trois ans et vit depuis longtemps en Afrique noire. Elle est célibataire, je crois. Il me semble que le pays, c’est la Tanzanie. Elle œuvre dans l’humanitaire. Je ne l’ai jamais vue. Il y a plusieurs années qu’elle n’est pas revenue au pays. J’ai appris que c’est une peine de cœur qui l’a poussée aussi loin. Quand on dit que l’amour donne des ailes, c’est vrai, mais pas toujours dans le sens du vent.
– J’apprécie la formule facteur, vous êtes philosophe à vos heures.
– Non, tout simplement un observateur de mes contemporains chef.
– En tout cas, merci pour ce que vous m’avez communiqué, soyez assuré que ça ne sortira pas du cadre strict de cette enquête. Si nous avons encore besoin de vous, nous n’hésiterons pas à prendre contact avec votre hiérarchie. Je vous laisse finir avec mon collègue Gilles.
Le gendarme Gilles posa à Nicolas les mêmes questions qu’à l’entrepreneur. Voyant que les réponses étaient identiques, le gendarme se relâcha un peu dans le questionnement. Il revint sur le rôle du docteur Tardieu.
– Le médecin n’a pas dit grand-chose, hormis qu’il refusait le permis d’inhumer. Je connais un peu le docteur Tardieu, dit Nicolas, il est toujours comme cela. C’est un homme économe de ses paroles, en revanche, il prend des notes à foison. J’ai des amis qui l’ont comme médecin traitant et c’est ce qu’ils m’ont raconté. Il écoute et ne répond jamais ; à la fin de sa visite il fait tomber son diagnostic en quelques mots. Je n’ai entendu que des louanges sur ses activités médicales.
Le gendarme Gilles confirma à Nicolas ce que ce dernier pensait depuis longtemps : « le docteur Tardieu a décelé un hématome derrière les nuques de Toinette et Germain. Ce n’est pas la corde qui a provoqué ce coup, c’est autre chose et c’est pour cela que nous sommes ici Monsieur Favant. Le docteur Tardieu a motivé son refus par un compte-rendu de deux pages que nous avons transmis au médecin légiste. »
Le gendarme Gilles signifia à Nicolas qu’il avait pris bonne note de ses déclarations et il prit congé du facteur.
En sortant dans la cour, notre vaillant facteur se posait encore de nombreuses questions. Une l’obsédait plus particulièrement : Pourquoi le gendarme Gilles m’a-t-il parlé du refus du docteur Tardieu et surtout des motifs ? Voulait-il tester sa discrétion, voir jusqu’où irait sa curiosité? Ce dernier décida d’être muet comme une tombe si on lui parlait de cette sale affaire, ce soir ou dans les jours à venir. La confiance est à ce prix.
Il était plus de quatre heures de l’après-midi lorsque Nicolas revint rendre ses comptes au bureau de poste. Les gendarmes ayant prévenu son chef d’établissement, son retard ne posa pas de souci particulier.
Le chef l’appela dans son bureau :
– Alors Nicolas, mauvaise journée aujourd’hui, deux clients de moins.
Le facteur était fatigué, surtout nerveusement, sa journée n’avait pas été de tout repos. Aussi évacua-t-il rapidement les questions en étant le plus bref possible, sans jamais donner l’impression de vouloir abréger. Son chef, homme compréhensif, le libéra rapidement. Il dit au revoir à ses collègues du bureau, et rentra chez lui.
Arrivé à domicile, il prit rapidement une douche. Nicolas habitait dans le centre-ville, un appartement mansardé au dernier étage d’une maison de village. C’est lui qui avait restauré le logement, acheté en co-propriété avec sa copine.
Notre facteur n’était pas marié. Il était pacsé avec Elodie, une jolie infirmière rencontrée aux urgences de l’hôpital, un jour où il s’était fait une entorse au poignet. Arrivé à l’hôpital, Nicolas craqua. Elodie ne flasha immédiatement, mais l’assiduité de Nicolas réussit à la convaincre. Elodie est la douceur faite femme. Elle est bien plus jeune que lui et ils sont ensemble depuis deux ans. Brune avec de grands yeux verts, elle mesure environ un mètre soixante-dix. Elle voudrait un enfant, Nicolas n’est pas contre, mais il tergiverse. /
Elodie est au travail, Nicolas s’allonge sur le canapé, il s’endort rapidement. Sa compagne finit sa journée vers dix-huit heures trente, ça lui laisse deux petites heures à roupiller.
Nicolas est tombé comme une masse. Il est presque dix-neuf heures lorsque Elodie arrive. Elle voit son homme qui dort comme un bienheureux. Elle s’approche et lui caresse les joues. Nicolas grogne un peu, il entrouvre un œil et d’un coup il l’enlace et la fait basculer vers lui. Elodie adore ces retrouvailles, elle le couvre de baisers et plus encore. Une demi-heure après ces retrouvailles coquines, nos deux amants sont en pleine forme et heureux. Elodie est surprise que Nicolas n’ait pas préparé le repas.
– Si tu savais ce qui m’est arrivé ma chérie.
– Tu vas me le dire, lui répondit-elle en feignant d’être en colère.
– J’ai eu la plus mauvaise journée depuis que je fais ce métier. Figure-toi que j’ai découvert deux de mes clients, pendus. Je peux t’affirmer que ça fait un choc de se retrouver seul face à deux macchabées.
– Chéri, des morts j’en vois presque tous les jours, c’est une question d’habitude, au fil du temps on se blinde. Ils se sont suicidés tous les deux ?
– Au début j’ai cru que la femme et le mari s’étaient donné la main pour en finir. Le docteur Tardieu a refusé le permis d’inhumer. D’après un gendarme, ce serait un double meurtre.
Elodie se love contre l’épaule de Nicolas et le réconforte.
– Ce n’est pas toi l’assassin, alors ne te retourne pas le sang avec ça; et surtout pense à autre chose, à moi par exemple. Elle se déplace, les rayons du soleil couchant caressent son corps nu. Nicolas se lève et la serre encore plus fort dans ses bras. Il la regarde dans les yeux : « Elodie, je pose mes yeux sur ton cœur, je pose mon cœur dans tes mains, je t’offre mon destin. »
Et les deux amants se donnent, corps et cœurs à l’unisson.
Elodie est allée chercher un plat cuisiné au congélateur. Elle a mis les couverts, Nicolas a sorti une bouteille de vin.
– C’est pour oublier, dit-il.
– Pas moi j’espère, lui répondit son infirmière préférée. Après ce bon repas et une bonne nuit de sommeil, demain tu seras frais comme un gardon.
– Oui, à condition que tu mettes un caleçon long avec un pyjama et une chemise de nuit de grand-mère.
6 mars 2010 à 14h32 #151718Chapitre 4
Le lendemain matin, dès huit heures, les gendarmes sont réunis à la gendarmerie pour faire le point. Il y a le chef Sagol, le gendarme Gilles, les deux gendarmes qui se sont trouvés les premiers sur les lieux, ainsi que le chef de la brigade.
Le chef Sagol prend la parole :
– Messieurs, je viens de prendre connaissance du rapport d’autopsie concernant les deux personnes trouvées pendues hier en début d’après-midi. Je vais essayer de vous épargner au maximum les termes techniques. Toinette et Germain sont morts par pendaison. La cause du décès est bien la strangulation.
Le chef Sagol se répète volontairement pour donner du poids à ses propos.
– Ce n’est pas le plus intéressant. Ils ont été assommés tous les deux avec un objet métallique plat, probablement volumineux, du type poêle à frire. Ils n’avaient aucune nourriture dans l’estomac. Germain avait absorbé du vin rouge quelques minutes avant le décès que le légiste situe entre douze heures trente et douze heures cinquante. Ils ont des moyens très modernes et quasi infaillibles pour déterminer l’heure de la mort. C’est surtout par rapport à la détérioration de certains tissus. Bien entendu, j’ai demandé d’autres analyses qui nous parviendront ultérieurement: ADN, prélèvements sanguins et autres investigations sur leurs vêtements et chaussures. Maintenant, nous possédons des éléments supplémentaires et non des moindres. Il va falloir garder toutes ces informations pour nous, il y a trop de suspects et cela pourrait nous être préjudiciable.
Puis, s’adressant aux deux Pandores, arrivés les premiers, il leur demande de récapituler au tableau noir ce qu’ils ont vu.
Le nordiste s’attèle à la tâche. Il fait un schéma des lieux concernés, il n’oublie pas le chien. Dans le même temps, il commente son croquis. Jusqu’à présent, les différents protagonistes semblent d’accord avec lui et ne l’interrompent pas.
A la fin de l’exposé, le chef Sagol reprend les choses en main :
– Messieurs, y a-t-il un point qui vous chagrine ?
Le gendarme Gilles intervient:
– Pour moi ce qui m’interpelle, c’est de savoir pourquoi et comment ces deux personnes sont montées au grenier ?
Le chef de brigade ajoute :
– Des objets, bijoux ou argent, ont-ils disparu ?
Le deuxième gendarme parle du mobile du crime et demande à qui profite-t-il ?
Le chef Sagol s’adresse au groupe:
– De notre travail d’équipe jaillira la vérité. Il est indispensable que chacun apporte son caillou à l’édifice. Si vous le voulez bien, je vais encore revenir sur la découverte des corps. Lorsque le facteur a vu les pendus, ça l’a effrayé et il est ressorti aussitôt pour aller chercher un voisin, en l’occurrence Monsieur Guccione. A ce stade de la découverte, et en admettant que Monsieur Favant n’est pas l’assassin, nous pouvons émettre deux hypothèses, soit le meurtrier est déjà parti, soit il est encore dans la maison.
Le nordiste s’adresse au chef Sagol :
– En ce qui me concerne, j’éliminerai votre deuxième supposition car nous n’avons pas trouvé l’objet ou l’ustensile dont s’est servi l’assassin pour les hisser à la hauteur du nœud et leur passer la corde autour du cou. S’il s’était trouvé dans les lieux, il n’aurait pas eu le temps d’évacuer ses outils.
– Vous êtes perspicace. En effet, j’ai du mal à comprendre comment ce voyou s’y est pris. Il aurait pu mettre chaque corps sur une lessiveuse ou un escabeau par exemple, mais il y aurait des traces. L’interrogation aussi, c’est qu’il n’y a pas d’empreintes de pas, comme s’il avait enlevé ses chaussures. Gilles vous avez remarqué quelque chose?
– Mes élucubrations chef, je n’ai pas tout à fait la même appréciation que vous. Je ne pense pas que le meurtrier ait eu besoin d’un escabeau ou d’une lessiveuse. J’ai pris des mesures avant le départ des corps pour la morgue. Si je tiens compte de la distance qui sépare chaque nœud du sol et de la taille des victimes, du cou à la pointe des pieds, il reste cinq centimètres tout au plus pour Germain et quatorze pour Toinette. Il ne peut y avoir de grosses variations entre le moment de la pendaison et celui où j’ai pris les mesures, tout au plus trois centimètres. Pour les empreintes de pas, je ne crois pas que notre homme (oui, je suppose que c’est un homme), je ne crois pas qu’il ait quitté ses chaussures car s'il n’a pas laissé d’empreintes, il a fait des traînées. Je présume qu’il a enveloppé ses souliers dans du tissu ou du plastique. Si c’est du plastique, ça ne doit pas être du type sac de supermarché. C’est trop mince, trop fragile et nous aurions quelques empreintes au milieu de la poussière du grenier.
– Il va falloir retourner dans la maison et fouiller de fond en comble, méthodiquement, méticuleusement. Ce serait bien le diable s’il n’y avait pas quelque chose qui nous aide un peu, dit le chef Sagol. Il faut surtout passer le grenier au crible , il a sûrement quelques révélations à nous faire. Cela nous permettra aussi d’avancer sur la façon dont sont montés Toinette et Germain sous les toits. C’est un mystère à élucider et si vous avez des idées, allez-y, exprimez-vous.
Le gendarme nordiste demanda à prendre la parole. D’un signe de tête, le chef Sagol la lui donna.
– Pour la montée au grenier, il est possible que nos victimes soient montées à des moments différents. Je privilégierais d’abord l’éventualité, que Germain soit allé le premier dans la soupente.
– En effet, c’est possible, mais j’ai oublié de vous préciser un point important dans les résultats de l’autopsie. Selon le médecin légiste, ils sont décédés au même moment ou à très peu de temps d’intervalle. Donc, pour quelle raison Germain serait monté seul dans un premier temps ? Oui, il y a les saucissons et les jambons. Peut-être venait-il en prendre pour le repas de midi, ce qui expliquerait aussi que le repas n’avait pas été préparé. J’avoue que dans l’état actuel de nos réflexions, nous pataugeons.
Le gendarme nordiste revient à la charge :
– Dans l’éventualité où Germain serait monté le premier, rien ne prouve que Toinette soit montée de son plein gré, peut-être était-elle déjà assommée. Dans ce cas, l’assassin l’aurait hissée sur son dos. Elle était légère.
– Au fait, qu’est devenu le chien? s’enquiert le chef Sagol.
– Monsieur Guccione l’a ramené chez lui en attendant de le confier à un de leurs enfants. Cette bête est assez calme et docile. De plus, elle connaît bien l’entrepreneur, répondit l’autre gendarme.
– Je crois que nous avons assez disserté, nous retournons là-bas maintenant. Chef, si ça ne vous gêne pas, je vous emprunterais volontiers vos deux collaborateurs qui ont commencé l’enquête avec nous hier.
– Pas de problème cher ami, faites au mieux.
Les quatre gendarmes montèrent à bord d’une berline Peugeot et se dirigèrent vers la maison des victimes. Le chef Sagol donna ses dernières consignes pendant le trajet. Chacun savait parfaitement ce qu’il devait faire: revoir chaque élément et vérifier si, à première vue, il n’y a pas eu de disparition. Par exemple, inspecter les murs, pour déceler d’éventuelles différences de teintes laissant supposer qu’un tableau ait pu être décroché de son emplacement.
Il y a aussi les tiroirs. Dans un tiroir bien rangé, il y a un ordre apparent ; il est facile pour un œil expert de faire la différence entre du désordre et du déballage. Il ne fallait pas non plus hésiter à solliciter les voisins et surtout les habitués, ceux qui fréquentaient assidûment les défunts. Nos Pandores devaient aussi rencontrer les enfants de Toinette et Germain. C’était une rencontre de première importance.
– Le facteur est un informateur intéressant, son passage est quotidien. Il voit des choses qui peuvent lui sembler anodines, mais qui, pour nous, seront capitales. Il va falloir le rencontrer de nouveau. Gilles, je vous charge de le convoquer, soyez arrangeant avec lui, compte-tenu de son travail, de sa coopération hier avec nous, et de nos besoins futurs. Profitez de l’occasion pour revoir Monsieur Guccione, si possible dans la maison, il faut qu’il nous dise s’il y a des objets qui ont disparu. Le mystère est trop épais pour avancer le mobile des meurtres. A ce stade de nos travaux, c’est le flou le plus complet, pas l’ombre du début d’un indice.
Le chef Sagol avait le sens de la formule et surtout il s’écoutait parler, un peu à la façon d’un Claude Nougaro ou du patriarche au bandana rouge, l’ex rugbyman Herrero. Il faut dire que beaucoup de gens du sud de la France ont ce type de comportement. Cela ne les empêche nullement d’être de braves gens. Ce sont des séducteurs, ils aiment capter l’auditoire. Le chef Sagol, originaire du Minervois, avait sa place dans ce club très ouvert.
Malgré sa propension à s’écouter, ce n’est pas lui qui se servait du dictaphone enregistreur, mais le gendarme Gilles . Le chef Sagol préférait, et de loin, prendre des notes sur un petit carnet à spirale. Peut-être prenait-il autant de plaisir à se relire qu’à s’auditionner.
Nicolas, le facteur, s’était levé tôt. Il descendit acheter des croissants pour faire plaisir à Elodie et il poussa la balade jusque chez le marchand de journaux. Il voulait voir si le journal faisait écho des deux meurtres. Il remonta les escaliers quatre à quatre. Arrivé à l’appartement, il mit ses pantoufles pour ne pas faire de bruit, son amour dormait encore. Il mit de l’eau à bouillir, sortit la théière et prit une boite métallique dans le placard. La bouilloire siffla légèrement, Nicolas versa deux cuillerées à café de darjeeling, dans le fond de la théière et laissa infuser. Il regarda l’heure, il était six heures et quart, il commençait son service à sept heures. Il lut le journal en attendant. Il y avait juste un entrefilet : « un couple de personnes âgées découvertes pendues dans le grenier de leur maison. Une enquête a été ouverte. » Aucun détail, aucun protagoniste cité. Le journaliste avait dû avoir des consignes, ou alors il n’avait procédé à aucune investigation. Nicolas inclinait plus en faveur de la première hypothèse. C’est quasi automatique, lorsqu’il y a un meurtre, les services de police imposent à la presse un black-out sur les informations qui pourraient être de nature à gêner les enquêteurs. Dans la plupart des cas, les journaux se plient de bonne grâce à cette injonction. L’affaire qui nous occupe ne dérogeait pas à ces principes.
Le petit déjeuner était prêt, notre facteur mit sur un plateau en bois, deux croissants au beurre, une tasse de thé avec un petit pot de lait et un jus d’orange. Elodie somnolait sur le lit, entièrement nue, le drap roulé en boule au pied du lit. En la voyant ainsi, il se disait que la vie était belle, sa compagne encore plus, elle était son rayon de soleil. Il posa doucement le plateau sur la table de chevet. Délicatement, il s’assit à côté d’elle, lui déposant un baiser derrière l’oreille droite. Son infirmière préférée entrouvrit un œil avec un sourire au coin des lèvres, elle se blottit dans les bras de Nicolas et l’embrassa généreusement.
– Chérie il est presque sept heures, je dois y aller, je te souhaite une bonne journée, je t’ai laissé le journal. A ce soir mon amour.
Elodie savoure autant son petit déjeuner que l’attention avec laquelle son amoureux le lui a préparé et servi. Ça cimente, s’il en était besoin, la demeure enchantée de leurs sentiments amoureux.
A sept heures précises, Nicolas est devant son casier de tri . Le courrier est là, il n’attend plus que des bras vaillants pour entamer son dernier voyage avant de se trouver dans la boite à lettre de son destinataire. Nous sommes mercredi et le facteur se dit, qu’aujourd’hui, les enfants sont à la maison et les mamans aussi. Sur sa tournée, un grand nombre de mères se libèrent ce jour-là, certaines travaillent à temps partiel, d’autres posent leurs jours de RTT lorsque les enfants n’ont pas école. Ces jours-là, hormis le volume du courrier, Nicolas termine sa distribution bien plus tard que d’habitude. La raison est simple, notre homme aime bien la jeunesse et les gosses adorent discuter un peu avec lui, les mamans aussi. En s’arrêtant quelques secondes de plus à droite et à gauche, il a besoin facilement d’une heure de plus pour accomplir la même besogne.
En plus de Nicolas, il y a neuf autres facteurs pour desservir les cinq villages et la ville. La population de la zone concernée est de huit mille personnes environ. Comme toutes les communes rurales, proches d’une grande agglomération, la démographie est galopante, au grand dam des préposés qui voient quotidiennement le volume augmenter sans personnel supplémentaire pour le distribuer.
Ce matin, les questions fusent sur Toinette et Germain, chacun y va de sa demande. Nicolas, patient comme un ange, explique le plus simplement possible à ses compagnons ce qu’il a vu. Il essaie de ne pas donner de détails, surtout sur ses discussions avec les gendarmes. Il lui faut être diplomate et faire de l’importance avec presque rien.
Il connaît beaucoup d’histoires plus ou moins savoureuses sur les femmes blondes notamment une qui parle du secret, il la ressort souvent : « il n’y a rien de mieux qu’une blonde pour garder un secret, d’ailleurs pour qu’il soit mieux gardé, elles s’y mettent à plusieurs. A bon entendeur salut, se dit Nicolas, moins j’en dit et mieux je me porte. »
Un de ses camarades connaît très bien le hameau. Il habite cinq cents mètres plus loin en direction de la rivière. Ce collègue est surnommé Rabbit. Ce sobriquet fait référence au lapin, non pas pour sa fourrure, mais pour d’autres particularités spécifiques à Monsieur lapin,. Rabbit s’étant vanté, à plusieurs reprises, de ses prouesses avec la gent féminine, le surnom était tout trouvé. Malgré ce côté vantard, c’est un gentil garçon. Il est marié et père de jumeaux, un gars et une fille, qui ne se quittent jamais une seconde. Ils ont huit ans ses garnements. Le mercredi, ils guettent Nicolas pour discuter un peu avec lui. Rabbit lui aussi connaît pas mal de choses sur Germain et Toinette, il a même confié quelques ragots à Nicolas.
Les gendarmes arrivent au hameau, ils essaient d’être le plus discrets possible. Ils n’ont pas utilisé le gyrophare ou la sirène. Un pandore sort de la Peugeot pour ouvrir le portail et le refermer aussitôt après. Le chef Sagol souhaite travailler un moment tranquille avant d’auditionner Monsieur Guccione, dit « l’entrepreneur ». L’ouverture de la porte d’entrée n’est pas facile. La porte, usée par les ans, est gondolée et le penne de la serrure ne tombe pas tout à fait en face. Il faut forcer pour faire tourner la clé. Toinette et Germain fermaient rarement la maison à clef.
Une fois à l’intérieur, nos quatre mousquetaires ressentent un sentiment étrange. Chacun se tait et une sensation d’oppression gagne le groupe. Le gendarme Gilles est le premier à rompre le silence pesant ; il s’adresse au chef :
– Avez-vous déjà rencontré une maison comme celle-ci ; je perçois des choses inexplicables, une impression de solitude. C’est difficile à développer, à croire que les habitations ont une âme.
Quelques mois auparavant, le chef Sagol et le gendarme Gilles avaient eu à résoudre une enquête morbide. Ils se souviendraient longtemps de la dame aux chats . Outre le meurtre d’une vieille femme qui nourrissait les chats du quartier, ils avaient trouvé dans l’appartement une décoration à faire pâlir les maîtres des films fantastiques. L’assassin avait disposé sa victime sur un rocking-chair avec un chat empaillé dans chaque bras. Il y avait une trentaine de félins disséminés dans l’appartement. L’affaire était surprenante, aucun des chats n’était de race ou de pelage identique ; ce qui dénotait un goût certain pour la mise en scène
Malgré les années de terrain, aucun enquêteur ne peut se débarrasser de ce climat. Avec le temps, les sensations s’atténuent. Pour l’anecdote, le mystère de la maison aux chats demeure entier.
Rapidement, chacun s’est déployé dans une pièce et commence son inspection. Les murs ne sont pas bavards, aucun tableau ne semble avoir disparu. Les tiroirs sont également muets, pas de trouvaille de génie. A première vue, le vol ne semble pas être le mobile du crime.
– N’éliminons pas totalement cette hypothèse. Nous pourrons le faire après l’audition des enfants et des proches, dit le chef Sagol.
Le gendarme nordiste évoque une piste qui n’a pas été abordée jusqu’à présent.
– Chef, vous avez vu dans les prospectus que nous avons trouvés hier sur la table , il y avait un dépliant d’une agence immobilière. En une année, le prix des terrains et des villas a grimpé de plus de vingt pour cent. Je pense qu’il serait judicieux d’explorer cette piste. Je crois que les défunts étaient propriétaires de terrains convoités par des promoteurs. Ici, il y a au moins dix acheteurs pour un bien à vendre. Ca devient préoccupant pour les jeunes. Bientôt, ils n’auront plus les moyens d’acheter une grange en ruine.
– Votre réflexion est pertinente. Ca va faire partie des points à éclaircir avec les enfants de Toinette et Germain, il faudra aborder le sujet avec le facteur. Au fait, Gilles, vous feriez bien d’appeler la poste pour qu’on puisse revoir le facteur cet après-midi ou demain au plus tard. Tant que nous n’aurons pas trouvé le mobile du meurtre, nous pataugerons. Bon sang ! A qui profite le crime ? Pas de réponse ! Alors Messieurs, il va falloir mettre les bouchées doubles. Nous allons voir les voisins. Gilles, allez me chercher l’entrepreneur s’il vous plaît.
Le gendarme Gilles revint cinq minutes après avec Monsieur Guccione. Le chef Sagol le salua et lui demanda s’il allait bien depuis hier, si la disparition de ses voisins ne l’avait pas trop perturbé et si la garde du chien ne lui avait pas posé de problèmes ?
– Le chien est adorable, il a juste pleuré hier soir, il a mangé un peu. C’est une affaire de quelques jours, si le fils de Germain l’emmène, il connaît la famille et il sera au large.
– Monsieur Guccione, si je vous ai sollicité de nouveau, c’est pour faire appel à votre sens de l’observation. J‘ai remarqué que vous étiez assez proche de Toinette et Germain, vous devez bien connaître les lieux et les habitudes. J’aimerais que vous fassiez le tour de chaque pièce, si vous repérez une anomalie, je vous saurais gré de me la signaler.
– Je n’y manquerai pas monsieur Sagol.
Les deux hommes explorent minutieusement chaque salle, l’entrepreneur se prenant parfois pour un fin limier. Il fronce du sourcil en scrutant les bibelots, les tableaux et autres babioles. Il faut se rendre à l’évidence, Monsieur Guccione n’est pas Hercule Poirot ni Sherlock Holmes. Le verdict tombe. Rien n’a été volé ou déplacé, sauf peut-être à la cuisine. L’entrepreneur croit que sur une étagère, il y avait un ou deux plats de plus, mais il ne peut s’engager avec certitude.
Le chef Sagol note quand même cette supposition et remercie encore l’entrepreneur de son étroite collaboration. Il est des collaborateurs occasionnels qu’il faut savoir flatter, l’entrepreneur en fait partie.
Pendant ce temps, le gendarme Gilles s’est rendu en premier chez le couple de publicistes. C’est la fille, Maeva, qui vient répondre au coup de cloche. En fait, il s’agit d’une grosse clarine qui a jadis servi au cou d’une vache dans la vallée de Beaufort. Maeva est surprise par l’uniforme, elle demande à l’homme ce qu’il veut. Le gendarme Gilles désire rencontrer ses parents. Elle répond que sa mère est là, elle va l’appeler.
– Bonjour Monsieur, je suis Patricia Montfort, que désirez-vous ?
– Bonjour Madame Montfort, je suis le gendarme Gilles. J’enquête sur le décès de vos voisins, Toinette et Germain, auriez-vous quelques minutes à m’accorder?
Patricia Montfort est une grande jeune femme d’environ trente-cinq ans. Les cheveux blonds et longs, des yeux d’un bleu très clair éclairent un visage d’une beauté de madone. Elle est vêtue d’un pantalon de survêtement et d’un body blanc. Sa plastique irréprochable est mise en valeur et notre Pandore n’est pas insensible à son charme. Madame Montfort lui fait penser aux beautés nordiques ou slaves. Il se remémore ce que lui a rapporté le chef lors de l’entretien avec Nicolas, le facteur, au sujet des revues et objets échangistes. Il y a des instants où il voudrait être transparent, le Pandore, pour voir ce qui se passe dans les alcôves.
La maison de la famille Montfort est de type traditionnel à l’extérieur. A l’intérieur, le contraste est saisissant . Les murs sont presque nus, uniquement peints à la chaux blanche ornés de quelques masques en croûte de cuir. Les tapis sont en coco, les tables et les chaises en inox. Ici, c’est le parti pris de la modernité. Au milieu du salon un escalier en verre monte vers les chambres.
– Maeva s’est repliée dans sa chambre. Mon fils est allé faire du tennis avec un copain,. Asseyez-vous, désirez-vous un café ou un verre ?
– Un café, ce ne sera pas de refus. Si vous le voulez bien Madame, je souhaiterais avoir votre avis sur ce qui vient d’arriver. Je suppose que vous savez déjà que nous avons trouvé les deux victimes hier, en début d’après-midi, pendus dans leur grenier. Parlez-moi de tout ce qui les touche de près ou de loin ?
– Vous savez, je suis là le mercredi et en fin de semaine, mon mari uniquement le week-end, alors nous ne pouvons pas consacrer beaucoup de temps au voisinage. Nous assistons tous les ans au méchoui et mon mari fournit quelques lots pour le concours de pétanque qui est organisé à cette occasion.
C’étaient des gens charmants, sauf que Germain a toujours refusé de nous vendre le pré qui est derrière chez nous, pour nos chevaux. L’endroit semblait idéal, mais nous avons acheté un autre terrain en face. Il est moins grand et malheureusement ne jouxte pas notre propriété. Nous ne lui en avons jamais voulu. Dans ces campagnes, les anciens n’acceptent pas facilement de se défaire de leurs biens de leur vivant.
Le gendarme Gilles reprend aussitôt Madame Montfort :
– Vous venez de me dire que ce sera plus facile avec Germain mort que vivant?
Elle se crispe et répond sèchement qu’il ne s’agit pas de déformer ses propos. Elle a parlé des anciens, en général et pas du petit différend concernant l’achat hypothétique d’un lopin de terre.
Le gendarme a vite compris que sous un gant de velours se cache une poigne de fer. Cette femme est une dominatrice. Il faudra s’y prendre autrement s’il ne veut pas la braquer définitivement. Il marque une pause en absorbant une gorgée de café. Il félicite son hôtesse sur la saveur du breuvage.
Elle l’informe que son mari est un grand amateur, il a séjourné au Brésil et en Colombie il y a quelques années.
Gilles s’engouffre dans la brèche. Il parle de sa demande de mutation pour la Guyane qui est frontalière avec le Brésil. Madame Montfort répond qu’elle ne connaît pas l’Amérique du sud ni l’Amérique centrale ; dans la famille, c’est son mari le spécialiste. Il a onze ans de plus qu’elle et il a beaucoup bourlingué avant de poser ses valises auprès de Patricia
– Parlez-moi des soucis de voisinage, Madame Montfort ?
– Je me souviens d’un accrochage avec le transporteur au sujet d’un feu de paille, dit-elle. Ils se sont réconciliés rapidement, je ne pense pas que ce soit un indice de premier ordre.
– Madame Montfort, c’est en collationnant, à la volée, des détails insignifiants, que souvent la vérité éclate. C’est l’histoire des grains de sable. Un seul n’est qu’une poussière; quelques milliards de plus et c’est la dune du Pyla ou les plus belles plages du Pacifique. Pour une enquête criminelle, le principe est identique, c’est un puzzle ou chaque pièce dépend de l’autre.
Ils parlèrent encore une demi-heure, puis l’enquêteur prit congé en félicitant Madame Montfort pour son café et la décoration de sa demeure. Elle lui adressa un sourire en fermant la porte et l’au revoir mourut dans le bruit d’une serrure qui s’actionne.
Le gendarme Gilles fantasmait sur la personne de Patricia Montfort. Le trajet, qui sépare la propriété de la famille Montfort de celle de Toinette et Germain, lui fut propice pour imaginer la blonde jeune femme dans une tenue autrement plus aguichante qu’en survêtement. Il rêvait éveillé, lorsqu’il entendit une voix qui lui disait:
– Alors Gilles, on est sur son nuage?
Il tourna la tête. Devant lui, le chef Sagol et les deux autres gendarmes s’apprêtaient à aller à sa rencontre.
– Excusez-moi chef j’étais encore là-bas. (Il fit un signe évocateur, qui ressemblait à l’esquisse d’une silhouette féminine.)
Les trois autres comprirent que, ce matin, c’était lui qui avait tiré le bon numéro.
– Avez-vous collecté quelques éléments pour nous faire avancer ?
– Pas grand-chose chef, sauf que les Montfort ont tenté d’acheter sans succès le pré adjacent à leur villa. Devinez qui sont les propriétaires ?
– Gilles, la réponse est dans la question, seraient-ce Toinette et Germain par hasard ?
– Bingo chef! Je ne crois pas que cela constitue une piste fiable. Madame Montfort en a parlé sans aucune gêne ni regret. Cela ne semble être qu’une péripétie dans leur vie. Il y a aussi deux détails: le mari a onze ans de plus que sa femme. Il a beaucoup voyagé en Amérique centrale et Amérique du sud.
– C’est instructif, mais pas au point de fournir le mobile du meurtre. A vous entendre, cette charmante personne vous a tapé dans l’œil. Avez-vous évoqué le colis et ses objets surprises ?
Le gendarme Gilles rougit un peu. Une fois son embarras évacué, il regarde ses trois autres acolytes et déclare qu’il ne pouvait décemment pas aller sur ce terrain trop glissant à son humble avis.
Le chef Sagol lui confirme qu’il s’agit d’une plaisanterie. Il fallait être tordu pour trouver le moindre rapport entre la fin tragique de Toinette et Germain et des produits estampillés « jouets pour adultes ». Il apostrophe ses subordonnés en leur précisant qu’un point doit être fait sur les informations glanées ce matin.
– Si vous n’avez rien de prévu pour le déjeuner, nous pourrions manger ensemble dans un endroit tranquille et faire le point pendant le repas. Ce serait un gain de temps appréciable.
Tous acquiescèrent. La maison fermée, ils montèrent dans la Peugeot. Le gendarme nordiste prit le volant, Gilles ferma le portail.
En chemin, ils croisèrent Nicolas qui n’était plus bien loin du hameau. Il était presque treize heures. Ils stoppèrent à sa hauteur, Nicolas vint vers eux pour les saluer. Le gendarme Gilles lui adressa le premier la parole, pour demander s’il était toujours d’accord pour se voir à la gendarmerie vers quinze heures. Le facteur, après avoir serré la main de chacun, déclara que c’était prévu depuis le coup de fil à la poste de ce matin. En leur souhaitant un bon appétit, Nicolas prit congé des Pandores.
6 mars 2010 à 14h33 #151719Chapitre 5
Le gendarme nordiste, en fin connaisseur de la contrée, était chargé de dénicher un restaurant discret et sympathique. Il engagea le véhicule, le long de la rivière, dans un chemin empierré. D’un côté, il y avait des platanes séculaires et de l’autre le cours d’eau où le soleil se reflétait. Le miroir renvoyait des reflets argentés lorsque les eaux tumultueuses, par endroits, venaient se briser sur les rochers au milieu du lit. Le site était majestueux. Après les grands arbres, le chemin bifurquait sur la gauche, s’éloignant un peu de la rivière, pour passer dans un défilé. La route s’enfonçait dans une barre rocheuse où, aux beaux jours, les adeptes de la varappe se retrouvaient.
Au sortir du défilé, le chemin repartait vers la droite pour rejoindre les berges jusqu’au restaurant qui trônait sur la rivière. C’était un vieux moulin que le propriétaire actuel avait réparé et aménagé. Dans ce bâtiment du dix-septième siècle, il avait conservé et restauré la vieille roue en bois. Au-dessus, il avait mis une vitre très épaisse qui faisait office de carrelage pour la salle de restauration. Les convives pouvaient tout à loisir profiter du spectacle de l’eau qui s’engouffrait dans la roue. L’endroit était idéal pour un rendez-vous romantique. Les couples, légitimes ou pas, se retrouvaient ici les fins de semaine.
Il n’y avait que deux voitures garées sur le parking. A la vue des gendarmes, le patron, qui connaissait le nordiste et son collègue, se dirigea vers eux. Ils précisèrent qu’ils voulaient manger et, si possible, seuls. Le patron, en bon professionnel, les plaça à l’autre bout de la salle. Il n’y avait qu’un couple, à l’opposé, bien occupé à se regarder dans le blanc des yeux.
Ils s’installèrent et le patron proposa l’apéritif qu’ils refusèrent. En service, il faut toujours faire preuve de sobriété. Comme un seul homme, ils choisirent le même menu: une entrée, avec de la charcuterie maison, une truite meunière et, en dessert, des profiteroles; de l’eau, pas de vin. Ce choix fut dicté par le gendarme nordiste qui venait assez souvent avec son épouse.
En attendant, le chef Sagol donna la parole à chacun afin qu’il résume sa matinée. Le gendarme Gilles leur avait déjà tout dit, il fut bref. Le nordiste avait rencontré la veuve qui habitait la grande maison bourgeoise. Il brossa un portrait au vitriol :
– C’est une perruche dont le plumage s’est terni à force de frotter contre sa cage. Le bec est encore acéré, mais comme le volatile, elle roule la langue dans sa bouche pour boire deux gouttes d’eau. C’est quelqu’un d’un autre temps, d’un autre monde. Elle s’entendait bien avec Toinette et Germain, surtout chacun chez soi. Elle n’a pas d’histoire croustillante à raconter. Ses enfants ont de bonnes situations. Sa fille est mariée avec le PDG d’un laboratoire pharmaceutique et son fils dirige un service au ministère de l’emploi. Ils viennent l’été dans la maison familiale, ils passent tous ensemble une à deux semaines tous les ans.
J’ai aussi rencontré le cimentier, bronzé, il doit avoir soixante-cinq ans, mais il veut en paraître cinquante. Il est très sportif, il fait une heure de gymnastique chaque matin. Lorsque j’ai sonné chez lui, il venait juste de terminer, il était en nage. Très imbu de sa personne, il parle et ne vous écoute pas Tout se rapporte à lui, il. J’ai dû faire preuve d’autorité pour me faire entendre et pouvoir poser mes questions. Paradoxalement, il aimait beaucoup les disparus. Sa peine semblait sincère, ou bien c’est un super comédien. Il a fait aménager une vieille grange. L’habitation est immense, il y a même un puits au milieu de la salle à manger. A l’opposé, un pressoir très ancien occupe une grande partie de la pièce. C’est une décoration très rurale, mais magnifique. Il buvait l’apéritif une fois par semaine chez Toinette et Germain et, la semaine suivante, c’était eux qui passaient chez lui. C’était un rituel quasi immuable depuis quelques années. Le cimentier espérait qu’un jour Germain lui vendrait le pré en face. Il lorgnait dessus depuis que la famille Montfort lui avait soufflé la terre où ils avaient parqué leurs chevaux. A la campagne celui qui possède a le sentiment d’être quelqu’un et le cimentier a cet état d’esprit. Il pensait que son amitié avec Germain ferait le reste. Il ne brusquait pas les choses et voilà que la faucheuse avait réduit à néant ses efforts. Il lui faudrait continuer son approche avec les héritiers et surtout avec Régis, le fils.
– Je vois, vous avez pris des notes,
– Oui chef, répondit le nordiste.
Le chef Sagol s’adressa à l’autre gendarme :
– Alors et vous, qu’avez-vous pêché ?
Le gendarme Liard est un timide. Il fixa le bout de ses chaussures tout en prenant son souffle. Il réfléchit, redressa la tête et regarda le chef droit dans les yeux :
– Je suis allé chez le transporteur et le cadre de la grande distribution. Le transporteur se nomme Seigle, comme la céréale, le cadre, c’est Monsieur Carle. J’ai donc rencontré Monsieur et Madame Seigle . Eux aussi sont atterrés par ce qui s’est passé, ils aimaient beaucoup leurs voisins. Monsieur Seigle n’a pas hésité à évoquer leurs engueulades car il n’y a pas eu que l’épisode du feu de broussaille. Ils se sont chamaillés aussi à cause des poules de Germain qui, en sautant le grillage, s’étaient régalées des petits pois et des salades du potager de la famille Seigle. Cependant, le transporteur m’a dit qu’il était sanguin et ça ne durait jamais plus d’un jour ou deux. Chaque fois, leurs liens en étaient renforcés. Ils allaient régulièrement prendre l’apéritif, tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, partageant des repas ensemble. Madame Seigle a ajouté que Toinette et elle assistaient à des réunions Tuperware. Le mois passé, elle était venue à une démonstration de cuisine. Toinette semblait séduite par un procédé de cuisson sans matière grasse.
– Comme ici, rétorqua le gendarme Gilles.
– Je n’ai rien noté de plus sur la famille Seigle, sinon que le fils a repris l’entreprise familiale. Il est marié et père de deux enfants. Au dire des parents, c’est un couple sans histoires. Le travail est difficile, mais la clientèle est faite depuis longtemps. Elle est très fidèle, alors l’entreprise souffre moins que la concurrence. J’ai eu un entretien avec Madame Carle. Son mari est parti lundi matin en déplacement pour la semaine. Il s’absente très souvent ; il faut dire qu’il est responsable du secteur bazar pour tout le quart sud de la France. Elle m’a narré à peu près les mêmes choses que la famille Seigle. Eux aussi fréquentaient Toinette et Germain en compagnie de Monsieur et Madame Seigle, le plus souvent. Madame Carle est une adepte de la maison Tuperware. Elle a assisté à la réunion culinaire du mois précédent, elle n’a rien remarqué de particulier.
– Donc Liard, nous pouvons affirmer que Monsieur Carle était loin au moment du meurtre?
– C’est sûr chef, enfin si vous le souhaitez, je peux vérifier.
– Pas pour l’instant Liard, mais prenez note de l’endroit où était censé se trouver Monsieur Carle.
Le chef Sagol fit un résumé de la visite de la maison avec Monsieur Guccione. Il affirma à ses collègues qu’ils avaient eu plus de matière que lui, l’entrepreneur n’ayant rien décelé d’anormal dans la maison. En tout cas, il s’occupe bien du chien. Je n’ai pas pensé que derrière la maison, il y a le poulailler avec quelques volailles, elles doivent avoir faim. Madame Seigle m’a dit qu’elle jetait des déchets et du pain dur par-dessus le grillage
– Et puis, si les poules ont faim, elles savent sauter la clôture, répliqua Liard.
Le repas tirait à sa fin. Les amoureux étaient sortis et nos Pandores pouvaient les voir, étroitement enlacés, se promenant sous les saules au bord du canal. Afin de réguler le débit de l’eau qui passait par le moulin, les constructeurs avaient creusé un passage avec une vanne. Lorsque le débit devenait trop fort, l’ouverture de cet obstacle permettait une régulation des flots. La particularité de ce moulin est que, d’ordinaire, l’édifice est construit sur le canal. Ici, c’est l’option contraire qui a été retenue.
Nos gendarmes dégustaient le café quand le patron vint apporter l’addition réclamée par le chef Sagol.
– Messieurs, je vous offre le café.
Les quatre convives remercièrent chaleureusement et félicitèrent le patron pour le repas.
– Je n’y suis pas pour grand chose, ici le chef, c’est mon épouse.
– Alors, vous lui direz bravo pour nous.
Le chef Sagol sortit sa carte bancaire de son portefeuille et paya l’addition. Les gendarmes voulurent payer leur quote-part, mais le chef resta intraitable.
– Je vous ai invités et l’on ne paie pas une invitation, bon sang!
Après un merci collégial, le groupe sortit et marcha cinq minutes au bord du canal pour se dégourdir les jambes. Ils félicitèrent le gendarme Nordiste pour le choix judicieux du restaurant. Ça coupait bien une longue journée. L’après-midi qui s’annonçait ne serait pas de tout repos. Il y avait trois auditions programmées ; Nicolas, le facteur, Régis, le fils de Toinette et Germain et leur fille Martine. Le programme était chargé. Ils s’engouffrèrent dans la Peugeot, direction la gendarmerie.
6 mars 2010 à 14h37 #151720Chapitre 6
Arrivés à la caserne, le chef Sagol alla saluer son collègue, chef de brigade. Ce dernier lui remit deux courriers apportés par la navette dans la matinée. La première enveloppe contenait un simple feuillet recto-verso émanant du procureur de la République.
Le chef Sagol lut rapidement les quelques lignes. Au fur et à mesure de sa lecture, son visage prit des mimiques qui ne trompaient pas. Le chef Sagol était soucieux, ce qu’il venait de lire le préoccupait. Le procureur de la République lui confirmait que la gendarmerie était chargée de l’enquête concernant les deux meurtres de personnes âgées découvertes, ce mardi, par le facteur Nicolas Favant. Ce paragraphe ne lui posait pas de souci particulier. C’est la suite qui occupait et perturbait son esprit.
Le procureur de la République avait désigné un juge pour instruire l’affaire. La gendarmerie serait donc aux ordres de Madame le juge d’instruction Julie Silovsky. Elle n’avait pas bonne réputation auprès des services de police et de gendarmerie de la région. Il faut dire qu’elle avait géré, de manière calamiteuse, un dossier criminel dans le département voisin. Le chef Sagol espéra que ses subordonnés ne seraient pas trop démotivés en apprenant la nouvelle.
Le deuxième courrier émanait du tribunal, bureau des juges d’instruction. Il était signé de Madame Julie Silovsky. Elle reprenait presque mot pour mot les propos du procureur et elle convoquait les enquêteurs vendredi matin à neuf heures pour faire le point
Le chef Sagol tourna et retourna la feuille plusieurs fois avant de la remettre dans l’enveloppe et de la glisser dans une poche de sa sacoche. Il pensait qu’elle aurait pu lui passer un coup de fil, c’est plus convivial pour des gens qui vont œuvrer en étroite collaboration. La méthode du juge venait de froisser sa susceptibilité. Il allait tout faire pour ne rien laisser transparaître à ses collaborateurs. Il rejoignit les trois autres Pandores qui discutaient avec leur collègue chargé de l’accueil.
– Messieurs, dit-il, j’ai la notification de monsieur le procureur nous désignant en charge de l’enquête sur le meurtre de Toinette et Germain. Il a nommé une juge d’instruction : Madame Silovsky.
S’il avait pu avaler son képi, le gendarme Gilles l’aurait fait. Il avait déjà eu affaire à Madame Silovsky et le contact avait révélé une grosse divergence de vue sur des investigations menées par le gendarme Gilles. Celui-ci s’était senti méprisé par le juge et son travail laissé de côté. Il s’agissait d’une affaire de trafic de drogue . L’obstination et l’obstruction de Madame Silovsky avaient fait perdre un temps précieux à l’enquête. Un refus de perquisition chez un suspect avait abouti à un manque de preuves et à la libération du principal suspect. Le chef Sagol savait cela et il discuta en aparté avec Gilles. Il lui demanda de ne pas parler du rôle du juge à ses collègues. Le gendarme Gilles obtempéra car il avait beaucoup de respect et d’admiration pour Sagol.
– Chef, vous connaissez sans doute l’inspecteur Bouchet ?
– Je le connais personnellement, Gilles et c’est un policier d’élite. Je sais aussi le lien que vous voulez faire entre l’inspecteur et le juge. Je vous le répète, discrétion, discrétion. Nous n’allons pas tourner autour du pot tous les deux. Nous sommes des militaires et si l’on nous surnomme « la grande muette » ce n’est pas pour rien. L’affaire dite de « la musique de l’ascenseur » est close. Une page malheureuse est tournée et ce ne sera pas la dernière fois que la justice se trompe. Dans le cas qui nous occupe, je compte sur nous tous pour boucler cette enquête de manière irréprochable. Sachez que, si nous travaillons comme nous l’avons toujours fait ensemble, je soutiendrai mes collaborateurs quoi qu’il m’en coûte. J’attends la réciproque de chacun d’entre vous.
Le gendarme Gilles regarda son chef droit dans les yeux et il lui renouvela sa confiance et son plaisir d’être sous ses ordres.
– Vous pouvez compter sur moi en toutes circonstances, chef
Ils rejoignirent les deux autres collègues accoudés au comptoir d’accueil avec le planton de service.
– Maintenant messieurs, nous allons recevoir Nicolas Favant et le fils et la fille des victimes. Nous allons nous répartir de manière à optimiser notre boulot au maximum. Je vous propose de faire deux groupes: je ferai équipe avec Liard et Gilles vous serez avec votre collègue nordiste. Je vais recevoir les enfants de Toinette et Germain; Gilles, vous verrez le facteur. Nous procéderons de la façon suivante : entretien d’environ trente minutes et dix minutes de break pour laisser souffler un peu nos interlocuteurs. Ensuite, on continue pour au moins la même durée et nous les remercions de leur collaboration. Nous confronterons nos informations après. Je m’y prendrai un peu différemment avec le fils et la fille, j’entendrai chacun d’eux seul d’abord et après ensemble.
Après avoir rendu ses comptes au bureau de poste, aux environs de quatorze heures, Nicolas était rentré chez lui pour manger. Il avait trouvé un petit mot sur la table. Elodie lui avait laissé quelques consignes et le tout se terminait par « mon cœur, comme mes baisers sont à tes pieds pour notre bonheur ». Un baiser au rouge à lèvres était déposé sur le bas de la feuille, un cœur était dessiné au milieu des lèvres. Nicolas sourit de joie en lisant ces quelques lignes et en humant l’odeur du parfum de sa douce qui chatouillait ses narines. Il avala rapidement un steak et une salade avec un morceau de fromage. Ensuite, il étendit le linge qui était dans la machine à laver. Chaque fois qu’il étalait les petites culottes, il les saisissait avec délicatesses, comme si elles étaient sur le corps de son amour. Il est vrai que les sous-vêtements d’Elodie étaient particulièrement jolis. Il n’y avait pas beaucoup de tissu, mais les motifs et la broderie étaient soignés. Ils aimaient bien se concerter et acheter ensemble les balconnets et les strings. C’était le préliminaire à d’autres jeux et qui mieux qu’une femme amoureuse savait sentir le désir de son homme?
Le facteur prit le chemin de la gendarmerie. Par précaution, il avait laissé un mot à Elodie « sait-on jamais, si ça dure, qu’elle ne soit pas inquiète. » Il arriva à pied à la caserne qui se trouvait à dix minutes de chez lui. Il était quinze heures et il était le premier. La fille et le fils de Toinette et Germain n’étaient pas encore là. Nicolas les connaissait, il les avait vus plusieurs fois chez leurs parents. La famille semblait assez soudée. Il n’y a que Ginette, celle qui vivait en Afrique, qu’il n’avait jamais vue. La Toinette et le Germain n’en parlaient jamais. Le facteur avait l’habitude, il avait compris qu’il s’agissait d’un secret de famille. Il y a parfois des silences qui sont assourdissants. C’était une de ses formules favorites, il sentait bien les choses Nicolas.
Le gendarme Gilles et le nordiste le saluèrent poliment puis, ils se dirigèrent tous trois vers un bureau libre. Nicolas était décontracté, comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher. Le nordiste commença par demander au facteur si, depuis hier, il avait bien dormi.
– En principe je n’ai pas de troubles du sommeil, mais je dois reconnaître que j’ai eu du mal à m’endormir. Les images du grenier défilaient dans ma tête. Bien que ce ne soit pas mon rôle, je me suis posé plein de questions.
– Quel genre de questions Monsieur Favant ? reprit le gendarme Gilles.
– Elles sont toutes simples, vous savez: qui, pourquoi, comment ?
– En effet vous faites dans la simplicité facteur. Nous nous posons les mêmes, mais également beaucoup d’autres et l’ensemble constitue l’enquête, rétorqua le nordiste.
– Avez-vous des réponses à certaines de vos interrogations? demanda Gilles .
Face à la moue de Nicolas, il reprit aussitôt./
– Aujourd’hui, vingt-quatre heures après le meurtre, vous êtes passé aux mêmes endroits. Vous avez probablement vu les mêmes clients et sûrement d’autres qui, par curiosité, sont venus à votre rencontre. Qu’avez-vous observé de différent par rapport à hier ?
Nicolas prit le temps de réfléchir. Cet instant lui parut long, mais il dura seulement une dizaine de secondes. Le silence ne se mesure pas, il dépend de l’intensité du moment.
– Eh bien ! J’ai trouvé les gens identiques, sauf que certains m’ont rapporté leur rencontre avec vous ce matin.
– Par exemple ?
– Madame Montfort a discuté au moins dix minutes avec moi, j’avais un colis à lui remettre contre signature.
Voyant la tête des deux gendarmes, le facteur précisa immédiatement qu’il était certain que cela n’avait rien à voir avec les pratiques supposées de ce couple.
– C’était un colis envoyé par les grands-parents de Maeva pour son anniversaire. Elle aura douze ans jeudi.
– La brave petite, espérons que sa mère ne se trompera pas de colis, bafouilla Gilles.
– Donc, Madame Montfort m’a dit qu’elle pensait plus à un crime de rôdeur qu’à un assassinat prémédité. Le criminel a pu être contraint de faire vite. Il est possible que quelqu’un d’autre se soit présenté entre le meurtre et mon arrivée, ce qui aurait pu forcer l’assassin à partir.
Le gendarme Gilles secoua la tête
– Facteur, c’est une hypothèse que nous mettrons loin derrière les autres. S’il y avait eu un rôdeur, nous nous aurions relevé des traces d’effraction. Or, il n’y en a aucune. Ça veut dire qu’il serait entré et sorti par-devant, à la vue de tout le quartier, c’est peu probable. De plus, rien ne semble avoir disparu.
– Je ne saurais dire précisément, mais dans la cuisine, il y a quelque chose qui cloche, je n’arrive pas à voir quoi, dit le facteur.
Le Pandore lui demanda de bien réfléchir et de les contacter s’il trouvait une réponse. Le gendarme Gilles n’avait pas pris son magnétophone avec lui, il avait oublié de recharger les piles. Il s’en voulait car il aimait bien se repasser les enregistrements avant de faire la synthèse des auditions. Aujourd’hui, il travaillait comme le chef Sagol, il prenait des notes. Il aimait bien le caractère curieux de Nicolas et il le laissait souvent aller plus loin dans la réflexion. Les deux gendarmes abordèrent le sujet de la famille de Toinette et Germain.
Nicolas leur parla du fils, Régis: une force de la nature, un peu taciturne, mais quelqu’un de gentil. Il connaissait aussi les trois enfants. L’aîné s’appelait Franck et ressemblait beaucoup à Germain. Il travaillait avec son père, ils vendaient des fruits et légumes sur les marchés. Le deuxième était aussi un garçon. Il s’appelait Kévin et occupait un poste à la SNCF. Il était assez souvent chez ses grands-parents. La petite dernière s’appelait Vanessa. Elle faisait des études d’histoire de l’art. Elle aussi venait souvent voir Toinette et Germain. C’était un joli brin de fille, grande, brune aux yeux verts. Les enfants s’entendaient comme larrons en foire, surtout Kévin et Vanessa.
– Sils n’étaient frère et sœur, on pourrait les prendre pour des amoureux, ces deux-là. Ils s’adorent et ça se voit, dit Nicolas admiratif. L’épouse de Régis est une femme de la ville, elle a eu du mal à s’adapter à une petite bourgade. Elle aide son mari et son fils sur les marchés les plus importants. Je ne sais rien de plus sur elle, messieurs. La fille aînée, Martine, est une maîtresse femme. Elle est mariée à monsieur Bedel le PDG de la quincaillerie du même nom. C’est une grosse entreprise qui vend aussi des métaux en gros. Elle n’occupe aucun poste dans l’entreprise. Je l’ai souvent vue aux ventes de charité, avec monsieur le curé, cela doit-être sa manière à elle de se rendre utile. Elle est aussi présidente de l’association qui s’occupe d’un village au Sénégal dans la Casamance, je crois. Elle venait de temps à autre voir ses parents. En revanche, je n’ai jamais vu Monsieur Bedel chez Toinette et Germain. Ils ont un fils qui se prénomme Hugues, il est étudiant en commerce international et actuellement il est en stage au Japon. Il écrivait régulièrement à ses grands-parents. Comme j’en ai parlé hier à votre chef, je n’ai jamais vu Ginette, la dernière fille. Je ne sais pas grand-chose d’elle. Elle vit depuis de longues années en Afrique. Elle est permanente dans une ONG qui lutte contre la faim. Je n’ai jamais distribué de courrier de sa part chez les défunts. Je pense qu’ils étaient fâchés, mais je n’en suis pas certain ; ils ne parlaient jamais de Ginette. C’est à se demander ce qui est arrivé dans cette famille. Voilà, je pense avoir récité tout ce que je sais sur la famille de Toinette et Germain.
Le gendarme Gilles remercia Nicolas et lui signifia qu’après une pause d’environ dix minutes, le chef désirait voir certains détails avec lui. Nicolas commençait à trouver le temps long, mais il ne montra pas son impatience à ses interlocuteurs.
Régis Drochard était arrivé deux minutes après le facteur. Le chef Sagol et le gendarme Liard l’avaient emmené dans une autre salle pour l’auditionner. Avant de commencer l’entretien, le chef avait présenté ses condoléances avec gravité et compassion. Régis avait apprécié la sincérité du gendarme.
Régis Drochard venait de fêter ses cinquante-huit printemps. Il ne faisait pas son âge. Il était grand, musclé, les yeux verts et sa chevelure bien blonde était dépourvue de cheveux blancs.
Le chef lui communiqua les résultats de l’autopsie. Il lui demanda s’il connaissait des ennemis à ses parents ou des raisons qui auraient pu pousser quelqu’un à de telles extrémités. Régis semblait très affecté par le décès de ses parents. Il affirma qu’il ne connaissait personne dans leur entourage, capable d’une telle haine et d’un tel mépris pour la vie humaine.
Le chef Sagol était habitué aux réactions des proches . Ils sont aveuglés par le chagrin et il est rare qu’ils apportent des éléments décisifs à l’enquête dans les premières quarante-huit heures. Une fois le travail de deuil enclenché, la lucidité revient et leur concours s’avère précieux. Régis ne dérogeait pas à cette règle et le chef se montra compréhensif, tout en balayant un maximum de choses. Il demanda si les parents avaient prévu des arrangements concernant la succession, ainsi que les obsèques.
Régis répondit sans détour. Tout ce qui était d’ordre administratif était du ressort de Martine. Il avait une totale confiance en sa sœur. Elle ferait au mieux, au nom de toute la famille.
Le chef Sagol rebondit immédiatement sur les propos de Régis :
– Monsieur Drochard, vous n’avez qu’une sœur ?
– Non monsieur, j’ai aussi une autre sœur qui vit en Tanzanie depuis près de trente ans. Elle s’appelle Ginette.
– A-t-elle été prévenue ?
– Martine est en contact avec elle. Il faudra le lui demander, mais je pense qu’elle l’a informée.
– Que fait votre sœur si loin de la France, demanda le chef ?
– Elle travaille dans l’humanitaire, je n’en sais pas davantage, monsieur Sagol.
– Eh bien ! Je vous remercie monsieur Drochard. Je vais vous laisser quelques instants et un collègue va venir pour recueillir des informations d’ordre administratif. Je sais que c’est une procédure contraignante pour vous, mais compte tenu des circonstances, je ne peux faire autrement. Ah oui ! J’oubliais, pourriez-vous demander à vos enfants de prendre contact avec nous? Nous souhaiterions les rencontrer dans les jours qui viennent.
L’entretien avait duré une vingtaine de minutes. Le chef savait qu’il prenait du retard sur ses collègues, aussi il demanda au gendarme Liard de s’occuper de la paperasse avec Régis Drochard.
Martine Bedel attendait patiemment à l’accueil. Elégante, dans un tailleur strict bleu marine, madame Bedel mesurait un mètre soixante tout au plus. Elle avait de grands yeux verts abrités derrière de petites lunettes rondes.
Le chef Sagol lui présenta ses respects et, comme à son frère, ses condoléances les plus sincères. Elle remercia le chef sans ostentation. La fille de Toinette et Germain avait une attitude de petite bourgeoise. Sagol en avait vu bien d’autres.
Elle regardait fixement le chef qui répondait à ce regard par un maintien digne d’un saint-cyrien. Il la pria de s’asseoir et prit tout son temps pour se placer en face d’elle. Il avait appris le comportement à adopter en fonction de l’interlocuteur qui se trouvait en face. C’était une lutte psychologique pour prendre de l’ascendant sur l’autre. Il resta donc debout, madame Bedel s’étant posée sur la chaise. Il sentit son interlocutrice mal à l’aise et il préféra mettre fin à cette situation. Il s’assit au bureau en prenant soin de se rapprocher le plus possible de l’autre protagoniste.
Martine Bedel, en femme intelligente, avait perçu toute la subtilité de cette prise de contact. Elle se relâcha, le chef Sagol était satisfait de sa méthode, la preuve étant faite depuis longtemps. Jeune gendarme, un formateur lui avait enseigné les ficelles du comportement humain. Le chef s’était passionné en découvrant que, devant chaque catégorie d’individu, il existait une conduite à adopter pour contrer et prendre l’ascendant. Cela s’avérait parfois plus compliqué lorsqu’il se trouvait en présence d’un interlocuteur formé, lui aussi, pour ce genre de situation. Dans ce cas, le chef Sagol jouait cartes sur table, misant uniquement sur sa personnalité. Il était rompu à l’exercice et y prenait un certain plaisir. C’était le jeu du chat et de la souris.
Il commença par une question sur la famille Drochard.
– Madame Bedel, pouvez-vous me parler brièvement des ascendants et descendants de vos parents.
Martine ne parut pas surprise par le sujet, elle fit rapidement et concrètement le tour.
– Dans la famille de ma mère, il ne reste plus qu’une sœur qui est religieuse dans un couvent en bourgogne, c’est une carmélite. Elle doit avoir un peu plus de quatre-vingt ans. Mon père était le dernier vivant de sa fratrie. Ils étaient cinq, son dernier frère est décédé il y a deux ans. J’ai trois cousines et deux cousins germains. Quant à moi, vous venez de rencontrer mon frère aîné, Régis qui a deux garçons et une fille. J’ai épousé monsieur Bedel et nous avons un fils de vingt-trois ans qui poursuit des études de commerce international et, dans ce cadre, il est en stage au Japon depuis deux ans.
Martine Bedel semblait avoir fini de présenter sa famille. Le chef Sagol demanda naïvement si c’était tout.
– Je crois, Monsieur Sagol.
Le chef Sagol se leva et s’approcha de madame Bedel.
– Vous omettez de me parler de votre sœur cadette, madame.
– Effectivement, c’est un oubli, excusez-moi. Ma sœur Ginette a trois ans de moins que moi. Malgré l’éloignement, nous sommes restées très proches. Nous correspondons souvent, et avec Internet nous échangeons des courriels chaque semaine. Je lui ai annoncé hier soir la terrible nouvelle.
– Que pouvez-vous me dire de plus ?
– Qu’elle a fait des études d’assistante sociale et, à vingt-trois ans, elle s’est convertie à l’humanitaire.
– Elle est célibataire, madame Bedel ?
– Oui, elle est partie suite à un chagrin d’amour et, à ma connaissance il n’y a pas eu d’autres hommes dans sa vie.
– Vous dites un chagrin d’amour ?
– Oui, mais je n’ai jamais réussi à en savoir davantage, c’est son jardin secret.
– Vous l’avez vue récemment ?
– Non, il y a huit ans qu’elle n’est pas venue. Je suis allée la voir, il y a cinq ans, mais elle était très absorbée par son travail.
Le chef Sagol demanda à Martine Bedel si ses parents avaient pris des dispositions pour leurs obsèques ainsi que pour la succession.
– Mes parents ont une concession au cimetière communal, c’est donc là que nous les porterons en terre. Pour la succession, mon père n’était pas bavard, Maître Radoin, notre notaire, devrait être dépositaire d’un testament, je pense.
– Auriez-vous une petite idée de la teneur de ce testament ?
– Pas le moins du monde et ce n’est vraiment pas mon souci du moment. Mon unique souhait est que vous trouviez ce criminel et qu’il soit châtié.
– Je comprends parfaitement madame Bedel. Votre souhait est aussi le mien, c’est pour cette raison que mes questions sont parfois indiscrètes, mais ne vais pas vous ennuyer davantage. Je ne vous ai pas demandé si votre fils revenait prochainement en métropole?
– Il sera là pour les obsèques, d’ailleurs nous n’attendons que la restitution des dépouilles de mes parents pour fixer la date de la cérémonie.
– Madame Bedel, vous pouvez prévoir une date, je m’occupe d’obtenir le permis d’inhumer. Je souhaite rencontrer votre fils pendant son séjour, je compte sur vous pour lui communiquer ma demande afin qu’il contacte nos services. Je désire aussi me rendre avec vous, et votre frère Régis, à la maison de vos parents . J’ai besoin de votre concours pour inventorier les lieux.
Martine Bedel prit acte des déclarations du chef Sagol, elle savait d’instinct qu’ils étaient appelés à se revoir. Le chef salua respectueusement madame Bedel et il la dirigea vers le gendarme Liard en spécifiant à ce dernier d’être bref et rapide. En voyant s’éloigner le responsable de l’enquête, elle se dit que cet homme-là était quelqu’un de bien.
Le chef Sagol sortit cinq minutes pour changer d’air, il en avait besoin. L’audition de Martine Bedel l’avait fatigué nerveusement. Un break de cinq minutes, avant de faire le point avec les autres gendarmes, serait salutaire. Il n’avait pas envisagé le déroulement des entretiens avec Nicolas Favant, Régis Drochard et sa sœur Martine , comme cela. Il avait le sentiment d’avoir tourné en rond et de perdre son temps. Il espérait que Gilles et le nordiste lui apporteraient des biscuits. Il rejoignit songeur les autres, à l’exception du gendarme Liard qui n’avait pas tout à fait fini les formalités avec madame Bedel. Il alla saluer le facteur et, par la même occasion le libéra en le remerciant de sa collaboration. Il se rendit dans le bureau rejoindre Gilles et son compère. A cet instant, Il entendit la porte de la salle adjacente claquer et le gendarme Liard prononcer un « au revoir madame Bedel nous vous tiendrons au courant. »
Le chef Sagol et sa troupe s’étaient installés autour d’une grande table ronde. Gilles et le chef firent un résumé des conversations de l’après-midi. Le gendarme Gilles n’avait rien noté de particulier dans la présentation de la famille Drochard par Nicolas, le facteur ; sauf en ce qui concernait la troisième fille, Ginette ainsi que deux ou trois détails.
– Ce que j’ai retenu : aujourd’hui, madame Montfort a discuté longuement avec le facteur, elle privilégie l’hypothèse d’un rôdeur. Nicolas trouve quelque chose de changé dans la cuisine, mais n’arrive pas à dire quoi. Les deux derniers enfants de Régis, Kévin et Vanessa, se vouent une adoration réciproque. Vanessa voyait souvent ses grands-parents. Ginette Drochard n’écrivait jamais à ses parents, à la différence d’Hugues, le fils de madame et monsieur Bedel, qui lui, correspondait régulièrement avec Toinette et Germain.
– Gilles, c’est intéressant, il y a au moins un point commun avec les déclarations de Martine Bedel. Discuter de Ginette est un sujet tabou car elle a feint d’oublier de m’en parler. Nous savons tous que son départ pour l’Afrique ressemble à une fuite, un ailleurs pour chercher l’oubli. Malgré l’Arlésienne, en la personne de mademoiselle Ginette, ne nous focalisons pas dessus. Pour l’instant, l’éventail est bien trop large.
– Je suis pourtant déçu, je pensais élargir les propos avec les enfants de Toinette et Germain. Nous n’avons abordé que l’aspect famille, il faudra donc les revoir, mais laissons-les commencer leur deuil. Nous irons inventorier la maison, demain après-midi, avec Régis et Martine. Il faudra auditionner l’infirmière Gisèle, le docteur Giraud, les employés municipaux, la boulangère, M. Pedro Nunes le chauffeur de car, le livreur de fuel, le responsable de « Medic Home » et, pour finir, le gérant de l’entreprise de portes et fenêtres « Plein Soleil ». Nous auditionnerons aussi les petits-enfants dès que possible. Rappelez-vous aussi que vendredi nous sommes chez le juge Silovsky.
– Personne ne prendra de permission dans la quinzaine qui vient, déclara le chef Sagol.
Le soleil déclinait lentement, ses rayons illuminaient la rivière, Nicolas choisit de rentrer par la « Passerelle des Amants ». Le chemin longeait les rives ombragées. Au bord de l’eau, quelques pêcheurs taquinaient la truite. Plus loin, des enfants s’essayaient à la technique du ricochet. A chaque rebond des cailloux, des éclairs argentés apparaissaient et disparaissaient à la surface de l’eau. C’était un spectacle dont Nicolas était friand. Ça lui rappelait sa jeunesse en colonie de vacances sur les bords de la Loire.
La « Passerelle des Amants ». n’était en réalité qu’un pont en béton inesthétique. L’appellation provenait de l’ancienne passerelle en bois. La légende voulait que deux amants adultères se soient jetés du parapet ensemble. Lorsqu’ils furent engloutis par les flots, le ciel s’assombrit et les eaux devinrent noires, sauf au « Gouffre des Amants », situé à l’endroit de leur chute. Le « Gouffre des Amants », avait pris une couleur blanche comme le lait. C’était une bien jolie fable et Nicolas adorait ces histoires. Aux beaux jours, c’est la balade favorite des retraités dans la journée et des amoureux les soirs d’été. Combien de rencontres galantes dont l’abîme garde leurs reflets en mémoire ? Le souvenir des amants incite à la rêverie et la poésie des lieux exacerbe les sentiments.
Nicolas était heureux, il ne pensait pas à Toinette et Germain qui reposaient dans les tiroirs de la morgue. Il s’était offert une parenthèse, une éclaircie dans la grisaille du malheur.
6 mars 2010 à 14h40 #151721Chapitre 7
– Nous sommes déjà jeudi matin, se dit le chef Sagol en arrivant à la gendarmerie.
Il était sept heures trente. Il ne logeait pas en caserne, mais dans un immeuble tout à côté. Il s’était couché tôt la veille et c’est en pleine forme qu’il s’apprêtait à entamer une autre longue journée.
Le gendarme Gilles le rejoignit cinq minutes plus tard, lui aussi paraissait reposé. Le nordiste et Liard se présentèrent quelques secondes après. A voir leur tête, ils avaient mal dormi.
– Alors les gars, la nuit est faite pour se reposer! leur lança Gilles en plaisantant.
Liard lui répondit qu’il fallait dire ça à Monsieur Sarkozy.
– Que vous est-il arrivé ? demanda le chef Sagol .
Le nordiste expliqua que, suite aux directives du ministre de l’intérieur, le préfet avait déclenché, hier soir, une opération « coup de poing » sur tout le département. La mobilisation de toutes les forces de police et de gendarmerie avait été décrétée.
– Vous avez eu de la chance, chef et Gilles, en étant affecté à un service d’enquête et de recherche, vous avez échappé aux réjouissances. Mille excuses si nous ne sommes pas à notre avantage ce matin.
Le chef Sagol convint qu’une nuit blanche, venant après une journée normale de travail, c’était très éprouvant. Il leur proposa d’aller prendre une douche et de les rejoindre à la maison de Toinette et Germain. « Ce matin nous procédons à un inventaire des lieux en présence de Régis Drochard et de sa sœur Martine Bedel ».
Arrivés au hameau, ils virent le frère et la sœur devant le portail de la maison. Ils discutaient avec l’entrepreneur Monsieur Guccione.
– Nous vous attendions messieurs déclara madame Bedel.
– Eh bien ! Nous sommes là, répondit le chef Sagol. Excusez-moi pour ce léger retard, mais j’avais quelques dossiers à traiter avant de vous rejoindre.
Martine Bedel ne répondit pas. Son frère et Monsieur Guccione tendirent la main aux Pandores. Régis précisa qu’ils étaient en train de remercier Monsieur Guccione d’avoir pris le chien, Rex chez lui et de s’occuper de la volaille.
Martine Bedel s’adressa à l’entrepreneur pour l’informer qu’elle passerait le voir lorsque les gendarmes auront fini avec elle dans la maison. C’était une façon élégante de lui signifier que sa présence n’était pas requise ce matin. L’entrepreneur salua le groupe et rentra chez lui.
Le chef Sagol actionna la serrure avec autant de difficulté que la veille. Il pénétra le premier dans la cuisine, suivi de près par Martine Bedel et son frère. Le gendarme Gilles s’était volontairement mis en retrait. Après le recueil des empreintes et les prélèvements divers, les objets avaient été remis à la place exacte qu’ils occupaient lors de la découverte des corps. Il s’agissait de voir les réactions de Martine et Régis.
Pour les trois verres, Régis pensait qu’il s’agissait probablement de la visite des employés communaux. Sa sœur était du même avis. Concernant le courrier, la facture EDF, la redevance TV et le laboratoire d’analyse, aucun commentaire ne fut fait. Le courrier de la mairie concernait un recensement foncier qui devait avoir lieu dans les semaines à venir; rien de tangible à se mettre sous la dent.
Madame Bedel examina les prospectus. Concernant le ginseng, quelqu’un avait déjà fait une farce à son père. Un anonyme avait renvoyé un dépliant où figuraient leurs coordonnées et un jour le commercial vint frapper à leur porte pour vendre sa camelote. Martine Bedel n’était pas du genre à rire sur des plaisanteries aussi basses. Les autres prospectus furent reposés dédaigneusement, aucun ne semblait avoir un rapport avec l’énigme du grenier.
Régis fit une remarque :
– Chef, je crois que ma mère rangeait ses étagères différemment .
Le chef Sagol lui demanda de préciser.
– Les ustensiles dont ma mère se servait souvent étaient à sa hauteur. Or, les plats en Pyrex, sont en haut.
Le chef Sagol s’adressa à Martine Bedel,
– Et vous, qu’en dites-vous ?
– Je suis d’un avis différent de mon frère. Ma mère changeait assez fréquemment les objets de place et ça faisait souvent ronchonner mon père .
Le chef posa une deuxième question :
– Madame, monsieur, que pouvez-vous me dire des annotations sur le calendrier le jour du décès de vos parents ?
Régis prit la parole :
– L’entreprise « Plein Soleil » je la connais de renommée. Le père voulait mettre des fenêtres et des volets en PVC. Il faut savoir si quelqu’un de chez eux est passé et l’interroger.
Le chef Sagol signifia que c’était prévu dans le déroulement de l’enquête.
Martine Bedel précisa qu’elle avait conseillé à sa mère de traiter avec « Medic Home » pour l’achat ou la location d’un lit médicalisé. Ils étaient télécommandés comme tous ceux qu’on trouve dans le commerce traditionnel ; mais il y avait plus d’options et de sécurité. Pour les personnes âgées, ce genre de literie est d’un grand confort et évite de gros efforts dans la manipulation des malades.
– Je dirais la même chose que mon frère, il faut les rencontrer.
– Soyez sans crainte madame, je m’y emploie, assura le chef Sagol .
Il passèrent dans chaque pièce de la maison, inspectant chaque meuble, chaque tiroir, la place de chaque tableau, de chaque bibelot. L’inspection avançait et aucun indice n’émergeait.
Par précaution, le chef demanda à Martine et Régis s’ils avaient la force et le désir de monter au grenier. Tous deux consentirent d’un signe de tête. Ils se doutaient que l’épreuve serait difficile.
Le chef passa en premier avec sa lampe torche. La lumière semblait irréelle, la puissance de l’éclairage étonnait Régis. Il est vrai que le chef Sagol l’avait mise en charge toute la nuit. Le gendarme Gilles alluma l’ampoule accrochée à une poutre, mais comparativement, ce n’était qu’une lueur.
Le chef Sagol décrivit avec un maximum de tact la situation qu’avait découverte Nicolas Favant, le facteur. Martine était au bord des larmes. Son frère avait la tête rentrée dans les épaules, comme si le poids du chagrin s’était transformé en tonnes de détresse.
Sagol respecta leur silence et participa à leur recueillement. C’était sincère, ils l’avaient compris. Le temps s’était suspendu. Gilles crut que ce moment allait durer une éternité.
Ce fut Régis qui rompit le silence en se déplaçant de trois mètres environ:
– Il manque un jambon !
Le chef Sagol s’approcha à son tour de la poutre qui soutenait quelques saucissons et deux jambons.
– En êtes-vous sûr, monsieur Drochard ?
– Absolument, je suis monté avec mon père la semaine passée pour voir comment évoluait le séchage. Parfois, suivant la lune d’abattage du cochon, il peut y avoir des jambons qui moisissent. Je vous affirme que mon père avait trois cuissots pendus. D’ailleurs, regardez, la corde a été coupée nettement, celui qui l’a pris a laissé un bout de ficelle. Mon père dénouait la corde car il pendait le jambon entamé dans la cuisine.
– Ceci est très intéressant, je crois que c’est le premier élément réellement concret, déclara le chef. Malgré la pénibilité, cette visite n’aura pas été faite pour rien. Madame Bedel, monsieur Drochard, voyez-vous autre chose que nous n’aurions pas remarqué ou abordé ?
Martine n’avait qu’une chose à ajouter :
– Les obsèques auront lieu samedi à quinze heures, à l’église du chef-lieu.
– J’en prends bonne note.
Ils descendirent rapidement. Martine et Régis se tenaient la main, comme soudés par la douleur.
Dans la cour, un fourgon blanc s’était garé.
Martine et Régis prirent congé des gendarmes et saluèrent le conducteur du véhicule. Le gendarme Liard et son collègue nordiste stationnaient à droite du nouveau venu. Un homme grand et maigre se dirigea vers eux.
– Bonjour, je suis Gilbert Robion, le voisin. Madame Montfort m’a informé que vous vous êtes présentés hier chez moi. J’étais sur un chantier en extérieur et mon épouse travaille. Je suis présent ce matin et à votre disposition, si vous le désirez.
Le nordiste l’invita à le suivre. Ils rejoignirent le chef Sagol.
– Chef, Monsieur Robion, que nous n’avons pu voir hier, est disponible actuellement.
– Bonjour Monsieur Robion, je suis l’adjudant-chef Sagol en charge du dossier concernant les décès de madame et monsieur Drochard. Nous effectuons une enquête auprès de toutes les personnes qui ont côtoyé les défunts.
Le chef prenait bien soin de ne pas employer le terme de victimes ou de laisser entendre qu’il s’agissait d’un meurtre. Monsieur Robion devait être au courant par l’entremise de madame Montfort. Si vous voulez bien m’accompagner, nous serons mieux à l’intérieur que dans la cour.
Gilbert Robion suivit le chef de son pas nonchalant. Sa maigreur, alliée à sa démarche, en faisait un personnage particulier. Il portait un grand chapeau noir sur un visage taillé à la serpe. Ses longs cheveux blonds étaient retenus par un catogan. On aurait dit un personnage de bande dessinée.
Le gendarme Gilles, resté à l’extérieur, parla à voix basse à ses collègues: « en quelle année sommes-nous ? Ce monsieur a mis en marche la machine à remonter le temps. »
La richesse et la diversité du métier de gendarme faisaient que parfois, au détour d’une affaire, des rencontres insolites se produisaient. L’apparition de monsieur Robion était à classer dans le tiroir « baroque ». Le chef Sagol avait remarqué le look inaccoutumé de son interlocuteur. Il se demandait à quoi ressemblait son épouse. Il commença l’audition de manière traditionnelle : nom, prénom, situation de famille, profession.
– Je m’appelle Gilbert Robion, je suis marié sans enfants, je suis plombier et professeur bénévole de yoga.
Décidément, pensa le chef, on ne m’épargnera rien.
– Vous faites du yoga monsieur Robion?
– Oui, j’ai passé cinq années en Inde avec un maître, il m’a beaucoup appris. Cela m’a permis de faire un énorme travail sur moi-même et aujourd’hui, j’en fais profiter d’autres personnes. Le yoga, lorsqu’il est bien assimilé, est un moyen formidable de gérer sa vie.
– Je n’en doute pas. Votre épouse pratique-t-elle cette activité ?
– Bien entendu, nous nous sommes connus en Inde. Je donne mes cours deux fois par semaine, vous êtes les bienvenus, vous et vos hommes.
Le chef Sagol embraya rapidement sur une question :
– Quelles étaient vos relations avec madame et monsieur Drochard ?
– Excellentes, c’est moi qui m’occupais du feu pour la cuisson du mouton du méchoui. Ça va vous paraître farfelu car nous sommes végétariens. Ma femme cuisine des galettes à cette occasion, mais n’est pas parce que nous ne mangeons aucune viande et ne buvons pas d’alcool, que nous ne sommes pas pour l’amitié et la convivialité.
– Avez-vous des élèves dans le quartier, parmi vos voisins ?
– Patricia Montfort et son mari pratiquent régulièrement Il nous arrive souvent de faire des séances soit chez eux, soit chez nous. Cela nous permet d’aller au-delà du cours de yoga. Nous organisons notre soirée autour du bien-être corporel en y intégrant plusieurs techniques et préceptes d’origines orientales.
Le chef se posa intérieurement des questions sur le bien-être corporel. S’agissait-il d’une bande de joyeux partouzeurs, adeptes du Kama-Sutra, d’une secte ou d’allumés qui brûlaient de l’encens en vénérant Vishnou, Ganesh et consorts? Il se garda bien d’être désobligeant, mais il avait du mal à admettre que l’on puisse être plombier, professeur de yoga et échangiste à ses heures. Dans ce dossier, il y avait des protagonistes aux profils déroutants.
Le chef Sagol posa des questions sur le voisinage et la famille Drochard. Monsieur Robion fournit des réponses assez semblables à celles qui avaient été collectées auparavant par les gendarmes. Il n’insista pas et lui demanda à quel moment son épouse serait-elle disponible pour une audition. Celui-ci répliqua qu’elle rentrait vers dix-huit heures et un peu plus tôt le vendredi, dernier jour de travail de la semaine.
Il était midi, lorsque monsieur Robion monta dans son fourgon et quitta la cour de la maison Drochard. Le chef libéra ses collègues et leur donna rendez-vous à la gendarmerie à quatorze heures trente. Il voulait faire le point avec ses subordonnés et préparer la rencontre du lendemain avec le juge Julie Silovsky. Il planifierait le travail du début de la semaine prochaine.
Le chef Sagol décida de rentrer chez lui pour déjeuner. Une heure et demie à la maison, c’est toujours ça de pris.
A l’heure dite, tous attendaient le chef. Il arriva avec cinq minutes de retard et s’excusa, prétextant des problèmes de circulation routière. Il n’allait pas leur dire qu’un petit câlin avec madame Sagol avait duré plus longtemps que prévu.
– Messieurs, dit-il, j’ai vécu un grand moment de ma longue carrière. J’ai souvent rencontré des gens qui n’avaient pas la tête de l’emploi, mais, un énergumène comme aujourd’hui, je vous affirme que je n’en ai pas le souvenir.
Les trois autres collaborateurs attendaient avec impatience que le chef Sagol se lâche. Il demanda si, parmi eux, il y avait des adeptes des techniques orientales du bien-être corporel. Voyant leur attitude hébétée, il leur résuma l’audition de monsieur Gilbert Robion. Au fur et à mesure qu’il débitait son histoire, les trois autres étaient tantôt surpris, tantôt épatés par la personnalité du plombier-professeur de yoga. Le gendarme Gilles s’imaginait Madame Montfort en pleine séance de bien-être corporel. Il osa poser la question à son chef :
– la pratique se fait-elle avec ou sans instrument ?
– Le chef Sagol, qui ne manquait pas d’humour, lui répliqua que c’était comme la musique. Il y avait des instruments de toutes sortes, mais on pouvait utiliser tout aussi bien la voix ou le sifflet. Selon lui, c’était une partition qui pouvait se jouer en solo, en duo, trio, quartet et pourquoi pas avec un orchestre au grand complet.
– Messieurs, malgré l’aspect libertin, de cette rencontre, je trouve que nous avons une pièce de plus à placer dans le puzzle : les Robion et les Montfort se fréquentent de manière intime. Deux autres éléments nous ont été révélés par Régis Drochard : la disparition d’un jambon et le rangement des étagères de cuisine. Cela fait plusieurs fois qu’on nous parle de la cuisine au cours des auditions. Malheureusement, chaque personne évoque, une impression, un sentiment, mais jamais de certitude. C’est ce que nous avons appris ce matin. Voyons maintenant l’ensemble des éléments recueillis. Parlons, dans un premier temps, de ce qui est concret, nous aborderons les hypothèses dans un second temps. Gilles, je vous charge de nous résumer ce que nous avons trouvé.
Le gendarme se leva et se dirigea vers le paper board disposé dans un coin du bureau. Il prit un crayon et commença à écrire sur la grande feuille de papier blanc :
– Décès d’Antoinette et Germain Drochard, mardi entre douze heures trente et douze heures cinquante ;
– Découverte par le facteur Nicolas Favant, vers treize heures ;
– Pas de repas préparé ni absorbé par les victimes ;
– Trois verres vides sur la table ;
– Livraison de fuel, entre onze heures et douze heures ;
– Ordonnance du Dr Giraud qui a dû passer quelques minutes avant le meurtre ;
– Deux rendez-vous notés sur le calendrier des pompiers : Medic Home et Plein Soleil ;
– Secret de famille concernant Ginette Drochard, fâchée avec ses parents.
– Merci Gilles. Que devons-nous penser des huit lignes écrites sur ce tableau, demanda Sagol ? Je vais vous répondre messieurs, ce n’est pas avec ça que nous trouverons le coupable. Liard, je vous demande de collecter les diverses hypothèses et je compte sur nous quatre pour en privilégier trois ou quatre, pas plus.
Le chef Sagol savait par expérience qu’il valait mieux se donner trois ou quatre objectifs plutôt que deux douzaines. Il serait bien temps d’en rajouter, si nécessaire.
Liard se présenta devant le tableau. Il rabattit la feuille utilisée vers l’arrière, découvrant une nouvelle feuille vierge de toute inscription.
– Messieurs, que diable! Des hypothèses, il nous en faut ?
Le chef Sagol pensait à quelqu’un qui connaissait bien les lieux:
– Probablement un homme qui a dû porter Toinette de la cuisine au grenier ; un différend d’ordre foncier.
Voyant qu’ils n’avançaient pas, le chef se leva et se mit aux côtés du gendarme Liard.
– Force est de constater que nous sommes dans le flou le plus complet. Voici ce que je propose pour lundi et les jours suivants :
– Demande de commission rogatoire au juge, pour avoir accès
aux informations sur les comptes bancaires de tous les membres de la famille Drochard. Même chose auprès de l’ambassade de France en Tanzanie, pour obtenir plus de renseignements sur mademoiselle Ginette Drochard . Gilles vous avez l’habitude de ce type de démarche, c’est vous qui vous en occuperez;
– Investigations pour obtenir des informations sur l’enfance, les parents, les amis, les amours, les passions, le travail et le casier judiciaire des personnes suivantes : Nicolas Favant facteur, l’infirmière Gisèle, la boulangère, les deux employés communaux le chef Emile et l’ouvrier René, Joseph le livreur de fuel de la maison Riord, le docteur Giraud, M. et Mme Montfort, M. et Mme Robion, M. Guccione. Liard et le nordiste, c’est vous qui prenez en charge ces investigations;
– Quant à moi, je verrai les responsables de « Medic Home », « Plein Soleil » et aussi les petits enfants de Toinette et Germain. Je convoque aussi ceux que j’ai cités pour Liard et le nordiste et qui n’ont pas été vus.
Je vous informe aussi qu’à cinq heures, j’ai rendez-vous avec monsieur le maire, à sa demande. Je vous rappelle que les obsèques ont lieu demain samedi, à quinze heures, j’y serai. Si certains d’entre vous souhaitent y assister, dites-le maintenant, il faut y aller ensemble et donner une image de cohésion .
Aucun gendarme ne se porta volontaire, le chef Sagol n’en pris pas ombrage. Il avait beaucoup sollicité Gilles ces dernières semaines et les deux autres avaient passé une nuit blanche dans une opération « Sarkozy ».
– Messieurs je n’ai plus besoin de vous, je vous souhaite une bonne nuit et à demain matin neuf heures au tribunal, bureau du juge Silovsky.
6 mars 2010 à 14h41 #151722Chapitre 8
Ce matin-là, le palais de justice vivait une grande effervescence, il y avait une session de la cour d’assises. De nombreux policiers étaient déployés armés de fusils et revêtus de gilets pare-balles.
Parmi les audiences programmées se tiendrait celle d’un pédophile récidiviste. Condamné, il y a quelques mois par une autre cour, il avait fait appel et le deuxième procès se déroulait ici. De nombreuses associations manifestaient aux environs du tribunal, avec des banderoles et un mégaphone. Elles s’adressaient à l’opinion publique en s’efforçant de médiatiser au maximum cette affaire. L’homme était éducateur et, pendant des années, il avait bénéficié de protections. Face à la pression de l’opinion, ses supérieurs l’avaient lâché. Il espérait faire diminuer la première peine qui était de trente ans dont dix-huit années incompressibles.
Le chef Sagol se disait que la justice devrait surtout penser aux victimes. Ces plaies sur de jeunes adolescents se refermeraient-elles un jour ? Il en doutait. Il attendait en haut des escaliers, lorsqu’il vit arriver une vieille connaissance. L’homme arrivait dans sa direction, le chef Sagol le héla :
– Jean-Pierre !
L’inspecteur principal Jean-Pierre Bouchet tourna la tête à sa gauche et se dirigea vers le chef Sagol. La poignée de main fut chaleureuse.
– Quel bon vent t’amène chez nous, lui demanda Sagol ?
– Oh tu sais ! Je ne crois pas que ce soit un bon vent, mais plutôt une bourrasque judiciaire. J’ai enquêté sur l’affaire du pédophile et, à ce titre, je suis cité comme témoin à charge. Et toi, que deviens-tu cher ami ?
– Je suis sur une enquête peu banale, un couple de personnes âgées retrouvées pendues à une corde. Tu me diras jusque-là, c’est de la routine. Cependant, c’est la même corde qui a servi en simultanément, l’homme et la femme se balançaient chacun à un bout. Le légiste a conclu à un meurtre. Pour couronner le tout, le juge d’instruction se nomme Julie Silovsky, j’ai rendez-vous avec elle à neuf heures.
– Je te souhaite beaucoup de courage !
L’inspecteur principal Bouchet n’en dit pas plus, les deux hommes s’étaient compris à demi-mot. Sagol savait qu’il ne s’engageait pas dans une partie de plaisir.
Sagol demanda à Bouchet pendant combien de temps devait-il assister au procès.
– Au moins quatre à cinq journées.
– Ecoute, j’aimerais bien que nous passions une soirée ensemble à ta convenance. Je te donne mon numéro de portable, appelle-moi et nous organiserons ça.
L’inspecteur principal Bouchet prit la carte et dit à Sagol :
– Je ne te téléphonerai pas, nous décidons tout de suite, que penses-tu de ce soir ?
– C’est d’accord à vingt heures devant le café Majestic, répliqua Sagol.
– A ce soir cher ami et je croise les doigts pour toi .
Bouchet joignit le geste à la parole.
Pendant que l’adjudant-chef Sagol et l’inspecteur principal Bouchet conversaient, les trois autres gendarmes, arrivés depuis quelques secondes, attendaient sur le côté droit de l’édifice. Lorsqu’ils virent les deux hommes se dire au revoir, ils rejoignirent leur chef. Ils saluèrent en chœur d’un bonjour chef et Sagol fit de même avec un bonjour messieurs.
– Je viens de retrouver un vieil ami, l’inspecteur principal Jean-Pierre Bouchet qui va témoigner dans le procès du pédophile. Maintenant, en route vers Madame Julie Silovsky. Le gendarme Gilles plissa le front et ne dit mot.
Le bureau du juge Silovsky se trouvait proche de l’entrée. Les quatre hommes pénétrèrent dans le hall. Un tableau posé au milieu permettait aux visiteurs de se diriger, ils obliquèrent à droite dans un court couloir. Sur une porte en bois, qui sentait l’encaustique, une plaque en plastique blanc et lettres dorées indiquait : Julie Silovsky juge d’instruction.
Le chef Sagol frappa, une jeune femme vint ouvrir et demanda qui elle devait annoncer.
– Je suis l’adjudant-chef Sagol et j’ai rendez-vous avec le juge Silovsky. Une voix au fond de la pièce déclara :
– Faites entrer Stéphanie.
Madame Julie Silovsky était assise derrière un bureau moderne couleur acajou, un écran d’ordinateur masquait son visage. Elle se leva et se dirigea vers le chef Sagol. Elle lui tendit la main, une main molle, tout le contraire de ce qu’aimait le chef. Il n’attendait pas de la virilité de la part d’une femme, mais de l’énergie, oui. Madame Silovsky retourna derrière son bureau, elle ne salua pas les trois autres gendarmes.
Le chef Sagol prit sur lui et s’adressa à Madame Silovsky :
– Je vous présente mes collaborateurs. Il déclina le grade et l’identité de chaque gendarme. A l’énoncé de leur nom, ils claquèrent des talons et firent un salut militaire. Le ton était donné.
Julie Silovsky paraissait fatiguée, elle attendait tout simplement un heureux événement. Le chef se dit que la naissance d’un enfant était une bonne nouvelle, il donnerait à cette femme plus d’humanité. Il se hasarda à faire une allusion à la grossesse de son interlocutrice :
– J’espère madame que l’attente n'est pas trop difficile et que le métier ne vous use pas trop.
Madame le juge Silovsky resta de marbre et répondit d’une phrase lapidaire :
– Je suis là, monsieur Sagol.
Maintenant monsieur, je vous demande de me faire une synthèse par écrit de l’affaire. Je l’attends impérativement sur mon bureau lundi matin. Pour la suite de l’enquête, je veux un compte rendu journalier de l’avancement des opérations et une synthèse hebdomadaire. Si vous n’avez pas d’autres questions, je vous remercie car j’ai un autre rendez-vous.
Les quatre hommes sortirent du bureau en faisant le salut militaire et sans prononcer un seul mot. L’entretien avec madame le juge d’instruction prit fin à neuf heures dix.
Le chef Sagol reprit les choses en main :
– Je vous offre un café messieurs, ça nous changera les idées.
‘’Au Café de la Justice‘’, ils ne trouvèrent pas de table libre. Ils se mirent au comptoir et ils partirent tous d’un fou rire libérateur. Le gendarme Liard peu loquace habituellement, mimait à la perfection Julie Silovsky. Les autres étaient pliés en quatre.
Le chef Sagol fit un peu de pédagogie en expliquant à ses collègues que, face à chaque situation, face à chaque individu, il convenait de tirer des enseignements. Ce matin, Madame Silovsky leur avait dispensé un cour de dédain, elle avait même poussé le mépris à un niveau rarement atteint.
– Messieurs, nous allons simplement lui donner une leçon de professionnalisme et de cohésion. C’est de cette manière là que cette personne glissera sur le miroir de notre indifférence. Il la renverra à sa propre image et cela lui donnera à réfléchir.
Le chef d’habitude restait sur la réserve, mais il avait rapidement réfléchi à la situation. Il se disait que s’il restait indifférent, les autres l’assimileraient au juge Silovsky. Une saine collaboration entre tous nécessitait une clarification de sa part; il décida, pour une fois, d’exprimer son rejet de la méthode Silovsky. Il y mit quelques formes, mais aucun ne fut dupe de ce qui se cachait derrière les formules et les mots. Le chef Sagol exécrait Madame le juge Julie Silovsky et ça se voyait.
N’ayant pas prévu un contact d’une aussi brève durée, le chef Sagol n’avait pas envisagé d’autres tâches pour cette journée de vendredi. Il emmena donc toute la troupe dans les locaux de la brigade de recherche,
– Nous ferons un travail collégial. Nous allons récupérer les casiers judiciaires des personnes qui font l’objet de nos prévisions d’activité pour la semaine prochaine. Ce sera du temps de gagné.
Le siège de la brigade de recherche était établi dans le centre-ville, sur le même site que la brigade de gendarmerie. La caserne datait du début du dix neuvième siècle, elle venait d’être rénovée. Les bâtiments étaient inscrits au registre supplémentaire des monuments historiques. Les locaux étaient spacieux et assez neutres au niveau décoration. Le chef réserva une salle pour la journée en apposant sur la porte son nom suivi de la mention « ne pas déranger ». Le hasard faisant bien les choses, il y avait quatre ordinateurs reliés en réseau . Cela permettait à chaque gendarme d’interroger le fichier central du casier judiciaire à Nantes. La procédure d’accès aux archives du centre était complexe, avec de multiples verrous. Le chef s’était connecté avec son mot de passe personnel qui lui permettait d’obtenir un code pour la journée. Ainsi, il pouvait effectuer plusieurs connections simultanées. Il le communiqua aux autres et chacun s’affaira sur sa machine.
A midi trente, ils déjeunèrent au mess. C’était une cantine améliorée, n’oublions pas qu’il s’agissait d’une caserne. Nos Pandores retrouvèrent d’autres collègues avec plaisir, la gendarmerie est une grande famille. Le menu était correct avec un buffet d’entrées et trois viandes au choix. A la fin du repas, le gendarme Gilles proposa d’aller prendre le café à l’extérieur. Aussitôt dit, aussitôt fait, il connaissait un pub. Lorsqu’il n’était pas en service, il allait y boire un verre en écoutant de la musique irlandaise ou brésilienne, cela dépendait de la programmation du patron. Le lieu plut tellement au groupe, que nos gendarmes furent de retour à la brigade de recherche à quatorze heures quarante cinq.
Ils se remirent immédiatement au labeur. A seize heures le chef Sagol demanda si tout le monde avait terminé. Ils avaient tous obtenu les informations sur le casier judiciaire des protagonistes de l’affaire.
– Alors messieurs, la pêche a-t’elle été bonne ?
Liard, le premier, parla du casier de monsieur Seigle le transporteur à la retraite.
– Il a été condamné à trois mois de prison avec sursis pour voie de faits sur un agent de la force publique.
– Tiens donc, dit le chef, c’est passionnant ce que vous nous dites Liard. C’est tout ?
– Oui chef.
Le nordiste pris la parole :
– Je suis désolé mais je n’ai rien trouvé, hormis qu’il manque huit points au permis de conduire de monsieur Montfort.
– Ok et vous Gilles ?
– Le professeur-plombier Robion a été trouvé en possession de marijuana en quatre-vingt-quatorze. Il a bénéficié du sursis sur une condamnation à deux ans de prison. Je n’ai pas d’autre élément.
– Merci messieurs, je n’ai rien trouvé, mais nous avons gagné un temps précieux. Maintenant, je vais vous souhaiter un bon week-end et nous remettons ça lundi à huit heures. Ils se saluèrent et prirent congé. Gilles partit de son côté et les deux autres retournèrent ensemble à leur brigade.
Il était presque vingt heures, lorsque l’inspecteur principal Bouchet arriva à pied devant le café Majestic. Il avait pris une chambre dans un hôtel voisin car il ne voulait pas rentrer au milieu de la nuit. Avec ce diable de Sagol, ils n’allaient pas expédier le repas et se dire au revoir, en bon épicurien, il savait jouir des bons moments de la vie. Il vit arriver Sagol sur le trottoir d’en face. Il avait revêtu un pantalon de velours beige, un sweat-shirt de teinte semblable et un veston marron clair. Une paire de mocassins marrons complétait la tenue.
Arrivé à sa hauteur Bouchet lui dit :
– Tu as quitté ta deuxième peau, c’est la mue cher ami.
– Eh oui ! Jean-Pierre, si je te dis que je me sens dénudé, tu me crois n’est-ce pas ?
– Pour sûr, que je te crois Léo, comme si tu affirmais que tu vénères l’Antéchrist.
Bouchet lui dit qu’il était confus, il aurait pu convier Madame Sagol à leur soirée.
– Je te rassure Jean-Pierre, elle n’était pas disponible ce soir, elle allait écouter de la musique brésilienne. Il y a un groupe, originaire d’une favela de Rio, qui fait le tour de l’hexagone en faisant un spectacle autour de la bossa nova et de la capoeïra. Elle y va avec deux copines. Ah ! Les femmes et la danse, les femmes et la musique, elles adorent, ajouta Sagol.
– Eh oui! Alors, que nous as-tu réservé comme surprise ce soir je couche ici, c’est quartier libre pour moi.
– Pour moi aussi, rétorqua Sagol, je t’emmène dans la vieille ville. Tu vas faire une petite visite touristique.
Bouchet le reprit.
– Tu as dû faire un lapsus Léo, nous avions envisagé une visite gastronomique.
– C’est bien ce que je t’ai dit, nous commençons par les vieilles pierres et après nous verrons.
Bouchet se laissa guider par son hôte, il apprécia les ruelles étroites qui ressemblaient aux traboules, si chères aux Lyonnais. Elles avaient un petit côté florentin en plus. Ils arrivèrent sur une place où une fontaine lançait des éclairs par la bouche du lion qui dominait l’édifice. Les différentes lumières projetées sur l’eau, jaillissant de la bouche du fauve, étaient d’une beauté et d’une originalité rares. L’ingénieur éclairagiste avait réalisé une prouesse. Les gouttelettes faisaient parfois penser à de petits fragments d’arc-en-ciel, c’était un spectacle féerique. Bouchet apprécia, en déclarant que le guide Sagol méritait une citation dans le guide du routard.
A l’angle de cette place se trouvait le restaurant « l’Ame du Palais », c’était leur point de chute. Les deux hommes pénétrèrent dans l’établissement.
Ils furent pris en charge par une hôtesse vêtue d’un tailleur bleu marine sur un chemisier blanc. Sagol avait remarqué que les deux derniers boutons du col n’étaient pas fermés, ils laissaient voir un caraco blanc « Cette jeune fille est élégante se dit-il. »
Elle demanda s’ils avaient réservé et consulta la liste posée à sa droite sur un guéridon. Bouchet, en fin limier, appréciait l’organisation pour accueillir les clients avec le sourire et le professionnalisme nécessaires. Elle leur souhaita la bienvenue dans « l’Ame du Palais » et leur proposa de mettre leurs effets au vestiaire. Chacun confia son vêtement. Elle les pria de la suivre dans le salon pour l’apéritif. Ils remarquèrent qu’aussitôt une autre hôtesse prenait le relais.
Ils longèrent un couloir pendant quelques mètres, descendirent trois marches et l’hôtesse les amena en face d’une grande cheminée ou un feu de bois crépitait. Sagol se dit qu’avec le volume de la pièce et la disposition de l’âtre, toute la chaleur devait partir dans la nature. Bouchet pensait la même chose. Ils tombèrent au fond de deux fauteuils club en cuir roux. Les deux hommes étaient convaincus qu’ils s’approchaient du bonheur. L’hôtesse demanda ce qu’ils désiraient boire. Ils se concertèrent et commandèrent deux Chivas de vingt-cinq ans d’âge. Un pianiste jouait des mélodies jazzy. Ils trinquèrent et portèrent à leurs lèvres le divin breuvage. Sagol partit dans une envolée lyrique :
– Mon ami Jean-Pierre, Dieu a inventé le Chivas, la bonne chère et la bonne chair. Il a fait une omission, il ne nous a pas précisé dans quel ordre, nous en délecter alors, nous faisons de notre mieux.
Bouchet rit de bon cœur et dit :
– Contrairement au PMU, l’ordre importe peu pourvu qu’on ait l’ivresse.
C’était uniquement un bon mot car les deux fonctionnaires savaient qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. Ce soir, ils flirteraient avec la ligne, mais ne la dépasseraient pas. Ils croquèrent quelques amuses bouche, mais ne reprirent pas de whisky.
L’hôtesse les confia au chef de rang qui les plaça confortablement dans un coin de la salle à manger. La pièce était remplie, mais les deux hommes ne s’attardèrent pas sur les clients. Le décor était sobre. Le carrelage, couleur brique flammée, était composé de dalles séparées par des croisillons en chêne foncé.. Le sol faisait penser à une salle de château Renaissance. Les murs étaient en grosses pierres apparentes avec des appliques en fer forgé de style mauresque. Des tentures de couleur vert bouteille entouraient chaque ouverture. Le plafond était assez bas et voûté, de fausses colonnes donnaient l’impression de soutenir les arches. Le mobilier était en bois massif de style Louis XI et les chaises massives s’avéraient confortables.
Le maître d’hôtel les rejoignit et Léo Sagol lui demanda ce qu’il avait à proposer ce soir .
– Nous avons une suggestion de menu tout à fait originale. Il attendit afin de mesurer l’intérêt suscité par son propos avant de continuer.
Les deux hommes étaient déjà séduits.
– Messieurs, nous avons en entrée : du chèvre chaud au thym sur un lit de salade rousse au vinaigre balsamique et huile de noix.
– Continuez je vous prie, lui signifia Bouchet. En fin épicurien, il voulait juger de l’équilibre du repas.
– En seconde entrée, je vous soumets le croustillant de fruits de mer et de légumes étuvés au gingembre avec de la bisque de crevettes.
– C’est bien mon ami, souffla Sagol.
– Notre plat est un filet de bœuf aux morilles et porto blanc.
– C’est parfait, dit Bouchet.
– Bien entendu, il y a l’assiette de fromages et un dessert tout à fait sympathique : un soufflé glacé au Drambuie.
Le maître d’hôtel était figé en attendant la décision des deux compères.
Sagol prit le premier la parole .
– Cela me paraît alléchant, mais au fait d’où vient votre Drambuie ?
Bouchet et le maître d’hôtel n’étaient pas dupes, Sagol voulait savoir ce qu’était le Drambuie. Afin que la réponse soit satisfaisante et que son client ne perde pas la face, il donna une explication détaillée aux deux hommes :
– Nous ne servons que le meilleur Drambuie d’Ecosse élaboré avec du miel de bruyère sélectionné rigoureusement et du blended scotch de douze ans d’âge.
Sagol adressa un clin d’œil à Bouchet et déclama :
– Alea jacta est (le sort en est jeté).
Le maître d’hôtel les remercia et passa le relais au sommelier.
C’était un homme d’environ trente-cinq ans. Il avait quelques cheveux noirs sur un crâne bien dégarni. L’air jovial, il avait une tête de bon vivant. Il demanda aux deux convives s’ils avaient une idée sur les mariages possibles avec leur menu. Sagol lui demanda de les aiguiller vers le paradis:
– Si c’est un plaisir du palais, n’en perdez pas votre âme, ce serait ennuyeux pour vous !
Le serviteur de Bacchus ne saisit pas toute la subtilité de l’allusion à l’enseigne « l’Ame du Palais », seul Bouchet avait percuté sur l’humour de son ami.
Le sommelier proposa un blanc de Bourgogne pour les entrées, et un « Côte Rôtie » pour accompagner le filet de bœuf et les fromages. Pour le dessert: le Drambuie se suffirait à lui-même et il serait inopportun d’y adjoindre un autre alcool.
Les deux hommes étaient aux anges et chaque plat leur apporta davantage de félicité. Ils parlèrent de tout et de rien, de leur métier et de leurs passions réciproques. Bouchet était un spécialiste des plantes de montagne. Il possédait dans son herbier des espèces originaires des quatre coins de la planète. Il était persuadé qu’il y avait encore de nombreuses variétés à découvrir. Sagol, quant à lui, recherchait les vieux disques de chansons réalistes de l’entre-deux-guerres. Il possédait près de trois cents galettes soixante-dix-huit tours en parfait état. C’était la première fois qu’il en parlait avec un ami, c’était, jusqu’à ce jour, son jardin secret.
Au dessert, ils étaient volubiles. La chaleur du cadre et le bon vin leur procuraient une douce euphorie.
Pour déguster le café torréfié par le patron, le maître d’hôtel leur proposa le choix entre le salon non-fumeur ou le fumoir. Les deux hommes ne fumaient plus depuis de nombreuses années, mais la promesse d’un Cohiba annihila toute résistance. Ils avaient envie de se faire plaisir. Le café, servi avec un chocolat noir, était délicieux. L’arôme puissant de l’arabica des hauts plateaux de l’Abyssinie était valorisé par le cacao. Les volutes des cigares dessinaient des arabesques qui montaient au plafond aspirées par le système d’évacuation de l’air. Les deux hommes acceptèrent un ultime cognac V.S.O.P (Very Special Old Product) avant de demander l’addition. Il était presque minuit.
Léo Sagol se fâcha lorsque Jean-Pierre Bouchet sortit son chéquier. C’était lui qui avait proposé le repas et choisi le lieu, ce serait lui qui honorerait la douloureuse. La note fut salée, mais les deux hommes avaient passé une soirée exquise, le prix passait au second plan.
Ils récupérèrent leurs vêtements et sortirent dans la rue. La fraîcheur de la nuit dégrisa les duettistes. Sagol accompagna Bouchet jusqu’à la porte de son hôtel. Les deux hommes se serrèrent vigoureusement les mains et Sagol tourna les talons.
Bouchet eut toutes les peines du monde à retrouver sa chambre. Dès qu’il eut franchit le seuil et claqué la porte, il s’affala tout habillé sur le lit. Léo Sagol n’était pas mieux. Il se dit qu’il fallait être discret car, si des collègues le voyaient dans cet état, ça ne manquerait pas de jaser à la caserne. Il quitta ses chaussures dans l’escalier et rentra pieds nus dans l’appartement. Il n’arrivait pas à trouver l’interrupteur. Il n’insista pas et réussit, sans lumière et sans bruit, à se glisser jusqu’au canapé. Il se posa là et s’endormit, ses mocassins marrons posés sur sa poitrine.
Madame Sagol se leva la première, ce samedi matin. Elle s’était réveillée une fois au milieu de la nuit, son mari n’était pas dans le lit avec elle. Le radio réveil indiquait deux heures. Elle pensa que la soirée avec son ami était bien longue et se rendormit. C’est un ronflement dans le salon qui l’intrigua. Passé l’instant de surprise, elle faillit pouffer de rire en voyant son époux sur le canapé avec ses mocassins qui se soulevaient sur sa poitrine au rythme des ronflements. Elle se dit que la soirée, avec l’inspecteur principal Bouchet, avait dû être éreintante. Son Léo n’était pas coutumier de ce genre d’agapes. Elle s’approcha de lui et, délicatement, lui déposa un baiser sur le front. Le ronfleur ne broncha pas. Il était presque neuf heures, Madame Sagol se dirigea vers la cuisine et prépara un petit déjeuner pour deux.
L’odeur du pain grillé et du café chatouilla les narines du chef Sagol. Il ouvrit un œil et, en se tournant, fit tomber un mocassin sur le tapis. Il prit l’autre chaussure en souriant de l’insolite de sa situation. Il rejoignit son épouse à la cuisine et l’embrassa tendrement.
Elle lui rendit affectueusement son baiser.
– Et alors ! Mon Léo, on fait son garnement? J’aurais dû te prendre en photo avec tes souliers. Tu n’as pas eu le temps de les poser au bord de la cheminée, le père Noël t’aurait mis des bonbons. Elle lui déclara qu’elle avait les moyens de le faire parler.
Il admit qu’ils avaient passé une superbe soirée avec Bouchet puis, il demanda si le spectacle brésilien lui avait plu.
Elle lui montra un CD qu’elle s’était procuré à la fin du spectacle.
– Tu auras l’occasion de juger mon chéri, je peux te dire que cette troupe respirait la bossa par tous les pores.
Ils déjeunèrent ensemble, Sagol n’avait pas très faim. Il rappela à sa femme qu’il serait absent entre quatorze heures et dix sept heures. Il assistait aux obsèques de Toinette et Germain Drochard dont il avait la charge de l’enquête criminelle.
Son épouse lui répondit qu’elle en profiterait pour chiner à la foire à la brocante.
6 mars 2010 à 14h46 #151723Chapitre 9
A quatorze heures trente, le chef Sagol s’était garé sur le parking de la mairie. L’église se situait cinquante mètres plus loin sur une butte. Le clocher dominait toute la vallée et, du promontoire, devant l’entrée principale, on bénéficiait d’un panorama exceptionnel. Comme des tâches blanches dans une prairie, les villages défilaient devant les yeux du chef. La campagne s’était habillée de vert, les villages et les hameaux formaient des îlots blanchâtres dans un océan de verdure.
Il y avait déjà beaucoup de monde sur le parvis, les villageois faisaient la queue devant les livres de condoléances. Le chef Sagol s’inséra dans la file et attendit patiemment son tour. Deux registres étaient disposés de part et d’autre du porche d’entrée. Chacun avançait d’un pas feutré, ce silence ajoutait de l’intensité à la solennité de la démarche. Lorsque vint son tour, il prit le stylo et écrivit quelques mots. La feuille était bien remplie, mais la plupart des gens s’étaient contentés de mettre leur nom et adresse et leur signature. Il n’y avait que deux personnes qui avaient griffonné quelques lignes. Le premier texte était rédigé d’une main tremblante. L’épistolaire disait ceci : « mon cœur saigne pour vous, ma pensée va vers vous, la paix soit avec vous. » Le chef Sagol se dit, au vu de l’écriture et de la formule, que l’auteur était de la même génération que les défunts. L’autre dédicace était plus brève et conventionnelle : « adieu mes amis. » En bas de la feuille, le chef Sagol écrivit : Je cherche la vérité pour honorer vos mémoires, soyez-en assurés. Il tourna la page du livre broché de velours noir et il pénétra dans l’église.
Les haut-parleurs diffusaient une toccata de Bach. Le curé était celui de la paroisse. Son territoire était vaste, il s’étendait sur une dizaine de communes. Sagol se disait, qu’en ces périodes de chômage, personne n’avait songé à confier une mission de recrutement à l’ANPE , heureusement, personne ne se doutait de ses pensées, elles n’auraient pas été appréciées par l’assistance. Le fourgon mortuaire n’était pas encore arrivé avec les corps et la famille. Les deux premières rangées de bancs, de chaque côté, étaient vides. Le public se répartissait de part et d’autre. Le chef Sagol trouva une place au quatrième rang entre Gisèle, l’infirmière et le chef des employés communaux, Emile.
Il était presque quinze heures, lorsque le sacristain ouvrit les vantaux de la grande porte. Les employés des pompes funèbres(aussi funèbres que leurs pompes) poussèrent un catafalque sur roulettes, c’était le cercueil d’Antoinette Drochard. Le nom était gravé sur une plaque de cuivre vissée sur le dessus du couvercle. Ils posèrent délicatement la boîte en chêne sur des tréteaux et ressortirent avec leur chariot. Le transport du cercueil de Germain fut plus laborieux. Une roulette se grippait de temps en temps et l’employé, situé à droite, soulevait de son côté pour soulager les roulements. Il avait l’air de fatiguer et il suait à grosses gouttes.
Les deux défunts étaient côte à côte, Régis et sa sœur Martine se tenaient la main. Des larmes coulaient le long des joues de madame Bedel. Monsieur Bedel soutenait sa femme tandis que l’épouse de Régis, vêtue de noir, était impassible. Sur le banc, derrière le fils et la fille des défunts, se trouvaient trois garçons et une fille. C’étaient les petits enfants de Toinette et Germain. Franck, qui était le plus âgé, ressemblait à son père et paraissait affecté par la disparition de son grand-père et de sa grand-mère. Hugues Bedel venait juste d’arriver du Japon. Son père était allé le chercher à l’aéroport à une heure et quart de voiture du village. Vanessa et Kévin se tenaient aussi la main, « ces deux-là, se dit Sagol, sont soudés jusque dans la peine. »
Maintenant les croque-morts apportaient des couronnes, des gerbes, des bouquets de fleurs. Il y avait beaucoup de roses. De sa place, le chef Sagol pouvait lire les épithètes : à nos voisins et amis, à nos amis de la part du conseil municipal, à nos grands-parents.
Une couronne plus ovale que ronde attira l’attention du chef. Elle ne comportait que deux mots sur un ruban de couleur violette : à toi. Le chef trouvait ce dernier message sibyllin, mais pourquoi pas.
Toutes ces compositions florales étaient disposées de part et d’autres des cercueils. Seules deux couronnes de roses blanches se trouvaient sur le devant du catafalque et touchaient la tête des cercueils. Aucune inscription ni ruban n’ornaient ces compositions. « Ce sont probablement des fleurs commandées par la famille, se dit Sagol. »
L’église était pleine et le sacristain avait fermé la porte centrale. Chaque rangée était occupée ; les défunts, habitants de la commune depuis des décennies, étaient connus de chaque villageois. Dans les campagnes, il faut avoir de bonnes raisons pour ne pas assister aux obsèques d’un voisin ou d’un ami, même si c’est juste une connaissance. Le chef Sagol avait repéré tous les habitants du hameau sans exception. Même les plus mécréants se trouvaient dans l’édifice.
La présence de tous, corroborait l’intime conviction du chef Sagol. Il pensait que l’assassin n’était pas un habitant du village. Pour ne pas orienter trop tôt l’enquête vers d’autres directions, il s’était abstenu de laisser paraître quoi que ce soit auprès de ses subordonnés. Il préférait laisser les choses se décanter, dans une semaine il serait temps de privilégier d’autres pistes.
Il y eut soudain un silence, la musique de Bach s’était éteinte comme dans un souffle. Le prêtre, qui s’était assis à gauche de l’autel, se leva et s’approcha du micro. Il prit la parole dans une attitude empreinte de foi et de recueillement. Il commença par ces mots :
– Chers frères et sœurs, chers amis, nous sommes réunis aujourd’hui autour d’Antoinette et de Germain Drochard.
Il se signa et l’assistance fit de même, hormis quelques personnes qui baissèrent la tête. Les incroyants se comportent ainsi dans toutes les cérémonies. C’est une forme de respect envers ceux qui croient et, quoi qu’on en dise, une communion avec la peine de tous. Le curé relata la vie d’Antoinette et Germain, il avait personnalisé ses propos en disant « Toinette. »
– Une vie pleine, remplie de l’amour des autres. Toinette si dévouée, attentive au bien-être de sa famille. Toinette, impliquée dans les actions caritatives de la paroisse. Toinette qui soutenait Germain quand sa santé avait décliné.
Le chef Sagol, absorbé dans ses pensées, s’était évadé un instant du prêche de l’homme d’église. Il réfléchissait au faire-part qu’il avait lu dans le journal :
« Monsieur et Madame Régis Drochard, leurs enfants Franck, Kévin et Vanessa ;
Monsieur et Madame Bedel Lucien et leur Fils Hugues ;
Les parents et amis, ont la douleur de vous faire part du décès dans sa quatre-vingt-cinquième année de Madame Antoinette Drochard.
Les obsèques seront célébrées le samedi dix-huit mai à quinze heures en l’église du chef-lieu. Cet avis tient lieu de faire-part ».
Le même texte figurait au-dessous pour annoncer la disparition de Germain. Le chef Sagol se dit qu’il aurait des choses à demander à Régis Drochard et à Martine Bedel.
Le prêtre continuait son homélie, ce fut au tour de Germain d’être encensé. « C’est fou les qualités que l’on nous trouve au moment de notre disparition, se dit Sagol. »
Quelques personnes vinrent au micro parler des chers disparus. La première à se présenter pour évoquer Toinette fut la présidente de l’association caritative paroissiale. Cette dame n’avait pas d’âge, c’est du moins l’impression qu’elle donnait. Son visage ressemblait à un masque de cire, blanc, inexpressif, sans aucune ride, aucun sourire. Sa voix d’automate débitait quelques lignes griffonnées sur une feuille. L’émotion semblait être restée à la porte de l’église. Enfin, elle regagna sa place, sur la même rangée que le chef Sagol, mais dans la travée en face. La deuxième fut Madame Robion, l’épouse du plombier. C’était une belle femme rousse, grande âgée d’une quarantaine d’années. Elle s’attacha à faire ressortir la convivialité et la disponibilité du couple. Avec sobriété et une émotion bien contrôlée, Madame Robion faisait revivre Toinette et Germain. A la fin de sa lecture, elle ravala un sanglot, essuya une larme et regagna sa place.
Vanessa Drochard grimpa la marche jusqu’au micro, elle n’avait pas de papier avec elle. Elle prit la parole, dans un sanglot.
– Je pourrais dire tellement de choses sur Mamy et Papy…
Je dirais qu’ils m’ont appris la vie,
Le sens des choses,
Le parfum des roses,
Tout cela je vous le dois,
C’est dur de clore ainsi une vie,
Mais moi, je ne suis pas de cet avis.
J’entends toujours vos voix,
J’ai encore besoin de vous Mamy et Papy,
Vous, aux paupières closes,
Voyez les regards qui se posent.
On ne va pas oser
Ainsi vous laisser.
Le souvenir sera le plus fort,
Votre lumière sera mon or
Vanessa partit en sanglots, elle avait réussi à dire son texte qu’elle avait mémorisé par cœur. Là, devant ses parents, ses frères et ces cercueils, elle était tétanisée ne pouvant plus bouger. Des torrents de larmes coulaient le long de ses joues. Kévin, qui avait autant de larmes que sa sœur, se leva et alla la chercher. Vanessa se jeta dans les bras de son frère, comme un marin tombé à la mer et à qui l’on envoie une bouée. Elle s’accrochait à lui et ils regagnèrent leur place en s’essuyant mutuellement leurs larmes.
Le chef Sagol, qui pourtant en avait vu bien d’autres, était lui aussi très ému. Cette petite avait réussi à transmettre sa peine. La musique du requiem de Mozart avait pris le relais. Le curé récita des prières reprises en cœur par les habitués de la paroisse. Vint le moment de l’eucharistie. Martine Bedel et son frère Régis communièrent, les enfants aussi. Un grand nombre de personnes de l’assistance quittèrent leur place pour aller recevoir le corps du Christ. Le chef Sagol, en bon mécréant, ne communia pas.
Le prêtre récita d’autres prières liturgiques, puis il fit signe de s’asseoir et se posa sur la chaise à gauche de l’autel. Le sacristain prit le relais avec sa panière en osier recouverte de tissu en velours rouge. Chacun sortit un billet ou une pièce de sa poche, rares étaient ceux qui laissaient passer le quêteur sans rien donner. Mozart jouait plus fort son requiem. Quand le curé reprit la parole, la musique cessa. Il se dirigea vers les catafalques avec le goupillon et l’encensoir qu’il agita au-dessus des dépouilles de Toinette et Germain. Le chef Sagol n’aimait pas l’odeur de l’encens, elle le prenait aux narines et le faisait tousser et éternuer. L’encenseur passa à côté de lui, il retint sa respiration. L’officiant remit l’instrument au sacristain qui alla le ranger. Il n’avait plus que le goupillon. Un petit vase rempli d’eau bénite était disposé sur un catafalque. Le curé aspergea les cercueils en effectuant le signe de croix avec le goupillon et passa le relais à Régis. Celui-ci se leva et se signa devant sa mère et devant son père. Sa sœur et le reste de la famille s’étaient rangés derrière lui. Martine reçut le goupillon des mains de son frère. Elle avait beaucoup pleuré, mais elle gardait une allure droite et fière. Hugues, comme sa mère, savait se contrôler. Malgré une douleur intense, il ne laissait rien voir, son séjour au Japon y était peut-être pour quelque chose. Les Asiatiques sont experts pour cacher aux autres leurs sentiments profonds. Franck, l’aîné, n’avait pas une larme, mais une expression d’absence, une autre forme du chagrin. Vanessa, toujours soutenue par son frère, trempa le goupillon dans le vase, et faillit le renverser tant elle tremblait. Kévin, plus que jamais attentif à sa sœur, réussit à éviter la chute. Il transmit le goupillon à Monsieur le Maire et alla se rasseoir sur le banc. Le premier magistrat, un homme d’une cinquantaine d’années, avait la chevelure toute blanche. Il passa le relais et se dirigea vers la sortie et chacun fit de même.
Les cloches se mirent à sonner le glas. Les villageois s’étaient regroupés à l’extérieur, sur le promontoire qui domine le village et les environs. Le chef Sagol avait béni les corps et Martine l’avait fixé intensément à son passage. Maintenant, il attendait dehors que les corps sortent de l’église, ainsi que la famille, pour aller au cimetière.
Dans la plupart des enterrements, les gens rentrent chez eux après l’office. La famille et les proches vont au cimetière. Il arrive aussi que la famille exige une stricte intimité lors de l’inhumation. Ceci est précisé par le prêtre durant la messe. Ici aucune consigne n’avait été donnée. Le chef Sagol décida d’aller au cimetière, il souhaitait voir un maximum de choses. C’était un moment particulier et tout ce qui clochait se percevait bien lors de la cérémonie. Toutefois, le chef Sagol n’avait pas encore assez d’informations pour faire avancer son enquête.
Les croque-morts sortirent les cercueils l’un après l’autre, la famille suivait derrière. Régis, sa sœur Martine et les enfants se mirent sur le côté, des villageois vinrent présenter leurs condoléances. Certains faisaient la bise, d’autres serraient la main. Le chef Sagol s’approcha de Martine et Régis, il mit sa main sur leur épaule en disant qu’il était avec eux. Ils baissèrent la tête tous les deux en même temps, mais ne lui soufflèrent mot. Il serra la main des enfants et partit un peu plus loin au bord du promontoire. Pendant ce temps, les employés des pompes funèbres avaient installé les cercueils dans les fourgons mortuaires, les fleurs étaient chargées dans un autre véhicule.
Le convoi prit la direction du cimetière distant d’environ deux cents mètres. La famille suivait dans un véhicule. Quelques personnes prirent la direction de la dernière demeure de Toinette et Germain, le chef Sagol suivit le mouvement. Il fallut à peine cinq minutes au petit groupe pour se trouver devant les grilles du cimetière communal. L’ouvrier municipal, détaché à cette occasion, avait ouvert une entrée sur le côté pour permettre cortège mortuaire de pénétrer et d’approcher jusqu’aux tombes de la famille Drochard. On pouvait l’apercevoir qui venait en direction de l’entrée principale, pour procéder à l’ouverture de la grille. Les jours d’inhumation, le cimetière était fermé dans les heures précédant la mise en terre. C’était pour éviter les incidents qui avaient eu lieu dans le village voisin où un vandale avait saccagé le site sur lequel devait avoir lieu une inhumation. Des photos pornographiques avaient été collées sur les pierres tombales voisines. Des préservatifs, remplis d’eau, pendaient aux croix des tombes. La plaisanterie était de très mauvais goût et les auteurs de cette farce macabre n’avaient jamais été découverts. Le maire avait donc pris cette décision et l’employé municipal exerçait une surveillance discrète des allées et venues.
En plus de la famille, du curé et du maire, le chef Sagol compta environ trente-cinq personnes. Le prêtre fit une brève prière et les croque-morts descendirent les cercueils: Germain le premier, puis Toinette fut mise au-dessus. Les deux époux seraient ensemble pour l’éternité. Le curé bénit la tombe et quitta l’assemblée. Le Maire prit la parole, il relata brièvement les mandats successifs qu’ils avaient effectués Germain et lui. Il mit en exergue son implication désintéressée pour le bien de ses concitoyens. « Il est ému, le brave homme, et assez sincère, se dit Sagol. » Le premier magistrat de la commune embrassa la famille et se retira. Régis saisit une poignée de terre et la jeta sur le cercueil de sa mère. La terre recouvra une partie de la plaque en cuivre, on ne lisait plus que « Toi », le reste était déjà sous la terre.
Lorsque le chef Sagol s’approcha, pour jeter lui aussi une poignée de terre, il ne put s’empêcher de penser à cette couronne qu’il avait vue dans l’église et qui portait cette dédicace : « A toi ».Il jeta la terre et fit demi-tour.
A l’extérieur du cimetière, le maire discutait avec l’employé municipal, Sagol les salua. Le maire lui répondit et s’excusa auprès de l’employé. Il vint à la rencontre de Sagol Il lui demanda où en était l’enquête.
Les deux hommes s’étaient rencontrés la semaine précédente, le jeudi soir exactement. L’entretien avait été cordial, mais le maire avait compris qu’il n’avait pas affaire à un débutant et il fut rassuré. Ayant côtoyé Germain pendant de longues années, il était très impliqué dans la découverte de la vérité.
Le chef Sagol l’informa qu’à ce stade des investigations, aucune information sérieuse ne pouvait être communiquée.
– Pour l’instant, il y a peu de pistes, mais je pense qu’à la fin de la semaine prochaine nous en saurons plus.
Sagol se garda de s’exprimer davantage, de toute façon il ne lui confierait rien. Il ne faut pas heurter la sensibilité d’un édile local, mais moins on en dit, moins il risque d’y avoir de fuites et de problèmes.
Le chef Sagol retourna au parking de la mairie pour récupérer son véhicule et rentrer chez lui. Il était seize heures trente et madame Sagol serait revenue de sa foire à la brocante lorsqu’il franchirait le seuil de son appartement.
6 mars 2010 à 14h49 #151724Chapitre 10
Nous sommes lundi vingt mai, il y a six jours que Toinette et Germain ont été découverts. Il est six heures et le chef Sagol chantonne un vieil air du genre de ceux qu’il collectionne. Il chante comme beaucoup de gens dans la salle de bains. Il vient de terminer sa toilette et le rasage, puis met une eau de toilette offerte par son épouse. Il s’habille et s’apprête à rejoindre ses subordonnés à la caserne de gendarmerie, à une vingtaine de kilomètres de là. Il ne dérange pas sa femme, elle dort encore. Il prend la route, le soleil n’est pas levé depuis longtemps. Il apprécie le paysage très verdoyant en cette saison. Il se dit que la région est magnifique et que le mois de mai mérite l’adjectif de joli qui lui est si souvent accolé. Le soleil brille sur les prairies, la rosée du matin renvoie, tels des diamants, les éclats de ses perles. Le chef est de très bonne humeur, il pense que la vie est belle et qu’elle mérite d’être vécue. « Bon sang! Une journée comme aujourd’hui est capable de vous faire oublier cent jours de grisaille, se dit-il. »
Il n’est guère plus de sept heures lorsqu’il gare son véhicule devant la gendarmerie. Le chef de brigade est déjà sur le terrain. Ils se saluent mutuellement et Sagol lui fait un bref résumé de l’état d’avancement des travaux. Le chef l’emmène dans son bureau et lui remet des courriers apportés par la navette.
Une enveloppe, estampillée du cachet du procureur de la République, l’intrigue. Il l’ouvre immédiatement, il y a là un courrier de deux pages. Le procureur fait état de sa dernière rencontre avec le garde des Sceaux. Il y a peu, celui-ci avait convoqué tous les procureurs de la République de l’hexagone. Il leur avait signifié que la justice se devait, à l’image de la Société, d’être plus performante. Le budget de chaque juridiction devait être géré en « bon père de famille ». La performance était à ce prix. Sagol, qui savait lire entre les lignes, avait déjà tout compris. Il lut quand même les lignes suivantes. Le procureur de la République s’était engagé, au nom de tous ses collaborateurs, à montrer l’exemple de l’effort budgétaire. Il avait accepté de rendre une partie de son budget et d’obtenir des résultats supérieurs à l’année précédente.
Sagol bouillait intérieurement ; mais le meilleur était dans la page suivante. Le procureur affirmait avoir reçu une lettre du juge Julie Silovsky. Elle s’inquiétait, dans une affaire de meurtre de deux personnes âgées, de la profusion d’analyses ADN et autres, demandées sur ce dossier assez classique. Madame Silovsky trouvait qu’il y avait une disproportion de moyens déployés et de coût peu en rapport avec l’importance de l’affaire.
Le chef Sagol, bien que non-croyant, crut qu’il était mort et que c’était un test pour savoir s’il devait être aiguillé sur le paradis ou sur l’enfer. Il pensa un instant appeler le juge Silovsky ou aller la rencontrer. Il se ravisa rapidement. Il lui fallait donner le change et surtout ne pas offrir de brèche dans laquelle pourrait s’engouffrer le poison nommé Silovsky. Il se répéta qu’il faisait beau et que tout allait bien. Aujourd’hui je suis de bonne humeur se rappela-t’il.
La suite du courrier n’était qu’un condensé de mises en garde et d’obligations à respecter les directives de monsieur le Procureur. Sagol se dit que, pour l’instant, ses investigations ne seraient pas freinées par ce courrier car les demandes d’analyses en cours seraient honorées. Le tour de vis sera pour les demandes à venir qui devront toutes avoir l’aval de Madame Silovsky. Le chef prit la décision de ne rien dire à ses subordonnés, il aviserait le moment venu.
Les autres correspondances concernaient aussi l’affaire Drochard, comme il convenait de l’appeler. Il y avait des réponses d’autres brigades de gendarmerie à des questions de routine. Le chef Sagol avait devant les yeux un rapport concernant le facteur Nicolas Favant. Il le parcourut en diagonale, il le remettrait tout à l’heure à Gilles.
Tout le monde était dans le hall d’accueil et parlait du week-end. Le gendarme Liard était allé voir une compétition de karting. Son collègue nordiste s’était rendu en Bourgogne faire une visite des caves et de quelques monuments historiques. Gilles, quant à lui, était parti pour deux nuits en refuge dans le massif de la Vanoise. Tous étaient très contents de leur week-end. Le chef Sagol, éprouvé par l’enterrement, était allé voir un ami. Ils étaient prêts à affronter les aléas du dossier de Toinette et Germain.
Le gendarme Gilles prit en main l’enquête sur Nicolas. Le chef Sagol lui avait remis les rapports établis par la brigade de gendarmerie d’Abbeville dans la Somme. Le facteur était originaire d’un petit village d’une centaine d’âmes en Picardie, le village s’appelait Guiguoil. Ses parents vivaient toujours au pays. Son père avait pris sa retraite de mécanicien agricole, sa mère n’avait jamais travaillé, enfin elle n’avait jamais été déclarée chez un employeur. En réalité, pour faire bouillir la marmite, elle avait eu des tas de petits boulots non déclarés : nourrice, vendangeuse en Champagne et aussi le ramassage des betteraves. Nicolas Favant avait une sœur plus jeune que lui. Elle s’était mariée à un gars de la région. Elle avait trois enfants en bas âge: un garçon de trois ans et des jumeaux âgés de deux ans; enfin, des faux jumeaux puisqu’il s’agissait d’un garçon et d’une fille. C’étaient des gens sans histoires. Nicolas avait vécu là-bas jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Il avait réussi un concours des PTT et était « monté » à la capitale. Il était resté quatre ans à Paris. Ses parents ne comprirent pas qu’il ne soit pas revenu vivre et travailler au pays. Quand il leur annonça qu’il avait demandé sa mutation dans la région Rhône-Alpes, son père faillit s’étouffer de dépit. Il se fâcha pendant plusieurs mois avec son fils. Nicolas n’en démordit pas. Il obtint sa mutation deux ans après sa demande. Il est toujours au même bureau de poste à ce jour.
La gendarmerie d’Abbeville avait joint le témoignage de l’institutrice qui avait fait la classe à Nicolas à l’école primaire. Le cours moyen de première année était mélangé avec celui de deuxième année. A l’époque, il n’y avait pas assez d’élèves pour faire deux classes. Mademoiselle Lebrun, enseignante à la retraite, certifiait que Nicolas était un élève studieux, mais assez rêveur, il préférait parler de tout ce qui avait trait à la nature et aussi aux étoiles. Elle ne signalait pas de fait qui aurait attiré son attention ou fait l’objet d’une punition, hormis les chamailleries habituelles des garçons de son âge.
Deux amis d’enfance avaient été entendus. Tous deux faisaient des éloges de leur camarade de classe. Ils construisaient des cabanes ensemble après la classe ou pendant les vacances. Ils avaient même commencé leur vie amoureuse avec la même partenaire (dixit monsieur Burelli). Nicolas avait un certain succès auprès des filles de la région. Il semble qu’il ait fréquenté pendant deux ans mademoiselle Ginoux, mais elle a préféré un autre camarade qui est vétérinaire à Abbeville. Le gendarme Gilles se dit que Nicolas n’en avait pas parlé jusqu’à présent.
Gilles avait rencontré le receveur de la poste. Il lui avait posé des questions sans rien laisser paraître sur le facteur Favant. Nicolas était un excellent camarade de travail. Il avait effectué des remplacements sur d’autres tournées avant d’être le titulaire du centre du bourg. Tous les clients ne souhaitaient qu’une chose, c’est que le jeune reste. Il était plébiscité par tous les usagers. « Décidément, se dit Gilles, il n’y a pas de faille chez cet homme là. Il doit bien y avoir quelque chose qui cloche. »
Concernant sa vie amoureuse actuelle, le gendarme Gilles savait qu’il vivait avec une jolie infirmière plus jeune que lui. Ils formaient un couple amoureux et personne ne jasait sur leur compte. Gilles indiqua aussi dans son compte rendu, que Nicolas Favant avait un casier judiciaire vierge.
Le gendarme nordiste peaufinait son rapport d’enquête sur madame Gisèle Recouvrat, infirmière libérale. Ses parents, originaires du village d’à côté, étaient décédés depuis dix ans. Sa mère avait été emportée par un cancer. Le mal avait fait des ravages pendant des mois avant qu’elle n’en parle à sa fille. Lorsqu’elle se confia enfin à Gisèle, il ne lui restait que vingt-huit jours à vivre. Gisèle ne put qu’aider à l’accompagnement, afin que sa mère ne souffrît pas. Elle l’enterra par un après-midi gris de novembre ; un jour où il n’y a plus de ligne d’horizon car le ciel s’est installé dans l’herbe sombre des prairies.
Son père ne desserra plus les lèvres et dix jours plus tard, Gisèle prit de nouveau le chemin étroit qui mène au cimetière. Il n’avait pas supporté l’absence. Le médecin, qui constata le décès, pencha pour une mort naturelle. Aucun signe ne laissait supposer une autre fin. Son père s’était laissé mourir, le chagrin était trop lourd.
Comme à son habitude, Gisèle se réfugia dans le travail. Elle ne montra sa douleur à personne. Elle continua à transporter sa cargaison d’optimisme. L’adversité était devenue sa compagne. Elle le savait, elle se disait qu’il y a des êtres comme cela. D’aucuns l’appellent la fatalité, d’autres le hasard ; Gisèle croyait à la destinée, persuadée que tel était son karma.
On ne lui connaissait qu’un ami intime, il était directeur d’école et s’appelait Georges Bazin. C’était un camarade d’enfance. Depuis qu’il avait divorcé, Gisèle passait parfois de longues soirées chez lui. Il logeait au-dessus de l’école communale, dans un village à quinze kilomètres du bourg où Gisèle avait son cabinet et son appartement. Des enfants ont rapporté qu’ils ont vu Gisèle sortir le matin par la porte de l’appartement du directeur. Les langues vont vite en besogne dans les campagnes, nombre de gens affirmaient qu’ils étaient amants. C’est probable, à moins que la santé de monsieur le directeur nécessite une piqûre très matinale. On ne connaissait pas de passion à Gisèle Recouvrat, son seul violon d’Ingres c’était les autres. Les week-ends, elle allait bénévolement à la maison de retraite discuter avec les pensionnaires qui n’avaient pas de visites.
Le nordiste annota la chemise de couleur verte qui contenait trois feuillets. Le premier concernait la requête informatique auprès du service central du casier judiciaire à Nantes. Le second répertoriait les actes effectués auprès de Toinette et Germain. Le troisième feuillet contenait le résumé des investigations du gendarme nordiste. Aucun élément ne laissait planer le doute sur l’intégrité morale de Gisèle. De plus, le gendarme ne voyait pas comment madame Recouvrat aurait pu hisser les victimes et leur passer la corde autour du cou. Cependant, avec le juge d’instruction, il ne fallait rien négliger.
Le gendarme Liard rassemblait les informations qu’il avait recueillies sur madame Bessonnat Liliane, la boulangère. Elle était une enfant de la DDAS. Abandonnée à la naissance, elle avait vécu de familles d’accueil en foyers pour l’enfance. Elle avait coutume de dire que sa mère était la République et son père, le président de la République.
Liliane avait quitté l’école à dix-sept ans pour la boulangerie Bessonnat. Volontaire et intelligente, elle comprit très vite quels étaient ses atouts dans la vie. Elle en conclut que sa seule richesse résidait dans son physique. Elle avait des formes généreuses qu’elle montrait à qui savait regarder. Naturellement, le boulanger Bessonnat succomba à ses charmes, mais il était marié. Liliane, calculatrice, se dit qu’avec un peu de patience, elle arriverait à évincer sa patronne. Vingt-huit mois plus tard, l’épouse du boulanger décédait des suites d’une longue maladie.
Liliane, dans les bras de monsieur Bessonnat depuis plus de vingt-huit mois venait d’avoir dix-neuf ans, son amant en avait quarante-huit. Aujourd’hui, le boulanger Bessonnat a pris un ouvrier et s’apprête à se retirer progressivement.
Elle épousa le boulanger l’année de ses vingt ans. Elle eut un garçon cinq mois plus tard et une fille l’année suivante. Le boulanger n’avait pas eu d’enfant de sa première épouse. Notre homme était heureux et Liliane prenait très au sérieux son rôle de patronne. Lorsque les enfants furent plus grands, elle remit au goût du jour les tournées en campagne que la première madame Bessonnat avait abandonnées pour cause de santé. Elle trouvait du plaisir dans cette activité qui lui permettait de s’évader de la boulangerie et de son vieux boulanger.
Avec les grossesses et quelques années de plus, les formes de Liliane s’étaient développées davantage. Sa poitrine, qu’elle montrait généreusement, était bien ronde et ferme. Sa taille était restée mince, et sa chute de reins s’était aussi accentuée. Elle mettait des jupes courtes et souvent fendues sur le côté. Les clients pouvaient apercevoir une cuisse et parfois, quand elle montait sur un tabouret pour attraper les pains en haut du présentoir, une culotte minuscule excitait le regard des messieurs. Certaines clientes n’envoyaient jamais leur mari chercher le pain. Elles disaient que la boulangère était une croqueuse d’hommes.
Le boulanger, usé par le labeur, était souvent fatigué. En revanche, son épouse, dans la force de l’âge, souffrait du manque d’appétit sexuel de son mari. Comme toujours, Liliane savait tirer parti d’une situation. Elle se mit en quête d’un amant jeune et fougueux. Elle se dit qu’il valait mieux un homme marié. Un jeune pourrait se faire des illusions et s’accrocher, au risque de mettre en péril une situation chèrement acquise. Elle livrait le pain trois fois par semaine chez monsieur Durand, un bel homme brun qui travaillait dans un cinéma. Il offrait le café à Liliane les jours de tournée. Aux dires des voisins, elle devait en boire plusieurs car les haltes étaient assez prolongées. Un jour, un client, qui voulait son pain avant de partir au travail, se dirigea chez Monsieur Durand. Il aperçut les deux amants, nus dans la cuisine. Ils étaient tellement affairés, qu’ils ne le virent pas. Il rebroussa chemin et bientôt, le seul à ne pas connaître l’épisode fut ce brave boulanger. Certains dans le bourg baptisèrent monsieur Bessonnat ,« Raimu », une allusion au film « la femme du boulanger ». Il ne manquait que « Pomponette ».
Liard ne voyait pas le mobile qui aurait pu pousser la boulangère à assassiner ses clients. Comment aurait-elle fait pour agir en si peu de temps, alors qu’elle était attendue chez les voisins? Et puis, elle était robuste, mais pas au point de transporter Toinette et Germain.
Le chef Sagol était pensif, son capital « bonne humeur » de la journée était bien entamé par les directives du procureur. Il voyait Julie Silovsky sur une falaise et un coup de vent l’emportait au large, loin, loin, loin. Elle se dégonflait et c’est un pantin, semblable à ceux des rites païens, qui s’abîmait dans l’océan. Il se secoua et reprit le dossier sur lequel il travaillait depuis quelques instants. Il s’agissait des investigations concernant les deux employés municipaux.
Emile Quesnoy était originaire du Pas de Calais. C’était un « boyau rouge » comme disent les gens du Nord. Ses parents étaient venus se louer comme ouvriers agricoles pour la récolte du tabac. Ils s’étaient plus dans la région et avaient trouvé un fermage. Emile était né ici, il fit des études techniques. Son brevet de technicien en poche, il se fit embaucher sur des gros chantiers de construction. Il parlait souvent de cette époque, du percement des tunnels alpins pour le passage de l’autoroute.
Il s’était marié avec une fille également originaire du Nord. Elle était rousse, comme lui. Il lui avait fait deux filles, rousses comme leurs parents. Après le mariage, Emile Quesnoy avait du mal à faire sa valise le dimanche soir pour partir loin de son foyer. A la naissance de sa deuxième fille, il se mit en quête d’un emploi plus sédentaire.
La démographie du village était galopante. L’équipe municipale, menée par un maire dynamique, favorisait l’arrivée de nouveaux habitants. La politique de construction était bien maîtrisée. Elle se faisait en harmonie avec l’habitat ancien, en privilégiant le maintien des zones vertes agricoles. Face au développement de la commune, il fallut embaucher du personnel. Emile présenta sa candidature. Le conseil municipal à l’unanimité décida de le recruter. Germain, en tant que responsable de la commission des travaux, fut le premier, après le maire, à collaborer avec Emile. Les deux hommes se prirent d’amitié, voilà pourquoi le fourgon de la commune était souvent dans la cour chez Toinette et Germain Drochard.
Emile était un chasseur, il gardait des jours de congé pour aller traquer le sanglier ou le chevreuil. C’était pittoresque de le voir en tenue de chasse. Il avait une casquette à carreaux, comme en ont les gentlemen farmers au Royaume-Uni. Avec son teint de pêche, sa tignasse rousse et ses vêtements en velours, il ne lui manquait que la pipe. Il avait l’allure « british ». Seul l’accent et la consommation de gros rouge permettaient de faire la différence. Emile ne ratait jamais une battue et surtout le repas, copieusement arrosé, pour fêter l’abattage de quelque spécimen. Il se faisait tout petit, l’Emile, quand il rentrait chez lui ; sa femme n’aimait pas beaucoup voir son homme dans cet état. Il posait ses affaires et allait immédiatement se coucher. Heureusement pour lui, elle n’était pas rancunière.
Le chef Sagol constata que, malgré ce penchant pour la bouteille, le chef Emile était quelqu’un de gentil, travailleur et convivial. Il ne trouva pas trace de querelles ou d’histoires, des « fâcheries » comme l’on dit dans ce pays. Emile Quesnoy n’avait pas d’antécédent judiciaire. Sagol ne plaçait pas l’Emile dans la liste des suspects, mais il ne l’écartait pas systématiquement. « Il était trop tôt pour éliminer du monde, se dit-il. »
René Deruaz avait quarante et un ans, le même âge que son chef. En réalité, il était plus vieux de deux jours. Il était né un trois février, et son chef le cinq. Emile l’avait recruté peu de temps après avoir pris son poste. Il avait examiné sa candidature avec Germain. Après l’entretien, Germain avait fait valider l’embauche par le conseil municipal.
René était travailleur, limité intellectuellement, mais il compensait par son dévouement. Il était célibataire, on ne lui connaissait aucune liaison. Sa timidité l’empêchait de nouer des contacts avec la gent féminine. Lorsqu’il voyait une jolie femme, il devenait tout rouge et baissait les yeux. La boulangère prenait un malin plaisir à prendre des poses suggestives, le pauvre homme ne savait plus où se mettre. Hormis ses complexes envers les femmes, René était le clone de son chef. Il avait le même physique, il était chasseur et il aimait bien boire un coup.
Avant de travailler pour la commune, il avait fait de multiples petits boulots dans le bâtiment et aussi dans l’agriculture. Aucun de ses anciens employeurs n’a le souvenir de problèmes avec René Deruaz, excepté une anecdote rapportée par des ouvriers sur un chantier. Un soir à la fin de la journée, ils avaient décidé de faire un tour en ville. Ils s’étaient rendus dans un bar chaud du centre-ville. Ils étaient quatre et chacun négocia avec une fille pour aller passer un moment agréable. Ils montèrent à l’étage chacun leur tour car il n’y avait que deux chambres libres. Les deux premiers garçons montèrent avec les filles. Ensuite, ce fut au tour des deux suivants, dont René. Les autres buvaient un verre en les attendant. Trois minutes après, ils virent René descendre en slip avec ses chaussures et ses vêtements à la main, poursuivi par la fille en petite culotte et un balai à la main. René partit seul dans la rue, la fille presque nue, n’osa pas le poursuivre dehors. Lorsque le troisième eut fini ses petites affaires, ils prirent le chemin du retour et trouvèrent René au bord de la route. Ils ne surent jamais ce qui s’était passé.
Le chef Sagol pensa qu’il n’y avait pas eu de différend de ce genre chez Toinette et Germain. René Deruaz n’était sûrement pas l’assassin.
Joseph Cuchet se souvenait parfaitement de la livraison de fuel domestique chez Toinette et Germain Drochard. Il en a vu du monde depuis ce jour! Néanmoins, comme il conserve un double de toutes les livraisons, c’est facile de se rappeler.
Le compteur électronique indiquait deux mille trois litres livrés à onze heures trente-deux ; depuis quelques mois la société Riord avait modernisé son système de facturation. L’entreprise avait fait l’acquisition d’appareils programmables, le compteur mesurait la quantité livrée et le prix à payer. Les résultats étaient imprimés, lors de la livraison, sur une facture délivrée directement. C’était un gain de temps appréciable et cela permettait au chauffeur-livreur d’encaisser immédiatement la livraison.
Le gendarme Gilles s’était rendu au siège de la société Riord. Il avait rencontré le PDG de l’entreprise, monsieur Jacques-Louis Riord, arrière-petit-fils du fondateur Théophraste Riord. L’aïeul de Jacques Louis Riord avait commencé par un commerce de bois charbon et huiles. La maison Riord s’était développée surtout durant les périodes de guerre. D’ailleurs, quelques anciens du pays n’hésitaient pas à affirmer que la boutique s’était enrichie avec l’argent de l’ennemi. Ce genre de rumeur se répandait fréquemment dans les campagnes, la réussite est toujours suspecte.
Aujourd’hui, la société exerce deux activités bien distinctes : le commerce du fuel domestique et la vente de matériel agricole. Si l’activité pétrolière est florissante, la diminution du nombre d’agriculteurs a fortement pénalisé le commerce des machines. Aussi, une branche loisirs a vu le jour et monsieur Riord mise beaucoup sur la vente aux particuliers pour prendre le relais.
Joseph Cuchet est un personnage haut en couleurs. Il travaille depuis quinze ans dans l’entreprise. Il mesure un mètre soixante-dix et doit peser plus de cent kilos. Il a toujours une casquette de marin vissée sur la tête. Sa figure est d’une teinte proche de la lie de vin. Son patron assure qu’il ne boit pas au travail et que c’est un bon employé. Il n’est jamais absent et les clients ne se plaignent pas de ses services. Il roule dans une vieille guimbarde, il faut les voir le dimanche avec la Simone , sa femme. Elle est à l’image de son mari, un physique à l’identique, avec un visage rougeaud; elle aussi aime bien la bouteille. Au volant de sa vieille Citroën AMI SIX, il musarde dans les villages alentours. Pas d’excès de vitesse, Joseph se déplace à la vitesse de l’escargot. Parfois, il se range sur le bas-côté et laisse passer une heure ou deux avant de repartir. Il appelle ça le temps de la digestion.
Simone et Joseph n’ont pas d’enfants, « pas le temps qu’il dit lorsqu’on lui en parle. »
Joseph a effectué son service militaire dans la marine, il a bourlingué sur tous les océans. Il garde la nostalgie de cette période. Lorsqu’il a bu un coup, il chante des chansons de marins. C’est pathétique car l’homme chante faux, mais peu lui importe, il chante et il pleure en même temps. Il faut le voir, avec ses grands yeux bleus mouillés au milieu d’un visage cramoisi. Il n’est pas en cale sèche, ces jours-là. Il est aussi capable de vous faire un discours suivi d’une démonstration sur les cordages et les nœuds de marine. Joseph est intarissable sur le sujet. Il a chez lui un grand tableau où sont reproduits, avec des cordes, tous les nœuds répertoriés par les gens de mer. C’est un cadeau de Simone.
Le gendarme Gilles était très attentif en écoutant la bande qu’il avait enregistrée dans les locaux de la société Riord. Il se dit que monsieur Joseph Cuchet était à ranger dans la liste des suspects.
Le docteur Giraud ouvrit la porte au chef Sagol. C’était un homme blond, les cheveux bouclés, grand, « au moins un mètre quatre-vingt-dix, pensa Sagol. » Il devait avoir environ quarante ans. Il reçut le chef dans son cabinet. Le chef Sagol avait pris soin de lui téléphoner avant de se présenter. Il y avait trois personnes dans la salle d’attente. « Je serai aussi bref que possible, lui avait certifié Sagol au téléphone. »
Le docteur Giraud était affable. Il ne donnait pas l’impression d’être pressé, comme certains de ses confrères. Les deux hommes entamèrent une conversation empreinte de courtoisie et de considération réciproque.
Le docteur rappela qu’il était le médecin traitant des époux Drochard depuis un peu plus de onze ans. Il avait le dossier médical de Germain devant les yeux et il pouvait sans crainte de se tromper, donner la date de leur première rencontre. Il confessa au chef Sagol que la santé de Germain avait empiré ces dernières semaines et qu’il craignait une amputation d’un pied. « Dieu lui a épargné cette épreuve, dit-il. »
Toinette, quant à elle, n’avait pas de traitement en cours. Cependant, le docteur, tenu au secret médical, hésita avant de révéler au chef Sagol qu’elle avait un cancer. Il ne le lui avait pas dit, pas plus qu’à sa famille. « Vous savez, à son âge l’évolution n’aurait pas été très rapide, alors à quoi bon inquiéter tout le monde. »
Le chef Sagol pensait comme le docteur Giraud: « Ce médecin est aussi un humaniste, voilà une preuve. »
Le docteur Giraud précisa qu’il était passé à la demeure de Toinette et Germain vers dix heures quarante-cinq. Excepté les problèmes d’irrigation d’un pied, il avait trouvé Germain en assez bonne forme. Lui aussi était surpris par cette fin tragique. Il avait du mal à comprendre cet acte. Il ne voyait pas d’ennemi à « ces gens de bien ». Bien sûr, en tant que disciple d’Hippocrate, il n’approuvait pas le penchant de Germain pour la boisson. Il se disait qu’il était dur de lutter contre des traditions ancestrales. Il avait le même problème face à l’obésité. Les gens sont vexés si l’on ne désire qu’un verre d’eau, ils proposent toujours de l’alcool ou du sirop.
Le chef Sagol demanda au docteur Giraud s’il connaissait les enfants et les petits-enfants. Ce dernier répondit par l’affirmative. Il n’avait pas d’élément qui ne soit connu des gendarmes. Il n’avait aucune information sur Ginette, la fille qui vit en Afrique.
– Cela fait partie des secrets de famille et ici, comme dans tout le monde rural , il y en a en excès. Ce sont des rancœurs, des haines parfois et beaucoup de non-dits qui pourrissent l’existence d’êtres innocents.
Le chef Sagol était convaincu de la sagesse de son interlocuteur. Il lui demanda ce qu’il pensait de l’euthanasie.
Le docteur Giraud sourit en lui disant que la fin tragique des époux Drochard ne répondait pas à ces critères.
– Je conçois ce geste comme un acte avec sa conscience. Il arrive parfois que ma conscience soit en conflit avec mon serment d’Hippocrate. Dans ces cas, la souffrance et la volonté du malade dictent ma conduite, mais vous savez monsieur Sagol, le désir de vivre est immense, même chez le condamné à mort. L’euthanasie est un mot qui s’emploie au singulier monsieur Sagol, nous n’avons qu’une conscience.
Il lui posa une ultime question :
– Docteur, êtes-vous croyant?
Celui-ci répondit en une phrase :
– Monsieur Sagol, lorsque j’accouche une mère, je donne la vie et je crois en Dieu, mais lorsque je ferme les yeux d’un jeune, mort sur la route, je deviens athée.
Sagol n’en demanda pas plus, il prit congé du docteur Giraud. « Celui-là n’ira pas dans la liste des suspects ou alors je ne comprends plus rien, se dit-il. »
A midi, Gilles et le chef Sagol déjeunèrent ensemble, Liard et le nordiste rejoignirent leur appartement de fonction.
Le gendarme Gilles avait demandé conseil à ses deux collègues qui connaissaient bien les restaurants du coin. L’établissement choisi s’appelait le « Croque en Bouche ». La cuisine était familiale et classique, ils prirent un plat du jour.
Placés dans un recoin de la salle à manger, ils étaient tranquilles. Ils firent le point sur leur travail de la matinée. Emile Quesnoy, René Deruaz, Joseph Cuchet et le docteur Giraud avaient fait l’objet de leurs investigations, ce lundi matin.
Gilles relata au chef son entretien avec monsieur Riord, l’employeur de Joseph Cuchet. Le gendarme avait repéré un élément troublant : Joseph Cuchet était passionné par la marine.
Le chef Sagol se demandait où son collaborateur voulait en venir. Il ne manifesta aucune impatience, il connaissait suffisamment son subordonné pour savoir qu’il ménageait souvent ses effets. Le gendarme Gilles asséna son information :
– Joseph Cuchet collectionne les nœuds de marine ; il possède un tableau sur lequel sont confectionnés, avec de la corde, tous les nœuds marins.
Sagol comprit vite l’importance de cet élément. Il demanda aussitôt à Gilles si des photos de la corde, ayant servi à la macabre besogne, avaient été prises le jour de la découverte des victimes. Gilles lui répondit qu’il en avait vu dans le dossier et qu’il faudrait approfondir le sujet.
Le chef Sagol relata sa visite au cabinet du docteur Giraud. Il l’informa que Toinette avait un cancer et que le docteur, pour ménager sa patiente et la famille, s’était tu.
– Ça aussi c’est quelque chose d’important. Eviter la déchéance et la souffrance au couple pourrait être le mobile du crime, chef.
– Avec ce que ce médecin m’a dit, sur Dieu, la vie, la mort et l’euthanasie, j’écarte cette idée mon cher. Si le docteur Giraud est le coupable, il faut vite que je change de métier.
6 mars 2010 à 14h53 #151725Chapitre 11
En début d’après-midi, le chef Sagol rendit visite à la société « Médic Home ». Le bâtiment était en tôle comme on voit dans les zones industrielles à la périphérie des grandes villes. Il poussa la porte vitrée. Une musique d’ambiance était diffusée, le chef reconnut le morceau joué au piano, c’était du Richard Clayderman. Une jeune femme vint à sa rencontre.
– Bonjour, que puis-je faire pour vous, monsieur?
– Je désire voir monsieur Prigent s’il vous plaît.
– Je vous appelle mon mari.
Madame Prigent décrocha un téléphone et un homme arriva d’un pas décidé, du fond du magasin.
– Bonjour, je suis Claude Prigent, venez dans mon bureau nous serons plus à l’aise.
Monsieur Prigent était un homme dynamique, il avait compris au premier coup d’œil qu’il ne s’agissait pas de louer du matériel à la gendarmerie.& Les deux hommes pénétrèrent dans une pièce séparée du reste du magasin par des vitres. Aucun client ne pouvait échapper au regard de celui qui se trouvait dans cette tour de contrôle.
– Asseyez-vous, je vous en prie.
Le chef Sagol se posa sur une chaise au design futuriste, mais qui était confortable. Monsieur Prigent s’était installé de l’autre côté du bureau dans un fauteuil assorti.
– Que me vaut votre visite ? Demanda-t’il.
Le chef Sagol prit son temps pour lui répondre, comme un sportif qui retient son souffle avant de franchir un obstacle.
– J’enquête au sujet du décès de Madame et Monsieur Drochard, vous connaissiez ?
– Oui, ils étaient clients chez moi, c’est affreux ce qui s’est passé.
– Vous dites qu’ils étaient clients chez vous, les aviez-vous rencontrés dernièrement ?
– Je leur ai rendu visite le matin du meurtre, madame Drochard désirait installer un lit médicalisé. Je me suis présenté chez eux, quelques minutes avant midi. Je ne suis pas resté longtemps, juste le temps de leur montrer mon catalogue et d’expliquer quelques détails techniques.
– Avez-vous remarqué quelque chose de particulier lors de votre passage ?
– Non, mais chez les personnes âgées, la maison est parfois en désordre.
– Vous voulez dire que c’était le cas chez eux ?
– Un peu, je me souviens qu’elle devait préparer le repas car elle avait posé une casserole sur la table. J’étais assis le nez presque dedans.
– Que préparait-elle?
– Nous n’en avons pas parlé et je n’ai pas prêté attention à cela.
– Avez-vous fait affaire ?
– Je devais les livrer cette semaine. Dans mon métier, le temps est souvent un concurrent redoutable. Notre clientèle se recrute à plus de quatre-vingt pour cent dans le troisième âge.
Le chef Sagol était intrigué par cette casserole. Il demanda à Monsieur Prigent de lui montrer le volume de l’ustensile.
– C’est difficile d’être catégorique, je dirais qu’elle devait avoir un diamètre d’environ trente à trente-cinq centimètres et vingt de hauteur. Elle était en inox.
– Etait-elle remplie d’ingrédients ou vide ? Si vous aviez le nez dedans, vous avez dû humer des odeurs.
– Ça ne m’a pas frappé et je m’en excuse. Je ne suis pas un expert dans ce domaine.
Le chef Sagol n’insista pas. Monsieur Prigent lui avait dit tout ce qu’il savait. Il remercia son interlocuteur et lui demanda à quel moment de la journée il pourrait le revoir pour les besoins de l’enquête. Il ferait le nécessaire pour ne pas le perturber dans son activité professionnelle.
Monsieur Prigent répondit qu’il était à sa disposition, mais qu’il pensait avoir communiqué tout ce qu’il savait. Il raccompagna le chef jusqu’à la sortie.
Malgré la musique et le décor impeccable, Sagol n’aimait pas ce lieu. Il faisait une association avec la maladie et le handicap, ça le mettait mal à l’aise. Madame Prigent le salua et il sortit dans la rue. Il n’avait pas perdu son temps.
Il était seize heures trente, lorsque le chef Sagol arriva à la gendarmerie. Gilles l’attendait, il avait reçu des résultats d’analyses. Il en informa le chef et ils étalèrent devant eux les différents rapports.
– Il n'y a rien de transcendant, c’est pas suffisant, il va falloir procéder à des comparaisons.
Gilles ajouta qu’avec le concours de ses collègues, Liard et nordiste, ils avaient recueilli les empreintes du facteur, de l’entrepreneur, du cimentier, du plombier-professeur de yoga, des employés municipaux, et du transporteur à la retraite, sans oublier bien sûr, la boulangère. Ils avaient choisi la méthode douce, la plupart des empreintes avaient été recueillies à l’insu des protagonistes, en montrant une photo par exemple. Cela permettait de ne pas éveiller de soupçon ou de froisser quelque susceptibilité.
Sagol félicita le gendarme Gilles pour sa réactivité et son tact. Il s’en voulait de ne pas avoir procédé de la même manière avec certaines personnes auditionnées, cela aurait fait gagner un temps précieux. Il savait que le facteur temps était un paramètre non négligeable dans cette affaire. Plus les jours passeront, plus il sera difficile d’avancer dans le dossier.
Il y avait quand même un détail sérieux, aucune empreinte n’était répertoriée au fichier central. Cela laissait supposer que l’assassin n’était pas connu de la justice ou qu’il n’avait laissé aucune trace exploitable. Les premiers résultats des analyses ADN allaient dans cette direction: « aucune comparaison probante », tel était le commentaire du laboratoire au bas de chaque fiche.
Gilles demanda au chef s’il avait remarqué qu’il y avait peu d’empreintes en dehors de celles de Toinette et Germain.
– J’ai vu, mon cher, et sauf un coup de pouce de la providence, nous sommes dans la panade. Il va falloir procéder à des prélèvements sur les voisins et y inclure Nicolas Favant, Emile Quesnoy, René Deruaz et Joseph Cuchet. Je compte sur vous Gilles pour organiser cette opération rapidement.
Sagol décida de sa propre initiative de ne pas solliciter l’autorisation du juge Silovsky, il se débrouillerait pour fournir des explications sur le bien-fondé des analyses.
Gilles avait compris que le chef tapait au hasard. Il avait une impression identique : celle d’être à la barre d’un navire au milieu de la tempête, avec une brume, qui ne permettait pas de distinguer quoi que ce soit à l’horizon , et les marins qui hurlaient de tous bords face aux déferlantes d’eau salée. Sagol revint sur les résultats d’ADN.
– Nous n’avons pas encore ceux qui ont été réalisés sur la cordelette du jambon qui a disparu.
– En effet, je ne crois pas, chef qu’elles nous apporteront grand-chose.
– Moi non plus Gilles, mais si l’assassin a fait une erreur, il ne faut pas que ça nous échappe.
Le gendarme Gilles contacta immédiatement le docteur Tardieu.
– Il les fera lui-même car si sa présence est requise, l’acte peut être exécuté par une infirmière sous ses yeux. Nous avons convenu qu’il sera à la gendarmerie de huit heures à neuf heures et demie.
Le gendarme nordiste et Liard étaient chargés de rédiger les convocations et de les remettre eux-mêmes aux intéressés. Ils profiteraient de leur passage dans le hameau pour procéder à quelques recoupements et aller voir le responsable du centre d’accueil pour SDF et gens du voyage « Logis Nuit » . Ils y passaient deux fois par semaine au minimum.
Le centre « Logis Nuit » héberge, pour une brève durée, les marginaux de passage. Il y a souvent des soucis avec cette population, il leur arrive d’intervenir. Au mois d’avril, une rixe alcoolisée s’était terminée au couteau et deux belliqueux s’étaient retrouvés au service des urgences.
6 mars 2010 à 14h58 #151726Chapitre 12
Mardi, huit heures, le docteur Tardieu venait d’arriver. Peu loquace, comme à son habitude, il fut reçu par le chef Sagol qui le remercia de s’être libéré et s’excusa pour la gêne occasionnée par cette sollicitation non prévue. Il suivit Sagol dans une pièce à l’écart. Les deux hommes allaient recevoir les personnes à prélever.
Toutes les convocations avaient été remises. Le nordiste et Liard n avaient pas fait part de réticence ou d’empêchement. Tous étaient présents : messieurs Guccione l’entrepreneur, Seigle transporteur à la retraite, Montfort publiciste, Robion plombier-professeur de yoga bénévole, Carle cadre de la grande distribution, Fargeau cimentier à la retraite, Nicolas Favant facteur, Emile Quesnoy chef de travaux, René Deruaz employé municipal et Joseph Cuchet chauffeur livreur. Ils admettaient tous bien volontiers la nécessité d’un prélèvement ADN.
L’atmosphère était tendue, chacun voulait en finir le plus vite possible. Le chef Sagol avait mis à la disposition du docteur Tardieu douze flacons, il en utilisa dix. Ils furent étiquetés au fur et à mesure et répertoriés sur un document signé conjointement par le médecin et le chef Sagol.
Chacun partit dès le prélèvement effectué. Même le facteur Nicolas, d’ordinaire assez bavard, n’avait rien dit ; toute cette affaire l’avait secoué. Il pleuvait depuis le matin, les habitants du hameau regagnèrent au plus vite leurs véhicules. Messieurs Montfort et Robion étaient venus ensemble, avec la voiture de marque SAAB du publiciste, c’était un véhicule de fonction. Messieurs Seigle et Guccione en avaient fait de même, Monsieur Seigle avait sorti sa BMW. Les autres protagonistes étaient venus individuellement. Seul Nicolas était venu à pied s’abritant sous un grand parapluie au tissu arc-en-ciel. Il était un peu plus de neuf heures trente, lorsque le docteur Tardieu démarra son 4 X 4. Un véhicule VW se gara non loin sur le parking de la gendarmerie
Quatre jeunes gens sortirent de la Golf GTI. Le conducteur, Hugues Bedel, était accompagné de ses trois cousins, Franck, Kévin et Vanessa Drochard. Ils avaient rendez-vous avec le responsable de l’enquête, l’adjudant-chef Sagol. Il les reçut brièvement ensemble, puis leur précisa que chacun allait être auditionné individuellement. Il confia Franck au gendarme nordiste, Kévin à Liard, Gilles entendrait Vanessa et Hugues serait donc entendu par le chef Sagol.
Hugues Bedel avait hérité du caractère fier et hautain de sa mère. Il se tenait droit comme un poteau et fixait le chef Sagol de son regard bleu acier. En vieux briscard, le chef ne rentra pas dans son jeu et fixa d’emblée les règles de l’entretien.
– Monsieur Bedel, je vais être amené à vous poser un certain nombre de questions, certaines seront indiscrètes, gênantes ou vous paraîtront saugrenues. Sachez que c’est un passage obligé pour nous permettre d’avancer dans la recherche de la vérité sur la disparition tragique de vos grands-parents. J’attends de vous une coopération totale. Puis-je compter sur vous monsieur Bedel ? .
La réponse d’Hugues Bedel fut prononcée avec le timbre clair d’une voix assurée :
– Je vous dirai tout ce que je sais monsieur Sagol.
– Présentez-vous, dites-moi ce que vous faites ?
– Je m’appelle Hugues Bedel, j’ai vingt-trois ans et je fais des études de commerce international à l’école supérieure de commerce de Lyon. Je suis actuellement en stage à Osaka, au Japon, pour une firme nipponne de cosmétique, je vous épargne le nom.
– Que pouvez-vous me raconter sur vos grands-parents ?
– Ils étaient ma grand-mère et mon grand-père et, à ce titre, ils étaient les meilleurs et sont irremplaçables dans mon cœur.
– Je vous comprends, mais vous n’avez pas répondu à ma question. Je voudrais savoir quel genre de gens c’était ?
– Je crois que vous m’avez mal compris monsieur Sagol, je ne leur connaissais que des qualités, les défauts c’est aux autres d’en dresser l’inventaire. On ne peut être objectif en amour.
– Votre grand-père se confiait-il parfois à vous ?
– C’était un homme du terroir, il montrait peu ses sentiments et ses affaires encore moins.
– Et votre grand-mère ?
– Elle adorait papoter, parler de tout et de rien, c’était plus une confidente. Cependant, elle ne se livrait pas, elle écoutait beaucoup.
– Avez-vous une idée sur le meurtre monsieur Bedel ?
– Pas le moins du monde, si je devais émettre une hypothèse, je pencherais pour un rôdeur ou un marginal.
– Parlez-moi de vos parents .
– C’est un couple uni, nous sommes une famille soudée. Je m’entends parfaitement avec ma mère et mon père.
– Votre père ne venait jamais chez ses beaux-parents, quelle en était la raison ?
– Je ne sais pas, il faudrait lui poser la question monsieur Sagol.
– Oui, mais vous avez bien remarqué cela, vous ne vous êtes jamais posé la question ?
– Pas le moins du monde.
Le chef Sagol avait vite repéré des phrases qui revenaient dans les propos d’Hugues Bedel « pas le moins du monde » en était l’exemple. Donc, si je vous comprends, ce qui se passe d’inhabituel autour de vous ne vous concerne pas.
Hugues Bedel commençait à se tortiller sur sa chaise, il était mal à l’aise.
– Je ne crois pas. Mes parents m’ont donné une éducation. Ce qu’ils m’ont appris, c’est de m’occuper de ce qui me regarde et de m’y investir à fond. Le reste n’est que perte de temps et d’énergie. Je m’en suis fait une règle de vie et cela s’applique à la question que vous m’avez posée.
Le chef Sagol imperturbable lui posa une autre question :
– Connaissez-vous votre tante, Ginette Drochard ?
– Je ne l’ai jamais rencontrée, si c’est ce que vous souhaitez m’entendre dire.
– Je ne souhaite rien monsieur Bedel, je me contente de poser mes questions conformément à la déontologie en la matière.
– Excusez-moi, toute cette histoire me perturbe un peu et j’en deviens désagréable.
– Si vous voulez nous pouvons faire une pause, le temps de boire un verre d’eau et, si vous fumez, d’aller en griller une .
– Merci je ne fume pas, finissons-en ; un verre d’eau s’il vous plaît.
Le chef Sagol lui versa un verre d’eau et lui demanda s’il connaissait les voisins de Toinette et Germain ?
– Lorsque j’étais plus jeune, je rencontrais les habitants du hameau, ma mère m’emmenait souvent chez mes grands-parents. Depuis que j’effectue mes études de commerce international, mes séjours sont devenus plus espacés.
– Vos grands-parents avaient-ils des soucis de voisinage selon vous ?
– Non
– Vous leur écriviez fréquemment et eux vous répondaient-ils souvent ?
– Je recevais une lettre par quinzaine. C’était mamy Toinette qui écrivait.
– Parlait-elle de soucis de santé ou de conflit avec quelqu’un ?
– Pas à ma connaissance monsieur Sagol.
– Je vous remercie monsieur Bedel de votre disponibilité, je vous raccompagne.
Hugues Bedel serra la main de l’adjudant-chef Sagol et se dirigea vers sa voiture. Il pleuvait toujours.
Le chef Sagol réfléchissait en se tenant la tête à deux mains. Il n’avait pas réussi à percer deux mystères : en découvrir plus sur Ginette Drochard et savoir pour quelle raison monsieur Bedel ne venait jamais chez Toinette et Germain. Ce jeune Hugues Bedel, était un sacré client, de la graine de décideur. La succession de l’entreprise Bedel était toute trouvée.
Franck Drochard était un jeune homme effacé. Le nordiste se montra agréable afin de le mettre à l’aise. Il ressemblait trait pour trait à son père et son grand-père. Il était grand, musclé, le cheveu blond avec des yeux bleus-verts. Le nordiste lui demanda de préciser son état civil. Il répondit qu’il allait avoir vingt six ans. Il était célibataire et il travaillait avec son père dans la vente de fruits et légumes.
Le gendarme lui demanda ce qu’il pensait de ce crime. Etonnamment, Franck Drochard déclara, qu’à leur âge, ses grands-parents étaient morts avant la déchéance. Le Pandore était stupéfait de cette réponse aussi tranchée. Il ne laissa rien paraître et posa une autre question :
– Que saviez-vous de l’état de santé de vos grands-parents ?
– Oh ! Ma grand-mère se portait bien, mais mon grand-père avait de gros soucis avec son diabète. Il était incontinent, ce qui le minait atrocement.
– Avez-vous une idée sur le coupable ?
Franck Drochard était assez primaire, il regarda le nordiste droit dans les yeux et il lui dit :
– Si je connaissais le coupable, je serais venu vous livrer son nom depuis longtemps.
Le nordiste lui posa encore quelques questions de routine. Il avait compris, dès le début de l’entretien, que Franck Drochard était un gentil garçon. Il était limité et ne connaissait que le premier degré. Il se dit qu’il ne voyait pas le petit-fils faire du mal à ses grands-parents. Il faudrait continuer à chercher ailleurs. Il raccompagna Franck. Celui-ci grommela un « au revoir » entre ses dents et courut se mettre à l’abri dans la voiture de son cousin.
Kévin Drochard suivit le gendarme Liard dans un bureau au fond du couloir. Il était à l’aise, ne paraissant pas intimidé par les lieux. Il avait fait deux bises à sa sœur avant qu’elle ne se dirige vers une autre pièce avec le gendarme Gilles.
– Quel âge avez-vous monsieur Drochard ?
– Je viens d’avoir vingt-deux ans.
– Vous étudiez ou vous avez une activité professionnelle ?
– Je suis conducteur de train à la SNCF.
Liard lui posa les mêmes questions que ses collègues et il obtint les mêmes réponses. Kévin était à l’aise sur chaque sujet abordé. Il répondait sans détour.
Le gendarme Liard lui demanda de parler de sa mère, ensuite de son père, de son frère Franck et aussi de sa sœur Vanessa. C’était surtout pour l’amener à parler de sa sœur que Liard avait commencé par les autres membres de la famille. Kévin eut une réponse qui venait du fond de son cœur :
– Vanessa, c’est l’amour de ma vie, rassurez-vous en tout bien tout honneur. Son souffle c’est ma joie, son sourire c’est mon paradis, ses yeux c’est mon océan.
Liard était tout autant surpris que séduit par le discours de son interlocuteur.
– Monsieur Drochard, trouvez-vous normal de penser comme cela. Quel âge a votre sœur ?
– Monsieur le gendarme, j’ai une vie tout à fait normale, j’ai une copine et ça marche très bien entre nous. Vanessa c’est autre chose, j’appellerais cela de l’osmose et c’est réciproque. Elle à vingt et un ans, nous avons onze mois de différence.
Liard continua sur le sujet:
– Que disent vos parents d’une telle relation entre frère et sœur?
– Jusqu’à l’âge de douze ans, ils aimaient nous voir ensemble. Après ils ont essayé de nous séparer, ils se sont vite aperçus que rien n’y faisait. Je suis parti au collège comme pensionnaire. Vanessa ne mangeait plus et pleurait tout le temps. Je suis revenu à la maison et nous avons retrouvé notre joie de vivre.
– S’il arrivait un malheur à votre sœur, que feriez-vous ?
– Je serais très malheureux, pour le reste je n’ai aucune idée.
– Connaissez-vous monsieur Favant, le facteur ?
– Oh oui ! C’est un chic type, je ne crois pas qu’il puisse faire du mal à quelqu’un, c’est un doux rêveur.
– Connaissez-vous monsieur Robion ?
– Tout à fait, c’est un excentrique, un plombier qui professe le yoga ce n’est pas fréquent.
– Ses relations avec vos grands-parents ?
– Elles étaient très bonnes. Mes grands-parents étaient des gens tolérants et la famille Robion aussi, ils s’appréciaient mutuellement.
Le gendarme Liard était perturbé par la relation entre Kévin et Vanessa, son esprit revenait sans cesse sur eux. Il décida de clore l’audition. Il demanda à Kévin s’il avait autre chose à dire.
Kévin souhaitait que l’on retrouve vite l’assassin, le deuil pourrait commencer ce jour-là. Il rejoignit son frère et son cousin dans la voiture, Vanessa était encore avec le gendarme Gilles.
Vanessa Drochard était une jeune fille qui ne manquait pas de charme. Le gendarme Gilles appréciait ce visage d’ange aux grands yeux bleus. Elle semblait si forte et fragile à la fois. Elle était vêtue d’un sweat-shirt court qui laissait entrevoir la peau blanche de son ventre. Un jean taille basse moulant laissait deviner des formes parfaites. Gilles avait du mal à cacher son admiration. Le voyeur, qu’il y a en chaque homme, se révélait à lui. Il se raisonna afin d’entamer l’audition. Heureusement pour, lui mademoiselle Drochard ne chercha pas à user de ses atouts.
Gilles lui demanda si elle était étudiante. Vanessa l’informa qu’elle était en faculté à Lyon où elle étudiait l’histoire de l’art ; elle souhaitait à l’issue de son cursus universitaire, travailler pour les musées nationaux.
Gilles était séduit. Il demanda si elle se dirigeait vers une spécialisation. Cette dernière avait une passion pour les arts primitifs, en particulier l’art des peuples d’Afrique subsaharienne. Bien que féru d’art, le gendarme Gilles ne se sentait pas à la hauteur pour parler de ce sujet avec Vanessa Drochard. Il passa à autre chose.
– Parlez-moi de votre frère Kévin ?
Vanessa, surprise, demanda au gendarme Gilles ce que cette question avait à voir avec le décès de ses grands-parents. Gilles s’en tira en prétextant que c’était pour mieux cerner la personnalité de chacun des membres de la famille Drochard.
Vanessa parla de Kévin, de ce lien si particulier entre eux. Elle fit même une comparaison avec de la télépathie. Elle termina en disant que cela paraissait curieux pour les autres, mais que pour eux c’était comme ça depuis sa naissance et que leur passion était inaltérable. Nous en avons beaucoup parlé Kévin et moi. Pour nos futurs conjoints, ce sera la part non négociable de nos vies.
Gilles lui demanda si ses parents rendaient souvent visite à ses grands-parents.
– Oui, mon père passait deux à trois fois par semaine, parfois seul, parfois avec ma mère. Maman s’entendait bien avec mamy Toinette, et mon grand-père adorait chahuter maman et son accent. Maman est d’origine bourguignonne, elle roule les r…
Le gendarme Gilles posa une question sur le voisinage :
– Quels sont les voisins qui vous semblent antipathiques ?
Vanessa répondit du tac au tac:
– Aucun. /
Puis elle se ravisa et murmura:
– Peut-être le cimentier, celui là je ne le sens pas.
– Expliquez-vous, mademoiselle Drochard ?
– C’est purement de l’intuition, rien de concret.
Gilles voulut savoir si elle avait une idée sur le meurtre et sur la méthode utilisée.
Vanessa, des larmes dans les yeux, lui dit :
– C’est odieux et je ne vois qu’un barbare pour tuer. Il faut avoir une énorme dose de folie pour s’en prendre à des personnes de cet âge. Parmi nos connaissances et relations, personne n’a un tel profil.
Le gendarme Gilles posa beaucoup de questions identiques à celles que posaient Liard, le nordiste et le chef Sagol.
Vanessa apportait les mêmes réponses que les autres. Gilles avait entendu sortir le cousin et les frères de Vanessa, il abrégea l’audition.
– Mademoiselle Drochard, permettez-moi de vous raccompagner et de me pardonner si certains propos étaient indiscrets, je ne fais que mon métier.
– Je comprends monsieur et je ne vous en veux pas du tout, il s’avère nécessaire de fouiller dans toutes les directions. La vérité ne vient pas toute seule à vous, il faut souvent la chercher dans des endroits sombres.
« Quelle intelligence, quand la tête et le corps sont aussi bien faits, c’est du plaisir. Voilà le rayon de soleil de ma journée pensa Gilles. »
Vanessa s’engouffra dans la GOLF, la pluie continuait d’arroser la contrée.
6 mars 2010 à 15h03 #151727Chapitre 13
L’adjudant-chef Sagol réunit ses collaborateurs pour faire le bilan de la matinée, il souhaitait aussi parler du « Logis Nuit ». Il donna la parole à chacun.
Le nordiste commença le premier. Il avait constaté les limites de Franck Drochard, il ne fallait pas trop le bousculer. Il était gentil, mais on ne devait pas lui confier grand-chose dans la famille. « A écarter de la liste des suspects, dit le gendarme. »
Gilles prit la suite de son collègue nordiste. Son entretien avec Vanessa Drochard avait été intense, la petite avait la tête sur les épaules. Elle n’avait pas apporté d’élément significatif, hormis qu’elle « ne sentait pas le cimentier » ; une intuition, affirmait-elle. Elle assumait sereinement le lien privilégié qu’elle avait avec son frère Kévin.
Liard raconta à peu près la même histoire sur le témoignage de Kévin Drochard. En outre, Kévin pensait le plus grand bien de monsieur Robion, plombier et professeur de yoga.
Le chef s’exprima à son tour. Hugues Bedel avait du caractère et le tempérament de sa mère. Il ne s’en laissait point conter. Il prétendait ignorer la raison qui empêchait monsieur Bedel, père, d’aller chez Toinette et Germain. Il dit n’avoir jamais rencontré sa tante Ginette et tout ignorer.
Le nordiste souhaitait faire le point sur la visite de la veille auprès de monsieur Roger Cancelier, le responsable du « Logis Nuit »:
– C’est une association de type loi de 1901. Instituteur à la retraite, il a choisi de faire du bénévolat. La municipalité du bourg souhaitait mettre à disposition un local pour les marginaux et S.D.F. de passage. C’est une manière de faire du social et d’encadrer, autant que possible, cette population. Roger est un homme à poigne et il sait s’y prendre. Il consacre son temps et son énergie aux autres. Veuf depuis une dizaine d’années, il n’a pas d’enfant ; ceci explique son investissement dans l’action humanitaire. Le « Logis Nuit » est ouvert tous les jours à partir de dix huit heures. Roger et un autre bénévole sont présents plus tôt, ils travaillent en étroite liaison avec la banque alimentaire et les « Restos du Cœur ».
Le nordiste poursuivit :
– Nous lui avons posé des questions sur les gens qui sont passés ces dernières semaines. Il n’y a pas eu d’incident majeur. L’ennemi, dans ce type de structure, c’est l’alcool. Lorsqu’un pensionnaire est ivre, il arrive qu’il fasse preuve de violence. Dans ces cas-là, ils ne sont pas trop de deux pour maintenir le calme dans le bâtiment.
La capacité d’accueil est de douze lits, elle est rarement atteinte. La région attire peu les clochards, ils préfèrent le sud de la France ou les grandes villes. La campagne est moins permissive.
C’est en majorité une clientèle d’habitués qui font une halte. Pour dormir, il n’y a que deux conditions : Il est obligatoire de décliner son identité et ne pas faire de bruit à partir de vingt et une heures.
Le nordiste conclut :
Monsieur Cancelier collabore avec la gendarmerie, il a parfois besoin de nous et réciproquement. Il est certain qu’il nous alertera si une information intéressante parvenait à ses oreilles.
Le chef Sagol était satisfait, il ne fallait négliger aucune piste, celle du rôdeur devait être exploitée.
– Maintenant, nous allons revoir nos hypothèses. Depuis une semaine, nous avons rencontré du monde et il nous faut mettre de l’ordre dans tout ça. Gilles, je vous donne la parole.
Le gendarme Gilles s’adressa à ses trois autres collègues :
– Si vous êtes d’accord, je ferais trois cases. Dans la première, je mettrais les personnes qui sont à mettre hors de cause et je donnerais la raison. Dans la deuxième, les suspects et pourquoi ils le sont. Enfin, dans le dernier tas, les personnes que nous n’avons pas encore vues.
Sagol lui signifia que ça lui convenait et les deux autres approuvèrent d’un signe de tête.
Gilles reprit son exposé.
– Première case : Nicolas Favant, le facteur. Il a découvert le corps et n’avait pas le temps d’assommer Germain, de le pendre, d’aller chercher Toinette et de procéder à peu près de même.
– Sur ce point, nous sommes tous d’accord il me semble; au suivant.
– Gisèle Recouvrat, l’infirmière et Liliane Bessonnat, la boulangère n’avaient pas assez de force pour cette tâche.
– Nous admettons volontiers, Gilles, vous aussi messieurs ?
Le nordiste et Liard étaient du même avis.
– Pour Emile Quesnoy et René Deruaz, c’est plutôt de l’intuition. Je ne vois vraiment pas pour quel motif l’un ou l’autre ou les deux, auraient procédé à cette funeste action.
Le chef Sagol, lui non plus, ne voyait pas, mais il penchait plus pour la case « suspects » .
– Passons aux suivants s’il vous plaît.
– Claude Prigent, le PDG de « Medic Home », ne va quand même pas tuer la poule aux œufs d’or, en l’occurrence ses clients.
– Bien vu, cher ami. On ne tue pas sa source de revenus, ça semble élémentaire.
– Régis Drochard avait trop d’amour pour ses parents.
– Probable, Gilles, mais nous pourrons affiner notre jugement lorsque maître Radoin nous communiquera la teneur du testament.
– Pour sa sœur, Martine Bedel, j’ai des observations similaires. De plus elle n’aurait jamais eu la force indispensable pour hisser les corps.
– Oui, oui, dit Sagol.
– Franck Drochard le petit-fils avait un amour sincère pour ses grand-parents, c’est improbable.
Les trois gendarmes approuvèrent d’une seule voix.
– Kévin Drochard a un alibi indiscutable, il conduisait un TGV entre Lyon et Marseille. Sa sœur Vanessa, est une jolie plante, mais pour ça il fallait du muscle, pas de la plastique.
– Gilles, vous êtes incorrigible! Votre point faible c’est les femmes, mais vous avez raison.
– Hugues Bedel était au Japon.
– Ça fait loin, celui-là peut se justifier sans problème.
– Il y a ensuite les voisines du quartier. Je ne vais pas les énumérer, mais les femmes ne sont pas suffisamment costaudes pour l’avoir fait.
– Monsieur Carle, cadre de la grande distribution, était en déplacement vers Montpellier, alibi vérifié et confirmé.
– Bravo messieurs, dit Sagol.
– Idem pour monsieur Montfort qui se trouvait à Paris. Sa présence est confirmée sur le vol Saint-Exupéry Orly à l’heure du crime. Voilà pour le premier groupe. Avant de passer au deuxième, je voudrais juste m’absenter deux minutes, la nature n’attend pas.
– Faites mon cher, nous en profiterons pour boire un verre d’eau et nous dégourdir les jambes, répliqua Sagol.
Gilles revint des toilettes. Ses collègues avaient mis des gobelets en plastique et une bouteille d’eau, il se servit un verre avant de continuer. Le chef Sagol avait voulu le tester, il ne fallait pas décevoir.
– Dans la seconde liste, j’ai quelques suspects, mais bien entendu aucune preuve. Je serai donc prudent. Il convient de ne pas prendre pour argent comptant ce que je vais dire.
– Que de précautions oratoires, mon cher. On dirait que vous marchez sur des œufs.
– C’est un peu ça, chef.
– Je commence par le docteur Giraud. Il connaissait parfaitement l’état de santé de ses deux patients et il pourrait avoir eu la crainte de les voir souffrir.
Le chef Sagol s’emporta un peu.
– Je vous ai déjà dit que l’euthanasie ne s’est jamais vue sous cette forme, mais mettons donc le brave docteur dans cette liste.
Gilles était ennuyé. Cependant, il pensait qu’il ne fallait pas être arc-bouté sur l’hypothèse, selon laquelle, il n’y avait pas eu de geste d’euthanasie aussi cruel. Il ne répondit pas à son chef.
– Continuez, mon cher Gilles.
– Joseph Cuchet, le livreur de fuel de la société Riord, aurait eu le temps d’accomplir le forfait pendant le remplissage de la cuve. Ce qui frappe surtout, c’est cette passion pour les nœuds utilisés dans la marine. Les nœuds des pendus étaient parfaitement réalisés.
– Là, je vous suis complètement, mais ne nous emballons pas, ça paraît trop évident.
– Le cas de monsieur Bedel, patron de la quincaillerie du même nom, est aussi une énigme. Il nous faut savoir pourquoi il ne venait jamais rendre visite à ses beaux-parents, alors qu’il a assisté aux obsèques.
– Il ne pouvait pas faire moins, chef, il y avait trop de monde pour que son absence passe inaperçue. Il s’agissait d’être vu, c’était de la représentation.
– Gilles vous êtes perspicace, lui dit Sagol.
– Monsieur Gilbert Robion, le plombier-professeur de yoga, est dans ce groupe de par son excentricité. De plus, n’oublions pas qu’il a été condamné pour une affaire de drogue.
Le chef Sagol penchait aussi pour ce groupe concernant Robion, mais sans certitude. C’était plus une intime conviction.
– Le cimentier, avec son caractère hautain et son côté « je sais tout » n’inspire pas la sympathie. Son projet d’achat du terrain de Germain et le refus de vente de ce dernier, font que je le range dans les suspects.
– Qu’en pensez-vous messieurs ? Je ne vous ai guère entendus sur les propositions de notre collègue Gilles ?
Le nordiste répondit du tac au tac. Il était d’accord avec lui, mais il n’était pas intervenu pour éviter des palabres inutiles.
Liard tint des propos identiques, il préférait l’action à la réflexion.
Le gendarme Gilles continua :
– Monsieur Seigle, transporteur à la retraite, a eu des différends : un feu de broussaille allumé par Germain et des poules qui ont dévasté son jardin. C’est un peu léger pour tuer quelqu’un, mais je préfère le voir dans cette liste.
– Vous en avez encore beaucoup, demanda Sagol ?
– Pour les suspects, le dernier est monsieur Toni Guccione. C’est lui qui a décroché les corps. Ses empreintes sont donc partout et cette bonne action lui fournit un alibi.
Sagol applaudit :
– Messieurs c’est du grand art! Je n’y aurais pas pensé, mais nous ne sommes pas à Scotland Yard; enfin, c’est pour vous faire plaisir, Gilles.
Cette fois, c’est Liard qui demanda une petite interruption. Les trois autres sortirent dans la cour de la caserne , la pluie avait cessé, il y avait des flaques d’eau partout. Ils firent quelques pas, puis reprirent le chemin du bureau.
Sagol se leva et prit la place de Gilles. Il le remercia et lui dit que, s’il n’y voyait pas d’inconvénient, il allait parler de la troisième case.
– Bien entendu, vous pouvez ajouter vos commentaires avisés.
Gilles était satisfait de lui passer le relais, il aimait bien observer sa méthode de travail.
– Dans les personnes à voir, il y a le chauffeur de car scolaire, monsieur Pedro Nunes, Je ne crois pas à une possible culpabilité, mais nous le verrons quand même. Je dois aussi contacter le responsable de la société « Plein Soleil », portes et fenêtres en P.V.C. Il est possible que nous trouvions quelque chose dans cette direction. Il reste aussi la piste immobilière. Nous devons rencontrer les agences de la région et investiguer au-delà du quartier. Autre indice à rechercher du côté des rôdeurs et surtout revoir les bénévoles de « Logis Nuit », ils peuvent nous apporter du grain à moudre. Messieurs, je vous demande une seule chose pour cette après-midi, revoyez monsieur Cancelier. Il faut obtenir les coordonnées des bénévoles ayant passé les nuits situées entre le dimanche précédant le double meurtre et cette nuit. Vous devez tous les auditionner. La séance est levée.
Ils se dirigèrent comme un seul homme vers la sortie. La matinée avait été longue.
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