- Ce sujet contient 55 réponses, 2 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par CCarole Bassani-Adibzadeh, le il y a 14 années et 7 mois.
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- 17 avril 2010 à 22h21 #152105
XV
Je suis parti en voyage avec l’expatrié, il m’a emmené. Il m’avait prévenu que
le périple se révélerait surprenant. Je ne fus pas déçu, la promenade tant espérée se
montra sous un angle inattendu. Chaque aventure me conduisit vers une expérience
unique. Je voulais en connaître encore et encore plus, mon insatiable curiosité me
poussait toujours plus loin. Je repoussais mes limites pour aller voir au-delà. Une
porte vers le savoir s’ouvrait, je laissais les ténèbres derrière moi. L’expatrié m’avait
choisi, je me devais de progresser dans la compréhension de son histoire.
Lorsqu’il me parla de la longue marche du sel, je ne compris pas le sens de
son exposé. La conversation dévia sur la non-violence. Mon ciel s’éclaircit enfin
avec le récit concernant la grande âme. Je me souvenais d’avoir vu un reportage sur
le sujet. Il s’agissait de conter la légende du mahatma Gandhi. Je me posais une
seule question. Comment l’expatrié pouvait-il appréhender cet épisode qui avait eu
lieu voilà presque soixante-dix ans ? Il ne devait plus exister de protagoniste vivant.
Que venait faire l’expatrié dans ce récit ? Il ne me restait qu’à le lui demander.
Il me révéla l’exécution d’une mission auprès d’un disciple du leader indien.
Il me confirma la personnalité complexe du mahatma. Son existence ressemblait à
celle d’un chat. Il possédait plusieurs vies. Après une jeunesse insouciante, la
période de l’affirmation de son ambition demeura longtemps occultée. Il me
communiqua quelques anecdotes croustillantes impossibles à décrire sans offenser
sa mémoire. La ségrégation subie en Afrique devint le révélateur. Je connaissais cet
épisode et je le répétai à l’expatrié. Il me répondit qu’il me croyait plus subtil. La
restitution des faits ne revêtait aucune importance, seule L’analyse se révélait
primordiale.
En effectuant la synthèse de ses propos, je perçus en filigrane le combat pour
le pouvoir. Les luttes d’influence autour du grand guide se déroulaient à son insu et
le désespéraient. Elles n’apporteraient que malheur et désolation.
Le vieil homme ne se laissait pas bercer d’illusions. Il acceptait le tribut à
payer pour arriver à ses fins, le stratège savait faire preuve d’une grande patience.
Le temps jouait pour sa cause, il suffisait de tenir. Le jeu des courtisans et des
soupirants l’agaçait profondément, mais il n’en laissait rien paraître. Là résidait sa
solidité dans son immense force morale. Rien ne pouvait le détourner de son
chemin, sa voie se nommait émancipation.
L’expatrié me demanda mon avis sur l’action de Gandhi et l’accès à
l’indépendance. Je lui répondis qu’il ne m’appartenait pas de juger des évènements
auxquels je n’avais pas participé. Il accepta mon point de vue et me donna le sien. Il
considérait le mahatma à l’égal de Jésus. Il trouvait acceptable son comportement.
Sa conclusion me surprit beaucoup. Il déclara que Gandhi devait être assimilé à un
opportuniste. Il s’était retrouvé au confluent de deux fleuves et n’avait pas choisi
lequel emprunter. Il s’était laissé guider par le courant. Une fois embarqué dans ce
torrent tumultueux, il avait su tirer tout le parti de son embarcation. Le lit s’était
élargi et il s’était trouvé sur la barque qui conduisait son peuple vers la libération. Le
destin avait marqué l’homme et ce dernier avait gagné la partie parce qu’il devait en
être ainsi. Son mérite s’appelait l’anticipation.
Nous venions de passer plusieurs heures avec la grande âme que les Indiens
nommaient mahatma Gandhi. Cela pouvait sembler paradoxal, mais je me sentais
en pleine forme. Je crois que je venais de franchir un cap dans ma relation avec
l’expatrié.
Je voulais accéder à d’autres descriptions. Il quitta les rives du Gange pour
m’entraîner dans une contrée plus familière. La prochaine escale se déroulait en
France.
Il me parla d’un mythe et je réfléchis longuement. Il me laissa le temps de la
réflexion, car il s’attendait à ma perplexité. Il me donna un élément supplémentaire
en me demandant ce qu’évoquait pour moi le mot patrie. Je raisonnais par
association. Il me fallait trouver un personnage légendaire incarnant la Nation. Je
pensais à un grand homme contemporain qui avait fait don de sa personne au pays.
J’avançai le nom du général de Gaulle. L’expatrié disposait les indices à sa guise, il
ne s’agissait pas de cet illustre contemporain.
Je réclamai des indications complémentaires, il me parla du symbole de la
France. Je cogitais et deux idées se concurrencèrent dans mon esprit. J’hésitais entre
Jeanne d’Arc et Vercingétorix. Je commençais à comprendre la complexité de
l’expatrié. Le Gaulois me paraissait trop simple pour intéresser mon interlocuteur.
Mon pari s’avéra payant. La pucelle de Domrémy occuperait nos prochaines
conversations.
Il aborda l’histoire de la jeune femme par le petit bout de la lorgnette. Il
déclara que chaque siècle avait enjolivé la légende. Il décortiqua la position des
édiles du pays à chaque période importante du royaume et de la République. Il
m’exposa ensuite les raisons de sa sanctification. La religion avait été la première à
s’emparer du phénomène, la politique lui avait emboîté le pas avec la démagogie
inhérente à la cause à défendre. Récemment, un parti extrémiste s’était attribué le
monopole de l’action patriotique en s’octroyant le mythe.
La fatigue me gagna. Je somnolais lorsque l’expatrié m’expédia sur le toit du
monde. Un sentiment de lassitude s’installa en moi. Je voyais ces hautes montagnes
aux sommets vertigineux. L’impression de voyager au-dessus des précipices
m’envahit, je manquais singulièrement d’oxygène. Je partais à la conquête de
l’inutile et j’admirais ces conquérants qui montaient pour atteindre leur paradis.
Soudain, je me sentis léger comme une plume. La grandeur des lieux eut raison de
ma faiblesse. Je survolais un pan de l’histoire de l’humanité. L’expatrié me donnait
des clés, à moi de trouver les portes et leurs serrures.
Le bouddhisme tibétain fascinait les Occidentaux. Mon compagnon me
relata l’incroyable parcours de cette philosophie apparentée à une religion.
J’écoutais, béat, les explications de la sagesse. J’appris que plusieurs lignées
cohabitaient harmonieusement et se respectaient. La comparaison avec les religions
monothéistes s’imposait. Dans le bouddhisme tibétain, les quatre écoles se
complétaient. La tendance prédominante actuelle s’appelait Guéloug. Je cédai à une
sorte d’envoûtement devant la profondeur et la complexité de la doctrine présentée
par le dalaï-lama.
L’exposé de l’expatrié symbolisait toute la puissance de sa pensée, je ne
pouvais qu’écouter. Il disserta sur l’action des moines tibétains. Il avait fréquenté un
monastère envahi par l’occupant chinois, je restai médusé par son périple.
L’expatrié perçait les secrets les mieux préservés et je me demandais quelle serait
l’étape suivante. Je n’avais pas absorbé de nourriture depuis deux jours. Je me
nourrissais de l’aventure, je mangeais ses paroles, je buvais aux confins de
l’humanité.
Le déplacement himalayen me laissa dans un état d’anéantissement total, je
dormis deux jours d’affilée. À mon réveil, je pris un repas copieux. L’expatrié se
trouvait encore à mes côtés. Il voulait me raconter d’autres histoires et me
témoigner sa confiance.
Ce qu’il me conta aurait pu prêter à sourire. Il en fut tout autrement à l’aune du
personnage décrit par mon compère. Je me retrouvai à Paris dans une époque
contemporaine. Je reconnus rapidement l’individu dont l’expatrié brossait le
portrait. Sa connaissance du milieu politique actuel me sidéra. Sa caricature méritait
les félicitations du jury, je ne pouvais me tromper devant une telle évocation.
Il me parla longuement du petit homme. Sa position lui permettait de
s’immiscer partout, les secrets d’alcôves ne lui résistaient pas. Il me relata les ébats
amoureux de cet amant fougueux. Je retins seulement les détails de sa tenue
vestimentaire pendant le coït. Il gardait ses chaussettes qui couvraient le mollet
jusqu’au genou. Après ses ébats, chaque fois qu’il se rendait à la salle de bains, il se
regardait dans la glace et déclamait sa phrase favorite : « Bonsoir, monsieur le
président ». Sa mégalomanie était devenue telle, qu’il avait remplacé les miroirs par
ses portraits. Cette anecdote circulait déjà sous le manteau. Il ne faudrait pas céder
aux sirènes de ce trublion. Avec un tel énergumène aux commandes, le pays
s’engageait dans une voie sans issue et le peuple risquait gros.
L’écologie fit partie des thèmes abordés. L’expatrié considérait le terme de
« science » comme une imposture. Il m’expliqua son point de vue. Il me signala
qu’avant l’invention de l’avion, l’homme n’avait pas besoin d’utiliser le parachute.
La comparaison me sembla assez simpliste. En réalité, mon interlocuteur voulait
que je me penche un peu plus sur ses propos. Les appareils étaient devenus de plus
en plus sophistiqués au fil des ans et le parachute n’avait pas suivi les progrès de
l’aéronautique. Voilà ce qu’il me fallait comprendre.
La planète, mise à feu et à sang, s’était dotée d’un lance-pierre pour se
protéger d’une armée suréquipée. L’écologie luttait contre des forces
indestructibles. Le combat semblait perdu, l’utopie des chevaliers blancs ne suffisait
pas. Leur capacité de conviction se heurtait au mur de l’argent. Les barrières se
révélaient infranchissables.
L’homme détruisait pour un profit immédiat. L’expatrié classait ce
comportement comme la tare majeure de l’humanité. Les écologistes ne trouvaient
pas grâce à ses yeux. Il prétendait que la construction de l’édifice reposait sur des
bases de poussière, il fallait sans cesse étayer. La terre portait les stigmates de ces
multiples chantiers. Le détournement des fleuves révélait rapidement l’étendue des
dégâts.
Je me retrouvai désabusé par ce discours et il s’aperçut de mon désarroi. Il
me consola en m’expliquant qu’il existait un mince espoir. Je pourrais
l’accompagner jusqu’à l’aube du huitième soleil.
17 avril 2010 à 22h21 #152106XVI
En accord avec le commissaire Genaro Biasini, les gendarmes Sagol et Gilles
devaient commencer à faire équipe avec les carabiniers dès le lendemain. Ils
profitèrent de la journée libre pour visiter la cité des Doges. Ils voulaient exploiter
leur présence dans la lagune pour s’imprégner au maximum de ce site
extraordinaire. Ils se concertèrent et concoctèrent un programme à faire pâlir les
autres visiteurs.
Leur périple débuta par la visite de la basilique Saint-Marc. La fréquentation
de l’édifice s’avéra si importante que les deux hommes durent faire la queue
pendant plus de vingt minutes avant de pénétrer à l’intérieur. Leur attente trouva sa
juste récompense, leurs regards ne sachant où se poser. Les murs recouverts de
mosaïque et d’or exprimaient toute la magnificence de la sérénissime. Un nombre
considérable de touristes se pressait et le circuit balisé n’autorisait pas de halte
prolongée. Gilles et Sagol éprouvèrent de la frustration, ils comprirent ce jour-là
que Venise ne rimait pas avec solitude. Ils purent s’attarder sur La Pala d’Oro, trésor
le plus emblématique de la cathédrale. Ce retable, composé de deux cent cinquante
plaques d’or, enrichi de perles et de pierres précieuses, fut réalisé par des orfèvres
de Byzance au dixième siècle. Les deux hommes apprécièrent le travail de ces
artistes. La basilique recelait bien d’autres richesses et plusieurs passages n’auraient
pas épuisé le sujet. Malheureusement, l’affluence et le temps privaient le visiteur de
pouvoir observer chaque oeuvre dans le détail.
La visite du Palais des Doges se révéla plus agréable. La fréquentation s’avéra
tout aussi importante, mais le volume des pièces permettait une meilleure
répartition de la foule. Chacun pouvait ainsi déambuler au rythme de ses envies.
Véronèse et Le Tintoret s’étaient emparés des lieux, des oeuvres exceptionnelles
donnaient la mesure de leur art. Dans la salle du grand conseil, Le Paradis du
Tintoret occupait une surface d’au moins mille mètres carrés. Les deux touristes
savourèrent ce spectacle. Ils connaissaient la réputation de Venise, maintenant toute
la beauté du monde se révélait à leurs yeux. Chaque salle offrait ses particularités.
La salle des cartes possédait deux globes du dix-huitième siècle. Celle du sénat, où
trônait La Paix, un autre tableau du Tintoret, et la salle d’armes, parée d’armures,
d’arbalètes et d’épées, éblouirent nos gendarmes.
Le Pont des Soupirs ne pouvait pas non plus les laisser indifférents. Ce
passage étroit constituait l’ultime endroit d’où les prisonniers pouvaient voir le
soleil pour la dernière fois. Lorsqu’ils atteignirent les minuscules cachots, Sagol et
Gilles ne purent s’empêcher d’établir un parallèle avec les actuelles geôles
françaises. Ils convinrent que, malgré la vétusté, un très net progrès avait été
accompli. Mieux valait ne pas être emprisonné à cette époque et les détenus ne
devaient pas résister bien longtemps à de telles conditions de détention. Pour
l’anecdote, cette prison se nommait Le Palais des Seigneurs de la nuit. Il est vrai que
le jour n’atteignait pas la plupart des cachots.
Enfin à l’air libre, Sagol et Gilles contemplèrent l’escalier des géants dans la
cour du palais. Deux statues gigantesques de Mars et de Neptune contribuaient à
impressionner les visiteurs et à montrer la puissance de la cité vénitienne.
Les deux amis se dirigèrent vers le grand canal, la disposition de la ville
autour des voies maritimes les fascinait. Ils prirent un vaporetto et se mêlèrent à la
horde des touristes. Le pilote du bateau se révéla un véritable virtuose. Il croisait
toutes sortes d’embarcations sans le moindre instant d’hésitation ou d’énervement.
Il manoeuvrait avec sérénité, actionnant la sirène à proximité des arrêts et des ponts.
La vie sur l’eau revêtait une saveur particulière. La perception des choses et des
gens différait du sol ferme, les deux hommes le ressentaient.
Ils descendirent non loin du Rialto, un autre pont mythique de l’histoire de la
ville. Érigé pour relier le quartier Saint-Marc à celui des commerçants, son
architecture lui avait permis de résister aux hommes et aux calamités. Des millions
de touristes se pressaient comme toujours autour de la galerie marchande qui
s’étendait sur les côtés. La vue sur le grand canal, animée par les embarcations qui
défilaient, ravissait les yeux.
Gilles et Sagol rejoignirent l’embarcadère situé sur la rive opposée. La tribu
carnavalesque s’était agglutinée aux abords des étals des marchands de souvenirs.
Le voyage le long du grand canal se déroula fort bien. Ils purent apercevoir les
façades des vieux palais se reflétant dans l’eau. Le soleil brillait, la luminosité mettait
en valeur ce patrimoine inestimable. Il subsistait çà et là d’énormes cheminées
caractéristiques de la ville. Elles contribuaient aux richesses architecturales des
bâtisseurs vénitiens. Les constructions sur la lagune étaient posées sur des millions
de pilotis. Au fil des siècles, le sol avait beaucoup travaillé et les bâtiments
souffraient de l’usure des ans. Le phénomène s’aggravait le long des canaux
secondaires. La restauration coûtait des fortunes, seuls les palaces bien exposés
bénéficiaient d’aides substantielles de quelques mécènes.
Ils quittèrent le vaporetto et flânèrent au gré de leur fantaisie. Ils passèrent à
côté d’un gondolier qui chantait un air populaire. Ces bateleurs adoraient pousser la
chansonnette, cela appartenait aussi au folklore. Ils croisèrent de nombreux
passants déguisés pour carnaval. L’anonymat intriguait les deux hommes, métier
oblige. Ils échangèrent quelques mots à ce sujet. Ils pensaient qu’ici plus qu’ailleurs
le carnaval pouvait constituer un vecteur de toutes les dérives. Il suffisait de se
cacher derrière le masque de la fête, ni vu ni connu.
Ils furent émerveillés par la logistique aquatique de la cité. Tout transitait par
l’eau : bateaux corbillard, ambulances, pompiers ou marchands de légumes. Cela
rappelait un peu la Thaïlande ou l’organisation sur les rives du Mékong. Une
activité industrieuse vivait et mourait par les canaux.
Ils s’enfoncèrent dans les ruelles, la faim les tenaillait depuis plus d’une
heure. Ils trouvèrent un petit restaurant fréquenté par les Vénitiens. Le patron
s’activait autour d’un four à pizzas, une serveuse s’occupait des clients. Ils
commandèrent des pâtes et une escalope milanaise. Ils préféraient ne pas
s’aventurer hors des plats traditionnels. La cuisine s’avéra excellente et copieuse. Ils
arrosèrent le tout d’un vin de Vénétie très fruité et ils sortirent joyeusement de
l’établissement.
Ils décidèrent de consacrer l’après-midi aux îles de Burano et Murano.
Chacune possédait son charme et sa spécificité. Ils montèrent dans un vaporetto à
proximité du Pont des Soupirs. Des saltimbanques distrayaient les badauds. Le
froid n’effrayait personne, le spectacle continuait. La foule compacte regardait les
jongleurs et les mimes. Un endroit détonnait, car seulement deux personnes
occupaient un large espace. Les deux hommes comprirent vite de quoi il s’agissait.
Les spectateurs s’étaient écartés pour laisser place aux cracheurs de feu.
Depuis la lagune, Venise offrait une vision inoubliable. Le vaporetto emporta
les deux gendarmes vers Burano, la ville s’éloignait peu à peu. La luminosité
exceptionnelle sur la vieille cité conférait aux bâtiments un aspect unique. Lorsqu’ils
débarquèrent, un autre monde les attendait. Ils virent un campanile qui partageait
un point commun avec la tour de Pise : il penchait. Les maisons peintes de couleurs
multicolores apportaient une touche de fantaisie à ce petit bourg insulaire. Ici,
l’ambiance villageoise primait et les touristes, moins nombreux, respectaient mieux
les usages locaux. Les marchands du temple ne voulaient pas s’établir sur l’île, le
marché n’étant pas assez lucratif.
Sur une place, des ménagères installaient des étendages typiques. Le système,
que les deux hommes n’avaient jamais vu ailleurs, consistait en des fils tendus sur
des piquets positionnés en biais. Les autochtones profitaient des rayons du soleil
pour faire sécher le linge à l’extérieur. Ils assistèrent à la démonstration d’une
dentellière. Elle attirait le chaland derrière sa fenêtre et invitait à entrer. Les deux
amis pénétrèrent dans la maison transformée en boutique où Sagol fit un petit achat
pour son épouse.
Ils ne restèrent qu’une heure à Burano, puis ils se dirigèrent vers
l’embarcadère et reprirent un vaporetto en direction de Murano. L’île ne
ressemblait en rien à sa voisine. De nombreux curieux s’éparpillaient le long du
canal qui la traversait. Les souffleurs de verre à la renommée légendaire portaient la
notoriété de leur art au-delà des frontières. Le cristal de Murano ornait les plus
grands palais aux quatre coins de la planète. Gilles et Sagol ne faillirent point à la
traditionnelle visite des verreries. Le spectacle de l’homme façonnant le verre en
fusion captivait. Les regards allaient de l’artiste à la boule rougeoyante qui devenait
un magnifique objet en quelques minutes. La dextérité de ces artisans laissait
pantois les visiteurs.
Le soleil fatigué descendait rapidement sur la lagune. Les deux gendarmes
regardèrent avec les yeux d’un enfant l’astre solaire se fondre avec l’horizon qui prit
une couleur orangée. Le lendemain, le travail reprendrait le dessus.
17 avril 2010 à 22h21 #152107XVII
J’aurais voulu qu’il me prête quelques soleils, il en avait trop chez lui. J’avais
peur de la nuit entre ces murs blancs, le contraste dans le noir m’effrayait. Je
craignais les ténèbres, elles alimentaient mes cauchemars. Des fantômes me
hantaient dans l’obscurité, je distinguais des ombres qui s’agitaient sur les carreaux
blancs de la cellule. J’essayais de ne pas crier, je savais qu’ils viendraient me faire
une piqûre. Je ne voulais pas voir la seringue s’enfoncer dans mes chairs. Mon
squelette tremblait de tous ses os, l’anxiété cédait la place à l’effroi. Je devenais fou
dans cette noirceur. J’avais regardé mon sang couler dans le lavabo, un liquide
couleur d’encre, sombre et épais. Mon malheur s’écoulait dans la vasque blanche.
L’horreur me glaça lorsque l’hémoglobine se dressa contre moi. Elle prit les
traits d’Isabelle qui riait de la farce sinistre qu’elle me jouait. Je décidai de chanter
pour fuir toutes ces idées macabres. Malgré mes chansonnettes, chaque nuit sonnait
le retour de mes visions cauchemardesques.
Ils affirmaient que j’étais malade. L’expatrié m’avait convaincu du contraire.
Il m’apportait un peu de chaleur. Je ne leur disais rien, ils n’auraient pas compris
que c’était la terre qui se trouvait mal en point. Ils inventaient chaque jour quelque
chose, la nouveauté constituait leur credo. Jusqu’à présent, ils propageaient des
maladies. Dans dix ans, ils vulgariseront les remèdes qui causeront encore plus de
dégâts et nous évoluons dans cette jungle inextricable. Où se trouvait donc le
huitième soleil ? Je désirais le rejoindre et en terminer avec mes angoisses.
Ils ont fini par m’écoeurer de la vie, de l’amour, des autres… les obstacles
s’avéraient insurmontables. À chaque franchissement, le suivant se révélait plus
difficile que le précédent. Cette épreuve sans fin m’avait usé prématurément, je ne
voulais plus jouer. La vie m’indifférait, j’avais eu trop mal, dans mon coeur, dans ma
tête. Une douleur intense me pénétra. Je souffrais trop et je demandai à l’expatrié
de me laisser partir. Lui seul voyait toute ma détresse, il percevait toutes les phases
de ma désespérance.
Dans mes songes, je la distinguais, elle se moquait de moi. Je transpirais et je
criais. Isabelle défilait dans le kaléidoscope de ma nuit. Je me réveillais en secouant
la tête pour expulser ces images. Je me rendormais et, quelques minutes après, le
processus se renouvelait. Cinq, dix, vingt fois, je devais faire face à la même
situation. Elle me narguait, je n’en pouvais plus.
Je n’osais pas leur parler. Ils auraient augmenté le traitement au détriment de
ma lucidité. Je savais que je m’affaiblissais chaque jour davantage, mais l’expatrié
estimait que le moment n’était pas venu. Il avait encore de nombreuses histoires à
me raconter. Son témoignage me passionnait et je voulais mettre toutes mes
dernières forces pour résister jusqu’au mot fin de son récit.
Seul mon piano me comprenait. Je pouvais lui confier mes peines et mes
joies. Un contact quasi charnel me liait à son clavier. Je le caressais peut-être encore
mieux qu’une femme. Il gémissait de plaisir et ses soupirs exhalaient de la pureté
dans l’extase. Nous formions un couple harmonieux, ils nous ont séparés. C’était
mieux ainsi, tu aurais trop souffert entre ces murs blancs. Ton clavier est resté
désespérément fermé, tu n’avais plus rien à dire. Nous avions tellement disserté
ensemble. Nos échanges se révélaient baroques, puis à d’autres moments, le swing
prenait le dessus. Nous possédions le rythme. Que restait-il de tout cela ?
Je jouais dans ma tête, le clavier était gravé pour l’éternité. Ils pourraient
m’attacher, me couper les doigts ou m’arracher la langue, je jouerai toujours dans
mon coeur jusqu’à mon dernier souffle. J’emmènerai mon piano voir le huitième
soleil. Nous réchaufferons nos âmes aux flammes de la joie.
Le néon blanc du plafond projetait une lumière blanche sur les murs blancs.
Dans ma camisole blanche, je comptais les carreaux blancs au travers des barreaux
du lit blanc. J’entendis des pas dans le couloir, j’ignorais qui venait. Quelle heure
était-il ? J’attendais l’expatrié.
La porte de la cellule s’ouvrit. Un défilé de blouses blanches s’attarda audessus
de moi. Je n’avais pas fière allure, ils parlèrent à voix basse. Cela ne
m’intéressait plus. Ils désignèrent dans le coin de la pièce mes cahiers à spirales
empilés. Je n’écrivais plus beaucoup, la camisole m’immobilisait trop souvent. Je
voulais remplir d’autres lignes, j’avais tant d’anecdotes à consigner.
La troupe médicale repartit sans m’adresser un mot. Ils n’avaient pas de
temps à perdre avec moi. Ils passèrent leur chemin, je ne représentais qu’une halte,
un passage obligé. Leur technique leur apportait un confort absolu. Cachets et
camisole régnaient sans partage dans cet établissement, un sinistre mouroir qui
brisait les consciences. Plus j’y pensais et plus je voulais aller vers le huitième soleil.
17 avril 2010 à 22h21 #152108XVIII
Dix minutes s’écoulèrent, interminables. La foule retenait son souffle, elle
regardait ce corps immobile suspendu dans les airs. Les connaisseurs trouvaient le
spectacle inhabituel. La descente du campanile se déroulait chaque année selon le
même rituel, sauf ce jour-là. Quelques esprits chagrins n’apprécièrent guère cette
entorse à la tradition. Ils s’informèrent auprès d’autres habitués. La réponse
invariable parcourait la place et revenait au questionneur, personne ne savait
pourquoi le cérémonial subissait des modifications ce matin-là.
La situation s’éternisait et les minutes paraissaient interminables surtout
debout au milieu des touristes avides de spectacle. Le pantin, vêtu d’une longue
robe blanche, se balançait toujours accroché à son fil d’acier. Sa silhouette
ressemblait à une femme. Les spéculations allèrent bon train, les rumeurs les plus
fantaisistes circulèrent parmi le flot des visiteurs. La place Saint-Marc, noire de
monde, vivait un moment particulier. Les pigeons, ne pouvant plus se poser,
tournoyaient au-dessus des badauds.
La marionnette portait un loup noir qui dissimulait son visage, sa robe
blanche flottait au vent de la lagune. La colombine, la nuque penchée en arrière et
les cheveux ébouriffés par la brise, oscillait légèrement le long du câble. Le soleil
brillait dans sa chevelure blonde, sans aucun doute, il s’agissait d’une femme.
Le service d’ordre comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. L’arrêt
de l’acrobate au milieu du filin intriguait aussi les policiers. Le programme ne
prévoyait rien de tel. La police connaissait le planning, or le déroulement de la
descente de colombine ne correspondait pas à celui qui avait été fourni à l’équipe
du commissaire Genaro Biasini. Un inspecteur ajusta ses jumelles, il voulait vérifier
quelques détails avant de donner l’alerte et il fallait agir dans la discrétion.
Colombine était retenue par un deuxième fil, elle semblait dormir dans les
airs. L’homme ne pouvait rien distinguer d’autre, car le vent, qui agitait les
vêtements, empêchait d’apercevoir le système de fixation. En quelques instants, une
décision fut prise. Depuis le clocher du campanile, un agent de la sécurité prévint
ses collègues, il allait détacher le filin.
Un cordon de police se forma autour du plot d’arrimage du câble. Les
spectateurs furent tenus à distance non sans mal. La foule rechignait à reculer, car le
spectacle se déroulait là et chacun désirait voir la suite des évènements. Le
professionnalisme des agents de la cité vénitienne fit merveille. Ils réussirent à isoler
l’aire d’arrivée des funambules se jetant du haut du campanile.
La marionnette descendit rapidement. Le filin détaché du corps se balançait
dangereusement, fouettant l’air. Les spectateurs les plus proches poussèrent
quelques cris qui ajoutèrent à l’aspect pathétique de la chute du corps de la
colombine. Quatre hommes au sol amortirent le choc. Il s’agissait bien d’une jeune
femme ; personne ne tenta de la réanimer, elle était morte.
Le cercle se resserra autour des policiers, ils durent s’employer pour
maintenir éloignés les curieux. Le bruit parcourut la place et il se transforma au fil
des canaux. Une heure plus tard, chacun affirmait qu’une femme s’était suicidée du
haut du campanile. La rumeur se tenait mieux informée que la police, la
déformation, volontaire ou non, travestissait la vérité. Personne ne savait pour
l’instant ce qui s’était réellement produit. L’enquête commençait, les fins limiers
vénitiens allaient avoir du pain sur la planche.
17 avril 2010 à 22h22 #152109XIX
J’errais le long du grand canal, sans but précis, l’esprit à la dérive. La foule
m’effrayait. Un kaléidoscope de couleurs évoluait devant mes yeux, des gens
costumés me saluaient dans mon habit d’arlequin. Je fixais l’eau où se reflétait le
soleil d’hiver, mon coeur aussi épousait la saison. Les palais vénitiens se miraient
dans l’onde. Chacun avait revêtu ses plus beaux atours pour la fête nocturne et le
bal de carnaval plongerait les danseurs dans un autre siècle.
Je cherchais à prendre contact avec l’expatrié, car j’éprouvais un besoin immense de
me réfugier auprès de lui. Je déambulais dans les ruelles et m’éloignais de l’artère
principale. Venise me paraissait triste, je revins sur le grand canal. Je fuyais le flot
humain qui s’emparait de la vieille cité, mais je redoutais aussi la solitude des rues
étroites. Je ne savais plus où j’en étais.
Des gondoles passèrent devant moi, elles évoluaient avec leur grâce
habituelle. À l’intérieur, des couples costumés jouissaient de l’instant présent et
vivaient des moments de bonheur. Je me prenais à rêver d’un tel scénario avec
Isabelle. Je crois qu’elle aurait modernisé la scène, elle aimait transgresser la
tradition. Quelle fantaisie traversait cette femme !
Les exhibitionnistes défilaient sur l’eau et les quais dans leurs déguisements,
ils prenaient plaisir à se montrer. Ils étaient venus ici pour être vus et rivalisaient de
beauté. Ils paradaient et n’hésitaient pas à poser devant leurs admirateurs. Dans ce
contexte particulier et festif, chacun devenait le voyeur de l’autre et se prenait au
jeu. J’esquissais un pâle sourire face à l’objectif des photographes, il fallait donner le
change.
Isabelle était restée au campanile, je marchais seul dans les rues. Je cherchais
la place Saint-Marc du regard. Je m’éloignais d’Isabelle, mais je voulais encore la
voir dans les airs.
Nous avions décidé de tenter un pari insensé et je visualisais la séquence, un
peu à sa manière télévisuelle. Par bravade, elle avait accepté d’affronter l’interdit et
elle s’était engagée dans la folle gageure de descendre le long du filin pour atterrir
face au Palais des Doges. Jusqu’au dernier moment, elle a cru que j’allais la suivre.
Je l’ai attachée au câble, elle a enjambé le balustre en se tournant vers moi. À cet
instant, il m’a semblé qu’elle avait compris, notre histoire commune écrivait ses
dernières lignes. Isabelle m’a fixé intensément, elle m’a saisi la tête pour
m’embrasser, j’ai fait de même. Lorsque le baiser a pris fin, j’ai tiré, d’un coup sec et
violent, sa nuque en arrière. Elle n’a pas bougé, ses vertèbres cervicales ont cédé.
J’ai poussé mon passé dans le vide, elle avait presque gagné son pari.
Je n’allais pas payer l’hôtel, avec quel argent d'ailleurs ? La société de
production d’Isabelle prenait en charge les frais, puisqu’il s’agissait d’un voyage
professionnel avec le cobaye de l’émission. Le passage à la chambre ne fut qu’une
simple formalité. Je récupérai mes affaires et sortis le plus naturellement du monde.
Personne ne me demanda si je partais, les palaces savent cultiver la discrétion et
mon habit d’arlequin s’avérait un excellent sésame.
L’expatrié ne se manifestait pas. Son absence m’intriguait, il me mettait à
l’épreuve. Je devais me débrouiller tout seul et je dus reconnaître que son analyse se
révéla d’une justesse incontestable. Je devais résoudre par moi-même le problème
posé et quitter Venise le plus rapidement possible. Isabelle n’était pas funambule, sa
destinée ne tenait qu’à un fil. Elle avait perdu l’équilibre et sa vie avait basculé dans
la mort. Maintenant, je me sentais libre et j’allais retourner chez moi.
17 avril 2010 à 22h22 #152110XX
Depuis plusieurs jours, sans aucun contact avec lui, l’expatrié me manquait.
Il revint sans crier gare. Je somnolais lorsqu’il se manifesta. Il me parla des oiseaux.
Les volatiles le fascinaient, il considérait cette espèce animale comme un essai. La
créativité différait selon les groupes et les régions ethniques. Il avait fréquenté de
nombreuses catégories. Sa mission l’avait amené à côtoyer les individus les plus
divers. J’expliquai à mon compagnon qu’il existait une classification catégorielle. Il
me répondit que cette organisation reposait sur du vent.
L’humanité identifie quelques caractéristiques et place dans une case ceux qui
possèdent des points communs. Il faudrait plutôt tenir compte des différences.
Elles se révèlent souvent essentielles. Parfois, l’expatrié me déroutait. Je ne savais si
je devais attribuer ce flottement à ma somnolence ou à ses propos.
Il revint sur les bêtes à plumes, il les trouvait chargées de symboles. Je me
rangeai à son opinion. De nombreux mythes stimulaient l’imaginaire. Les légendes
s’entouraient de volatiles. L’homme s’est longtemps demandé par quelle magie
l’oiseau volait. Icare s’y était essayé et bien d’autres après lui.
Il s’attarda sur la colombe. Il développa ce qu’il appelait « le paradoxe de la
colombe ». Il m’exposa son point de vue et déclina sa théorie. Il trouvait que dans
nos sociétés, nous avions érigé la faiblesse en symbole. Il me relata des situations
où la colombe prenait le parti de fuir devant l’agression. Je lui rétorquai qu’il
s’agissait de protéger la paix. Il reprit son exposé en m’expliquant que cette espèce
ne s’affirmait pas. Elle n’existait que dans la confrontation puisque deux colombes
ne partageaient pas un grain de blé ; seule la première profitait de la manne. Le
paradoxe résidait dans le choix de cet animal comme symbole de paix et de pureté.
Je me trouvais à court d’arguments, il passa à un autre volatile.
Le corbeau se plaçait dans l’espèce des mal-aimés. L’uniformité de son
plumage et l’austérité de son allure n’incitaient guère à le côtoyer. Il occupait
souvent les esprits par ses noirs desseins. La lâcheté épistolaire s’était attribuée son
nom. On aurait pu lui adjoindre la prudence, approcher le corbeau n’est pas une
mince affaire.
À ses yeux, la pie en noir et blanc et le coucou gris se singularisaient par leur
comportement. La pie était renommée pour le bavardage et le chapardage, les
objets brillants l’attiraient. Il s’agissait d’une légende tenace, je n’avais jamais pu
observer de tels faits. Le coucou s’apparentait à un usurpateur, il squattait le nid des
autres en y posant ses oeufs.
La fatigue m’empêchait de me concentrer sur les déclarations de l’expatrié. Il
constata que le monde des oiseaux ne me passionnait pas, il s’employa alors à
captiver mon attention défaillante. Il compara ces animaux à la préhistoire. Il
pensait qu’il existait un abîme entre les volatiles et le reste de la civilisation
humaine.
Il me montra tout le parti que l’homme tirait de l’animal. Le pigeon voyageur
l’amusait, au même titre que les flux migratoires. Il trouvait ces grandes
transhumances folkloriques et souvent inutiles. Décidément, nous divergions dans
l’approche des phénomènes.
Il me fit part de sa surprise en comparant le faucon et la chouette. Le
premier se remarquait par ses qualités de chasseur. Dans certains pays, il faisait
l’objet d’un culte, le dieu Horus figurait dans ce panthéon. La chouette s’était
retrouvée vouée aux gémonies, malgré sa réputation de sagesse. Elle finissait son
existence clouée sur des portes par des jeteurs de sort.
Je m’interrogeais de plus en plus, l’expatrié investissait le règne animal. Sa
présence à mes côtés m’enrichissait davantage. Il évoqua le manchot qu’il
considérait très maladroit. Il me prouva que la nature se trompait. La procession de
l’oiseau sur la banquise se résumait en un seul mot : survie.
J’aurais préféré qu’il me parle du huitième soleil. Je rêvais éveillé. Je voulais
entreprendre le voyage avec lui, partir à tire d’ailes vers ce paradis, un endroit à ma
démesure, un lieu où je pourrais exister hors du regard des autres, en marge du
jugement des hommes.
Je continuais d’écouter l’orateur qui utilisait un ton familier. Sa description
du paon rappelait celle du petit ministre. Il paradait en faisant la roue avec sa queue,
ses plumes multicolores se positionnaient en éventail. Il nommait l’attitude de
l’oiseau « la fierté de l’inutile ». Il avait raison, la similitude sautait aux yeux. Je me
demandai qui s’inspirait de l’autre.
L’expatrié poursuivit son voyage à travers les Andes. Le condor y était
sacralisé alors qu’il n’était qu’un charognard. Les peuples andins avaient compris la
complémentarité des espèces et le condor s’avérait un maillon indispensable. En
Indonésie, l’aigle Garuda était devenu l’emblème de la Nation. Cette représentation
de la monture de Vishnu avait été empruntée à l’hindouisme.
Nous philosophâmes jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, le sommeil
nous sépara. Je dormis longtemps à en perdre la notion du temps. L’expatrié parti,
il ne me resta plus qu’à attendre sa prochaine visite, son retour du huitième soleil.
17 avril 2010 à 22h22 #152111XXI
La police italienne prit rapidement le relais du service d’ordre. L’organisation
voulait se montrer à la hauteur de la situation. Pendant quelques jours, Venise
serait le centre de toutes les attentions, monsieur Carnaval oblige. Il fallait présenter
au monde le meilleur visage de la cité. L’affaire s’engageait mal, cette femme aurait
pu choisir un autre endroit pour mourir, se dit le jeune inspecteur Massimo Laviso.
Il venait de fêter ses vingt-six ans et commençait sa carrière. Il travaillait sous les
ordres du commandant Licci, un brave homme un peu autoritaire.
Massimo battit le rappel des policiers en faction dans le quartier. Il devait
renforcer le périmètre d’isolement par la mise en place d’un cordon de sécurité plus
épais et plus compact. La foule agglutinée ne se lassait pas de voir et revoir le
cadavre blanc allongé sur les dalles de la place. Les badauds attendaient dans
l’espoir d’accéder à l’attraction du jour, les flashes crépitaient. Chaque photographe
espérait réaliser le scoop du carnaval, l’image la plus insolite.
Lorsqu’il put examiner de près la dépouille, il fut interpellé par
l’extraordinaire beauté de cette femme. Il ne pouvait s’agir que de l’acte d’un amant
éconduit, pensa-t-il. Le teint hâlé d’Isabelle Rivet ressortait sur le tissu blanc du
costume de colombine. Massimo voulait comprendre, mais il fallait d’abord
identifier la défunte. Un travail de fourmi attendait le jeune inspecteur. Qui était
cette blonde inconnue, suspendue entre deux mondes, qui s’était offerte à la vue
des caméras de la planète entière ?
Colombine gisait dans sa robe immaculée sur le dallage de la place Saint-
Marc. Quelques pigeons téméraires tentèrent une approche, mais ils furent
rapidement convaincus qu’il valait mieux rebrousser chemin et sévir dans d’autres
quartiers. Un policier, uniquement reconnaissable à son brassard, enleva le masque
de la victime.
Massimo Laviso venait de prendre contact avec la vraie vie au sein d’une
unité de police et il percevait ce qui l’attendrait désormais dans son métier. Le
visage confirmait l’impression générale, malgré l’empreinte de la mort. Il dégageait
un éclat particulier. Cette femme est marquée du sceau des gens racés, pensa le
jeune inspecteur, quel gâchis de disparaître dans la fleur de l’âge ! Elle devait
approximativement être âgée d’une trentaine d’années. Il était certain de ne l’avoir
jamais vue, son visage ne lui disait rien. Il possédait un don qui lui permettait
d’identifier une personne entrevue seulement quelques secondes des années
auparavant. Dans sa profession, cela constituait un atout de premier ordre.
Il demanda autour de lui si quelqu’un la connaissait. Il n’obtint pas de
réponse. Les curieux, maintenus à distance, n’apercevaient aucun détail. Ils ne
distinguaient qu’une forme blanche et une chevelure blonde. Cette inconnue
intriguait Massimo, il ne pouvait mettre un nom sur ce visage d’ange. La jeune
femme ne devait pas être de nationalité italienne, elle ne ressemblait pas aux
beautés transalpines. Il penchait pour une fille du Nord, une Scandinave ou une
ressortissante d’un pays de l’Est. L’effondrement du bloc communiste et
l’ouverture des frontières permettaient à ces citoyens, libérés du rideau de fer, de
voyager plus facilement. Oui, elle semblait être d’origine slave.
Le jeune inspecteur se perdait toujours en suppositions, lorsqu’un bateau
accosta sur le quai situé au bout de la place Saint-Marc. Il ne l’avait pas entendu
arriver. Quatre policiers débarquèrent, déplièrent un brancard et se dirigèrent vers
le campanile. L’attroupement leur servit de repère et ils se frayèrent un passage en
usant du sifflet et de l’uniforme. Une trouée se formait devant eux et se refermait
immédiatement. Ils disposèrent la civière à proximité de la jeune femme. Ils
ouvrirent un sac vert et glissèrent le cadavre à l’intérieur. La fermeture éclair scella
la housse mortuaire dans un bruit sec.
Ils surélevèrent le brancard qui se transforma en chariot, puis le cortège se dirigea
vers l’embarcation où le pilote attendait ses collègues. Le linceul vert se confondait
avec la couleur de l’eau de la lagune. Seule l’écume formée par les hélices et la
signalisation des carabinieri, peinte en blanc sur la barque, contrastaient dans ce
tableau verdâtre. Isabelle accomplissait un voyage ultime et imprévu. Pendant ce
temps, les festivités se réapproprièrent la place Saint-Marc, le carnaval reprenait ses
droits après un bref intermède.
17 avril 2010 à 22h23 #152112XXII
La nouvelle se propagea rapidement parmi les différents services de police
chargés de la sécurité dans la cité des Doges. Les fantasmes allaient bon train sur
l’identité de l’inconnue du campanile. La belle blonde hérita de ce surnom qui
coulait de source. Elle méritait cette appellation et son exhibition aérienne laisserait
un souvenir pérenne dans les esprits des machos italiens.
Le bureau du commandant Licci s’apparentait à une tour de contrôle, il y
régnait une effervescence inhabituelle. Les hommes défilaient, les ordres fusaient, la
mécanique semblait bien huilée. Gilles et Sagol, présents dans la pièce, analysaient
d’un oeil expert le déploiement des moyens et l’orientation choisie par leurs
homologues transalpins. Les premières constatations plaçaient les méthodes de
travail sur un pied d’égalité. Les affaires criminelles se ressemblaient de chaque côté
des Alpes.
Les deux gendarmes restaient volontairement sur la réserve, ils respectaient
leur rôle d’invités privilégiés. Ce comportement leur coûtait, car ils préféraient
l’action à l’observation. Cela ne les empêchait nullement d’avoir quelques idées sur
la direction à donner aux investigations. Ils échangeaient leur point de vue sur le
sujet lorsque le commandant Licci s’approcha d’eux. En toute simplicité, il déclara
que les Français, disposant de toutes les compétences requises, participeraient à la
recherche de la vérité. Les deux hommes sourirent et se joignirent à la cellule qui
planchait dans un coin de la pièce. Ils appréciaient la complicité de leur collègue
Licci et sa volonté de les intégrer. Le séjour se déroulait dans un excellent état
d’esprit.
Chaque année, Venise enregistrait un grand nombre de meurtres et de
suicides. Cependant, l’affaire de la colombine, suspendue à un câble du campanile,
se révélait unique. La police n’avait jamais été confrontée à une situation de ce
genre. De nombreux dépressifs romantiques choisissaient la cité lacustre pour en
terminer avec les difficultés terrestres. Ils voulaient finir en beauté et marquer d’un
ultime message leur départ pour un ailleurs.
Licci prenait connaissance des maigres éléments recueillis. Le mystère restait
entier et la partie s’annonçait difficile. La ville accueillait chaque année plus de
douze millions de touristes. Le carnaval drainait des milliers de visiteurs et le pic de
fréquentation se produisait à ce moment-là. Il fallait composer avec tous ces
paramètres pour tenter de comprendre ce qui s’était réellement passé et identifier le
ou les coupables.
Dans l’attente des premiers résultats de l’autopsie, Licci et ses collègues français
visionnèrent les premières photos. Une trentaine de clichés avaient été disposés sur
une table en verre. Les trois hommes les scrutèrent attentivement, mais ils ne
révélèrent rien de passionnant ; pas le moindre indice à se mettre sous la dent. Une
série montrait la jeune femme, avec ou sans son loup noir sur le visage, étendue sur
les pavés. D’autres épreuves avaient immortalisé la victime durant sa descente sur le
filin. Les photographes s’étaient focalisés sur la colombine. Aucun cliché ne
permettait d’examiner une vue d’ensemble et surtout le sommet du campanile.
– Il serait intéressant de voir le balustre au moment où la femme bascule le
long du câble, déclara Gilles.
Le commandant Licci convint de la nécessité de récupérer d’autres photos
prises à ce moment-là. Il décida de solliciter les professionnels concernés et
ordonna à ses hommes de recenser et d’auditionner les journalistes de télévision et
les photographes de presse. Il lui paraissait impensable qu’aucune preuve n’ait été
enregistrée dans la mémoire d’un appareil numérique ou d’une caméra. La loi des
nombres l’incitait à espérer que le salut viendrait d’une photo de la scène du crime.
Toutes les troupes disponibles connaissaient leur objectif. Elles s’apprêtaient
à recueillir les déclarations des témoins et à visionner tout ce qui se rapportait à ce
meurtre. Aucune piste ne devait être écartée sans en référer aux autres membres de
la cellule. La machine se mettait en place et aucun journaliste n’échappa à la
question. Les rencontres avec les reporters, caméramans et photographes de presse
se déroulèrent dans une saine ambiance de collaboration. Quelques-uns tentèrent
d’en apprendre plus un peu plus, la chasse au scoop sévissait aussi en Italie.
Les sbires de Licci ne lâchèrent rien, ils savaient être volubiles et se taire, une
spécialité latine, en quelque sorte. Le visionnage des films ne donna rien de concret,
un seul enregistrement, d’un caméraman de la RAI, montrait le balustre du
campanile. Ils purent repérer la présence d’un personnage près de la colombine,
mais malheureusement, l’ombre ne permettait pas de distinguer clairement cette
silhouette. Le commandant tempêta contre le sort et les métiers de l’image.
– Tous des moutons de Panurge ! Ils filment la même scène alors que le
véritable événement se déroule ailleurs.
D’autres enquêteurs interrogèrent le personnel du campanile. Chaque jour,
des centaines de personnes défilaient et leur mémoire n’enregistrait pas le visage de
tous ces visiteurs. La caissière ne se souvint pas d’avoir vendu un billet à la jeune
femme blonde. En outre, son déguisement empêchait d’affirmer qu’on l’avait vue,
surtout en cette période de carnaval où l’on comptait de nombreuses colombines.
L’employée précisa que l’accès à la tour avait été interrompu pendant une trentaine
de minutes afin de permettre la descente de la vraie colombine, celle qui ouvre les
festivités sur la place chaque année. La victime avait probablement profité de son
costume pour arriver à tromper la vigilance des gardiens et monter jusqu’au clocher
malgré la surveillance.
Les policiers firent une découverte importante. Les gardes affectés au
sommet du campanile acceptaient quelques personnes pendant le spectacle. Ils
avouèrent la présence de trois ou quatre individus, mais ils ne purent en décrire
aucun. Ils bafouillèrent en expliquant que cela ne représentait aucun danger si le
nombre de spectateurs était restreint. Ils mesuraient à présent les conséquences de
leur erreur d’appréciation.
Désormais, les enquêteurs devaient essayer de retrouver les trois ou quatre
témoins de la scène. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin !
Toutefois, ils avancèrent une hypothèse. Si quatre personnes au maximum se
trouvaient dans le campanile, l’une d’entre elles étant partie par les airs,
logiquement, il en restait trois. Il aurait fallu disposer d’un signalement précis, mais
les gardes ne parvenaient même pas à affirmer s’il s’agissait d’hommes ou de
femmes et dans quelles proportions. Cette piste se transforma rapidement en
impasse.
Un travail de fourmi s’effectuait pendant que les marquis et les princesses
s’en donnaient à coeur joie et vivaient tranquillement leur passion. Le carnaval
battait son plein et les enquêteurs croisaient des centaines de gens costumés. Qui se
cachait derrière les masques de la fête ? Ils n’obtinrent pas de réponse, la
dissimulation avait envahi le pavé vénitien.
La tournée des hôtels n’apporta pas de meilleurs résultats. Du plus délabré
au plus luxueux, aucun ne se souvenait du visage de colombine. Les portiers
scrutèrent les photos en vain et l’inconnue du campanile resta mystérieuse pour eux
aussi. La difficulté résidait dans le fait qu’un nombre important de touristes se
présentait dans les pensions et les palaces en tenue de carnaval. Cela apportait un
peu de piment et de mystère, la clientèle adorait se projeter dans une autre époque.
Le déguisement participait à ce dépaysement, le jeu de rôle se substituait au
quotidien.
Dans son bureau, Roberto Licci s’assombrissait davantage au fur et à mesure
que ses subordonnés lui transmettaient leur rapport. Il devinait, à la mine de ses
collaborateurs, le résultat de leurs investigations et il enrageait de piétiner dans cette
enquête. En bon policier, il détestait ne pas trouver de solution au problème posé.
L’énigme de la jeune femme blonde le fascinait. Il attendait les enquêteurs envoyés
sur les îles, au Lido et à la Punta sabioni, car il ne fallait rien négliger, la colombine
résidait peut-être à l’extérieur de la cité.
Sagol et Gilles demandèrent à examiner le cadavre. Ils procédaient toujours
ainsi, ils arrivaient à faire parler les morts. Ils faisaient entièrement confiance à leurs
collègues italiens, mais ils savaient par expérience que la vérité se cache parfois dans
un détail infime qui en révèle d’autres. Cette méthode permettait d’envisager
l’enquête sous un angle différent et la vision de l’affaire s’en trouvait chamboulée.
Ils partirent en direction du service médico-légal qui devait pratiquer
l’autopsie de la victime. La beauté cadavérique de la jeune femme perturba les deux
hommes, elle rayonnait dans sa froideur. En dépit de leur grande expérience
criminelle, leur rendez-vous à la morgue les troubla. Ils ne desserrèrent pas les
dents pendant de longues minutes. Sagol, le premier, rompit le silence. Il déclara
que ce visage lui semblait familier, mais sa mémoire visuelle ne lui permit pas
d’approfondir. Gilles éprouvait la même sensation. Il pensait qu’il fallait transmettre
une photo au service de l’identité judiciaire, car il s’agissait peut-être d’une
ressortissante française. Ils prirent congé du médecin légiste, qui préparait
minutieusement son matériel.
Dans les locaux policiers, plus particulièrement dans le bureau de Licci,
l’ambiance n’était pas à l’euphorie. Les enquêteurs étaient revenus des îles et ils
rentraient bredouilles. Aucune prise, pas une touche, rien ! Le ciel s’obscurcissait
au-dessus d’eux et les autorités ne tarderaient pas à réclamer des résultats.
L’éternelle exigence des politiciens allait s’exprimer, ils voulaient des têtes pour
satisfaire l’électorat.
Les hommes du commandant Licci effectuaient des recoupements auprès
des gondoliers. Eux aussi voyaient et entendaient beaucoup de choses au fil de
l’eau. Ils étaient souvent témoins de confidences échangées sur les banquettes des
gondoles, dans le tumulte du grand canal ou dans le calme des petites passes. Les
amoureux oubliaient le reste du monde et se laissaient aller à parler librement en
présence de leur guide. Cependant, les gondoliers arrivèrent aux mêmes constats, ils
ne pouvaient identifier avec certitude un individu masqué et costumé. La difficulté
se révélait de plus en plus insurmontable.
Les amis des pigeons ne furent guère loquaces. Ils braillaient davantage lors
de la vente des sachets de graines de maïs. À la demande de Sagol, Licci envoya des
hommes questionner les grainetiers de Saint-Marc. Les policiers interrogèrent sans
succès une dizaine de vendeurs : ils avaient vu au moins cinquante colombines. Le
carnaval protégeait les assassins, l’anonymat permettait tous les forfaits.
17 avril 2010 à 22h23 #152113XXIII
Ce matin-là, je me réveillai en pleine forme, le sommeil réparateur avait fait
son oeuvre. L’expatrié m’attendait. Il voulait m’emmener sur un autre continent :
l’Afrique. Comme à l’accoutumée, il attaqua le sujet par le petit bout de la lorgnette.
Sa perception et sa sensibilité très particulières l’amenaient à me présenter les
choses sous des angles insolites. Je m’installai à califourchon sur deux oreillers, le
dos appuyé contre le mur. Je me sentais à mon aise dans mon lit, je pouvais tout
entendre, je désirais tout comprendre.
Il aborda les côtes africaines en me proposant de revêtir les nombreux
masques de l’ouest du continent noir. J’avoue que l’origine et le sens des différents
attributs, qui composaient ces déguisements, ne me préoccupaient guère. Je me
rendis à l’évidence, ma culture africaine présentait de sérieuses lacunes. Dans
l’immensité des pays qui la constituent, l’Afrique recèle des mystères. L’expatrié
m’expliqua longuement la signification des parures et des rites s’y rattachant.
Les masques représentent d’innombrables fantasmes pour le non-initié. Il
commença par me parler de l’expression privilégiée que revêtaient ces
accoutrements pour ces peuplades de tradition orale. Les rituels, élaborés par les
tribus, montraient la palette des représentations du symbolisme. Bien sûr, la guerre
se réservait une place de choix parmi les fêtes et le travestissement servait à mimer
la victoire sur l’ennemi. Ici, l’adversaire immédiat était le village voisin. On se battait
pour la survie, on se combattait pour la possession des terres et de l’eau, ce bien si
précieux.
D’autres incantations entouraient les cérémonies masquées. Il s’agissait
parfois d’invoquer des forces divines pour obtenir la fécondité et la descendance.
Le masque porté par un homme représentait la virilité et les femmes en transes se
frottaient et se déhanchaient pour capter l’énergie qui permet d’enfanter. Une
épouse stérile se trouvait rapidement répudiée ou ramenée à un rang subalterne de
servante. Les jeunes filles rêvaient souvent, la fertilité occupait leurs esprits.
Je recueillais avec la plus grande attention les propos de mon compagnon. Je
me délectais de ces anecdotes qui me plongeaient dans des pays inconnus. Je
voyageais dans les déserts de sable, m’arrêtant dans des oasis de verdure. Je voguais
sur des fleuves mythiques m’abritant sous des arbres géants. La jungle et sa faune
me regardaient passer, l’escapade se poursuivait. Les savanes, brûlées par un soleil
de plomb, recelaient des trésors que les griots transmettaient de génération en
génération.
L’expatrié ne comprenait pas grand-chose à l’amour, la passion humaine lui
était étrangère. Il décrivait les masques ayant trait à ces thèmes avec sa vision
personnelle. Le sentiment amoureux se superposait à la danse, la séduction devait
conduire le soupirant à obtenir les faveurs de la belle. Un rituel élaboré codifiait les
mouvements et devait susciter du désir dans les yeux des protagonistes. Des
breuvages s’ajoutaient pour amplifier la révélation de l’amour.
Je commençais à comprendre la complexité des sociétés africaines et mon
jugement se trouva fortement modifié. Une fois de plus, l’expatrié savait m’amener
à la réflexion. Sa présentation paraissait simpliste, mais je constatai qu’il n’en était
rien. Chaque détail reflétait l’âme d’un peuple, il suffisait de s’en imprégner. La
tradition omniprésente facilitait l’accès à ce monde étrange. Il fallait observer et
retenir pour transmettre, tel se voulait le message.
Des tribus pratiquaient le culte des morts, le masque était une réincarnation
d’un défunt. Ici, la sorcellerie prenait souvent le pas sur le réel, il s’agissait
d’invoquer les âmes disparues. On voilait sa propre image pour se confondre dans
un vertige. Le danseur se métamorphosait et devenait un autre. La magie et le
surnaturel prenaient possession des lieux, le symbolisme était poussé à son
paroxysme. Le mimétisme amenait à se transformer jusqu’à l’incarnation de
l’ancêtre. Le miracle accompli, les augures prédisaient du bien pour la communauté,
la prospérité se gagnait par l’effort, la cérémonie y participait.
Certains accoutrements protégeaient et guérissaient. Ils étaient souvent
confectionnés par des sorciers et des marabouts suivant des prévisions
astrologiques. Ils pouvaient appeler la pluie pour mettre fin à la sécheresse et
endiguer la famine. Les adorateurs du cosmos se pliaient à ces coutumes. La magie,
le surnaturel et le désir se mêlaient, les masques profanes ou sacrés se côtoyaient.
Leur but était de rassembler et de souder les villageois, afin de résister aux calamités
et aux dangers présents et futurs. Les légendes circulaient et participaient à la
sacralisation des cérémonies. Il en était ainsi depuis des temps immémoriaux.
Les maquillages, tatouages et scarifications faisaient partie intégrante des
fêtes. Certaines ethnies se servaient du corps pour exprimer de manière artistique
toute la gamme des sentiments. Ils représentaient l’incarnation de l’invisible et
aidaient l’homme dans sa quête de sens.
Synonyme de puissance et de force pour son détenteur, il générait l’envie, il
fédérait aussi par la liesse et la danse. Le masque était tout cela. L’initiation
marquait l’entrée dans le cercle social. Le jeu et la créativité permettaient un accès
ludique à tous. Chaque ethnie possédait ses codes et ses clés pour ouvrir la porte. Il
fallait appartenir à la tribu ; sans elle, point de salut.
Les heures passaient inexorablement et je n’avais pas le huitième soleil pour
m’éclairer. Je ne bougeais pas, l’expatrié me fascinait. Il savait me captiver et
m’obliger à concentrer mes énergies vers lui. Il lui restait tant de choses à me faire
connaître. Aurions-nous assez de temps ?
17 avril 2010 à 22h23 #152114XXIV
Je me trouvais à bord du train qui me ramenait à Paris. Venise s’éloignait
sous le soleil couchant, la lagune avait englouti mes rêves. Mon départ de l’hôtel
s’était déroulé sans souci. J’avais rassemblé nos affaires dans la chambre et j’étais
sorti comme j’étais entré. Mon costume d’arlequin et mon masque m’avaient
permis d’évoluer incognito pendant le carnaval et c’est dans cet accoutrement que
j’avais pris place dans le compartiment-couchette que je venais d’échanger à la gare.
La préposée n’avait prêté aucune attention à ma tenue, elle devait en voir de toutes
sortes pendant les festivités.
Je revécus à mes derniers moments dans notre suite et cela me glaça le sang.
J’avais pris une douche, mu par un besoin compulsif de me purifier, comme si
j’avais été souillé par ce qui s’était produit. Sous le rideau de pluie de la salle de
bains, je devinais la présence d’Isabelle, ma compagne, ma colombine vénitienne.
Cette vision cauchemardesque me procura un mal de tête qui ne se dissipa qu’en
alternant les jets d’eau froide et bouillante.
La dernière nuit de folie passée ensemble me revint en mémoire. Isabelle m’avait
poussé à la limite de mes capacités amoureuses. Elle n’avait pas quitté son masque
de la soirée, elle avait endossé une autre personnalité. Le déguisement l’avait
transformée et elle l’avait incitée à assouvir quelques fantasmes inédits de sa part.
Elle s’était dévêtue et avait circulé dans la suite, portant pour tout vêtement, un
loup ajusté sur son visage et son parfum obsédant : un Chanel, le numéro cinq, je
crois.
Exhibitionniste et provocatrice, elle avait commandé du champagne et elle
avait ouvert au garçon d’étage dans cette tenue. Ensuite, elle s’était promenée sur le
balcon qui donnait sur le grand canal, une flûte de Mumm Cordon Rouge aux
lèvres. Saisie par le froid, la chair de poule l’avait gagnée jusqu’au bout des tétons
qui avaient durci et pointaient outrageusement. Elle était rentrée et s’était précipitée
sur moi comme une furie, sa soif de sexe s’était déchaînée. Elle avait hurlé pendant
chaque orgasme et avait crié trois fois à faire trembler les eaux du grand canal.
Le train roulait à vive allure. Nous venions de dépasser Lyon et dans deux
heures, j’arriverais dans la capitale. J’avais jeté par la fenêtre mes oripeaux
carnavalesques. Je ne voulais rien garder de ce tragique périple, je désirais tourner la
page le plus rapidement possible.
Isabelle méritait son châtiment. Elle avait usé de moi et avait fini par se
brûler à mon contact. La vie à crédit impose de payer capital et intérêts, tôt ou
tard ; elle avait soldé son compte, suspendue au câble du campanile.
Je réfléchissais à la suite des évènements. Le bruit sourd des roues sur les
rails rythmait ma réflexion. Personne ne savait que nous étions partis ensemble ;
oui, mais pour combien de temps ? Je possédais quelques longueurs d’avance, mais
l’étau risquait de se resserrer très vite autour de moi. Cela me laisserait un peu de
latitude pour organiser ma fuite, mais je ne savais pas trop où aller sans éveiller des
soupçons. Je devais choisir un endroit insolite, car je pourrais mieux brouiller les
pistes en me comportant en dehors de toute logique.
La raison m’imposait de trouver refuge dans la capitale. Paris offrait un panel
inépuisable de possibilités, mais cela paraissait trop évident. La police me trouverait
en un rien de temps, elle fourmillait. Il m’apparut incontestable que les recherches
allaient d’abord s’orienter vers nos amis communs, ensuite viendrait le tour des
relations d’Isabelle. Je me doutais que l’appartement familial ferait l’objet d’une
surveillance discrète et la ligne téléphonique serait mise sur écoute. Je décidai donc
de quitter la ville lumière et de me cacher dans la maison de campagne d’un ami de
mes parents. Mon idée me sembla la meilleure compte tenu du contexte présent.
Le bruit des roues sur les rails résonnait de plus en plus fort dans ma tête. Je
cherchais le contact avec l’expatrié, lui seul me donnerait la solution du problème.
Mon crâne devenait trop petit pour moi et j’aurais voulu transformer mon être
pour ne plus souffrir en esclave de ce corps.
17 avril 2010 à 22h23 #152115XXV
Le rapport d’autopsie se trouvait entre les mains du commandant Licci. Luigi
Antonioni, directeur de la sécurité de la région de Vénétie, le commissaire Genaro
Biasini, patron des polices de Venise, ainsi que les deux gendarmes français
l’avaient rejoint dans son bureau. Tout ce beau monde analysa chaque terme du
document avec minutie. Le compte rendu du médecin légiste s’étendait sur un
double feuillet, le moindre détail y était consigné.
Ces hommes, rompus aux crimes les plus atroces et parfois les plus insolites,
manifestèrent une certaine surprise à la lecture de certains paragraphes rédigés par
le spécialiste post mortem. L’expertise précisait que la rupture de deux vertèbres
cervicales avait provoqué le décès et la mort avait été instantanée. La jeune femme
avait succombé quelques instants avant de se balancer au bout du filin. Les policiers
refirent dans leurs têtes les gestes de l’assassin. Ils en conclurent qu’il avait enchaîné
très rapidement l’exécution et l’installation de la victime sur le câble.
Cette dernière avait absorbé une quantité importante de champagne et pris
de la cocaïne. Le commandant Licci, qui lisait à haute voix pour ses confrères et
supérieurs, se hasarda à un commentaire. Sa surprise ne provenait pas de cette
révélation. Un grand nombre de personnes de cette génération consommait des
drogues et les doses variaient selon le milieu du consommateur. Par ailleurs, la
colombine n’avait subi aucune violence sexuelle. Cependant, son étonnement
résidait dans la découverte de deux boules de geishas dans le vagin de la jeune
femme.
Ses collègues, stupéfaits par cette découverte, estimèrent que cet élément
apportait un éclairage nouveau à l’affaire. Une photo était jointe au rapport et
chacun put voir deux boules rouges, de la grosseur d’une bille de flipper, reliées par
un cordon et posées à côté du string blanc de la victime. Les enquêteurs,
interloqués, se regardèrent. Certains ne connaissaient pas cet accessoire sexuel.
Licci, plus documenté que ses confrères, fournit des précisions sur l’usage
qu’en faisaient les courtisanes japonaises. Contrairement à une idée répandue, les
hommes les introduisaient dans leur propre anus. Le déplacement des billes à
l’intérieur des sphères provoquait une excitation et une sensation au niveau de la
prostate. Les Italiens ne se privèrent pas d’ajouter des commentaires imagés, les
boules de geishas exacerbaient les fantasmes masculins. Depuis, elles étaient
devenues des gadgets féminins et leur utilisation ne se cantonnait pas à un seul
orifice, tous les usages pouvaient être envisagés.
L’enquête prenait un tournant imprévu. Cette information modifiait
l’approche du crime, car il ne s’agissait plus d’un incident d’ordre touristique. Les
policiers italiens décidèrent d’orienter leurs investigations vers le monde de la nuit
et surtout celui de la prostitution de luxe.
Sagol et Gilles adhéraient à ce raisonnement, mais leur prudence légendaire
leur soufflait de ne pas abandonner les autres pistes. La vérité pouvait se cacher
derrière des apparences ou un mensonge insoupçonnable, il convenait de se méfier
des évidences.
Les call-girls ciblaient une clientèle huppée et l’inconnue du campanile
pouvait appartenir à un réseau sévissant à Venise pendant la période du carnaval.
Sagol et Gilles cogitaient depuis un moment et, pour eux, ce scénario ne collait pas.
Les prostituées de luxe ne se promenaient pas dans la cité des Doges avec des
boules de geishas dans le bas-ventre. La rue ne constituait pas leur terrain de
chasse ; ce genre de service était tarifé et pratiqué dans les palaces. À l’évidence, il
s’agissait d’autre chose. Les deux gendarmes ne voulaient pas froisser leurs
homologues et ils choisirent le moment opportun pour leur faire part de leurs
hypothèses.
Les Italiens décidèrent de faire un tour de table pour confronter les divers
points de vue. Gilles s’exprima le premier. Au fil des années, il avait pris de
l’assurance. Il abonda longuement dans le sens de ses amis transalpins et, en bon
diplomate, il se permit d’émettre un avis plus personnel. Il disséqua chaque thèse et
mit en parallèle l’argument le plus favorable et l’objection la plus pertinente. Il
voulait amener ses auditeurs à son avis sans vexer quiconque.
Ce diable d’homme fit mouche lorsqu’il aborda la perspective d’une
organisation structurée. Le jouet des courtisanes japonaises posait problème. Une
call-girl s’amusant ainsi en plein carnaval paraissait peu probable et tous en
convinrent. Il restait à comprendre pour quelle raison la mort avait surpris la
coquine colombine en haut du campanile.
Gilles passa le relais à son ami Sagol qui embraya sur les proxénètes
originaires des anciens états du bloc soviétique. Il rejeta lui aussi cette supposition
en expliquant que les méthodes mafieuses de ces individus se révélaient plus
cruelles. Les tortures qu’ils infligeaient s’inspiraient des triades chinoises, mais sans
ses raffinements. Le chantage aux enfants restés au pays demeurait la première
arme dissuasive. Cependant, elle était rapidement relayée par une élimination
radicale, perpétrée selon une mise en scène digne des pires films d’horreur, afin de
terroriser les autres filles. L’empathie n’effleurait même pas ces barbares, alors que
l’exécuteur de l’inconnue du campanile avait fait preuve d’un certain romantisme.
La coopération se trouva renforcée après l’intervention remarquée des deux
gendarmes. Leur esprit d’analyse, de synthèse et leurs propositions séduisirent leurs
collègues transalpins. Les deux hommes venaient de gagner l’estime et l’amitié des
responsables vénitiens. Désormais, ils travailleraient main dans la main.
17 avril 2010 à 22h23 #152116XXVI
Le docteur Lionel Bourdin effectuait sa visite quotidienne, y compris celle
des malades isolés en cellule. Il partait en vacances à la fin de la semaine et cette
perspective le rendait de fort bonne humeur. Il s’attarda plus que de coutume
auprès de Rodrigue. Ce dernier marmonnait des mots incompréhensibles. Le
médecin s’approcha et le jeune homme réagit immédiatement en adoptant une
position foetale. Le praticien essaya de le rassurer par des gestes mesurés, mais
Rodrigue ne bougea pas. Il restait sur ses gardes dans un coin de la pièce. Il se
rappelait les séances de douche froide administrées sur l’ordre de ce tortionnaire.
Le docteur se saisit d’un calepin à spirale. Rodrigue tenta de retenir son bras, mais il
ne fut pas assez prompt. Lionel Bourdin prit deux autres cahiers et salua son
malade qui continua à se murer dans le silence. La porte se referma sur l’homme
foetus.
Arrivé dans son bureau, le praticien ouvrit le premier carnet et sa surprise fut
totale. Il s’attendait à trouver un ramassis d’inepties, mais la lecture des feuillets lui
révéla une toute autre histoire. Lionel Bourdin n’aimait pas Rodrigue pour une
seule raison, il avait été le chouchou du professeur Péruchet. À ce titre, il lui faisait
payer aujourd’hui les faveurs passées, octroyées par son maître au jeune Rodrigue
Bonifay.
Néanmoins, la prose de ce dernier le sidéra. Il était rentré dans le récit et
déambulait parmi les paragraphes. Sa première réaction dissipée, il appela ses
assistants ainsi que le personnel infirmier et demanda que le patient soit toujours
approvisionné en crayons et cahiers. Il réexamina le protocole de soins, il voulait
rendre toute sa lucidité à Rodrigue.
Le docteur venait de dévorer le carnet consacré à l’Afrique et ses masques, il
ouvrit le suivant et il se surprit à lire son contenu à haute voix. L’équipe médicale
écouta religieusement, le temps était suspendu. Chacun comprit qu’il se produisait
quelque chose d’exceptionnel. La perception variait selon les individus et leur
niveau de culture et d’intelligence, mais aucun ne doutait de vivre un moment hors
du cadre habituel.
Rodrigue Bonifay s’exprimait ainsi : « Mes parents ne parlaient jamais de
Dieu, ils oeuvraient sans lui, ces mécréants. J’existais hors de l’église. La religion ne
s’intéressait pas à moi et je ne me préoccupais pas d’elle, nous étions quittes.
L’expatrié arriva comme un chien dans un jeu de quilles, il prononça des
mots inintelligibles à mon oreille. Il évoqua Dieu, les prêtres et les croyances en
général. Je venais d’ingurgiter sa démonstration africaine et voici qu’il m’apportait
un autre plat de résistance. Sa cuisine ne manquait pas de saveur. Il maniait les
ingrédients en virtuose, les sauces devenaient de plus en plus épicées.
L’homme veut toujours monter plus haut, rejoindre Dieu et parfois le
remplacer. Cette phrase me fit réfléchir longuement. Que cherchait l’homme par ce
comportement instinctif ? Mon compagnon me décrivit sa rencontre avec
différentes peuplades aux quatre coins de notre terre. L’attitude des enfants le
frappa avant tout. Dès qu’ils rencontraient un monticule, un tas de bois ou une
petite colline, les mômes grimpaient toujours plus haut. Cette quête s’inscrivait dans
les gènes, dès la petite enfance l’homme voulait atteindre le ciel et tutoyer les
étoiles. L’expatrié ne comprenait pas le concept d’un dieu, l’adoration d’une divinité
lui était difficilement accessible. Il déclara que chez lui tout le monde aurait pu
s’appeler Dieu. Il croyait que l’humain se fabriquait un dieu alibi qui permettait
toutes les dérives selon le but à atteindre. Sa vision se rapprochait de la mienne. Je
considérais Dieu comme un refuge et un guide. Il prenait le relais de la société, de la
famille, de l’éducation. Le risque résidait dans les prédicateurs, qui s’approprient la
religion pour la mettre au service d’une cause.
Il étaya ses propos en me citant en exemple les nombreux monastères,
temples et pagodes édifiés dans les montagnes plus près de Dieu. Je lui exprimai
mon désaccord sur ce point. Il s’agissait de se protéger de l’ennemi, car une
construction, édifiée sur un promontoire, se révélait moins vulnérable. Il en
convint, mais maintint son point de vue ; il n’avait pas tort.
La montagne le laissait perplexe, il voulait appréhender les fondements de
tant d’aspérités. Les alpinistes, conquérants de l’inutile, souhaitaient atteindre leur
nirvana. La pesanteur et la fatigue alourdissent le montagnard, l’épuisement et le
manque d’oxygène l’affaiblissent. Le goût du risque n’existait pas au pays du
huitième soleil. »
Lionel Bourdin referma le cahier à spirale. Sa semaine commençait
merveilleusement bien. Il décida de lire toute la prose de Rodrigue Bonifay, cela en
valait la peine. À la prochaine visite, il lui demanderait des nouvelles de l’expatrié. Il
souhaitait en savoir plus sur ce sage, philosophe à ses heures. Il lui fallait
apprivoiser le jeune homme, lui seul pourrait le conduire jusqu’au migrant.
17 avril 2010 à 22h24 #152117XXVII
Paris au petit matin m’offrit son odeur si particulière. Elle me saisit à la
descente du train. Il est difficile de se débarrasser de ses effluves, chaque coin de la
capitale possède sa spécificité reconnaissable entre mille. À six heures, la gare de
Lyon continuait sa nuit. Dans quelques minutes, des flots de banlieusards
déferleraient sur les quais et disparaîtraient dans le sous-sol parisien. Le métro
absorberait ces zombies affamés et ils dévoreraient les stations, l’oeil hagard à la
recherche d’un hypothétique eldorado. S’arracher du quotidien, ils en rêvaient.
Je préférais arriver à pied chez Isabelle. Aussi, je quittai le monde souterrain
au changement de ligne et terminai en arpentant les trottoirs. Je craignais une
présence policière et la prudence me conseilla d’éviter l’entrée la plus directe.
J’accédai à l’immeuble par un accès donnant sur une impasse et cela me permit de
contourner la loge du gardien. Je poussai un ouf de soulagement derrière la porte
que je venais de fermer doucement. La disparition de ma compagne n’avait pas
encore atteint les beaux quartiers. Je devais posséder quelques longueurs d’avance
qu’il me fallait préserver.
Je fis rapidement un brin de toilette dans ce lieu qui me rappelait trop un
passé révolu. L’atmosphère devint vite oppressante et je pris la décision de partir
immédiatement. Je rassemblai mes affaires et quittai Paris sur-le-champ.
J’empruntai le métro, le TGV et un TER pour rejoindre un refuge à la campagne.
J’avais décidé de me replier avec l’expatrié dans l’avant-pays savoyard. Il me
retrouva dans le train, au moment où je commençais à somnoler. Sa présence allait
m’apporter un précieux réconfort.
J’avais prévu de m’installer dans la ferme restaurée par Jacques et Martine,
des amis de mes parents. Ils y venaient seulement durant l’été, mais je savais où se
trouvait la clé. La maison se situait dans les bois, sous la falaise et à l’écart de la
départementale. Il n’existait aucune habitation à moins d’un kilomètre à vol
d’oiseau.
J’avais empilé mes affaires dans un sac à dos usé par les voyages. Sur la petite
route, qui serpentait dans la montagne, je fis du stop et une voiture s’arrêta. Une
jeune femme blonde conduisait cette Twingo blanche. J’hésitai, car l’expatrié me
mit immédiatement en garde. Elle ressemblait trait pour trait à Colombine, mon
fantôme vénitien.
Je montai dans le véhicule, la jolie blonde se présenta, elle se prénommait
Isabelle.
– Et vous ? me demanda-t-elle, comment dois-je vous appeler ?
À mon silence, elle comprit que je ne lui dirais rien de plus et elle
s’accommoda de la situation. L’expatrié avait raison, il avait saisi le danger que
représentait cette jeune femme.
Elle travaillait dans une radio locale et habitait dans un hameau proche de la
falaise. Une question m’obsédait, je voulais découvrir si cette rencontre était due au
hasard ou si, au contraire, elle avait un sens. Je ne croyais pas beaucoup aux
coïncidences. Que venait donc faire Isabelle numéro deux dans mon histoire ? Je ne
lui étais pas indifférent, cela se détectait à son comportement. Une femme sait
montrer son désir par petites touches, il suffit de regarder autrement.
Mademoiselle Mallardeau m’invita à souper. J’acceptai sans rechigner, le
charme opérait. Elle me déposa au croisement, à plus d’un kilomètre de mon futur
asile. Le chemin grimpait au milieu des bois dévêtus. En cette saison, la nature
engourdie patientait avant de lancer ses forces dans une nouvelle bataille. Le
printemps attendrait encore quelques semaines.
La falaise étendait son ombre sur la vieille ferme qui ressemblait à une
gravure. Je trouvai la clé sous une pierre descellée de la margelle du puits. Un froid
glacial régnait à l’intérieur de l’habitation. Je réunis quelques bûches et le
crépitement dans la cheminée me réchauffa un peu les membres. De nombreuses
toiles d’araignées pendaient çà et là, s’emparant des espaces que la poussière
omniprésente n’occupait pas.
Un soleil, aussi froid que mon coeur et mon corps, illuminait ce mois de
février. L’expatrié détailla chacun de mes actes et il me conforta dans ma quête. Il
me guida et me conseilla d’aller dîner chez Isabelle. Il prétendait que je ne courais
aucun risque à me rendre chez une jeune femme seule. Cela me surprit de sa part, il
me connaissait mal.
17 avril 2010 à 22h24 #152118XXVIII
Gilles et Sagol méditaient sur les résultats de l’autopsie. L’aspect croustillant
de l’affaire étant désormais évacué, ils réfléchissaient sur d’autres éléments. Le
corps de l’inconnue du campanile ne portait aucune trace de sévices. Ses ongles des
pieds et des mains laissaient supposer un entretien fréquent. Le légiste avait
d'ailleurs précisé qu’ils avaient fait l’objet de soins deux jours auparavant. Ils
envisagèrent de visiter les instituts de beauté vénitiens, mais ils émirent cette idée
sans grande conviction. Cette piste pouvait s’avérer pertinente seulement si la
victime habitait Venise ou si elle séjournait depuis plusieurs jours dans la lagune.
Une logique identique les amena à évoquer le bronzage intégral de la jeune
femme. Un tel hâle ne pouvait être obtenu que dans une cabine. Décidément, se
dirent les enquêteurs, les salons de soins corporels et d’esthétique bénéficiaient
d’une fréquentation assidue de « la geisha ». Après la découverte des boules dans
l’intimité de la victime, les Italiens l’avaient rapidement rebaptisée.
Sagol aimait les situations délicates, il se sentait bien là où les autres
commençaient à douter. La difficulté des enquêtes lui procurait un supplément
d’adrénaline et la pression augmentait ses capacités. Gilles appréciait également les
investigations difficiles, cela pimentait sa vie et il adorait cette facette de son métier.
Les deux gendarmes s’attaquaient à présent à un sacré plat de résistance et ils
venaient d’absorber la première bouchée. Il leur faudrait digérer tout le reste et
arriver à identifier la composition de l’assiette.
Le commandant Licci marmonnait dans un coin de la pièce, son
tempérament latin s’exprimait à travers ses gestes. Malgré ses mimiques, sa
perplexité se percevait aisément. Le brave homme donnait des ordres, mais dans
son for intérieur, il évoluait dans le brouillard le plus complet. Sa position de
meneur l’empêchait de reconnaître l’impuissance de ses services devant ce crime
insolite. Il faisait de grands moulinets avec ses mains, mais personne n’était dupe. Il
convenait de reprendre l’enquête depuis le début et de revoir certaines auditions.
Les recherches effectuées auprès du personnel des hôtels ne semblaient pas
satisfaisantes. Deux équipes différentes repartirent à zéro et entreprirent un travail
de fourmi. Licci ne comprenait pas. Il devait bien exister un garçon d’étage ou un
portier qui avait remarqué le comportement particulier de certains clients. Le retour
d’informations paraissait trop lisse pour être acceptable.
Le commandant mesura immédiatement le danger de son initiative. Il s’avéra
fin stratège et désamorça sur-le-champ la mine qu’il venait de poser. Il expliqua que
la permutation des groupes permettrait une approche différente et servirait la
recherche de la vérité. Afin de ne pas désavouer ses hommes, il confia aux anciens
le soin de recueillir des indices auprès des salons de beauté de la cité. Le chef se
révéla convaincant et chacun repartit plein d’espoir à la conquête de révélations
décisives.
Les deux Français se penchèrent de nouveau sur les photos du visage de
l’inconnue, scrutant les moindres détails. Gilles fit une remarque concernant les
oreilles de la femme blonde. Il remarqua l’absence de boucles malgré le double
piercing à chaque lobe. Ils épluchèrent le compte-rendu du légiste, aucun
commentaire ne faisait état de ce constat. Ils demandèrent au commandant Licci de
faire procéder à une expertise supplémentaire afin d’éclaircir ce point.
La réponse du responsable du service médico-légal intéressa vivement les
policiers. L’examen confirma ce que supposait Gilles, la victime portait souvent des
boucles et notamment peu avant son décès. Une question taraudait Licci et les
Français. Pour quelle raison n’arborait-elle pas ces bijoux ?
Sagol montrait des signes d’impatience. Le visage de cette femme lui semblait
familier, mais il n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans ses souvenirs. Il souffla à
Gilles qu’il se souvenait d’une émission de télévision. Ce dernier adhérait également
aux propos de son ami, cette blonde faisait très certainement partie du paysage
audiovisuel. Ils dressèrent l’inventaire des jolies plantes du petit écran, éliminèrent
quelques potiches, mais ne parvinrent pas à poser un nom sur l’inconnue du
campanile. Les deux hommes décidèrent d’employer les grands moyens. Ils
téléphonèrent à Paris et envoyèrent une photo par Internet.
Trois minutes plus tard, un cliché apparaissait sur l’ordinateur du
commandant Licci. Un article dans un journal du soir parlait d’Isabelle Rivet, la
jeune présentatrice pressentie pour animer une émission de téléréalité en prime
time. Elle ressemblait trait pour trait à la victime, « la geisha », comme la
surnommaient désormais les Italiens. Il s’agissait bien de la même personne et elle
portait des pendentifs aux oreilles. Gilles apporta l’entrefilet au commandant Licci
et le commenta. Ce dernier demanda aux deux hommes de faire procéder à des
analyses ADN de parents proches de la défunte.
Le lieutenant Gilles contacta la cellule de recherche et précisa que cette
opération devait être réalisée dans le plus grand secret et à l’insu de la famille. Les
gendarmes répondaient à ce type de demandes plusieurs fois par mois. Il suffisait
de récupérer un mégot ou une feuille de papier et le tour était joué. Gilles leur
adressa une autre requête, il désirait plusieurs photos montrant Isabelle Rivet avec
des boucles d’oreilles.
17 avril 2010 à 22h24 #152119XXIX
La geisha du campanile venait de révéler son identité aux enquêteurs. Il ne manquait que les résultats des tests ADN et un nom pourrait être inscrit sur le tiroir de la chambre mortuaire. Trente heures s’étaient écoulées entre le crime et la révélation de l’identité de la belle blonde. Licci et ses hommes ne perdirent pas leur temps. Le commandant savait que les énigmes policières se résolvaient dans les premiers jours ; chaque tour de cadran les éloignait de la découverte de la vérité. La notoriété médiatique d’Isabelle Rivet s’arrêtait aux frontières de l’hexagone. Ici, elle n’était qu’un cadavre rangé dans un casier en attendant de terminer dans un cimetière. Les Italiens voulaient temporiser le plus longtemps possible avant d’autoriser le transfert du corps en France. Ils pouvaient ainsi agir à leur guise. De plus, les autorités françaises n’avaient toujours pas formulé de demande de rapatriement. Un autre travail commençait. Les enquêteurs devaient à présent reconstituer les dernières heures de l’emploi du temps de la victime. Ils espéraient qu’elle figurait sur la liste des clients d’un hôtel, mais les policiers en doutaient. Les célébrités utilisaient rarement leur patronyme et se cachaient derrière des noms d’emprunt très ordinaires. Toutefois, Gilles obtint un renseignement intéressant concernant le compagnon d’Isabelle Rivet à Paris. Il se nommait Rodrigue Bonifay et accusait dix années de moins qu’elle. Ils s’étaient rencontrés sur un plateau de télévision où le pianiste virtuose avait témoigné de sa difficulté à s’insérer dans la société. Personne n’avait aperçu le jeune homme depuis le jeudi ou le vendredi précédent. Les enquêteurs apprécièrent ce détail. Il impliquait que si les amants étaient venus ensemble à Venise, ils étaient arrivés le vendredi ou le samedi matin. Ils décidèrent d’interroger le personnel des deux trains de nuit en question et de l’aéroport, la situation aisée de la victime lui permettait de voyager en avion. L’interrogation principale résidait sur le choix du lieu de séjour de la geisha. Dans quel hôtel avait-elle choisi de se poser ? Une synthèse s’avéra nécessaire afin de mettre de l’ordre dans la collecte d’informations. Le commandant Licci, en accord avec sa hiérarchie et les gendarmes, partagea le dossier en deux parties distinctes. Les recherches en Italie et plus particulièrement à Venise et dans la lagune et les investigations françaises, notamment à Paris, qu’il confia à Sagol et Gilles. Ces derniers effectuèrent leurs préparatifs et prirent congé de leurs confrères vénitiens. Néanmoins, leur séjour était seulement interrompu et non écourté. Ils reviendraient dès que l’affaire aurait livré son coupable et dévoilé tous ses secrets. Ils empruntèrent le même train que Rodrigue, vingt-quatre heures séparaient désormais les trois hommes. Le convoi se traîna dans la première partie du parcours, le manque de confort et d’hygiène agaça les deux amis. Par économie, probablement, le nettoyage des compartiments se révéla superficiel, des immondices jonchaient le sol çà et là, dans les moindres recoins. C’était souvent le lot des destinations prisées ou l’optimisation des moyens primait sur toute autre considération. Ils s’endormirent très tard, après avoir passé deux longues heures à récapituler les démarches à entreprendre dès leur arrivée. Lorsqu’ils poseraient un pied sur le quai, un dur labeur commencerait. Gilles déploierait les effectifs de la cellule de recherche et travaillerait en binôme avec son ancien chef devenu en la circonstance son subordonné. Ils ne fonctionnaient plus de façon hiérarchique, la complicité et l’efficacité les guidaient. Ils s’emploieraient à passer au crible la vie de la victime. Ils s’attendaient à quelques trouvailles, mais rien de nouveau ne pouvait les alarmer. Tous les deux en avaient tellement vu durant leur carrière, qu’ils ne s’égaraient pas sur un détail croustillant. Cela faisait partie des règles du jeu et donnait du piquant à leur métier. La rencontre des proches d’Isabelle Rivet devait permettre de cerner un peu mieux la personnalité de la colombine. L’enquête de voisinage et l’audition de ses fréquentations compléteraient les investigations des deux complices. Il faudrait aussi décortiquer les habitudes, bonnes et mauvaises, de la jeune femme. Rien ne devait laisser place au hasard, il convenait d’agir en spécialiste. En outre, le secret le plus absolu prévalait. Les deux hommes décidèrent de traiter cette affaire sans aucune aide. Cela s’avérait le meilleur moyen d’éviter les fuites. Ils allaient interroger les proches et les amis de la défunte sur ses comportements sexuels et ses déviances. Toutefois, ils tairaient la découverte des boules de geishas, qui ne devait pas ternir la mémoire de l’ex-icône des médias. Les deux gendarmes jugeaient parfois préférable d’enfouir certaines vérités sous des tonnes de mensonges.
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