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- 9 décembre 2010 à 14h14 #1431899 décembre 2010 à 14h14 #152891
« Ce n'est pas le but de la promenade qui est important, mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ». Deux phrases sibyllines pour débuter le récit de l’histoire de Mélanie…
En ce premier jour de février, les cloches de la chapelle du château sonnaient. Ce soir-là, un carillonneur virtuose se produisait en concert. Sur les toits de la vieille ville, les lumières projetaient une ombre blafarde. Un homme descendait le long d’un pan. Malgré son agilité, il avançait prudemment : les tuiles devenaient glissantes avec le givre, qui se posait sur les toitures.
La cité était belle sous le froid, la neige tant espérée tomberait dans la nuit et cela ferait le bonheur des vacanciers. Pendant un mois, ce serait le chassé croisé dans les stations, la zone A croiserait dans la vallée, la zone C, qui monterait vers l’or blanc, pendant que la zone B amortirait son forfait sur les pistes. Toute l’activité de la montagne serait suspendue aux nouvelles de la météo, avec une obsession : le taux de remplissage et l’enneigement du massif, l’un étant tributaire de l’autre.
L’homme sauta sur un balcon, il tira le battant d’un volet et disparut à l’intérieur d’un logement. Il posa son sac et refit le chemin inverse. Le clocher résonna de ses soixante-dix cloches dans le vieux quartier ; l’éclairage offrait une vue splendide sur tout l’édifice. Il y avait des effets de couleurs sur les tours, les façades illuminées ressemblaient à un décor de carte postale. Après dix minutes, le funambule réapparut avec un autre sac, qu’il posa dans l’appartement et repartit aussitôt. Il effectua cinq fois le même rituel. Au cinquième voyage, il ne ressortit pas.
Le maître achevait sa démonstration : le public conquis applaudit. (Il convient de dire que l’activité de carillonneur concertiste est difficile. Un carillon possède entre vingt-trois et soixante-treize cloches. Le musicien se doit d’apprivoiser le clavier d’abord. Il faut être un virtuose pour s’adapter à la diversité des instruments.) Les spectateurs enchantés entendirent des pièces de Menotti, Barber et Nino Rota. Ce fut un régal pour les oreilles.
La neige commençait à tomber. Les flocons pris dans les rais de lumière des projecteurs donnaient au lieu un aspect féerique. Les reflets cristallins se teintaient de nuances insoupçonnées. Le ciel décida d’offrir de la blancheur aux touristes des cimes. Il était vingt heures, les magasins avaient baissé les rideaux, seules subsistaient quelques vitrines éclairées.
Dans une masure située en contrebas sous le donjon du château, un homme transportait de gros sacs poubelle sur son dos. Il sortit de la vieille bâtisse et pénétra dans une maison rénovée par une entrée, qui donnait sur une arrière cour, à l’abri des regards indiscrets. Il ressortirait un peu plus tard, et disparaîtrait dans la nuit. La pellicule blanche effacerait ses pas.
Il neigea toute la nuit, les rues désertes étaient blanches. Centimètre après centimètre, l’hiver prenait ses quartiers. Au petit matin la couche se mesurait avec l’épaisseur des deux mains. Les employés municipaux faisaient la grève au sujet des heures supplémentaires. Il s’agissait d’un conflit larvé, qui se poursuivait depuis des mois. Avec cette chute qui survenait le week-end, il ne subsistait aucun espoir d’un déblayage des rues avant lundi.
Dans son appartement douillet à la périphérie des secteurs historiques, l’adjudant-chef Léo Sagol préparait le déjeuner pour son épouse. Il fêtait hier soir ses vingt ans de mariage. Sa femme avait porté son choix sur un restaurant branché pour célébrer leurs noces de porcelaine. Juliette et Léo dînèrent au « Gourmet Mandarin », l’anniversaire coïncidant cette année avec le Jour de l’An chinois. Léo aimait bien la cuisine exotique, mais il détestait les baguettes. Malgré des années de fréquentation assidue des restaurants asiatiques, il ne savait toujours pas se servir de ces fichus instruments longs et ronds. Pour faire plaisir à Juliette, il fit le pitre cinq minutes avec les rouleaux de printemps. La fourchette vint à la rescousse du maladroit. A l’occasion du nouvel an, le « Gourmet Mandarin » confectionnait un menu composé de neuf plats typiques. Bien sûr, les incontournables rouleaux de printemps, du porc laqué accompagné de riz au huit trésors (champignons, saucisses sèches, poulet, crevettes séchées et pousses de bambou), du poulet à l’écorce d’orange (plat originaire de la région du Sichuan), des beignets au sésame. Un vin s’imposait pour accorder la boisson aux mets délicieux, il fallait garder la saveur des épices, tout en apaisant l’agression pour un palais occidental. Léo, en connaisseur, proposa à son épouse un Gewürztraminer de derrière les fagots. A la fin du repas, il y eut un spectacle avec des dragons cracheurs de feu et des pétards furent allumés par des convives d’origine chinoise. Ce fut une soirée originale, les cracheurs de feu sortirent dans la rue devant l’établissement, c’était une scène surréaliste, les dragons rouges évoluant sur un tapis blanc.
Léo offrit deux cadeaux à son amour : un pendentif avec une opale et fit livrer un bouquet de vingt roses rouges. Madame Sagol, heureuse, adorait les cadeaux et son Léo avait fait fort ce soir là. La cloche de la chapelle sonnait minuit, lorsque le couple Sagol rentra chez lui, bras dessus bras dessous. Juliette se remémorait leur première rencontre. Léo lui demanda :
– A quoi penses-tu chérie ?
– A notre première rencontre Léo, tu t’en rappelles ?
– Oh oui ! C’était à la fête d’un village par chez nous, je ne me souviens plus du nom.
– Je peux te le dire, il s’agissait de Saint-Maurice, le soir du concours des menteurs.
– Je n’ai pas écouté les menteurs ce soir là ma mie, j’ai écouté mon cœur.
– Moi aussi, j’avais repéré un joli garçon et j’ai attendu tout l’après-midi avant qu’il ne vienne à moi.
– Tu ne me l’avais jamais dit, que tu m’avais remarqué !
– Un petit secret de femme, aujourd’hui après plus de vingt ans d’amour, je me confesse.
Ils s’embrassèrent, les flocons s’étaient posés sur les cheveux blonds de Juliette, et l’on pouvait dire, sans se tromper, que les yeux des époux ne brillaient pas à cause de la neige, mais grâce à leur amour.
Au réveil l’époux amoureux sortit acheter les croissants. Il connaissait une boulangerie où le pain cuisait à l’ancienne au feu de bois. Le dimanche il aimait sortir tôt le matin et déambuler par les ruelles vides. Le sol enneigé rajoutait une touche hivernale et mélancolique à son trajet. La boulangère, madame Liorant, une femme d’une cinquantaine d’années, un peu rondelette, trouvait toujours un mot gentil pour les habitués. Léo prit place dans la file, dès l’ouverture, le monde se bousculait dans le minuscule magasin.
– Bonjour monsieur Sagol, le bon Dieu est en train de dégivrer son congélateur. Qu’est-ce que je vous vends si tôt ?
– Comme d’habitude Madame Liorant, deux croissants pur beurre et un pain de campagne.
– Vous êtes taquin, mes croissants ne connaissent que le bon beurre. Vous donnerez le bonjour à Juliette.
– Ce sera fait, mes amitiés à Loïc. Au revoir messieurs dames.
– Bonne journée à vous Monsieur Sagol, mettez-vous au chaud.
Léo aimait bien ce contact chaleureux avec les commerçants du quartier. Il ratait rarement sa petite sucrerie du dimanche. Juliette monopolisant les autres jours de la semaine.
Dans les rues adjacentes à la boulangerie, des chats erraient en quête de nourriture. Ils rasaient les murs en évitant soigneusement de se mouiller les pattes dans la neige. De temps à autre, un mistigris plus hardi, ou chassé par ses congénères, se hasardait au milieu de la chaussée. Il fallait voir le spectacle de ces carnassiers peu habitués à ce genre d’exercice. La société des chats possédait en son sein toutes sortes d’individus. Les plus téméraires déambulaient, le port altier, sans craindre les passants et les frimas de l’hiver. D’autres plus timides se cachaient à la première alerte. Depuis l’aube, tous attendaient leur bienfaitrice. Il y avait là, la concentration d’une douzaine d’unités. Des anciens combattants disposés aux postes stratégiques guettaient l’arrivée d’une amie. Ils arboraient des cicatrices à faire pâlir les jeunes chatons, les oreilles raccourcies par quelque mâle belliqueux, le poil absent sur quelques centimètres, telles étaient leurs blessures de guerre. Aujourd’hui lorsque quelque bellâtre manifestait des intentions guerrières, ils battaient prudemment en retraite. L’expérience s’avérait mère de sûreté.
Au fil des minutes, la colonie s’impatienta, aucun subside n’arrivait. L’attente est longue quand il n’y a rien à se mettre sous la dent. Il neigeotait, les flocons retardataires rejoignaient le reste de la famille déjà installée sur le grand tapis blanc. S’égrenait le temps, des passants remarquèrent la troupe affamée. Certains se plaignaient de l’envahissement du quartier par ces hordes sauvages, et n’hésitaient pas à demander l’éradication de la colonie. Heureusement, d’autres étaient là pour vanter les bienfaits de la présence de ces amis de l’homme. Comme en politique, le peuple était partagé.
L’amie, la confidente des chats se nommait Mélanie Pralong. Cette vieille dame nourrissait les félins dans les ruelles autour de la cathédrale et du château. Elle habitait un appartement dans une maison construite au dix-huitième siècle. Mélanie était organisée, elle effectuait sa tournée avec une glacière, elle plaçait à l’intérieur des gamelles, un sac de croquettes et deux bouteilles d’eau. Elle récupérait les anciennes écuelles et les remplaçait par d’autres toutes propres. Elle se débrouillait pour disposer les récipients à l’abri des regards et des indélicats.
Il neigea encore dans l’après-midi et dans la nuit du dimanche. Dans les rues piétonnes, une couche d’au moins vingt-cinq centimètres recouvrait le pavé. A l’aplomb des bords de toiture, l’épaisseur était plus importante. Des habitants courageux dégageaient un passage devant leur porte. Il fallait bien, mettre cette neige quelque part, elle se retrouvait en tas quelques mètres plus loin, à côté des poubelles où rôdaient les chats affamés.
Les habitants de la vieille ville forment une communauté assez disparate dans laquelle on peut discerner quatre catégories principales :
– Les anciens qui sont la mémoire des lieux.
– Les jeunes couples qui viennent de se mettre en ménage.
– Les cadres supérieurs et commerçants aisés.
– Les marginaux.
Les anciens, occupent bien souvent un appartement depuis longtemps, dans la plupart des cas, il s’agit d’un héritage familial. Les parents et parfois les grands-parents habitaient déjà l’immeuble.
Les jeunes couples, apportent du sang neuf et de l’énergie au quartier, ils ont la folie de leur jeunesse. Ils sont venus là, parce que les parents ont un bien ici ou parce que les loyers sont plus abordables.
Les cadres supérieurs et les commerçants aisés, font partie des occupants les plus exigeants. Ils ont choisi d’habiter le secteur, pour des logements ayant un cachet historique, ils ont aménagé de grands espaces avec des poutres apparentes et se sont fait une spécialité dans le domaine de la décoration intérieure. Ils sont très attentifs à leur qualité de vie.
Les marginaux, squattent des masures abandonnées. Ils n’ont que de maigres moyens de survie, et sont souvent squelettiques, avec des tenues excentriques et provocantes. Ils sont souvent accompagnés de chiens et transportent avec eux un bric-à-brac digne de Zézette la femme du père Noël.
Tout ce beau monde cohabite dans une harmonie précaire. Mélanie, avec ses chats, fait le lien entre tous. Elle connaît chacun par son prénom et ne se préoccupe pas du pourquoi ni du comment des choses.
Plusieurs voisins s’étonnèrent de voir tous ces animaux en quête de pitance, la chose était inhabituelle. « La neige a dû perturber leurs habitudes», se disait Loïc Liorant le boulanger, en passant ce matin là vers trois heures pour aller au fournil. Il n’avait pas vu les félins aussi excités depuis longtemps. Même au plus fort de l’été ou à la saison des amours, ils ne se comportaient pas ainsi. Justine Coinon sortit vers cinq heures pour prendre son service à la gare SNCF, elle aussi remarqua une effervescence inaccoutumée. Elle croisa Clémentine Michaud qui lui en fit la remarque :
-les minets de Mélanie ont faim.
Un vieux matou, qui en avait vu bien d’autres, s’approcha de chez Riou le boucher. Nestor Riou était un homme massif, le visage rougeaud, aussi doux et aimable qu’il était rondouillard, il n’avait qu’une seule haine : les chats. La faim incitait le greffier à prendre des risques, il se rapprocha de la devanture.
Nestor raccompagna une cliente sur le pas de sa porte, lorsqu’il aperçut le gros minet, son sang ne fit qu’un tour, il prit la pelle et s’élança à la poursuite de l’intrus. Le sol gelé réussit mieux au fuyard qu’à son poursuivant, malgré le gros sel qu’il avait jeté sur tout le long du trottoir, ce dernier s’aplatit de tout son long sur le pavé verglacé à cet endroit.
Il fut impossible au boucher de se relever, il maudissait Mélanie et tous les chats de la création. Il dut se rendre à l’évidence : il s’était cassé quelque chose. Des voisins l’aidèrent à se relever, Il souffrait beaucoup de la jambe gauche au niveau du genou. Il arriva à rentrer dans son magasin sur une jambe, grâce aux épaules secourables de Loïc Liorant.
– Alors Nestor, tu te places dans le patinage artistique ? Lui lança Loïc.
– Suis pas d’humeur, la Mélanie avec ses bestioles, elle m’a « bousillé » la guibole.
– Et toi, avec ta phobie des « gros minets », tu voudrais les passer aussi sur le billot lui répondit le boulanger. Tu veux que j’appelle le toubib ?
– Y a pas le choix, prends le téléphone et appelle le docteur Sahuc. Je ne peux pas bouger de la chaise.
Nestor Riou était assis au milieu du magasin, il était cerné par des andouillettes, des jambons, des saucissons et quelques clientes curieuses, qui compatissaient à son malheur.
– Loïc, j’ai une faveur à te demander ce matin.
– Je t’écoute mon chaton.
– Arrête, tu me fais monter la tension. Ferme ma boutique s’il te plait.
– Mesdames, le blessé a besoin d’être seul avec moi, on ferme.
Les clientes parties, Loïc demanda à son ami s’il avait besoin d’un coussin pour sa jambe.
– Je ne la touche pas car elle me fait très mal au niveau du genou, j’ai probablement pété un ligament, et Sahuc qu’est-ce qu’il « branle » bon Dieu ?
– Allons, il n'y a pas plus de cinq minutes que le l’ai appelé, il a dit qu’il serait ici dans un quart d’heure !
– Oui, mais ça paraît long, dis donc t’as vu la Mélanie ces jours-ci ?
– Non, mais tu ne vas pas l’enguirlander pour ta course malheureuse au mistigris. C’est ta faute, t’as plus vingt ans mon vieux.
– Merci pour le vieux, toi tu as six ans de plus que moi l’ancêtre.
Le docteur Sahuc arriva enfin, il frappa à la porte, Loïc le fit pénétrer dans la boutique.
– Bonjour messieurs, petit accident de ski monsieur Riou ?
Le boucher grommela quelques mots.
– Ouais ! comme dit mon ami Loïc, j’ai patiné, et puis voilà !
– Bon, regardons ça. Vous avez mal où exactement ?
– Ici docteur.
Il désigna son genou. Sahuc remonta le pantalon du boucher et essaya de faire plier son articulation.
– C’est grave docteur ? demanda Nestor.
– Les radios le diront mon cher, mais je vous parie un rosbif que ce sont vos ligaments, qui ont fait les frais de vos exploits hivernaux. Il vous faut aller au service des urgences de l’hôpital.
– Mais docteur, je n’ai personne pour tenir la boucherie.
– Vous voyez bien que vous ne pouvez pas tenir debout mon pauvre. Il vous faudra trouver une autre solution.
Loïc émit une idée :
– Mon neveu pourrait te dépanner le matin, il sait désosser parce qu’il travaille chez un paysan qui commercialise ses bêtes en vente directe. Veux-tu que je l’appelle ?
– C’est pas de refus, car la boutique est pleine à craquer, ça me ferait une sacrée perte.
– Ne tardez pas pour aller à l’hôpital, car plus vous attendrez et plus compliqué sera le travail des médecins.
– Merci docteur et à bientôt.
– Au revoir monsieur Riou, au revoir monsieur Liorant.
Le docteur Jonas Sahuc avait pris tout naturellement la succession de son père, il y a une dizaine d’années. Ayant grandi dans le quartier, il en connaissait bien les habitants. Pour rien au monde il ne serait parti ailleurs, et ses patients le lui rendaient bien. C’était une grande famille. Il avait suggéré, à plusieurs reprises à l’ami Nestor, de faire un peu de régime afin de perdre du poids. Malgré les conseils, le boucher n’en faisait qu’à sa tête, surtout après le décès de son épouse partie en quelques semaines, d’un cancer du sein. Il assumait son veuvage depuis deux ans maintenant. Lui aussi, avait succédé à son père derrière l’étal, il prenait plaisir à dire que chez les Riou, c’était comme avec les archevêques, de père en fils.
Le docteur venait d’avoir quarante ans, il était l’époux comblé d’une irlandaise rencontrée lors d’un périple entre copains de l’autre côté de la Manche. Elle se prénommait Maureen et affichait cinq ans de moins que son époux. Ils adoraient leurs deux enfants, qui ne passaient pas inaperçus dans le quartier. Léa, rousse comme sa maman, venait de fêter ses sept ans, et Léo, son frère rouquin, six ans. On ne les voyait que rarement l’un sans l’autre. Maureen était traductrice pour une maison d’édition, ce qui lui permettait de travailler à domicile en s’occupant de ses enfants.
Mistigris le vieux matou, surveillait les alentours depuis un soupirail. Il distança sans difficulté le boucher, et rit bien dans ses moustaches, en voyant son ennemi s’étaler de tout son long sur le trottoir gelé. Dans sa fuite, le gros minet sortit ses crampons, toutes griffes dehors, il négocia son virage sur les chapeaux de roues. L’adversaire n’était pas de taille à le suivre. Alors, il s’arrêta un peu plus loin. Maintenant, il scrutait les allées et venues devant la boutique de l’éclopé. Il vit d’abord le boulanger, qui s’était porté au secours de Nestor, le brave homme donnait de temps à autre aux chats un morceau de jambon ou de pizza.
« Ca doit être grave » pensa-t-il.
Les vieilles, réfugiées dans la boutique, s’éclipsèrent un moment après et le docteur, rentra dans le magasin. Mistigris, curieux, aurait bien voulu voir à l’intérieur, mais Loïc baissa les rideaux rouges, spectacle terminé. Il vît ressortir Jonas avec son cartable et le compara à un écolier attardé ; c’est pas malheureux d’être si grand et d’avoir toujours un cartable. Ces humains étaient vraiment bizarres.
Au bout de la rue, un poteau amovible barrait l’accès à la rue piétonne. Une ambulance arriva, son gyrophare bleu tournant à plein régime. Le matou se disait que décidément, ce matin ne s’annonçait pas comme les autres. Le chauffeur avait un petit boîtier électronique, il l’actionna et le plot s’enfonça dans le sol. L’ambulance démarra lentement sur la neige verglacée, le crissement des pneus sur le pavé fit fuir deux de ses congénères. Du haut de son soupirail, Mistigris observa, les deux ambulanciers sortirent un chariot du véhicule. Deux minutes plus tard, le boucher apparut couché sur le brancard à roulettes. Les deux hommes eurent du mal à hisser sa carcasse à l’intérieur de l’ambulance ; il pesait son quintal le Nestor. La voiture fit demi-tour, le crissement des pneus fut désagréable aux oreilles du vieux combattant. Il rentra dans la cave.
Quelques minutes plus tard, le « raminagrobis » se posta sur son soupirail. La faim le tenaillait. Il avait perdu l’habitude de ne pas manger pendant plusieurs jours. Mélanie avait distribué les dernières croquettes vendredi matin, cela faisait plus de trois jours, ce n’était pas dans ses habitudes. Mistigris ne ronronnait plus, il ronchonnait après sa pourvoyeuse, en se demandant pour quelle raison elle ne venait pas le voir. Il aimait beaucoup la vieille dame. Il était l’un des rares à accepter ses caresses et à se frotter à ses jambes. Il réfléchissait : comment faire pour pallier à l’absence de nourriture ? « Il faudrait alerter les collègues, je vais provoquer une réunion de quartier. Nous irons en délégations devant les commerces, en espérant être entendus. » Le matou partit à la rencontre de ses amis. En quelques minutes, une trentaine d’individus se retrouvèrent devant la boulangerie Liorant.
Ginette Liorant, surprise par le nombre élevé de chats devant sa porte, en parlait avec ses clientes et clients. Il se passait quelque chose d’anormal dans le coin. Mistigris défilait en tête de cortège. Loïc fit un peu d’humour, il dit à une bigote :
-c’est encore une manif, un coup de la CGT, ils recrutent même les vieux matous retraités.
Ginette en conclut qu’ils avaient faim.
– Loïc, tu devrais aller voir s’il n’y a pas quelques déchets chez Nestor. Ça fait plusieurs jours que nous n’avons pas vu Mélanie, c’est pour ça que les chats sont là, ils veulent manger.
– J’y vais de ce pas.
Il revint un moment après, avec un seau et des petits morceaux de viande, qu’il jeta sur la neige.
– Je crois qu’on devrait aller chez madame Pralong, il ne faudrait pas qu’elle soit malade ?
– Vas-y Ginette, je garde la boulangerie et les chats.
– Entendu, à tout de suite Loïc.
Ginette la boulangère marchait doucement, elle n’aimait pas la neige et le verglas. La maison, où se trouvait l’appartement de Mélanie Pralong, se situait à deux cents mètres de la boulangerie. Elle poussa la lourde porte, alluma la minuterie et monta jusqu’au troisième et dernier étage, puis appuya sur la sonnette, aucune réponse, elle frappa avec ses poings sur la vieille porte en chêne, sans succès, pas âme qui vive de l’autre côté.
La boulangère battit en retraite et se dit qu’il fallait alerter les pompiers ou la police, elle allait en parler avec son mari.
De retour à l’échoppe, Ginette fit part de son inquiétude :
– Il y a un problème chez Mélanie, aucune réponse. Il faut faire quelque chose Loïc.
– j’appelle la police, dit Loïc.
2
Dès la deuxième sonnerie du téléphone, un interlocuteur se fit entendre.
– Gendarmerie je vous écoute ?
Loïc, malgré son expérience, se trouvait mal à l’aise au téléphone, et encore plus avec la maréchaussée.
– Oui bonjour, je vous appelle au sujet d’une voisine qui a disparu.
– Soyez plus précis s’il vous plaît monsieur, donnez-moi votre nom, votre adresse et l’identité de la personne disparue.
– Je suis Loïc Liorant, je tiens la boulangerie située rue du vieux marché, et ma voisine, madame Mélanie Pralong, ne donne pas signe de vie depuis jeudi ou vendredi passés. Elle habite au douze bis, rue du Carillon au troisième étage.
– Quelqu’un est-il allé frapper à sa porte ?
– Oui, mon épouse arrive de là-bas, elle n’a eu aucune réponse.
– Nous venons avec un serrurier et les pompiers monsieur Liorant.
– Merci bien à tout à l’heure.
– Voilà Ginette, ils envoient le plombier, le pompier et le policier.
– Rien que ça, tu te fous de moi Loïc ?
– Un peu, en réalité le gendarme m’a dit, qu’ils venaient avec un serrurier et les pompiers. Ça ne me dit rien de bon cette affaire !
– Oui j’ai peur pour Mélanie, elle a peut-être été victime d’un malaise. Pourtant elle a un boîtier fourni par la mairie pour appeler au cas où.
– Ginette, ne te fais pas du sang inutilement, nous serons fixés dans un petit moment. En attendant, les chats se sont régalés avec les déchets de Nestor.
– Tu as vu le vieux tout gris, on aurait cru que c’était lui le meneur de la bande, je crois que c’est le préféré de Mélanie. Elle dit toujours qu’il lui donne la température du quartier. Lorsque tout va bien, il ronronne dans ses jambes, à la première alerte, il se planque et ne réapparaît que si le danger est écarté, un sage celui-là.
Depuis un gros quart d’heure, les époux Liorant conversaient sur le sort de Nestor et l’absence de la vieille dame. Des clientes bavardes se mêlaient à la conversation. Elles avaient un avis sur tout, Ginette faisait un effort pour ne contrarier personne. Les croissants étaient presque tous vendus, Loïc décida de faire une petite fournée pour les clients qui se levaient tard, il était onze heures, le carillon de la chapelle venait de sonner.
Un véhicule de gendarmerie franchit le plot qui séparait la zone piétonne de la zone ouverte à la circulation routière. Une ambulance avec deux pompiers en uniforme se rangea derrière leur voiture, un autre homme descendit de celle-ci. Deux gendarmes poussèrent la porte de la boulangerie :
– Bonjour, Monsieur Liorant s’il vous plait ?
– Bonjour, mon mari est au fournil, je l’appelle. Loïc, c’est les gendarmes, tu viens.
– Je viens, tu sortiras les croissants dans dix minutes Ginette.
– Pas de soucis, j’y penserai.
– Messieurs bonjour, je vous emmène chez madame Pralong. Sa rue est étroite, il vaudrait mieux laisser un véhicule ici et ne venir qu’avec l’ambulance.
Les gendarmes acquiescèrent.
Loïc ouvrait la marche, les deux gendarmes et le serrurier en civil suivaient. Mistigris, de son soupirail, regarda passer le groupe, pas normal tout ça se disait-il.
Le boulanger poussa vigoureusement la porte d’entrée en chêne massif, les battants chargés d’histoire cédèrent à la poussée. Combien d’amours clandestines se sont scellées sous son porche centenaire, combien de petits trafics à l’ombre des regards. Si elle pouvait parler, elle en aurait à faire des confidences ! La minuterie, ancienne elle aussi, faisait un bruit de métronome.
Le petit groupe arriva sur le palier du troisième étage. Chacun retenait son souffle pour ne pas émettre un son. Loïc frappa à la porte. Sans réponse, il tapa de nouveau et donna de la voix pour appeler Mélanie.
Un gendarme prit le relais :
– Madame Pralong, ouvrez-nous gendarmerie nationale, nous allons procéder à l’ouverture de votre serrure dans une minute.
Il n’y eut pas de réponse, le seul son perceptible, était celui de la minuterie, la lumière s’éteignit et le tic-tac avec. Le boulanger appuya sur le bouton, le serrurier s’approcha de la fente, il l’examina et sortit de la poche de son veston un trousseau de clés. Il possédait là, de quoi ouvrir toutes les portes de la ville. Il tâtonna quelques minutes, enfin, il crocheta le loquet et la porte céda.
Mistigris, n’aimait pas les gens en uniforme. Il se souvenait, il y a quelques années, de la descente dans le quartier d’une équipe de pompiers qui captura bon nombre de ses amis. Il ne s’en sortit que grâce à sa parfaite connaissance des coins et recoins du secteur. Il perdit à cette occasion beaucoup de camarades. Quelques-uns revinrent traumatisés par l’expérience. Ils étaient mutilés dans leur fierté de mâle. Le vieux matou, prit sous sa coupe les malheureux eunuques. Il se montrait attentif envers les jeunes de la tribu, il s’agissait d’informer la jeunesse des risques encourus. Séduits par quelque jolie minette, certains paradaient sans retenue, il corrigeait souvent ces imprudents.
Les ruelles n’étaient pas toujours sûres, il fallait souvent ruser avec des chiens belliqueux, qui tentaient de prendre possession du pavé. Alors la troupe s’organisait pour bouter l’intrus hors du périmètre.
La vie de chat n’était pas de tout repos, pour survivre dans cette jungle quotidienne, il fallait une bonne acuité visuelle, de bons réflexes, de la diplomatie et un sens aigu de l’anticipation. Mistigris hérita ses dons de sa mère, une vaillante chatte de gouttière qui lui apporta une solide éducation. Il gardait de cette enfance un souvenir ému, lorsque tout petit, avec ses frères et sœurs, il se blottissait contre sa mère en buvant le lait maternel. Elle lui fit connaître tous les lieux stratégiques et l’intégra à la communauté. Aujourd’hui c’était lui le patriarche qui transmettait le flambeau.
Le soupirail d’accès à son logis, se trouvait au milieu de son territoire. La ruelle qui passait devant, montait au château et se terminait sur la place de la chapelle. Dans l’autre sens, c’était le coin des commerces, avec la boucherie de Nestor et la boulangerie des époux Liorant. Sur la droite, une ruelle mal pavée, partait en direction du théâtre, Mistigris aimait bien ce passage qui s’appelait « rue des promises » ; la légende disait que c’était par-là qu’arrivaient les cortèges des futures épouses, qui grimpaient vers la chapelle pour convoler en justes noces. Avec le temps, l’histoire s’était enjolivée, il n’en subsistait de nos jours qu’un conte romantique.
A quelques mètres à gauche, se trouvait la maison de Mélanie, celle qui l’avait lâchement laissé tomber depuis plusieurs jours. Quand il vit les cinq hommes, accompagnant Loïc, entrer dans le couloir de la maison de sa pourvoyeuse, le vieux greffier ne se douta pas de la suite des événements. Il préféra quitter son repaire et longer les murs en direction du square où se trouvait l’école maternelle. Il grimpa dans un gros marronnier; d’où il avait une vue plongeante alentours, car il adorait dominer la situation. Il savait qu’avec les années, bientôt il ne pourrait plus grimper, aussi, savourait-il ces moments de solitude sur les branches centenaires.
Mistigris, voyait les enfants s’amuser dans la cour où il y avait des petites cabanes en bois, un bac à sable et même un petit toboggan.
Des bambins regardaient parfois dans sa direction, ils lui faisaient des signes et ça lui réchauffait le cœur. Parmi eux, les gentils et les méchants se comptaient en nombre égal.
A la fin de l’été pendant la saison des marrons, il évitait de se balader vers le parc, car des garnements jetaient les projectiles sur les animaux qui passaient. Une fois, il en avait reçu un dans l’œil qui lui avait laissé une vilaine blessure à la paupière, au millimètre près, il aurait été borgne.
Aujourd’hui, il avait été prudent pour grimper dans son observatoire. Il n'y avait pas de neige sur le tronc, mais beaucoup sur la ramure. Il s’était blotti sur une fourche protégée par une grosse branche.
Dans la cour, les élèves, équipés de blousons et d’anoraks multicolores, fabriquaient un bonhomme de neige. Ils en profitaient pour se lancer des boules dans un joyeux tintamarre. Les maîtresses restaient attentives, car la neige dure est toujours dangereuse, les boules sont une arme redoutable lorsqu’elles sont bien tassées.
Par temps chaud, notre vieux guerrier, aimait à se promener au milieu de la verdure, car il y faisait frais.
Les chats n’étaient pas souvent les bienvenus en cet endroit fréquenté par toutes sortes de personnages.
Les plus gentils, les amoureux, minaudaient sur les bancs à l’abri du public. L’amour ne se donnait pas en spectacle, il se vivait.
Il y avait des vieilles dames, un peu comme Mélanie, mais elles choisissaient pour confidents les pigeons. Elles apportaient des croûtes de pain et des graines, rien à mettre sous la dent d’un gros minet.
Le danger le plus fréquent ici, c’étaient les clochards, enfin pas eux mais leurs chiens, des vagabonds qui dormaient à même le sol, sous les frondaisons avec une meute à leurs basques.
Mistigris évitait ces gueux, il ne leur trouvait ni classe, ni éducation. Il n’avait pas peur des mendiants et de leurs esclaves chiens, mais il préférait les ignorer et faire un détour. Il se disait que le choix des dérivations faisait gagner du temps et du souffle.
Seul Dudule, le clochard unijambiste, trouvait grâce à ses yeux. Il l’estimait moins poivrot que les autres, lui il n’avait pas de chien, il donnait même des croquettes quand il possédait trois sous ! Il adorait être entouré de ses copains les chats. Il se posait par terre et allongeait sa jambe de bois. En distribuant ses friandises, il racontait des histoires, Mistigris, écoutait religieusement les souvenirs de Dudule du temps où il sautait sur ses deux membres ; il lui répondait en miaulant affectueusement, entre bêtes, ils se comprenaient ! Dès les premiers froids, Dudule prenait ses quartiers d’hiver. Il se repliait dans la zone industrielle vers les hypermarchés.
Une odeur nauséabonde surprit les intervenants qui se bouchèrent les narines. Loïc marmonna que c’étaient les effluves de la mort. Dans le vestibule, quelques paires de patins étaient disposées, mais personne ne prit soin de s’en servir. Le parquet ciré brillait, et un parfum d’encaustique parvenait à se faire sentir parmi les autres émanations. Ils comprirent dès l’ouverture de la porte ce qui les attendait… Ce n’était pas la première fois qu’ils officiaient chez une personne âgée seule. De nos jours, la société s’étant individualisée, le noyau familial se révèle quasi inexistant, les anciens finissent bien souvent leur parcours dans une solitude extrême. Au bout du couloir se trouvait la réponse à leurs interrogations.
Les gendarmes firent rapidement leurs recommandations : ne rien toucher et ne rien déplacer. Une porte vitrée, avec des rideaux en broderie, permettait d’accéder à la salle à manger. L’huis était juste poussé et l’un des hommes fut pris de nausées en pénétrant dans la pièce, les autres eurent des hauts le cœur. La température élevée dans l’appartement ne facilitait pas les choses. Comme beaucoup de vieilles personnes, Mélanie ne se trouvait bien qu’autour de vingt-cinq degrés. Loïc aperçut madame Pralong le premier, elle semblait dormir recroquevillée au fond d’un rocking-chair. Il ne tenta pas de l’appeler, il savait qu’elle ne lui répondrait pas. La vieille dame dormait de son dernier sommeil, et tout dans la disposition des lieux paraissait bizarre.
Les pompiers s’approchèrent de la malheureuse. Ils avaient anticipé et se retrouvèrent les seuls à s’être protégés de l’odeur qui régnait dans l’atmosphère confinée de la pièce. Un des jeunes sapeurs se retourna en direction des gendarmes et bouscula légèrement un globe terrestre posé sur un guéridon.
– Vous avez vu, elle a deux chats sur les genoux !
Le gendarme Chopard lui répondit :
– Oui mais ils ne risquent pas de nous griffer, ils sont morts aussi.
Loïc ajouta :
– Morts et empaillés.
Le teint cireux de la défunte laissait supposer qu’elle était décédée depuis plusieurs jours. Les cinq hommes se sentaient mal à l’aise. Hardy, prit son téléphone portable et appela la brigade.
– Allô ! Ici Hardy, passez-moi le bureau des enquêtes !
– Gendarme Gilles, j’écoute ?
– Salut Gilles, c’est Hardy. Nous avons du boulot pour vous. Nous sommes au douze bis, rue du Carillon au troisième étage… une dame âgée avec une mise en scène digne d’Alfred Hitchcock.
– Ne bougez pas, nous arrivons. A tout de suite.
– Nos collègues enquêteurs sont en route ; ils vont prendre le relais.
Chopard s’adressa aux pompiers :
– Désolé, les gars, je crois que vous allez devoir attendre le feu vert des enquêteurs avant d’évacuer Madame Pralong.
Loïc n’en croyait pas ses yeux, il n’avait jamais vu ce décor lors de ses précédentes visites chez Mélanie. Les deux chats empaillés, positionnés sur les genoux de la défunte, regardaient dans une autre direction ; il se demandait ce que cette mise en scène signifiait.
Il essaya d’apprécier l’angle de vue des greffiers. Il n’y avait qu’un guéridon avec une mappemonde posée dessus et dans le prolongement une fenêtre avec des rideaux brodés. Lorsque les volets étaient ouverts, la vue donnait sur la chapelle du château. Actuellement, toutes les ouvertures donnant sur l’extérieur étaient closes.
Méticuleuse, la vieille dame ne laissait rien dépasser d’un poil dans l’ordonnancement de son logis. La dentelle semblait avoir sa préférence, en plus des rideaux, des napperons sur les guéridons, les tables basses et sur la grande table de la salle à manger, le chemin de table. Une évidence s’imposait, la dentelle dominait le décor.
Une lumière diaphane éclairait la pièce.
Le groupe s’était maintenant un peu habitué à l’odeur. Ils regardaient tout autour d’eux, il régnait dans cet appartement une drôle d’atmosphère. Le plus retourné, était le boulanger, il avait côtoyé pendant de nombreuses années Mélanie, et il aurait payé cher pour ne pas se trouver devant ce rocking-chair aujourd’hui.
Tout était d’une propreté remarquable dans l’appartement, les meubles cirés et la poussière quasi inexistante, Mélanie devait avoir certainement une femme de ménage, car à son âge elle n’aurait pu entretenir avec autant d’opiniâtreté.
Hardy demanda à tout le monde de sortir sur le seuil. Nous attendrons ici ce sera plus facile pour nous. Le serrurier avait envie de quitter les lieux au plus vite, il se hasarda à demander si ces messieurs avaient encore besoin de lui. Chopard le remercia et lui signifia qu’il pouvait disposer. Les hommes discutaient sur le palier. Loïc n’avait pas le cœur à la causette. Habitués à des situations macabres, ils essayaient de parler d’autre chose. L’horloge de la chapelle sonna la demie, Chopard regarda sa montre ; il était onze heures trente. Ses collègues n’allaient plus tarder.
Sur son marronnier, Mistigris, entendit d’abord le son des cloches du carillon, ensuite dans la cour de l’école maternelle une sonnerie se mit à retentir.
Devant le portail vert pomme, les mamans attendaient leur progéniture.
Le chat voulait descendre de son perchoir, mais la prudence lui conseillait d’attendre la sortie des classes et le départ des enfants avec leurs parents. Les bambins sortirent, quelques-uns s’amusaient avec le bonhomme de neige dans la cour, il s’agissait de ceux qui mangeaient à la cantine.
Chopard s’adressa à ses compagnons :
– Avez-vous vu les meubles, ce n’est pas du toc !
Hardy lui répondit qu’il était impressionné par la qualité du mobilier et que c’était certainement d’époque.
– Oui, et parfaitement entretenu, cette vieille dame possédait un goût certain pour le mobilier ancien, ajouta l’un des pompiers.
– Ce qui est remarquable, c’est la table Louis XV avec les chaises, reprit Chopard.
Pour tuer le temps, ils passèrent en revue le mobilier du salon, outre la table et les six chaises, un vaisselier avec des assiettes en porcelaine représentant des scènes de la vie quotidienne au dix-huitième siècle, attisa leur curiosité. Il y avait aussi deux tables basses et des guéridons. En face, se trouvait une bibliothèque avec de nombreux ouvrages.
Loïc leur dit que ce n’était pas surprenant car Mélanie, professeur retraité, possédait une grande culture. Lui, chamboulé par ce qu’il venait de voir, ne s’était pas trop attardé sur les détails, hormis les deux chats posés sur les genoux de madame Pralong.
Mistigris, descendu de son arbre, longeait les murs en direction de son soupirail, il espérait rencontrer sa bienfaitrice. Chemin faisant, il fit une étrange rencontre : arrivé à hauteur du douze bis, rue du Carillon, il croisa deux hommes en uniforme avec chacun une valise à la main, qui ne prêtèrent aucune attention à ce vieux raminagrobis. Il accéléra l’allure pour se faufiler au plus vite à l’abri.
Il trouva que ce matin, Mélanie recevait beaucoup de visiteurs, et surtout des inconnus. Il se demanda si son amie n’était pas malade. D’autant que le docteur Sahuc fit son apparition à l’autre extrémité de la rue. De mémoire de chat, jamais autant de monde ne circula à la fois, dans la montée d’escalier de l’immeuble de Mélanie. « Ce n’est pas normal tout ça » se disait il ! et il se décida à aller voir d’un peu plus près la situation. Il traversa la rue, longea la façade de la maison pendant quelques mètres et s’engouffra dans une ouverture au ras de la chaussée. Le matou connaissait un chemin donnant accès au couloir sans être vu. Il voulait satisfaire sa curiosité, sans pour autant éveiller celle de tout ce monde, réuni chez son amie.
9 décembre 2010 à 14h19 #1528923
Sagol et Gilles arrivèrent essoufflés au troisième étage. Un comité d’accueil les attendait sur le palier. Les deux enquêteurs saluèrent les pompiers et leurs collègues.
Sagol s’adressa à Loïc :
– Alors monsieur Liorant, mauvaise journée ?
– Comme vous dites monsieur Sagol, je préfère vous rencontrer au magasin !
Gilles serra la main du boulanger et lui demanda s’il avait remarqué quelque chose de particulier.
Loïc répondit qu’il n’avait pas eu le goût à s’attarder sur les détails dans la pièce où gisait Mélanie Pralong.
Mistigris réussit à se faufiler par la cave et monta en direction du troisième étage, la curiosité prenant le dessus sur la crainte. Les visiteurs discutaient sur le palier, personne ne prêta attention à lui. Il réussit à pénétrer dans l’appartement en se glissant sous les tables et les guéridons. A force de ruse, il arriva au pied du rocking-chair, il renifla tout de suite l’odeur de la mort, et il se frotta une dernière fois contre les jambes de sa bienfaitrice.
Chopard rentra avec Sagol et Gilles, il remarqua la présence de l’intrus et essaya de le coincer. Mistigris fit le gros dos et cracha comme aux plus beaux jours lorsqu’il intimidait un autre mâle pour conserver une conquête vaillamment gagnée. Les gendarmes, ne bougèrent plus et laissèrent s’esquiver le vieux guerrier, la prudence s'imposait.
Hardy et Chopard firent un bref résumé de la situation. Sagol remercia les hommes présents sur les lieux, et commença à examiner le corps sans vie de Mélanie.
Le docteur Sahuc se présenta à son tour, il était le médecin traitant de Mélanie. Il ausculta très brièvement la dépouille de son ex-patiente, et signifia à Sagol son refus de délivrer le permis d’inhumer, car il subodorait qu’il s’agissait d’un crime. C’était un acte de routine de la part du praticien, car compte-tenu de la mise en scène macabre, tout concourait à penser depuis le début qu’il s'agissait d’un crime. Il restait maintenant à autopsier le corps et à trouver des éléments permettant de démasquer l’assassin de la vieille dame.
Après avoir discuté deux minutes avec les gendarmes, le docteur prit congé des hommes présents. Au bas de l’immeuble, il croisa Mistigris qui surveillait la montée d’escalier.
Le chat s’apprêtait à prévenir ses congénères du destin tragique de leur bienfaitrice. A présent, il faudrait s’organiser autrement pour la pitance quotidienne. Cette situation risquait de voir renaître des tensions dans le groupe, dont il assurait la cohésion. Il envisageait bien une solution provisoire, celle de squatter devant la boulangerie, mais le site se révélait dangereux, le boucher n’étant pas très coopératif.
Mistigris pensait au bon vieux temps, il faudrait de nouveau se mettre à chasser les souris et les oiseaux, mais il n’était plus aussi leste, il risquait de perdre un peu de son prestige à la chasse.
Les deux enquêteurs sortirent cinq minutes pour respirer, dans la demeure, l’odeur du corps qui commençait à se décomposer devenait plus que désagréable. Certains avait des nausées, rien qu’en regardant dans la direction du salon. Après une bonne bouffée d’air frais, ils retournèrent au travail.
Gilles examina les deux félins posés sur les genoux de la défunte. Le premier possédait un pelage blanc et roux au poil court et raide, le second gros matou ressemblait à un fauve à la fourrure sombre et tachetée. Les deux animaux étaient empaillés, et il les photographia avant de les retirer des genoux de la morte.
Le chef procéda aux relevés d’empreintes, il venait de terminer sa besogne tout autour de la fenêtre, et il décida d’ouvrir les volets afin de donner plus de lumière dans la pièce.
Avec davantage de clarté, les visiteurs eurent droit à un spectacle peu banal : de nombreux chats étaient disséminés dans le salon. Sagol connaissait très mal les différentes espèces, mais il repéra trois autres félins. Il y avait un chat gris, probablement de gouttière, disposé sur un guéridon à la droite de Mélanie. Un autre trônait en haut d’un buffet, il se distinguait par un poil roux très long. Gilles en détecta bien d’autres, dans les pièces de l’appartement, au total, ils en découvrirent trente-deux ! ce qui les plongea dans un abîme de perplexité. Dans sa carrière, déjà longue, Sagol ne s’était jamais trouvé confronté à un cas semblable.
Gilles réalisa un grand nombre de clichés avec l’appareil numérique, aucun félidé n’était semblable à un autre. Il existait probablement plusieurs animaux de même race, mais aucun n’affichait la même robe, le poil variait, tantôt blanc, tantôt roux, parfois noir et même chamarré. Il pensa qu’il fallait être sacrément tordu pour procéder à un tel jeu de piste !
Sagol cherchait la signification de cette mise en scène. A ce stade des investigations, aucune piste n’apparaissait. Il faudrait attendre les résultats de l’autopsie et des prélèvements. Il demanda aux pompiers d’évacuer le corps vers la morgue de l’hôpital, il prit soin de vérifier les vêtements et les bijoux que portait la victime, il se chargerait de contacter le légiste. Pour l’instant, l’appartement faisait l’objet de toute son attention. Il trouva des traces de pas dans chaque pièce, alors que Mélanie possédait une réputation de maniaque de la propreté, le ménage était fait régulièrement et elle ne se déplaçait qu’avec des patins.
Lorsque les pompiers arrivèrent au rez-de-chaussée avec le brancard, ils furent entourés d’une trentaine de chats. Les félins arboraient tous un air triste et aucune demande n’émanait de leur part, leur amie dans son linceul bénéficiait d’un cortège insolite. Mistigris se porta en tête de la troupe, il tenait à cet hommage posthume.
Les pompiers emmenèrent la dépouille vers l’hôpital. En route, ils firent quelques commentaires sur la matinée insolite qu’ils venaient de vivre. Ils s'en souviendraient longtemps, impressionnés par l’omniprésence du chat dans cette affaire.
– Tu as vu Dédé tous ces matous qui faisaient une haie d’honneur à notre colis !
– Ouais ! C’est pas banal, et toi Jeannot, toutes ces bestioles empaillées, il doit être «loufdingue» le criminel !
– C’est bizarre tout ça, j’espère qu’ils vont trouver, sinon nous n’avons pas fini de faire le taxi pour vieille dame.
Les deux collègues continuaient de fouiller méticuleusement le lieu du crime, comme à leur habitude, les deux hommes prenaient des notes. Chacun possédait sa méthode, Sagol, adepte des petits carnets, notait ses observations et aussi ses idées. Gilles, quant à lui, utilisait un dictaphone et consignait tout en paroles.
Le chef posa des questions au boulanger, ce dernier connaissait la victime depuis de longues années, et Loïc ne voyait pas d’ennemis à la vieille dame car elle sympathisait avec tout le monde. Chacun savait qu’elle s’occupait des chats du quartier et n’y trouvait rien à redire, en dehors du boucher… Cela permettait de canaliser la zone d’occupation des félins et de limiter leur prolifération.
Après quelques questions, il dit à Loïc que c’était l’heure d’aller déjeuner et s’il avait besoin d’autres précisions, qu’il connaissait très bien l’adresse, sur ce, Loïc salua les quatre gendarmes et descendit les étages, exténué. L’atmosphère des lieux du crime et l’amitié qui liait la pauvre Mélanie aux époux Liorant avaient usé psychologiquement le brave homme.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le quartier. Ginette confirma son statut de brave femme, très bavarde. Chaque habitué de la boulangerie eut droit à sa minute de récit. Elle expliquait à chacun que son amie venait d'être assassinée, et ce qui devait arriver, arriva !, le colportage de la rumeur commença ! Il fallait voir comment, une banale phrase formulée au comptoir du magasin, devînt tout autre chose en circulant dans la bouche de plusieurs colporteurs. C’est un poison qui tue lentement et dont les victimes ne peuvent se débarrasser.
Loïc insista longuement auprès de son épouse pour qu’elle ne s’exprime pas sur le sujet, à la demande de Sagol. Rien n’y fît et le chiffre d’affaires augmenta sensiblement ce jour-là. Certains, allant même prétendre qu'un chat se trouvait être l'exécuteur de Madame Pralong ! La fin tragique de la vieille dame s'accommoda à toutes les sauces.
Le chef et ses acolytes s’affairaient à la recherche du moindre indice. La pêche ne se révéla pas très fructueuse. Gilles qui adorait la lecture, regardait avec attention les ouvrages de la bibliothèque. Il trouva là, tous les classiques de sa jeunesse, Zola côtoyait Balzac, lui-même à côté de Montesquieu, sans oublier Pascal, Homère, Platon, Confucius et quelques autres. En de meilleures circonstances, les rayonnages de Mélanie auraient participé au bonheur du rat de bibliothèque qu’était Gilles.
Il était presque treize heures, lorsque les enquêteurs partirent se restaurer au mess. Sagol reviendrait après le repas avec Gilles, il signifia à Hardy et Chopard qu’ils pourraient se mettre à la disposition de la brigade l’après-midi.
Lors du repas, les quatre hommes firent le point sur le meurtre. Sagol reconnaissait volontiers qu’il n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Toutes ces bestioles lui donnaient le tournis, à part l’acte d’un déséquilibré, il ne comprenait pas les motivations du tueur. Il savait d’expérience, que trouver le mobile, c’était découvrir l’assassin. Gilles, entre deux bouchées, se hasarda à formuler des hypothèses, il pensait à quelqu’un qui aurait de la haine envers les chats. Il faudrait creuser dans cette direction.
– Oui mon cher ! et savoir pourquoi il n’y en a pas un de semblable, il va falloir potasser sur les espèces. J’ai un ami qui élève des persans et qui participe à de nombreux concours, il a gagné un nombre impressionnant de trophées. Je crois qu’il nous sera d’une aide précieuse.
Hardy demanda aux autres, s’ils avaient remarqué les propos de Liorant concernant la mise en place par la municipalité, d’un service d’assistance aux personnes âgées.
– Bien vu, je vous félicite Hardy car j’ai bien pris de nombreuses notes, mais là, j’étais passé à côté, ce n’est pas bon de trop bien connaître les témoins, car on a tendance à se relâcher et vous voyez comme on peut zapper une information importante !
Le gendarme Hardy renchérit, en précisant que le boulanger déclara que Mélanie possédait un petit boîtier, qu’elle mettait toujours autour du cou en cas de besoin qu’il suffisait d’appuyer dessus pour déclencher l’intervention des services compétents.
Gilles certifia qu’il n’avait vu nulle part ce boîtier, il le connaissait, l’ayant déjà vu auprès d’autres personnes âgées.
Sagol trancha la question, ils allaient le chercher dans l’appartement après le repas.
Le maire, qui venait de quitter le gouvernement après avoir été ministre de la famille et des personnes âgées, choisit sa ville pour expérimenter un service d’alerte et d’assistance aux aînés souffrant de handicaps. L’opération se révélait un véritable succès, et d’autres communes partout en France se ralliaient au système. La mairie, venait d'obtenir des prix défiant toute concurrence, sur les boîtiers qui se trouvaient reliés à un central par GPS. Sitôt l’alerte déclenchée, le signal localisait le détenteur du boîtier. Suivant le lieu, domicile ou extérieur, un coup de fil de contrôle était donné pour vérifier la nécessité d’une intervention. Ce système, dont bénéficiait près de trois cent cinquante heureux élus, avait permis de sauver six vies et d’intervenir sur une agression au cours des six derniers mois.
De retour rue du Carillon, Sagol et Gilles reprirent la fouille méthodique de l’appartement. Ils ne trouvèrent pas le boîtier « ange gardien » que portait habituellement la défunte.
Mistigris et ses compagnons, erraient telles des âmes en peine dans les ruelles du vieux quartier. La disparition de Mélanie perturbait beaucoup l’organisation de la colonie. A n’en pas douter, il y aurait des tensions et des scissions dans le groupe. Certains jeunes souhaitaient s’affranchir de la tutelle de l'ancêtre. Il y eut inévitablement deux clans, les anciens regroupés sous la bannière de Mistigris, et les jeunes sous la houlette d’un fougueux chat surnommé Rouqui. Celui-là, se disaient les vétérans, c’est un fier-à-bras, il mène ses amis dans l’impasse. A force de parader, les habitants du quartier, irascibles, se ligueront contre nous, expliquait le vieux matou. Rien n’y faisait, la rupture consommée, il ne restait qu’à constater les dégâts.
Comme les hommes, face à la disparition d’un élément fédérateur, les chats se retrouvaient à la croisée des chemins. Fallait-il jouer la modération et se rallier à Mistigris, ou bien choisir la modernité et le risque avec Rouqui ? La question posée, méritait réflexion.
Mistigris savait depuis longtemps, que ce jour viendrait, mais comme tout un chacun, il pensa que ce moment arriverait bien assez tôt. Aujourd’hui, il se trouvait au pied du mur. Comment résoudre cette crise majeure dans la colonie, sans voir couler le sang ? La garde rapprochée du vieux sage, opta pour la négociation. Dans l’autre camp, quelques extrémistes se déclarèrent prêts à en découdre. Ils s’étaient persuadés qu’ils trouveraient une place de choix dans la nouvelle hiérarchie qui se mettrait en place. Malheureusement, il y aurait plus de perdants que de gagnants.
Rouqui proposa d’emblée un combat des chefs.
Mistigris savait qu’à ce jeu-là, il ne sortirait pas vainqueur, sa vieille carcasse ne résisterait pas aux assauts fougueux de son jeune rival. Il allait ruser et user de toutes ses qualités de fin stratège.
Sur les conseils de ses amis, le vieux matou, proposa une trêve de trois jours qui permettrait d'assumer le deuil de Mélanie et de s’organiser. Il fut décidé de partager le territoire en deux parties, les jeunes occuperaient la partie située autour de la boulangerie et de la boucherie du Nestor. Cette concession n’était pas anodine, Mistigris misait sur le retour rapide du boucher, qui risquait de perturber la tactique de Rouqui. Le blessé n’hésiterait pas à chasser les félins et même à faire intervenir la brigade spécialisée.
La tribu se sépara, chaque camp réunissait une quinzaine d’éléments. Le doyen semblait satisfait du partage, le territoire proche de la maison de la défunte demeurait sous sa coupe. Il ne restait plus qu’à espérer le faux pas de l’adversaire.
En milieu d’après-midi, Riou rentra chez lui, il portait un plâtre, qui immobilisait toute sa jambe gauche, mais il pouvait poser quand même le pied par terre, avec ses béquilles. Loïc l’accueillit à bras ouverts. Lorsque Nestor aperçut le groupe de Rouqui, qui traînait autour de sa boutique, son sang ne fit qu’un tour, il se dirigea vers le téléphone. Illico, il appela la mairie et expliqua qu’il s’était fait mal ce matin à cause d’un chat, et que depuis, il y en avait toute une ribambelle devant chez lui. Comme il n’était pas d’humeur à plaisanter, il ajouta qu’en bon citoyen, il payait des impôts et qu’en retour, il attendait d’être débarrassé de ce fléau.
Un peu plus d’une demi-heure plus tard, le fourgon blanc de l’équipe municipale fit son apparition dans le vieux quartier. Quatre hommes équipés comme des cosmonautes descendirent du véhicule et se déployèrent selon une technique bien rodée. En quelques minutes, huit raminagrobis furent capturés. Rouqui, tout penaud, se réfugia dans le secteur du clan de l'ancêtre. Il fut reçu sans animosité, mais dut faire allégeance au plus vite. Le vieux matou eut le triomphe modeste, il ne pensait pas que sa stratégie réussirait aussi vite.
Tout danger n’étant pas écarté, il convenait d’être particulièrement vigilant et surtout de ne pas se présenter en groupe devant la boutique du dit Nestor. Mistigris espérait que les huit malheureux capturés seraient relâchés au plus tôt, ils risquaient d’être châtrés avant de pouvoir revenir, c’était la dure loi du milieu.
Après avoir absorbé rapidement un café, Sagol et Gilles, revinrent sur les lieux du crime. La neige gelée crissait sous leurs pas. Un froid vif les saisissait. La météo annonça encore des chutes de neige pour les jours à venir. Les deux hommes observèrent avec soin la cage d’escalier. Ils ne décelèrent aucune effraction, ce qui laissait supposer que l’assassin soit entré et sorti par les portes. Les chutes importantes du week-end effacèrent toutes traces. La tâche s’annonçait ardue, ils ne savaient pas s’il existait plusieurs jeux de clés. Il fallait trouver la femme de ménage de la vieille dame.
Puis ils fouillèrent l’appartement à la recherche d’une erreur de la part du criminel. Gilles était intrigué par la disposition des animaux sur les guéridons et les meubles.
– Chef, avez-vous remarqué la façon dont les chats sont posés ?
– Oui, ils regardent tous vers le rocking-chair.
– Pas d’accord chef, il faudrait prendre les mesures au laser.
– Vous avez raison Gilles, il y a là un élément qui nous a échappé ce matin.
Sagol sortit une lampe laser de sa valise de travail. Il mit la torche devant le museau de chaque matou. Ils scrutaient attentivement la ligne du rayon de lumière.
– Mon cher, vous avez soulevé un lièvre intéressant, chaque bestiole fixe la mappemonde sur ce guéridon. Il nous faut voir sur quel pays est dirigé le rai.
– Il s'agit de la Chine et plus précisément la ville de Xian.
– Qu’y a-t-il de particulier dans cette ville Gilles ?
– Oh ! La principale attraction, si je puis m'exprimer ainsi, est le site qui abrite l’armée enterrée de soldats en terre cuite, il y en a près de sept mille.
– Il y a aussi des chats dans ce bled ?
– Je ne crois pas, mais je ne suis pas sinologue.
– Il va falloir se documenter sur le sujet et rapidement, je compte sur vous Gilles.
– Merci, vous pourrez me payer le voyage sur place, rien ne vaut l’immersion !
– Je sens un peu d’ironie dans votre réponse, je vais vous proposer un voyage d’étude auprès de l’ambassade de Chine, ce sera déjà un début !
Ils étaient bien perplexes, quel rôle jouait la Chine dans ce dossier ? tous ces chats de toutes les couleurs, il s'agissait à n’en pas douter d'un jeu macabre, auquel se livrait l’assassin. Sagol se rendait bien compte, qu’il manquait des pièces au puzzle. A ce stade de l’enquête, il pataugeait sans se douter que les éléments du casse-tête se trouvaient à quelques mètres de lui.
Gilles, quant à lui, fit un parallèle entre la Chine, la ville de Xian et un livre de la bibliothèque de Mélanie, il s’agissait des pensées de Confucius. Là non plus, rien de folichon, le sage chinois n’apportait rien de neuf à l’histoire. L’adjoint de Sagol réfléchit, et se dit que le mieux, serait qu’il se rende dès le lendemain à la médiathèque consulter les ouvrages traitant de la Chine et de la fameuse ville. Il lancerait également dès le soir même une recherche sur internet. L’outil était fabuleux et permettait surtout de gagner un temps précieux, les informations étaient tout simplement disponibles, à portée de clic.
Luisa Da Cruz se présenta à seize heures à l’appartement de Madame Pralong. C’était une petite femme brune d’une cinquantaine d’année. Elle venait après le week-end faire deux heures de ménage chez Mélanie. Elle fut surprise de trouver la porte entrouverte, et bien davantage lorsqu’elle aperçut les gendarmes en uniforme. Sagol vint à sa rencontre. Luisa, tétanisée, compris qu’il s’était passé quelque chose d’anormal.
– Bonjour, vous venez voir Madame Pralong demanda Sagol ?
– Oui ! Je suis sa femme de ménage, elle n’est pas là ma patronne ?
– J’ai une mauvaise nouvelle, elle est décédée ce week-end.
– Morte ! madame est morte ! pourquoi elle est morte ?
Sagol la laissa sangloter et lui dit qu’ils solliciteraient son aide pour les besoins de l’enquête. Le regard de Luisa se posa sur les chats :
– Madame a mis toutes ces bêtes ici, c’est bizarre !
Gilles lui demanda si elle avait vu les félins avant ?
– Non, je les ai jamais vus ici, c’est nouveau !
Sagol reprit la main :
– Dites-moi quel est votre nom et votre adresse s’il vous plait.
– Je m’appelle Luisa Da Cruz, j’habite à un kilomètre d’ici, impasse des saules.
– Vous venez plusieurs fois par semaine je suppose ?
– Oui, je viens le lundi de seize heures à dix-huit heures, le mercredi de quatorze heures à seize heures et le vendredi de quinze heures à dix-sept heures.
– Vous êtes donc venue vendredi trente et un janvier ?
– Bien sûr, comme d’habitude !
– Avez-vous remarqué quelque chose de particulier, Mélanie attendait-elle quelqu’un ?
– Elle était la même que la dernière fois, elle avait acheté des croquettes pour les chats, et elle est sortie avec moi pour donner à manger aux animaux dans la rue.
– Vous avez un jeu de clés je suppose ? Savez-vous combien de jeux possédait votre employeur Madame ?
– J’en ai un, ma patronne un et il y en a un de pendu derrière la porte d’entrée, je vais vous montrer. Luisa fit trois pas dans le couloir, et s’exclama : il n’y est plus !
– A qui Madame Pralong donnait-elle ce jeu ?
– A personne, il pouvait servir en cas de dépannage uniquement.
Gilles :
– Connaissez-vous des personnes qui venaient rendre visite à votre patronne ?
– Peu de gens montaient jusqu'ici, je me rappelle la semaine dernière, j’ai rencontré Madame Dercourt de la SPA. J’avais terminé le ménage, et je l’ai croisée dans l’escalier. C’était mercredi.
– D’autres personnes Madame Da Cruz ?
– Je ne crois pas.
Sagol :
– Vous êtes mariée madame ?
– Oui, mon mari s’appelle José, en ce moment il est au pays, ses parents sont malades, et il est allé régler des problèmes.
– Quels genres de problèmes ?
– Il a un frère qui voudrait faire construire sur un terrain des parents, il a besoin de la signature de mon mari.
– De quelle région êtes vous originaire ?
– Nous venons d’un petit village à côté de Fatima au Portugal.
– Merci Madame Da Cruz. Je crois que je ne vous embêterais pas davantage aujourd’hui.
– Je vous rends les clés monsieur.
– Je m’appelle Sagol, je vous remercie.
– Au revoir messieurs, j’oubliais de vous demander le jour et l’heure de l’enterrement ?
– Je ne le sais pas encore, mais ce sera affiché à la chapelle et madame Liorant mettra un petit mot à la boulangerie je pense.
– Merci beaucoup.
Les deux gendarmes l’écartèrent aussitôt de la liste des suspects, trop spontanée et très affectée par la disparition de Mélanie.
Luisa descendit lentement les trois étages, elle sanglotait, elle venait de mettre fin, contre sa volonté, à une collaboration de près de dix ans avec la défunte. Arrivée dans la rue, elle remonta son écharpe sur son visage, le froid la protégerait des regards indiscrets. Elle croisa Mistigris vers le soupirail, lui aussi ressentait une grande mélancolie. La mort en hiver est bien plus triste à vivre, à la grisaille des cœurs, s’ajoutant celle des cieux.
Ils s’affairèrent encore pendant près d’une heure et demie. Le globe terrestre et les trente-deux chats revenaient de manière obsessionnelle dans leur esprit. La signification de cette mise en scène macabre les interpellait. Quel message l’assassin voulait-il délivrer ? Sagol décida d’en finir avec l’atmosphère pesante de l’appartement de la victime. Il sollicita Gilles pour voir la direction que son adjoint souhaitait emprunter.
Tout comme son supérieur, il n’osait avancer une hypothèse. Il privilégiait bien sûr la piste chinoise, mais ne voulait pas aller trop vite en besogne.
D’un commun accord, les enquêteurs rangèrent leur matériel d’investigation dans leurs mallettes respectives. Sagol apposa les scellés, il ne pensait pas revenir de sitôt rue du Carillon. Ils firent le trajet jusqu’à la brigade à pied. Il faisait nuit et les lumières de la vieille ville illuminaient les demeures. Un spectacle magnifique s'offrait à eux, la municipalité avait consenti un effort important pour la mise en valeur nocturne des lieux. Sur la butte, le château et sa chapelle brillaient particulièrement. Les jeux de lumières donnaient encore plus de beauté aux vieilles pierres. L’été, des spectacles « son et lumière » qui retraçaient la période médiévale, réjouissaient les spectateurs, c’était devenu très tendance ce retour vers l’époque des Seigneurs.
9 décembre 2010 à 14h21 #1528934
Mardi quatre février, il neigeait depuis le milieu de la nuit et de gros flocons envahirent la ville.
Sagol et Gilles se retrouvèrent dans un bureau de la brigade. Ils firent le point sur l’affaire Pralong, comme il convenait de l’appeler.
Un constat s’imposait : la neige n’était pas l’alliée des enquêteurs, elle effaçait les traces extérieures. A l’intérieur, il y avait bien quelques empreintes, qui furent soumises au fichier central sans grand succès, au premier passage. Ensuite, il faudrait approfondir les recherches et cela prendrait un peu de temps.
Les gendarmes décidèrent de rendre visite à madame Germaine Dercourt, présidente de la SPA locale. Le refuge se trouvait à l’extérieur de la cité. Une riche héritière avait fait don de son domaine dans les années cinquante, mais la propriété se délabrait à grande vitesse, car l’association fonctionnait toujours, avec des moyens limités.
Ils s’engagèrent dans un chemin enneigé, Gilles faisait des prouesses au volant pour ne pas s’embourber.
Sur les arbres centenaires, le contraste entre la blancheur des cristaux et l’écorce sombre rappelait un paysage à la « Hitchcock »,il ne manquait que les corbeaux. Deux ou trois embardées plus tard, ils se garèrent devant l’entrée du domaine. Quelques escaliers amenaient les visiteurs au perron, une lourde porte en bois vermoulu en fermait l’entrée.
Sagol actionna une poignée reliée par un câble à une cloche intérieure. La sonnerie provoqua des effets divers. Tout d’abord, l’aboiement des chiens, ils devaient être dans un local derrière la grande masure. Un chien en appelant un autre, un concert ininterrompu se mit en place. Le deuxième effet fut l’ouverture de la porte par une gâche mécanique. Ils pénétrèrent dans le couloir, et avancèrent dans un hall d’entrée immense , dénudé, au carrelage en damier noir et blanc, brisé en de nombreux endroits. Le lieu paraissait sinistre. Une dame arriva par une porte située sous l’escalier central.
– Bonjour messieurs, que puis-je pour vous ?
– Bonjour madame, je suis l’adjudant-chef Sagol et voici mon adjoint le gendarme Gilles, nous voudrions parler à Madame Dercourt !
– C’est moi-même, je vous écoute.
– Nous venons vous voir au sujet de Madame Pralong.
– Ah ! Ma chère Mélanie, a-t-elle fait un hold-up ?
– Malheureusement pour elle, je ne pense pas qu’elle ait envisagé ce genre d’activité.
– Venez dans le bureau, nous serons plus à l’aise messieurs.
Madame Dercourt portait allègrement ses soixante-quinze ans. La silhouette droite, les cheveux teints d’un blond couleur de blé mur. Le maquillage était un peu excessif au goût des deux hommes. Cette femme, à n’en point douter, était une bourgeoise. « Il conviendra de s’exprimer avec délicatesse et doigté » se dit Léo.
La pièce minuscule située sous l’escalier abritait un bureau, qui n’était plus de première jeunesse. Germaine Dercourt prit place dans un fauteuil en cuir d’une couleur indéfinie. Les accoudoirs étaient élimés et de la mousse sortait d’un trou béant. Ils s’installèrent sur deux chaises en formica. Tout ce mobilier provenait de matériel de récupération. Sagol comprit, en voyant un petit radiateur électrique, la raison de l’exiguïté du bureau : le chauffage ! La SPA ne roulant pas sur l’or, la présidente s’était installée dans un local facile à chauffer pour un coût moindre.
Elle fit preuve de patience, à aucun moment elle ne posa de question sur le véritable but de la visite des gendarmes. C’était une femme d’expérience qui possédait une longue pratique de l’humanité. Elle attendrait le moment opportun pour les interroger.
Sagol commença par un tour d’horizon de l’activité du refuge.
– Parlez-moi donc de l’activité et de vos animaux?
– Nous sommes une dizaine de bénévoles et nous avons une capacité d’accueil de trente cinq chats et soixante chiens. L’essentiel de nos ressources provient de dons et de legs. La municipalité nous verse aussi une petite subvention, mais nous souhaiterions qu’elle prenne à sa charge l’entretien de tous les bâtiments; ceci fait partie d’une longue histoire et je crains que de mon vivant aucune solution ne soit trouvée.
Gilles :
– Combien avez-vous d’animaux actuellement ?
– Le refuge est toujours plein, et en été nous sommes à l’identique des prisons, en sureffectif.
– Que faites-vous dans ces cas là ? demanda le chef.
– Nous pratiquons l’euthanasie, la mort dans l’âme messieurs ! En cette saison, aucun animal n’est exécuté, certains malchanceux restent de nombreuses semaines chez nous, par contre, chacun trouve un maître. En juillet et août, ce n’est pas le cas, il est très difficile de faire adopter les animaux les plus vieux ou souffrant d’infirmités.
Sagol voulait savoir si la défunte gravitait dans le cercle des intimes de Germaine Dercourt.
– Madame Pralong vient souvent vous rendre visite ?
– Mélanie n’a pas de moyen de locomotion, alors je lui rends visite. Je déguste son excellent thé de Chine tous les quinze jours, d’ailleurs nous avons passé un moment ensemble vendredi dernier.
– Madame Dercourt, j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous annoncer !
– Je vous écoute.
– Votre amie a été découverte morte dans son appartement, il s’agit d’un meurtre.
– Ce n’est pas Dieu possible, je l’ai vue vendredi, elle était en pleine forme !
– Vous comprenez la raison qui nous amène vers vous aujourd’hui, nous avons besoin de votre collaboration. Vous avez peut-être vu ou entendu quelque chose, qui nous mettrait sur la piste de l’assassin. Paraissait-elle préoccupée vendredi ?
– Nous avons bien discuté de tout et de rien et Mélanie a fait preuve de sa gaieté habituelle. Je n’ai rien remarqué de particulier, et puis vous savez, en dehors de ses chats elle n’avait pas d’autre passion !
Gilles :
– Justement je voudrais vous parler d’eux. Avez-vous eu des plaintes de la part de vos usagers : des disparitions inexpliquées par exemple.
– Bien sûr, il y a le problème des chasseurs, mais ni plus ni moins que les autres années.
– Vous a-t-on signalé la disparition de félins de race ?
– Oui, j’ai une amie qui a eu à déplorer la disparition d’un persan roux et d’un siamois. Ce qui paraît surprenant d’autant que ces animaux étaient très habitués à leur maîtresse. Etant châtrés, ils ne s’éloignaient jamais. Il est rarissime qu’un chat de race soit abandonné. La rareté les protège.
– Quand ont eu lieu ces disparitions?
– Il y a environ trois mois.
– Pouvez-vous nous fournir les coordonnées de votre amie ? il est possible que son témoignage nous intéresse !
– Il s’agit de madame De Lucinges, elle a sa propriété route du col de Crusol, c’est le domaine sur la droite au pied de la colline.
Sagol considéra avoir fait le tour du sujet, il fixa Gilles, tellement habitués l’un à l’autre, d’un seul regard, ils se comprenaient.
– Madame Dercourt, je vous remercie des renseignements que vous nous avez communiqués. Je ne manquerai pas de faire appel à vos compétences si le besoin s’en fait sentir.
– C’est tout naturel monsieur Sagol, connaissez-vous la date des obsèques ?
– Pas encore, mais je pense que le chanoine de la chapelle du château pourra vous en dire plus d’ici vingt-quatre heures.
Elle les raccompagna sur le perron, la neige tombait avec encore plus de vigueur. Gilles aurait encore à réaliser des prouesses pour sortir du chemin d’accès.
De retour en ville, non sans difficulté, les deux gendarmes décidèrent de s’accorder une demi-journée pour méditer en solitaire. Gilles irait à la médiathèque, pendant que Sagol consulterait les affaires criminelles impliquant des animaux ou la Chine. Il convinrent de faire le bilan le lendemain matin dès huit heures.
La médiathèque Louis Aragon, située dans le quartier des halles, surgissait tel un paquebot au milieu de la place. C’était la fierté de l’équipe municipale actuelle, elle consentait un effort important dans le domaine de la culture. Gilles montra sa carte, ce qui lui évita d’avoir à régler l’entrée. Afin de filtrer l’accès, il fallait être abonné ou bien payer un droit d’entrée de cinq euros, ce qui s’avérait dissuasif.
L’enquêteur se dirigea tout d’abord au rayon animaux. Il ne savait pas trop ce qu’il cherchait, il consulta des livres sur les différentes espèces de chats. Les ouvrages se révélaient tous passionnants, mais notre homme n’avait pas la fibre, il s’en tenait aux termes techniques. Il remarqua tout de même des éléments pouvant lui permettre d’avancer dans la recherche de la vérité. Il en découvrit deux, peu répandues dans notre pays, et comme par hasard, il s’agissait des deux chats disposés sur les genoux de Mélanie, lors de la découverte macabre. En effet, un chat roux et blanc à poil ras ressemblant en tous points au « Wirehair » était posé sur la jambe droite de feue madame Pralong. Gilles craignait de se tromper, car l’ouvrage précisait qu’il n’existait que vingt-deux spécimens répertoriés à ce jour et qu’ils se trouvaient tous aux Etats-Unis et au Canada. Il se distinguait par son poil court et raide : résultat d’une anomalie génétique. Il faudrait vérifier si le pelage de l’animal incriminé n’avait pas été traité avec un produit, afin de lui donner cet aspect.
Le deuxième félin présentait des similitudes avec l’espèce américaine « Ocicat », ce chat d’allure massive ressemblait à un fauve. En France, on ne connaissait aucun élevage à ce jour. L’enquêteur consulta d’autres ouvrages afin de noter les références des meilleurs connaisseurs dans ce domaine. Le spécialiste incontestable se nommait Ernest Lapébie, professeur vétérinaire de renom, spécialisé dans la recherche sur les origines et les croisements des félidés, il faisait autorité en la matière. Retraité de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort, il s’était retiré dans l’Aveyron, à Conques.
Gilles se dirigea vers la division « Orient » : le rayon de la Chine lui tendait les bras. Il se trouva face à une profusion d’ouvrages. En homme organisé, il chercha les livres concernant la ville de Xian et sa région. Il apprit que la cité, vieille de plus de trois mille ans, avait été jadis la capitale sous douze dynasties. Cette ville était le point de départ de la mythique route de la soie. Il y avait aussi de nombreux livres sur l’armée enterrée, des milliers de soldats en terre cuite d’une hauteur de deux mètres environ. L’empereur Qin fit construire la reproduction pour se protéger dans l’au-delà. L’armée était si bien cachée, qu’elle ne fut découverte qu’en mille neuf cent soixante-quatorze.
L’homme était perplexe, la contrée devait sa renommée à la découverte de l’armée enfouie et des nombreux tumulus abritant les tombeaux dans la campagne environnante.
Gilles lut aussi qu’il existait une variété de riz, uniquement cultivée dans les rizières de Xian. La zone de culture étant minuscule, trouver celui-ci hors de la région de production relevait d’un pari insensé. Hormis ces découvertes, tout était sans grand intérêt pour l’enquête.
Il était seize heures trente, lorsque l’adjoint de Sagol sortit du complexe « Louis Aragon », il avait recueilli des éléments dont il ferait part à son chef le lendemain matin.
Il se motiva pour continuer ses recherches sur internet, et passa un long moment à surfer sur le web. Les résultats de ses investigations se recoupèrent avec les données collectées à la médiathèque.
Il éteignit l’ordinateur et regarda la neige tomber dans la nuit. Les flocons, sous la lumière du lampadaire, tournoyaient comme des insectes, attirés par la lueur et qui se brûlent les ailes au contact des lampes. Il sortit du bureau en se disant que demain serait un autre jour.
Ce matin-là, le thermomètre indiquait moins cinq degrés. Les deux collègues burent le café au bar proche de la caserne. Deux habitués faisaient leurs commentaires matinaux au comptoir. Tout y passa, le laxisme envers la jeunesse, la hausse des prix, le chômage et la télévision, sans oublier la politique et le sport.
Sagol aimait bien prendre son café du matin dans cette gargote, il savourait avec délectation les propos des clients. Certains méritaient le détour. Nul besoin de voyager, ici on refaisait le monde entre deux verres.
Gilles apprécia un peu moins que son chef, il trouva certains propos déplacés, parfois racistes et machistes.
Quelques minutes plus tard, les deux hommes s’installèrent dans un bureau, ils apposèrent un panonceau « ne pas déranger », ils souhaitaient récapituler le dossier tranquillement sans être importunés, pendant qu’ils échangeraient leurs idées et les résultats des premières investigations. Ils avouèrent volontiers qu’ils ne possédaient pas grand-chose à se mettre sous la dent.
Ils utilisaient la même méthode, sur un mur, ils disposèrent un tableau blanc, Gilles prit un feutre noir et une éponge pour effacer et à chaque échange avec le chef, il notait :
– Mélanie Pralong, quatre vingt-deux ans, morte probablement par strangulation, donnait à manger à tous les matous du quartier.
– Trente-deux chats empaillés disposés dans l’appartement au troisième et dernier
étage.
– L’assassin est entré et sorti par la porte principale, il a emporté un jeu de clés.
– Les chats regardaient tous en direction d’une mappemonde sise sur un guéridon, le
point de convergence étant la ville de Xian en Chine. Il n’y a aucun animal identique.
– La victime connue et appréciée dans son quartier faisait l’unanimité.
– Il y a un parc et des clochards à proximité ainsi qu’un squat occupé par de jeunes drogués.
– La neige est tombée à plusieurs reprises au cours du week-end, effaçant les traces
éventuelles. Il manque aussi le boîtier d’appel d’urgence. Il pourrait être un allié précieux si jamais il se trouvait connecté. Les dernières personnes à l’avoir vu vivante sont Germaine Dercourt, présidente de la SPA, et Luisa Da Cruz, la femme de ménage. Les deux chats retrouvés sur les genoux de la défunte sont d’espèces rares « Wirehair et Ocicat », il n’existe aucun élevage en France.
– Eh bien mon ami ! Nous avons quand même plusieurs éléments intéressants. Je
crois que la solution de l’énigme ne peut venir que des animaux, affirma Sagol.
– Je suis de votre avis chef, aussi j’ai noté les coordonnées du grand spécialiste en la matière, qui se nomme Ernest Lapébie et réside dans le département de l’Aveyron.
– Gilles, vous êtes incorrigible, n’avez-vous pas plus près à me proposer ?
– Nous pourrions mettre son audition en attente et voir d’abord Madame de Lucinges.
– Oui, nous allons commencer par ce qui est proche, après la châtelaine, nous enquêterons auprès des taxidermistes et je voudrais un relevé des communications téléphoniques, échangées depuis l’appartement de Mélanie dans les trente jours précédant le meurtre. Sans oublier l’enquête de voisinage bien entendu, enfin la routine Gilles !
– Je m’y emploie dès maintenant.
– D’accord mon cher, mais nous allons d’abord visiter notre « aristo chatte », vous m’avez compris ma langue a fourché, je voulais dire « aristocrate ».
La demeure familiale de madame de Lucinges se situait à trois kilomètres à l’extérieur de la ville. Le château, de style Renaissance, reposait sur un tumulus entouré d’un méandre de la rivière. La propriété appartenait à la famille depuis le quinzième siècle. Un aïeul de l’actuelle propriétaire, fit la campagne d’Italie sous la bannière de Charles VIII, il franchit le Montgenèvre en septembre mille quatre cent quatre-vingt-quatorze et reçu en récompense le titre de baron et le domaine y attenant.
De nos jours, le site est rattrapé par l’urbanisation galopante. Au début du vingtième siècle, les terres de la baronnie se trouvaient à huit kilomètres du centre de la cité. Les municipalités successives n’ont eu de cesse de grappiller du terrain pour élargir les murs de la ville.
Gardien d’un passé qui faisait la fierté de madame de Lucinges, le château avait fière allure malgré ces amputations successives, il veillait sur la vallée. La neige qui recouvrait de son manteau blanc la campagne environnante apportait une luminosité qui embellissait l’édifice. Avec un peu d’imagination et en remontant le temps de plusieurs siècles, nous aurions pu croiser François Ier et Léonard de Vinci.
Le véhicule Peugeot, ayant à son bord le chef et son adjoint, s’engagea sur la voie verglacée qui montait jusqu’à la demeure, et ce qui devait arriver arriva ! A la sortie d’un virage, ils abordèrent un petit raidillon, puis Gilles fit une fausse manœuvre et le moteur de la berline cala. Sans élan, il leur fut impossible d’aller plus loin avec la voiture. Ils terminèrent la balade à pied, Sagol maugréait après le sort, il n’aimait pas beaucoup la topographie des lieux et n’avait qu’un choix restreint : soit il se déplaçait sur la chaussée au risque de se rompre le cou sur une plaque de glace, ou alors, il évoluait sur le bas-côté en s’enfonçant dans la couche de neige accumulée sur les bordures. Il choisit le bord du chemin, et chaque fois qu’il s’enfonçait, il maudissait tous les chats de la création. Gilles, qui connaissait bien le caractère de son chef, suivait deux pas derrière et surtout ne faisait aucun commentaire. Ils mirent quelques minutes pour parcourir environ quatre cents mètres.
Majestueuse, la tour du donjon toisait les hommes qui se présentèrent devant l’entrée principale. Une concession au modernisme n’échappa point à Sagol, une caméra de surveillance était installée au-dessus du porche, juste sous un blason, il pensa à juste titre qu’il s’agissait des armoiries de la famille. Sur le mur de droite, il y avait un petit boîtier avec un clavier et un haut-parleur. Sagol appuya brièvement sur un bouton, une voix féminine nasillarde répondit :
– Bonjour, que désirez-vous ?
– Bonjour madame, gendarmerie nationale, nous venons de la part de madame
Dercourt, j’ai appelé madame de Lucinges en fin de matinée.
– Je vous ouvre messieurs.
Le lourd portail de fer forgé coulissa, ils s’engagèrent sous le porche et après quelques pas, furent dans la cour d’honneur recouverte de neige. Sur les côtés, un sentier d’accès permettait d’atteindre l’escalier extérieur. Ils n’étaient pas très sûrs de leurs mouvements, ils étaient prudents, sur ce sol pavé et malgré un salage conséquent.
Chantal de Lucinges attendait sur le perron. C’était une belle femme, elle portait bien ses cinquante ans, mais les deux hommes, sous le charme, auraient diminué d’au moins dix ans l’âge de la baronne. Grande, les cheveux châtains retombant sur les épaules et dans le cou, le regard chaleureux de ses grands yeux verts captivait. Elle souriait en s’approchant d’eux.
– Ce n’est pas le meilleur moment pour nous rendre visite, je vous en prie entrez vite.
– Je vous remercie madame, je suis l’adjudant-chef Sagol, et voici mon adjoint le gendarme Gilles.
– Bienvenue au domaine, messieurs. Nous allons nous installer au salon, il y fait plus chaud et nous serons plus à l’aise. Puis-je vous proposer une boisson chaude ? Thé ou café ?
– Avec plaisir Madame, deux cafés s’il vous plait.
– Je vous abandonne deux secondes, vous pouvez regarder les tableaux en m’attendant.
Chantal de Lucinges sortit par un passage situé dans un renfoncement de la pièce. La porte était recouverte de cuir et de gros clous carrés en fer forgé. Un canapé et quatre fauteuils en cuir fauve de style anglais, étaient disposés en arc de cercle autour de l’âtre.
Gilles admirait la cheminée où brûlaient de grosses bûches. Une grille protégeait des escarbilles les meubles et tapis. Sur le manteau de celle-ci, le même blason que celui du porche de l’entrée attira l’œil des deux hommes. Les armoiries gravées de la baronnie représentaient une louve allaitant un dragon, un poisson, un aigle et un agneau. Gilles fut surpris de voir cohabiter ces cinq animaux.
Madame De Lucinges revint avec une desserte à roulettes, elle avait disposé une cafetière, des tasses, du sucre et quelques biscuits.
Sagol, installé confortablement dans un fauteuil, n’avait pas bougé pendant l’absence de la maîtresse de maison. Gilles, rejoignit lui aussi un siège.
L’hôtesse remplit les trois tasses et s’assit sur le bord d’un canapé.
– Monsieur Gilles, je vois que notre blason vous intrigue ?
– Je ne peux rien vous cacher madame.
– Nous évoquons une vieille et longue histoire. En résumé, il s’agit d’une allégorie, la louve représentant une de mes aïeules, le dragon s’identifie au feu donc à la force, le poisson représente l’eau et l’habileté, l’aigle domine le ciel, nous lui attribuons la clairvoyance, l’agneau point besoin de préciser qu’il est synonyme de la douceur de la terre. Mes ancêtres ont toujours eu à cœur de ne cesser de se comporter en harmonie avec cette représentation, il n’y a que la devise qui a été oubliée au fil des siècles.
– Je suis curieux madame, qu’exprimait cette maxime, si je puis me permettre ?
– C’était un texte guerrier : « par le feu du ciel et le sang de la terre nous vaincrons les impies », reconnaissons que cette formule n’est plus adaptée à notre époque.
Sagol, s’adressa à elle, en la félicitant pour la qualité de son café.
– Nous enquêtons dans une affaire de meurtre, et la disparition de vos chats peut
nous mettre sur la voie de l’assassin.
– Oui, Monsieur Sagol, Félix et Zorba me manquent beaucoup.
– Auriez-vous des photos de vos animaux ?
La baronne alla directement vers un secrétaire à l’extrémité gauche du salon, elle rapporta un album photo.
– Voilà mes chéris messieurs.
L’album regorgeait d’images des deux matous. Un gros persan roux et un siamois un peu plus petit y figuraient. Sur les épreuves, ils voyaient les animaux jouer ensemble.
– Félix possédait un pelage extraordinaire, d’une douceur incroyable, adorable, toujours câlin et de bonne humeur. Il aimait se faire brosser, je m’en occupais tous les jours. Quant à Zorba, mon merveilleux siamois, de caractère plus réservé, il m’a apprivoisée. Chez cette race, c’est l’animal le chef. Ils avaient sensiblement le même âge, sept ans, et s’entendaient comme larrons en foire.
Sagol demanda à son hôte si les deux mâles étaient châtrés. Il n'en avait rien à faire, mais son expérience l’inclinait à écouter plutôt qu’écourter.
– Oui, sinon une compétition se serait instaurée et il y aurait eu bagarre en permanence.
– Je comprends, vos chats sortaient-ils à l’extérieur du château ?
– Rarement, mais s’ils voulaient prendre l’air, ils passaient par un souterrain et se retrouvaient derrière les écuries.
– Vous souvenez-vous du jour de leur disparition ?
– Oh que oui ! Je m’en souviendrai longtemps, c’était le week-end des journées du patrimoine. Depuis quelques années je participe à cette manifestation et les visiteurs peuvent apprécier les collections ainsi que les jardins.
– Si mes souvenirs sont exacts, nous parlons des derniers jours d’octobre ?
– Tout à fait Monsieur Sagol, et la disparition s’est produite le dimanche. Le samedi soir nous recevions des amis, Félix et Zorba étaient présents.
– Avez-vous remarqué un détail inhabituel ou insolite ce jour-là madame ?
– Je me suis beaucoup passé le film de ces journées dans ma tête, mais vraiment il n’y a rien qui me frappe.
– Vous dites un film, avez-vous des caméras ?
– Quand je parle de film, je veux dire que je me suis remémoré les heures
d’ouvertures pour essayer de repérer quelque chose.
– En dehors de la caméra de l’entrée, vous n’avez pas filmé cette journée.
– Oh non ! J’avais même débranché le système ce jour-là car il y avait trop de monde pour que ce soit efficace.
– Qui était présent pour vous assister, votre mari peut-être ?
– Mon époux vient rarement ici, il vit en Sologne. Nous restons mariés, mais nous vivons chacun de notre côté, chacun s’en trouve mieux ainsi. J’avais Léonie, qui est avec moi depuis trente ans, et son mari Auguste, qui s’occupe des travaux et de la coordination avec les intervenants externes. J’en réponds comme de la prunelle de mes yeux.
– Ils n’ont rien remarqué ?
– Léonie m’a fait part d’un visiteur qui avait un gros sac à dos, il ressemblait plus à un routard qu’à un amateur de vieilles pierres. Je ne l’ai pas vu, je ne sais à quoi il ressemblait.
– A-t-on volé quelque objet ?
– Aucunement Monsieur Sagol, l’homme au sac à dos n’a fait que visiter la propriété.
– Connaissiez-vous Mélanie Pralong ?
– Pas plus que ça, je l’ai rencontrée plusieurs fois aux assemblées de la SPA. C’était une personne sympathique. Germaine Dercourt m’a fait part de l’horrible tragédie.
Il semble qu’il y ait une mise en scène macabre autour des chats ?
– En effet madame de Lucinges, nous allons vous montrer quelques photos pour voir si Félix ou Zorba font partie des animaux retrouvés chez la défunte.
– Ici Messieurs, je suis presque sûre que c’est Félix, et voilà Zorba. C’est ignoble de tuer des gens et des animaux innocents.
La baronne sanglotait.
– Puisque nous sommes dans les photos madame, il y a sûrement eu des clichés réalisés à l’occasion des journées du patrimoine.
L’hôtesse s’essuya avec un mouchoir et répondit à Gilles.
– Vous avez raison, il y a une exposition chaque année, nous fournissons les meilleurs clichés qui sont exposés au musée municipal.
Elle retourna chercher un album dans le secrétaire.
– Voilà, un ami photographe a réalisé le reportage, il ne travaille qu’avec de la pellicule argentique.
Gilles scrutait attentivement les images, il tourna la page et Sagol posa le doigt sous une photo.
– Regardez, il y a un homme avec un sac à dos. Pas de chance, il n’est pas de face et un peu loin.
Gilles sortit un couteau suisse de sa poche, qu’il s’était offert récemment, et ajusta sa loupe sur l’homme au sac à dos. Il ne put que lire la marque du fabricant, c’était du bon matériel utilisé par les gens de montagne, un sac « Millet ».
Le chef tourna les pages, l’homme en question figurait aussi sur un autre cliché, mais toujours de dos. La luminosité était différente, l’image avait été réalisée à un autre moment de la journée, Gilles posa la loupe sur la photo et s’exclama :
– oui ce n’est pas au même moment et le sac à dos est différent. madame de Lucinges, puis-je vous emprunter ces photos, pour les besoins de l’enquête.
– Allez-y Monsieur Gilles !
Les prises de vues avaient été réalisées quasiment au même endroit, mais à quelques heures d’intervalle. Gilles pensait que la première avait été faite aux environs de treize heures et la seconde vers seize heures.
Sagol détaillait chaque centimètre carré devant lui, le sac à dos l’intriguait.
– Je crois qu’il semble plus rempli sur le deuxième cliché, Gilles !
– Oui ! C’est indéniable, il faudra les faire agrandir, s’agissant d’argentique, nous pourrons obtenir un format conséquent, sans perdre les détails.
– Monsieur Sagol quand j’y pense, il y a aussi un livre d’or ouvert lors de ces journées. Les visiteurs mettent un mot avec leur adresse.
– Merci du renseignement, mais je ne crois pas que notre homme ait laissé son numéro de téléphone.
Gilles se hasarda à poser une question perfide :
– madame de Lucinges, vous nous avez dit que votre couple n’était plus en phase ?
– Exact, je ne comprends pas la question ?
– Votre époux serait-il capable de s’en prendre à vos chats par vengeance ?
– C’est impossible monsieur Gilles, comme moi il adorait Félix et Zorba, d’ailleurs c’est lui qui m’a proposé de les laisser dans leur environnement habituel.
– Alors excusez-moi pour cette question.
– C’est normal, dans votre rôle d’enquêteur vous explorez toutes les pistes. Je vous le répète, nous vivons séparés mais nous sommes bons amis et gardons un excellent contact.
Sagol reprit le flambeau :
– Nous ne voulons pas abuser de votre hospitalité, nous avons particulièrement apprécié l’accueil et le café. J’aurais un dernier service à solliciter, pourriez-vous demander à votre régisseur s’il peut nous dépanner avec la Jeep, nous sommes coincés dans le dernier raidillon, et il y a beaucoup de verglas.
– Je l’appelle tout de suite, vous savez, le chemin est long et en hiver ce n’est pas une sinécure de le garder praticable.
Auguste le régisseur se révéla être un homme au tempérament rieur, il ne manqua pas de leur demander combien de points il devait enlever sur le permis de Gilles. Ce dernier apprécia modérément la plaisanterie alors que Sagol riait de bon cœur, car il savait qu’au volant, il n’aurait pas mieux fait que son adjoint. Auguste, remis la voiture des pandores sur le chemin et les raccompagna jusqu’à la route.
Ils avaient passé un bon moment et ne rentraient pas bredouilles de leur visite chez la baronne. Il semblait presque acquis que Félix et Zorba se trouvaient aujourd’hui empaillés dans l’appartement de Mélanie. L’homme au sac à dos représentait une piste, mais malheureusement il tournait le dos à l’objectif. Maintenant, ils misaient sur l’agrandissement des clichés pour repérer d’autres détails.
Sagol intrigué par la discussion qu’il avait eue avec Auguste décida d’avoir une entrevue avec monsieur Cottet, radiesthésiste. Il relata à Gilles les propos qu’avait tenus le régisseur pendant que ce dernier était au volant de la Peugeot, pour sortir de l’ornière. Le chef s’était installé dans la Jeep sur le siège passager, pendant que l’intendant lui avait expliqué qu’après la disparition des deux protégés de sa patronne, cette dernière s’était rendue en ville pour rencontrer Pierre-Jean Cottet. Il était, aux dires du régisseur, un charlatan connu dans la région.
Sagol le connaissait, il avait eu affaire à lui dans un dossier de disparition d’enfant. L’individu avait fait preuve d’une intuition étonnante en désignant sans hésiter le périmètre où était séquestré le gosse. Il s’était trouvé bluffé par la vision, ce qui avait renforcé l’aura de cet homme de l’ombre.
Gilles, avait bien du mal à accepter la réussite de ces pratiques venues du fond des âges. Il connaissait tout un aréopage de personnes gravitant dans des cercles occultes. Cela allait de la cartomancienne au rebouteux, en passant par les sourciers et autres voyantes. Il leur trouvait de grandes qualités de communication, à l’instar de certains politicards, qui savaient faire du volume avec rien. Il se révélait encore plus réservé lorsque les séances prenaient une connotation religieuse, l’ésotérisme s’accompagnant toujours du secret.
Pierre-Jean Cottet habitait et consultait dans une ruelle au dessous du château dans la vieille ville, au 2, rue des Rouisseurs. Le rouisseur était un ouvrier qui faisait tremper l’osier et d’autres espèces végétales, pour assouplir les fibres et les débarrasser de leur partie non fibreuse. Avec l’industrialisation, ce métier avait disparu comme bien d’autres, du reste, il subsistait dans les vieux quartiers des noms pittoresques qui se rattachaient souvent à une de ces professions inconnues de nos jours.
A l’entrée de la bâtisse, une plaque de cuivre où les seules inscriptions gravées étaient : Pierre-Jean Cottet, sans aucune référence à une activité quelconque. Dans le couloir, la seule boîte aux lettres en bois, ne donnait pas plus de détails sur l’habitant des lieux. il semblait être le seul occupant.
Gilles tourna le bouton de la minuterie, la lumière éclaira avec parcimonie, les képis faisaient des ombres chinoises sur les murs d’une couleur indéfinissable. Un chat leur fila entre les jambes, il s’était caché sous l’escalier où se trouvait une poubelle. Ils ne trouvèrent aucune sonnette au rez-de-chaussée, et s’engagèrent dans l’escalier en bois, qui grinçait et semblait mal entretenu. La rampe branlait.
Au premier étage une porte sans nom, Sagol frappa. Des pas résonnèrent, et l’huis s’entrouvrit.
Un homme maigrichon au visage blanc et anguleux se plaça dans l’entrebâillement. Il se singularisait par une barbe noire naissante, le cheveu hirsute et grisonnant.
– Messieurs, que puis-je pour vous ?
– Vous rappelez-vous l’affaire Charrier, demanda le chef ?
– Je vous remets, c’est vous qui en… en… enquêtiez. Pierre-Jean Cottet bégayait.
– Je suis l’adjudant-chef Sagol et je suis accompagné par mon adjoint le gendarme Gilles. Nous voudrions vous demander un petit renseignement.
– Si je… si je… si je peux. Entrez.
Pour Sagol il était une énigme, il bégayait beaucoup, mais lorsqu’il opérait avec son pendule, il s’exprimait parfaitement bien, ce qui le laissait dubitatif.
Les gendarmes lui emboîtèrent le pas, dans le dédale de son appartement, et le suivirent dans un couloir encombré de nombreux meubles et objets divers. Ils y firent la rencontre d’une cuisinière à gaz d’un autre temps, d’un sommier avec des lamelles métalliques rouillées et d’une vieille bicyclette. L’ordre ne semblait pas être la qualité première du radiesthésiste. L’homme amassait dans son antre, les objets les plus hétéroclites.
Ils pénétrèrent dans une pièce tout aussi bizarre que le personnage qui l’habitait. Une lampe, avec un abat-jour en fil de fer recouvert d’un torchon à petits carreaux blancs et rouges, diffusait une lumière bleutée car l’ampoule grosse comme un ballon était peinte en bleu. Une fenêtre donnait peu de clarté, au travers de ses vitres sales. Un immense bureau en bois avec une chaise, remplissait la partie droite de la salle. Trois autres chaises sur lesquelles étaient posés des livres complétaient le décor.
L’occupant des lieux contourna le pupitre et s’installa sur le siège. Il s’aperçut que les autres se trouvaient encombrés, il se leva et posa les livres sur le sol. Les enquêteurs s’installèrent de l’autre côté du bureau.
Le chef précisa sa demande. Cottet, la tête entre les mains écoutait son interlocuteur.
– Monsieur Cottet, une dame se nommant Chantal de Lucinges est venue vous voir
au mois d’octobre au sujet la disparition de ses chats. Vous souvenez-vous de cette visite ?
– Oh oui ! C’était u… u… une très belle personne.
– Qu’avez vous trouvé ?
– Elle est venue avec des pho… des pho… des photos.
Sagol avait envie d’aider le bègue.
– Des photos de ses animaux ?
– Oui, un siamois et un persan.
Il ouvrit un tiroir du bureau, en sortit un pendule en verre.
9 décembre 2010 à 14h26 #152894Sagol reformula sa question :
– Avez-vous localisé les animaux ?
Il réfléchit un instant et répondit à Sagol :
– oui, mais madame de Lucinges ne me croyait pas, ils voyageaient dans la région de Bordeaux.
– Comment ça à Bordeaux?
– Non pas à Bordeaux, dans la région à quelques kilomètres.
Cottet ne bégayait plus, il serrait son instrument dans sa main droite. Gilles voulut tenter une expérience ; il sortit les deux photos de l’homme au sac à dos.
– Monsieur Cottet, si je vous montre une personne sur des photos, seriez-vous en
mesure de me dire où elle se trouve en ce moment ?
– Je peux essayer si vous le désirez.
Gilles posa les images sur le pupitre. Il était sceptique quant au résultat qu’il obtiendrait.
Cottet, tendit le pendule au-dessus des clichés. Il ne bougeait pas. Il posa l’index de la main gauche sur la première photo. Le pendule oscilla, il suait à grosses gouttes, l’instrument se balançait dans un mouvement de plus en plus ample. Puis il procéda de la même manière sur la deuxième. La situation se révéla identique. Cottet enleva son doigt du cliché, le pendule s’immobilisa.
Gilles était impatient de connaître le verdict de cet instrument bizarre.
– Votre homme se trouve dans une maison dans la région de Bordeaux.
Gilles ne put se retenir, il répondit que chaque fois qu’il avait une photo en provenance de madame de Lucinges, il l’envoyait sur Bordeaux.
Cottet visiblement épuisé par la séance, sourit à l’adjoint de Sagol. Il lui dit qu’il avait l’habitude, et que face à l’aspect irrationnel de la recherche, il comprenait la réaction de rejet de son interlocuteur.
Gilles s’excusa de son emportement, et lui demanda s’il pouvait faire l’expérience lui-même ?
Cottet accepta, mais il lui donna un autre pendule en lui expliquant que celui ci avait un magnétisme trop fort pour un débutant.
Gilles se concentra, il plaça l’objet au-dessus des images et pointa avec son doigt l’homme au sac à dos. Rien ne se produisit. Cependant, le gendarme ressentit une douce chaleur remonter par sa main droite et gagner ses membres. Il lâcha l’instrument et rangea les photos.
Sagol perçut de la gêne chez son adjoint, il ne fit aucun commentaire. Il remercia leur interlocuteur.
Gilles eut la même sensation de chaleur en serrant la main de Cottet, il sortit rapidement de l’appartement.
En descendant la ruelle, Sagol s’adressa à son adjoint qui n’avait pas dit un mot depuis leur départ.
– Mon cher Gilles, lorsque la gendarmerie ne voudra plus de vous, vous pourrez vous reconvertir dans la radiesthésie.
– Cet homme est diabolique, son pendule m’a chauffé tout le corps, mais je ne suis pas allé jusqu’à Bordeaux, je suis resté au bord de son bureau.
– Notre formation cartésienne nous empêche de voir certaines choses Gilles, force est de reconnaître, que malgré l’aspect étrange, Pierre-Jean Cottet réussit souvent là où les méthodes traditionnelles échouent.
– Je progresse chef, mais je ne peux avaler toutes ces couleuvres. Si à chaque disparition de chat, nous sommes expédiés à Bordeaux, je ne peux accepter ces affirmations.
– Néanmoins, nous devons mettre ça dans un petit coin, sait-on jamais !
La nuit commençait à tomber sur la ville, ils accélérèrent le pas. Sagol n’était pas mécontent de sa journée, ils avaient quelques éléments à exploiter pour essayer de trouver l’assassin de Mélanie.
5
Sagol se rendit à la boulangerie avant d’aller à la brigade. Madame Liorant discutait avec le boucher qui sautillait sur une jambe, il avait laissé ses béquilles chez lui. Ce n’était pas très raisonnable avec les trottoirs et le pavé verglacés, mais c’est comme ça qu’il révélait son originalité, réfractaire à toute contrainte.
Le fils aîné du frère de Loïc s’appelait Yann, il s’entendait à merveille avec son nouveau patron, qui lui confiait sans souci les clés de sa boutique. Il était dur au labeur et d’un caractère joyeux. Nestor le premier, se félicitait d’avoir recruté ce jeune homme, il venait donc un peu plus tard, simplement pour superviser, et s’installait sur un tabouret de bar que lui prêtait Ginette. Il se contentait de tenir la caisse et de papoter avec ses clientes. Sagol les salua tous les deux. Elle se tourna dans sa direction en lui demandant s’il allait trouver le coupable rapidement.
– Ce n’est pas si facile que cela Ginette, mais nous avançons, je ne peux vous en
dire plus aujourd’hui, et vous monsieur Riou, comment allez-vous ? Ce n’est pas
trop grave j’espère ?
Nestor, heureux que le chef s’adresse à lui, prit une mine de circonstance.
– C’est difficile monsieur Sagol avec mon commerce, je me suis fait une rupture des ligaments.
Ginette rajouta que Nestor voulait déposer une plainte contre Mistigris pour « délit de fuite » !
Sagol, d’excellente humeur se tourna vers l ‘estropié et lui demanda de « courir » de ce pas à la gendarmerie, et surtout de bien indiquer la direction qu’avait pris le chat en question.
Nestor lui répondit qu’il avait fait appel à une « milice privée » qui nettoyait avec application le quartier.
– Oui, mais ton matou, il court toujours Nestor, et toi tu boîtes ! déclama son amie.
– C’en est trop ! Même toi tu es dans le camp des « raminagrobis », monsieur Sagol, ma vie est un enfer, je suis cerné de tous côtés ; l’ennemi s’est infiltré jusque dans la boulangerie.
– Les espions sont les plus difficiles à éliminer, ils agissent en sous-main, à votre place je serais prudent monsieur Riou, vous pourriez être la victime d’une action concertée, une sorte de commando téléguidé par Mistigris.
– Vous avez raison monsieur Sagol, je vais attacher mes saucissons aux béquilles, comme ça ce vieux matou n’aura qu’à bien se tenir.
Ginette voulait savoir la date des funérailles de la vieille dame.
– monsieur Sagol, j’ai organisé une petite collecte pour les obsèques de Mélanie, quand saurons-nous la date ?
– Dès que la médecine légale aura rendu son rapport. En toute hypothèse je pense
que le milieu de la semaine prochaine serait envisageable. Je vous promets de vous tenir au courant.
– Merci monsieur Sagol, vous désirez quelque chose ?
– Quatre croissants pur beurre.
– Vous n’allez pas recommencer, ici il n’y a que du pur beurre. Vous êtes taquin ce matin.
– Incorrigible Ginette ! le bonjour à Loïc, bonne continuation et prompt rétablissement monsieur Riou.
– Merci Monsieur Sagol, bonne journée à vous.
Léo passa devant la maison de la victime, des chats erraient le long des murs entre les monticules de neige. Ils cherchaient désespérément de la nourriture. Personne à ce jour n’avait pris le relais de la vieille dame, les minettes et les minets étaient soumis à la diète.
La température se situait largement au-dessous du zéro fatidique, Sagol dégageait de la buée à chaque expiration. A l’inspiration, l’air glacial lui brûlait les poumons. L’hiver était rigoureux cette année, depuis plusieurs jours la Sibérie s’était installée au pays.
Gilles préparait un café chaud, il aperçut son chef avec le sachet de croissants à la main. Il appréciait beaucoup les viennoiseries de cette boulangerie. Sagol fut content de se mettre au chaud, sa promenade matinale l’avait sérieusement rafraîchi.
Les deux collègues savourèrent leur petit déjeuner, ils étaient maintenant d’attaque pour une nouvelle tournée d’investigations.
Gilles s’était documenté sur la pratique de la taxidermie, il existait deux spécialistes dans l’agglomération. Le premier exerçait son art dans la rue du château, assez près du domicile de la défunte. Le deuxième travaillait à la campagne à quelques kilomètres de la ville.
Ils choisirent de commencer par un petit voyage bucolique. Le chef, échaudé par la conduite de son adjoint dans le chemin de la baronne, lui demanda s’il connaissait les voies d’accès. Gilles saisit parfaitement le sens de la question de son supérieur, il lui précisa que la demeure du taxidermiste se situait en bord de route.
Le soleil hivernal, brillait sur la campagne enneigée, les montagnes se détachaient sur un ciel bleu d’azur, cette vue splendide ce jour était un cadeau inespéré de la nature. Un groupe de corbeaux croassait perché dans les grands arbres. La rivière, basse pour la saison, coulait nonchalamment le long de ses berges blanches.
La Peugeot ralentit au passage d’un pont, Léo regrettait de ne pas avoir pris son appareil photo pour le voyage, il aurait pu montrer à son épouse des images d’une grande beauté. Dans les prés recouverts d’un manteau laiteux, un couple évoluait en raquettes. Il s’enfonçait jusqu’aux genoux dans la poudreuse. Leur souffle court sous l’effort libérait une fine buée.
Théophile Bernier venait de finir de dégager avec une pelle le parking devant sa maison. Il avait un sac de sel dans une main, l’autre gantée, dispersait les grains dans un geste rappelant celui des semeurs du siècle précédent. Lorsqu’il vit la voiture, il posa le sac et se dirigea vers elle.
– Bonjour, quel bon vent gelé vous amène ?
– Bonjour Monsieur Bernier, c’est moi qui vous ai téléphoné à la première heure ce
matin. Voici l’adjudant-chef Sagol, gendarme Gilles.
– Venez avec moi dans l’atelier, il y fait deux ou trois degrés de plus.
Les trois hommes pénétrèrent dans la caverne d’Ali Baba. Dans un atelier aux murs en planches, un bestiaire insoupçonnable s’offrit aux yeux des visiteurs. Toutes sortes d’animaux montaient la garde. Des bêtes à plumes et à poils, des animaux sauvages et domestiques, l’arche de Noé de l’ère moderne.
– Ne vous inquiétez pas messieurs, aucun ne vous mordra.
– Vous travaillez sur commande ? demanda Sagol.
– Pas seulement, il m’arrive de récupérer des animaux pour les commercialiser. J’ai des amis chasseurs qui me fournissent gracieusement.
Gilles voulait en savoir plus sur les méthodes de travail.
– Comment procédez-vous?
– Oh ! Très simplement, il faut d’abord tuer la bête. Je ne traite jamais les espèces protégées, sauf si la demande émane d’un service agréé. Je veux parler de l’Etat ou d’un musée. Notre activité est très réglementée et particulièrement surveillée. Avec les maladies de la vache folle et autres, je ne peux accepter un travail sans connaître la provenance de la commande, et je demande souvent un certificat sanitaire délivré par les services vétérinaires.
– J’ai bien compris, j’aimerais connaître le travail que vous effectuez sur le cadavre.
– J’y viens ; l’intérêt principal réside dans la peau, tout le reste doit être enlevé. Donc, si l’animal arrive entier chez moi, je procède au dépeçage, voilà un aspect méconnu et primordial de mon travail. Il faut être minutieux et découper avec sûreté, sans oublier les griffes. Ensuite, je fait détruire le cadavre en le confiant au service d’incinération. Après, je racle la peau. Au début de ma carrière, je tannais aussi, maintenant je confie mes peaux à une tannerie. Je viens d’avoir soixante-deux ans, et ça me permet un gain de temps appréciable. Je peux me consacrer au traitement et à la mise en forme.
– Quels produits utilisez-vous? demanda Sagol.
– De nombreux produits, cela dépend de ce que l’on veut faire. J’utilise surtout des assouplissants pour les peaux et des fixateurs pour que le poil reste bien en place.
– Et pour la mise en forme, quelles matières avez-vous à disposition ?
– Je suis resté assez conservateur, je travaille à l’ancienne. Certains confrères sont passés à la résine et à la mousse. Moi, je travaille avec des éléments naturels tels que : le bois, l’osier, la paille et le plâtre. C’est un peu comme si l’on comparait un meuble fabriqué en Chine avec celui d’un artisan ébéniste.
– Merci pour vos explications, reprit Sagol. Je voudrais savoir si vous avez naturalisé des chats ces trois derniers mois ?
– Bien entendu, ils sont encore ici, regardez. Il y a un persan blanc, un gouttière au pelage Isabelle et un chartreux.
– Vous n’en avez pas eu d’autres ?
– Non, car je garde l’animal plusieurs semaines avant de le confier à ses propriétaires, cela me permet de surveiller l’évolution en situation définitive.
Gilles sortit d’un porte-document quelques photos.
– Jetez un coup d’œil à ces photos monsieur Bernier, je souhaiterais avoir votre opinion sur ce que vous voyez.
– Je doute que ce soit du boulot de taxidermiste. Le contour des yeux est irrégulier, sur cette image, le pli au milieu des pattes arrière est anormal. Ceci ne correspond pas à la morphologie d’un félin. Il me faudrait voir les pièces en vrai. Cependant, je vous affirme que vous avez affaire à un amateur qui a procédé à cet empaillage grossier.
Les deux complices se trouvaient confortés dans leur idée, convaincus depuis le début qu’il ne s’agissait pas de l’œuvre d’un professionnel. Bernier apportait par son expertise la confirmation de leur hypothèse. Il les éclaira avec plaisir sur son métier peu commun. Ils remercièrent chaleureusement le spécialiste.
Sur le chemin du retour, Sagol et Gilles échangèrent leurs points de vue. Ils convinrent de rendre visite à Joseph Sciffo, rue du château. Son atelier, se situait au rez-de-chaussée d’une vieille maison actuellement en phase de restauration. Un échafaudage dissimulait la façade. Avec la température glaciale, le chantier se trouvait en sommeil et les ouvriers au chômage technique. Ils enjambèrent quelques madriers, pour accéder à sa boutique. Une vieille cloche résonna à l’ouverture de la porte. Un homme d’une cinquantaine d’années travaillait sur un établi, Il s’arrêta à leur entrée.
– Bonjour.
– Bonjour, vous êtes monsieur Sciffo je suppose ! dit Sagol.
– Oui c’est bien moi !
– Voici le gendarme Gilles, adjudant-chef Sagol, nous venons voir si vous avez naturalisé des chats ces derniers temps.
– Je n’en fais pas souvent, j’en ai un en cours, il est là.
Joseph Sciffo leur montra un socle, sur lequel était posé une peau de couleur noire, ils n’eurent pas besoin d’en savoir plus. Bernier leur avait donné suffisamment d’éléments. Ils posèrent encore deux questions banales, l’homme n’était ni bavard ni accueillant, ils le laissèrent à son labeur.
De retour à la caserne, ils prirent le déjeuner au mess, et parlèrent de tout et de rien sauf de l’affaire en cours. Ils étaient suffisamment perplexes sans se polluer pendant cet entracte. Ils burent le café avec d’autres collègues et vers quatorze heures, rejoignirent leur bureau.
Sur celui de Sagol, l’attendait une enveloppe au logo de France Télécom. Il la décacheta sur le champ. Il s’agissait des relevés des communications téléphoniques échangées ces six derniers mois sur le poste de Mélanie Pralong.
L’enveloppe contenait trois feuillets, le premier concernait l’objet du courrier avec la formule de politesse habituelle, les deux autres étaient rédigés sous forme de tableau et reprenaient les communications entrantes et sortantes de la date la plus ancienne à la plus récente. En parcourant rapidement les documents, Sagol repéra quelques numéros qui revenaient souvent. Il y avait quarante et un coups de fil entrants et trente-trois sortants. Il se dirigea vers la photocopieuse et en réalisa des copies qu’il remit à Gilles.
– Nous allons nous partager mon cher Gilles, à vous les appels entrants, à moi les sortants.
– Bien entendu chef, nous sommes partis.
Gilles, méthodique, ouvrit un tiroir et en sortit des feutres. Sur la première colonne, il surligna en jaune les appels entrants. Sur la suivante, il utilisa les autres coloris pour sélectionner les communications répétées. La sélection se révéla judicieuse. Il ne resta que douze appels isolés, le reste se décomposant de la manière suivante : six appels provenant d’un numéro local, dix-huit de région parisienne, et cinq d’Italie.
Sagol procéda de la même manière, il répertoria huit appels isolés pour la plupart dans l’agglomération, six en Italie, douze en région parisienne et sept en ville.
Ils firent un comparatif de leurs sélections. Les appels entrants et sortants vers l’Italie concernaient un numéro identique, les trente coups de fil en région parisienne aussi. Les treize appels locaux furent identifiés immédiatement par les deux gendarmes, il s’agissait de la SPA, Mélanie et madame Dercourt s’appelaient fréquemment.
Il restait à identifier un interlocuteur ou interlocutrice en région parisienne, un en Italie, et vingt appels isolés. Un fait était à souligner, la moitié des communications isolées s’était produite dans la semaine précédant le meurtre.
Gilles effectua des recherches par numéro sur internet. L’outil s’avéra efficace, moins d’un quart d’heure s’écoula, et il identifia toutes les lignes à l’exception de cinq, qui devaient être sur liste rouge et qu’il conviendrait d’obtenir par commission rogatoire simplifiée. Sagol s’en occupa dans l’instant avec une autre demande.
La ligne italienne était répertoriée sous le nom de Cristina Pietrangeli au trente et un via rosso Torino. Le numéro en région parisienne était au même nom : Giuseppe Pietrangeli quatorze rue du haras à Vincennes. La liste des interlocuteurs à communication unique s’avérait hétéroclite. Il trouvèrent des appels à vocation commerciale, surtout dans deux domaines : la rénovation et l’agencement intérieur. Il y avait un notaire : maître Leschaut. Un magasin de vêtements conversa aussi avec Mélanie, il s’agissait des « Galeries Modernes ». Deux appels entrants ne trouvèrent pas preneur. Une communication échangée le jeudi trente janvier, l’appel dura six minutes entre vingt heures et vingt heures six, il provenait d’une cabine publique depuis Bordeaux. L’autre échange s’était produit le lundi vingt-sept janvier d’une cabine située sur la place de la mairie à Grenoble, la conversation fut brève, de vingt heures une à vingt heures trois.
Le dernier appel échangé par la victime était un appel entrant, il s’agissait du notaire le samedi trente et un janvier à onze heures treize. Après, le téléphone resta définitivement muet. Le chef Sagol et son adjoint mirent au point leur plan de travail.
Sagol joignit à sa demande d’identité des abonnés en liste rouge une requête pour obtenir la copie des propos échangés à partir des cabines téléphoniques. Il doutait de voir son vœu se réaliser. D’expérience, il savait que les opérateurs de télécommunications n’aimaient pas beaucoup effectuer ce type de recherches. Dans la majorité des cas, ils s’en sortaient par une pirouette en déclarant que les bandes ou fichiers du jour étaient inexploitables ou effacés.
Gilles irait le mardi onze février rencontrer Monsieur Lapébie à Conques. Dans le même temps, le chef Sagol franchirait le tunnel du Fréjus pour se rendre à Turin à la rencontre de Madame Cristina Pietrangeli. En attendant, ils rendraient visite à maître Leschaut ainsi qu’aux « Galeries Modernes ».
L’étude de maître Leschaut était aménagée au premier étage d’un immeuble moderne dans le centre en périphérie de la vieille ville. Les gendarmes furent agréablement surpris par le décor futuriste et le personnel. Ils furent reçus par une jeune femme d’environ vingt-cinq ans vêtue d’un sweat-shirt court, un diamant brillait à l’intérieur de son nombril. Lorsqu’elle sourit, ils virent aussi un piercing sur sa langue. Gilles, qui avait l’esprit coquin, pensait à d’autres endroits de son corps aussi joliment décorés. A la demande du chef Sagol elle décrocha un combiné et fit part de la présence des gendarmes à son patron.
Le notaire élégant, à l’image de son personnel, se révéla dynamique, il se dégageait de sa personne une énergie communicative. Il vint tout sourire à la rencontre des deux hommes et les pria de le suivre. Les présentations auraient lieu dans son bureau.
– Messieurs bonjour, comme vous avez pu le constater, je suis Jocelyn Leschaut, titulaire de l’étude, en quoi puis-je vous servir ?
– Merci Maître Leschaut de nous recevoir à l’improviste. Je suis l’adjudant-chef Sagol et voici le gendarme Gilles mon adjoint. Connaissez-vous Madame Mélanie Pralong ?
– Bien entendu, c’est une cliente de l’étude. Que lui est-il arrivé ?
– Elle est décédée, et votre étude l’a appelée samedi trente et un janvier, nous aimerions connaître le but de cet appel ?
– Ce n’est pas moi personnellement. Nous allons demander à Stéphanie de sortir le dossier. Un instant s’il vous plait.
– Je vous en prie répondit Sagol.
– Stéphanie pouvez-vous venir avec le dossier de Madame Pralong ?
Stéphanie arriva en courant.
– Voici maître.
– Merci beaucoup, ça c’est une collaboratrice.
Jocelyn attendit le départ de son employée pour faire cette remarque, mais il sautait aux yeux que l’ambiance de travail était excellente et les employées du notaire, toutes de moins de trente-cinq ans, semblaient tenir leur patron en haute estime pour ne pas dire davantage.
– Revenons au cas qui nous occupe Messieurs, je vois effectivement qu’il a été noté un appel pour informer Madame Pralong que je pouvais la recevoir dans la semaine huit pour finaliser son testament.
– Vous dites finaliser maître ?
– Oui, Madame Pralong possédait quelques biens et m’a demandé d’évaluer son patrimoine dans un premier temps, nous devions à la suite de cette évaluation rédiger son testament.
– Avait-elle donné des indications sur le ou les bénéficiaires demanda Gilles ?
– Absolument pas, nous devions aborder ce sujet au prochain rendez-vous. A ce stade, je ne peux vous en dire plus. Il faudra que je consulte le fichier central de l’ordre des notaires pour voir s’il n’y a pas d’autres dispositions prises chez des confrères et pour établir l’ordre d’héritage.
– Il ne nous reste qu’à vous remercier et vous souhaiter une bonne continuation maître.
– Je vous remercie et vous formule les mêmes souhaits, je vous raccompagne.
Gilles souffrit de deux agressions de la rétine pendant l’entretien, une reproduction d’un tableau de Vasarely avec des carrés et des losanges procuraient un effet d’optique assez surprenant. L’œil ne pouvant se détacher de la toile. Puis, la jeune Stéphanie l’avait poussé dans ses retranchements. Il regardait dans sa direction lorsqu’elle pénétra dans la pièce. Elle portait un chemisier blanc et par le jeu des transparences la poitrine ferme de la jeune femme s’offrait aux regards. L’apparition furtive et le demi-tour firent le reste, de dos, Gilles vit à contre-jour le string blanc de la demoiselle. Cela faisait beaucoup pour un seul homme. Heureusement le pandore possédait un bon self control. Il ne dit rien à son chef, car il savait que celui-ci en profiterait pour le railler.
Le trajet de l’étude jusqu’aux « Galeries Modernes » fut bref, à peine deux cents mètres. Les deux hommes n’avançaient pas d’un pouce dans ce dossier, le notaire ne pouvant fournir aucune information sur les héritiers. Arrivés au magasin, les deux enquêteurs se dirigèrent du même pas vers l’hôtesse d’accueil qui appela un responsable. Le coup de fil passé à Mélanie concernait un pantalon d’hiver qu’elle venait d’acheter et qui nécessitait des retouches. L’appel la prévenait que le vêtement se trouvait à sa disposition. Le responsable regarda rapidement sur l’ordinateur le nom de la cliente et en trois secondes, il put donner l’heure de l’appel et le sujet abordé. Les gendarmes apprécièrent le professionnalisme de leur interlocuteur, autant de gagné sans se confondre en de longues explications.
En ce vendredi sept février, le froid sévissait depuis une quinzaine de jours, succédant à la période neigeuse, chaque journée il s’incrustait davantage. Le thermomètre atteignait facilement cinq degrés en dessous de zéro, descendant jusqu’à moins neuf la nuit.
Mistigris, qui surveillait le quartier, s’aventura dans le square. Le givre sur les arbres et les arbustes donnait à l’endroit un aspect irréel. Heureusement pour lui, le matou possédait ses habits d’hiver. Son poil épais et plus long qu’en été s’adaptait parfaitement à la rudesse de la saison.
Un plan d’urgence venait d’être adopté par rapport à la météo et à la disparition de leur bienfaitrice. La première mesure : se déplacer uniquement pour chercher de quoi se sustenter en solitaire ou à deux, jamais plus. Il convenait de respecter cette condition pour ne pas attirer l’attention des mauvais coucheurs. La seconde : se tenir à l’abri et dormir ensemble, cela permettait d’avoir plus chaud.
Un événement aida le peuple des chats dans sa quête journalière de nourriture. Le congélateur d’un voisin tomba en panne lorsque ce dernier rentra d’un week-end de villégiature. Ainsi, la majorité des denrées décongelées terminèrent leur parcours dans un conteneur à ordures. Un guetteur donna l’alerte, en quelques minutes la poubelle fut vidée de son contenu, et tout ce qui était mangeable fut rapidement évacué vers les caves adjacentes. La tribu pourrait manger durant plusieurs jours.
Les enquêteurs opéraient dans le quartier et consacraient la journée à l’enquête de voisinage. Le travail s’avérait fastidieux, il fallait frapper à toutes les portes et effectuer un tri dans les propos tenus par les uns et les autres. Au rez-de-chaussée de la maison de la vieille dame, les locaux étaient vides de tout occupant, Monsieur Charrier, le relieur, profitait de sa retraite depuis plusieurs années. N’ayant pas trouvé de remplaçant, il ne chercha jamais à vendre le pas de porte à d’autres artisans ou commerçants. Au premier étage, une plaque sur la porte indiquait « Fabrice Genty ». Les gendarmes frappèrent : aucune réponse. Ils passèrent à l’étage suivant.
Stéphanie Besse ouvrit et ne fut pas surprise de voir la maréchaussée se présenter à son domicile. Cette jeune femme, d’environ trente-cinq ans, travaillait dans le domaine des animations commerciales. Grande, le cheveu châtain, long et frisé, l’œil vif, elle vivait seule, ou avec, de temps à autre, un oiseau de passage. Elle confiait à sa façon qu’elle prenait des amants épisodiques. Elle n’apporta pas d’élément nouveau concernant le meurtre, elle se trouvait à Val d’Isère pour skier avec un groupe d’amis, du vendredi soir au mardi matin. Son métier lui permettait de s’organiser à sa guise. Elle renseigna les enquêteurs sur son voisin du dessous. Fabrice Genty était un homme célibataire, ingénieur pétrolier, que sa profession amenait à de longues absences. Actuellement, il évoluait sur une plate-forme off shore, en mer du Nord. Stéphanie confessa qu’elle en pinçait pour ce bel homme et qu’ils firent chambre commune quelques mois, deux ans auparavant.
Justine Coinon avait pris un jour de RTT. Elle se trouvait sous la douche lorsque les deux gendarmes se présentèrent à son appartement. Elle s’enroula une serviette autour de la poitrine, et, toute mouillée, courut voir qui sonnait de bon matin. Elle vivait avec Hervé Bonnaventure, un mécanicien originaire des Antilles. Celui-ci travaillait à la concession Renault, au garage. Ce jeune couple vivait son histoire d’amour en parfaite harmonie. Justine n’avait rien remarqué d’anormal, sauf la porte de l’immeuble en face qui était restée ouverte. Le bâtiment était voué à la démolition depuis des lustres et l’entrée condamnée. Elle supposa qu’un rôdeur voulait squatter les lieux et qu’il n’avait pas trouvé l’endroit à son goût. Mademoiselle Coinon venait de fêter ses vingt-huit ans. Elle connaissait un peu la dame aux chats et l’appréciait. Elle se déclara bouleversée par sa disparition, son expression paraissait sincère.
Clémentine Michaud croisa les gendarmes dans la cage d’escalier. Elle leur dit brièvement qu’elle se devait d’être à l’heure à l’hôtel de France. Elle se tenait à leur disposition, à partir de dix-sept heures. Le chef n’estima pas nécessaire de l’auditionner. Il posa deux ou trois questions sur l’emploi du temps de la femme de chambre et la remercia.
Les gendarmes continuèrent pendant toute la matinée le quadrillage du voisinage de la défunte. Le moment le plus insolite fut la visite du squat, sis au vingt-deux rue du carillon.
A quelques dizaines de mètres de l’habitation de Mélanie Pralong, un autre monde existait, ou plutôt survivait. Lorsqu’ils poussèrent la porte d’entrée, une odeur d’encens mêlée à celle de l’urine, secoua leurs narines. Dans le couloir, parmi les immondices, des jeunes gens fumaient, l’œil dans le vague. Des seringues jonchaient le sol, les murs de la montée d’escalier étaient couverts de graffitis -les tagueurs révélaient parfois un réel talent- plusieurs dessins étaient réalisés avec de la peinture phosphorescente, l’effet psychédélique surprenait l’œil le plus aguerri.
Les deux hommes se frayèrent un passage avec difficulté, des cagettes jetées pèle-mêle, obstruaient le vestibule. Dans une grande pièce, des planches brûlaient, posées sur des parpaings. Tout autour du feu, des filles et des garçons se réchauffaient : ils avaient tous des mines cadavériques. Certains fumaient de l’herbe, d’autres buvaient de la bière. Les deux hommes bouleversés et écœurés par ce gâchis, n’en croyaient pas leurs yeux. Un couple faisait l’amour dans l’indifférence générale. C’était un sombre tableau de la jeunesse actuelle. Les enquêteurs essayèrent de questionner une jeune fille qui semblait en meilleur état que ses congénères. Elle proféra des insultes en leur montrant ses fesses : Sagol préféra battre en retraite, il n’obtiendrait rien des toxicos.
Les témoignages se résumaient tous en peu de mots : Mélanie Pralong était une brave femme, aucune fausse note ne vint ternir les dépositions. Ils rentrèrent à la brigade en milieu d’après-midi.
9 décembre 2010 à 14h29 #1528956
Un courrier urgent émanant de France Télécom attendait les deux gendarmes. Sagol en prit rapidement connaissance. L’identité des cinq abonnés sur liste rouge y figurait. Quelques lignes expliquaient que les communications passées depuis la cabine de Bordeaux s’avéraient inexploitables. En revanche, la copie de la conversation échangée depuis une cabine grenobloise se trouvait consignée dans un fichier figurant sur le cd joint au pli.
Gilles s’empressa d’introduire le disque dans le lecteur d’un ordinateur. Il cliqua sur le fichier et régla le son. Il s’agissait de la voix d’un homme s’adressant à Mélanie, lui disant qu’il souhaitait la revoir prochainement. La vieille dame lui répondait qu’elle ne pouvait se rendre disponible actuellement. L’homme insistait et elle lui répétait sur le même ton son refus par manque de temps, et un bip d’occupation relaya la voix de l’homme. Les enquêteurs écoutèrent plusieurs fois de suite la conversation échangée entre la défunte et l’inconnu. Aucun indice n’apparut sur l’identité de l’interlocuteur, ni sur le but de sa demande, Sagol était bien perplexe. La voix semblait celle d’un homme jeune, certainement entre vingt et trente-cinq ans. Il ne possédait pas d’accent caractéristique. Les gendarmes en restèrent là, ils décidèrent de se pencher sur le cas des abonnés en liste rouge.
Les cinq correspondants de la morte habitaient tous dans le département. Trois concernaient des personnes de la ville, les deux autres étaient plus étranges. Le numéro privé du directeur de la prison figurait dans la liste. Les enquêteurs se demandaient quel lien reliait cette vieille dame et le responsable d’un établissement pénitentiaire. Le second numéro se révéla être celui d’un personnage mondialement connu. Retiré dans un chalet d’alpage, l’homme s’avérait sulfureux. Impliqué dans plusieurs coups d’état en Afrique subsaharienne, aucun gouvernement n’osait le livrer aux autorités des pays africains. Il possédait des informations sur tous les grands de la planète, et à ce titre était quasi intouchable. Que venait faire Mélanie dans un tel imbroglio ? Les derniers abonnés, trois femmes âgées, complétaient la liste.
Le chef Sagol et le gendarme Gilles réfléchissaient, ils mettaient patiemment le puzzle en place, pour l’instant, ils avaient repéré des pièces, mais ne pouvaient les disposer sans trouver les autres s’imbriquant avec. Ils comprenaient toute la complexité et la difficulté du dossier. Ils aimaient se frotter à des enquêtes nécessitant de nombreuses investigations. Le plaisir résidant dans les rencontres. Bien sûr, certaines étaient à la limite du supportable, mais d’autres permettaient de vivre de grands moments. Et la résolution de l’enquête devenait la cerise sur le gâteau.
Sagol profita du week-end pour emmener son épouse à la montagne, ils se rendirent à Valloire, au pied du col du Galibier. Des amis y possédaient un chalet et invitèrent le couple à les rejoindre. Les époux Sagol et leurs amis firent quelques apparitions sur les pistes mais passèrent bien plus de temps à la table du restaurant local où ils dégustèrent avec délectation les spécialités savoyardes.
Gilles, quant à lui se paya quelques toiles, il profita du festival du cinéma transalpin. Il aimait beaucoup les acteurs italiens. Il préférait les vieux films comme « La dolce vita » et les satyres de Vitorio De Sica.
C’est donc frais et dispos que les deux pandores attaquèrent la nouvelle semaine. Le temps s’était un peu radouci, le thermomètre flirtait avec les températures positives.
Le responsable et son adjoint firent le point de la situation devant un bon café. Sur le bureau du chef, le rapport du médecin légiste attendait. Sagol ouvrit l’enveloppe et il lut à son collègue les points importants. La médecine légale utilisait un jargon qu’il convenait de bien connaître pour comprendre quelque chose, les deux hommes maîtrisaient parfaitement ce genre d’exercice.
Le médecin commençait par une description de l’état du cadavre au moment de son admission dans le service. Venait ensuite la fourchette horaire du décès ; la victime avait cessé de vivre le samedi premier février entre vingt heures et vingt-deux heures. Le spécialiste ne pouvait mieux affiner l’heure de la mort, le corps ayant été examiné plus de quarante heures après le décès. La vieille dame avait succombé par suffocation. Le légiste pensait qu’un sac plastique étanche placé sur sa tête l’avait privée de toute arrivée d’air. Des traces de pression sur le cou, ainsi que des ecchymoses sur les bras et les jambes, prouvaient qu’elle s’était débattue. L’installation sur le rocking-chair était postérieure au décès, la rigidité des tissus révélait des lésions dues à la mise en position assise.
En annexe, le médecin précisait que des prélèvements effectués sous les ongles de la victime étaient acheminés vers le laboratoire central de la gendarmerie.
Une autre enveloppe émanant du même endroit fut apportée par un collègue. Les deux hommes firent la moue à la lecture des documents. Les prélèvements soumis à analyse provenaient des vêtements de la victime, aucune autre fibre n’avait été décelée.
Sagol et Gilles se dirent qu’ils n’étaient pas près de trouver l’épilogue de cette histoire. L’assassin s’était montré très prudent, il n’avait laissé aucune marque susceptible de mettre les enquêteurs sur la piste. Les deux limiers se remontèrent le moral réciproquement. Ils se dirent qu’il y avait beaucoup de gens à rencontrer et que le tueur ne pouvait tout dissimuler, il fallait être le plus professionnel possible et le vent tournerait. Ce qui impressionnait les deux gendarmes, c’était qu’aucune empreinte n’apparaissait sur les chats et leurs supports. Comment arrivait-on à manipuler trente-deux félins empaillés sans poser un doigt quelque part ? Ceci aussi restait un mystère.
Un peu par dépit, les gendarmes se penchèrent sur la vie de l’amie des chats. Mélanie Pralong venait d’avoir quatre-vingt-deux ans. La maison du douze rue du carillon était un bien familial. Ses parents y habitèrent jusqu’à leur mort en mille neuf cent soixante-cinq, une tragédie que cette année là pour la pauvre femme. En l’espace de six mois sa vie devint un cauchemar. Ses quatre êtres les plus chers disparurent. Le calendrier macabre posa son dévolu sur le vingt janvier pour commencer son œuvre de mort, son père et sa mère décédèrent dans la nuit asphyxiés par un poêle déficient, l’oxyde de carbone les enveloppa sournoisement dans leur sommeil. Ils avaient soixante-dix ans.
La faucheuse lui laissa cinq mois de répit, et le jour de l’été, le vingt et un juin, elle frappa à nouveau. Rémi Pralong son mari, et Christophe son fils partirent ensemble pour la journée, le fils aimait suivre son père dans son travail, il représentait une grande marque d’engins de travaux publics. Sa tournée l’emmena ce jour là par les routes des montagnes de Savoie. La pauvre femme ne revit jamais ses deux amours. La voiture de son époux fut retrouvée une semaine plus tard aplatie au fond d’un précipice dans le lit d’un torrent. Les corps ne furent jamais retrouvés. Rémi venait de disparaître à l’age de quarante-cinq ans, son fils en avait dix-sept.
Pendant des mois, des recherches furent entreprises, le lit du torrent inspecté, des battues sur les rives organisées. Un barrage fut investi par des plongeurs et des scaphandriers, en vain. Il fallut se rendre à l’évidence, la nature ne rendrait rien ou alors bien plus tard.
Mélanie et Rémi n’avaient qu’un enfant, elle sombra dans une torpeur dont elle mit trois ans à guérir au sens médical du terme, errant comme un zombie dans les ruelles de la vieille ville. C’est là qu’elle fit la rencontre du peuple des chats. Ils furent son remède contre le suicide. Elle parlait avec eux et ils la comprenaient. Son âme en détresse les touchait au plus profond, même les plus sauvages s’approchaient d’elle. Le grand-père de Mistigris devînt son confident préféré. Il l’écoutait en silence, et de temps en temps, en signe d’approbation, laissait échapper un miaulement.
Mélanie alla de mieux en mieux, elle put reprendre son travail. Madame Pralong exerçait la profession d’enseignante. Elle dispensait des cours de français dans un lycée de la ville. C’était une bonne pédagogue, très aimée de ses élèves. Elle s’éloignait souvent des sentiers battus pour éveiller les jeunes à la littérature, tout devenait prétexte à philosopher, et tous les courants de pensée cohabitaient sans tabous dans son enseignement.
Chaque soir au retour du lycée, Mélanie prenait ses gamelles et son sac de croquettes pour nourrir ses nouveaux amis. Elle compensa l’absence par le dévouement à une cause. Elle prit sa carte à la SPA et commença à se lier d’amitié avec Germaine Dercourt.
Madame Pralong décida de déménager. Elle habitait avant le drame l’appartement du deuxième étage, ses parents occupant le premier. Elle fit venir une entreprise afin de rénover le troisième étage. Elle ne conserva aucun meuble, elle courut les antiquaires et les brocanteurs pour procéder à des achats et des échanges. Elle voulait tourner la page d’un passé trop douloureux. Après quelques mois de travaux, elle s’installa dans son nouveau logis. Trente-cinq années s’étaient écoulées. L’appartement que découvrirent les pandores demeurait à l’identique du premier jour, à l’exception des trente-deux matous.
Mélanie venait d’avoir quarante-huit ans, encore jeune, elle ne songea nullement à refaire sa vie avec un autre compagnon. Elle préféra se retirer seule le soir parmi les livres. Pascal, Montaigne, Balzac, Confucius, Platon, Homère et bien d’autres occupèrent ses soirées. Elle sollicita à nouveau l’entreprise qui avait restauré son appartement, elle fit de même avec les deux autres logements. Elle confia à une agence le soin de trouver des locataires sérieux. C’est ainsi qu’elle en vit passer de nombreux. Certains gardèrent le contact avec elle, d’autres disparurent à jamais, ainsi va la vie.
Parallèlement à sa passion pour les chats, elle ne manqua jamais d’aider les vagabonds du square. D’autres qu’elle auraient eu peur de ces clochards, le monde des marginaux est un univers brutal. Elle inspirait le respect, jamais la crainte. En aucun cas elle n’eut à se plaindre d’un mendiant. Elle donnait un peu d’argent, parfois des vêtements et ne posait jamais de question. Celui qui voulait parler trouvait face à lui une oreille attentive, une confidente, une amie. Avec celui qui ne souhaitait pas s’ouvrir, un regard suffisait, il en disait plus que des mots.
Christian Métayer portait la cinquantaine élégamment. Le cheveu grisonnant ondulait naturellement. Grand, environ un mètre quatre-vingt-dix, il portait une attention quasi maladive à sa ligne. Sa silhouette confirmait qu’il pratiquait une activité sportive régulière. Il courait tous les matins avant de se rendre au travail. Le samedi, il accomplissait comme un rituel une vingtaine de kilomètres à travers les chemins et sentiers de la campagne environnante. Il puisait dans le dépassement de soi l’oxygène lui permettant de supporter l’air vicié de sa semaine d’enfermement.
Sagol et Gilles se présentèrent à la prison en fin de matinée. Après une brève attente pour vérification, un gardien vint les chercher dans le sas d’entrée et les accompagna jusqu’au bureau du directeur. Christian Métayer reçut les deux gendarmes avec amabilité. L’homme, en professionnel du contact, savait s’y prendre avec ses interlocuteurs. Il invita les enquêteurs à s’asseoir. Il proposa une boisson chaude ou froide. Sagol préféra un verre d’eau fraîche, Gilles également. Le directeur se dirigea vers une fontaine à eau qui se trouvait dans un angle de la pièce. Il remplit les gobelets, ainsi qu’un troisième pour lui.
– Que me vaut cette visite Monsieur Sagol ?
Le chef qui connaissait Christian Métayer ne s’embarrassa pas de fioritures, il alla droit au but.
– Je suppose que vous connaissez Madame Mélanie Pralong?
– Je la connais depuis trente-cinq ans Monsieur Sagol, en effet, mais qu’a-t-elle fait pour que vous veniez me parler d’elle ici ?
– Elle est décédée Monsieur Métayer, assassinée.
Christian Métayer restait debout pour boire son verre d’eau, il devint blême, ne dit plus rien et se posa sur un fauteuil, la tête baissée.
Sagol le laissa tranquille pendant quelques secondes, puis reprit le fil de la conversation.
– L’aviez-vous vue récemment ?
– En réalité, nous ne nous voyions pas souvent, une fois par an, par contre je l’appelais au moins une fois par trimestre.
– Quel lien vous unissait ? Demanda Sagol .
– L’amitié mon cher, l’amitié ; elle m’avait initié à la philosophie, peu de temps après la perte de son fils et de son mari.
– Quand l’avez-vous appelée pour la dernière fois ?
– J’ai dû l’avoir au bout du fil jeudi ou vendredi passé, je dirais plutôt vendredi.
Sagol ne fit aucun commentaire, le relevé de France Télécom indiquait le vendredi trente et un janvier à quinze heures cinquante, la communication avait duré six minutes.
– De quoi avez-vous parlé ?
– Comme à l’habitude, nous échangions nos points de vue sur des philosophes célèbres, cette fois nous avons échangé sur Confucius et ses pensées. Malgré son âge, Mélanie possédait une bonne mémoire et savait vous ranger à son avis.
Les trois hommes devisèrent un moment encore, Monsieur Métayer voulait connaître la fin de son amie. Sagol lui donna quelques renseignements, mais il occulta volontairement la présence des trente-deux chats. Le directeur ne posa aucune question sur les animaux, c’était une preuve qu’il n’était pas au courant. Un détail n’échappa pas aux deux gendarmes, Il avait assisté le soir du meurtre au concert de carillon à la chapelle du château. Etant avec un couple d’amis et compte tenu de l’heure tardive de la fin du concert, il ne s’était pas arrêté chez la vieille dame. Sagol nota les coordonnées des compagnons de Monsieur Métayer, il s’agissait d’un magistrat et d’une jeune femme l’accompagnant. Christian Métayer semblait très affecté par le meurtre de son amie et ancienne professeur Mélanie Pralong. Il répondait trop spontanément pour être soupçonné d’assassinat.
Il était plus de douze heures trente, Christian Métayer proposa aux deux enquêteurs de partager le repas au mess du personnel pénitentiaire. Sagol et Gilles acceptèrent, cela leur ferait gagner un temps précieux. La nourriture se révéla de bonne qualité, mais les plats quelconques. Une heure plus tard ils quittaient Monsieur Métayer.
Ils apprirent incidemment qu’il existait un lien entre Christian Métayer et Fred Myrion, le mercenaire retiré des affaires qu’ils allaient auditionner. Comme par hasard, les deux hommes furent camarades de classe. Le directeur pensait que Fred et Mélanie avaient gardé le contact.
Pour des raisons de sécurité évidentes, le chef Sagol avait choisi de contacter Fred Myrion avant de monter jusqu’à son nid d’aigle. L’homme s’exprimait avec le même accent que Christian Métayer, c’était à s’y méprendre, les voix des deux hommes se ressemblaient beaucoup.
L’accès au chalet s’avérait difficile, heureusement le travail du chasse-neige permettait d’avancer. La neige accumulée sur les côtés de la route ne permettait pas le croisement avec un autre véhicule. Les deux hommes priaient pour éviter une rencontre. La montée dura cinquante minutes. Fred Myrion avait fourni des explications avec des repaires faciles pour Sagol. Le véhicule arriva à la hauteur des derniers mélèzes, au-delà, plus d’arbres, la neige et son blanc manteau pour seul horizon. Après un léger replat, Sagol demanda à Gilles de se garer sur le parking à droite. Une plate-forme aménagée par le chasse neige permettait de ranger deux ou trois véhicules. Un Range Rover stationnait là recouvert par les dernières chutes de neige.
Les gendarmes descendirent de la voiture. Il restait à parcourir quelques centaines de mètres dans un sentier enneigé. Dix minutes s’écoulèrent, ils aperçurent le vieux chalet en bois. Une fumée blanche sortait de la cheminée. Sur le balcon, un homme avec des jumelles en bandoulière les accueillit. Il s’agissait de Fred Myrion. Le baroudeur portait fière allure. Un peu plus petit que Christian Métayer. Il retira sa casquette à l’arrivée des enquêteurs. Le cheveu blond et ras laissait apparaître une cicatrice au milieu du sommet du crâne. Le mercenaire, en habitué, précédait toujours la question.
– Souvenir de voyage Messieurs, une machette mal aiguisée et vous sauvez votre peau ! Sagol fit les présentations sur le balcon :
– Beau paysage Monsieur Myrion.
– C’est vrai, mais nous serons mieux à l’intérieur.
Il ouvrit la porte et entra après ses deux hôtes.
Des objets régionaux meublaient l’intérieur. Une table ronde, quatre chaises et un buffet finement décoré par des fleurs peintes sur les portes, tel était le mobilier. Un petit poêle rond dégageait une chaleur bienvenue.
Le chef bien qu’appréciant le site, voulut commencer rapidement l’audition du baroudeur.
– Depuis quand connaissez-vous Madame Mélanie Pralong ?
– Longtemps, je dirais au moins trente-cinq ans, mais qu’a-t-elle à voir avec moi aujourd’hui Messieurs ?
– Dans le cadre d’une enquête, je voudrais connaître la date de votre dernière rencontre ?
– Il y a longtemps, car je sors rarement d’ici, sauf pour le ravitaillement et surtout j’évite de planifier mon activité. Il y a des barbouzes qui n’attendent qu’un faux pas de ma part.
– Vous n’avez pas répondu à ma question martela le chef.
– Répétez la question s’il vous plait ?
– La date de votre dernière rencontre avec Mélanie ?
– Il y a environ quatre ans.
– Aucun contact depuis cette date ?
– Je lui téléphone de temps en temps, je l’ai appelée il y a quelques jours, nous avons longuement parlé du bon vieux temps.
– Savait-elle que vous étiez revenu en France ?
– Nous ne parlions que littérature et philosophie, ça nous suffisait pour passer un bon moment ensemble.
– J’ai une mauvaise nouvelle Monsieur Myrion, votre amie Mélanie Pralong est morte samedi premier février, assassinée chez elle.
Fred Myrion eut la même réaction que son ancien camarade de classe Christian Métayer. Il était prostré.
– Une femme exceptionnelle Messieurs, il n’en existe pas un grand nombre autour de nous de cette qualité. Dieu bénisse son âme.
Ce qui surprenait toujours le chef, c’était la tendresse de ces durs. Des fiers à bras capables de tuer de sang froid, rompus aux situations les plus critiques et qui devant la fin d’un proche pouvaient se transformer pour n’être que fragilité et chagrin.
Le soleil avare de février passa la tête de l’autre côté de la montagne. Les deux enquêteurs disposaient d’une heure pour redescendre sans encombre. Ils posèrent quelques questions supplémentaires, et dix minutes plus tard le gendarme Gilles s’installa au volant de la Peugeot. La descente dans la vallée se passa sans problème, Sagol eut tout loisir d’apprécier le paysage entre chien et loup.
Il était dix-huit heures dix lorsque Gilles gara la voiture dans la cour de la brigade. Le chauffage du véhicule étant défectueux, ils coururent vite se mettre au chaud dans leur bureau.
Les deux visites de la journée s’étaient avérées intéressantes, la personnalité des deux individus montrait en quel point des êtres issus du même milieu et ayant reçu la même éducation pouvaient choisir des chemins différents. Les deux amis d’enfance s’étaient retrouvés ensemble au lycée, ils avaient décroché le baccalauréat avec mention bien et s’étaient inscrits à la faculté de lettres d’Aix en Provence. Ils avaient partagé le même studio et parfois les mêmes filles. Ils avaient tous deux une maîtrise en lettres classiques. Aucun n’avait choisi de professer. Christian Métayer choisit la fonction publique. Son copain Fred Myrion prit un sac à dos et fit le tour du monde. Leur chemin se sépara à ce moment là, mais leur amitié restait intacte. Le barbouze expliqua en philosophant que c’était son ami directeur de prison qui avait mal tourné, il emprunta une formule d’un philosophe dont le chef ne se souvenait que du sens. Le baroudeur reprit à son compte la formule du Cid de Corneille « A vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». L’amitié et l’affection profonde des deux copains d’enfance envers la vieille dame ainsi que leur formation permettait de les rayer de la liste des suspects, Sagol et Gilles en acquirent la conviction.
Un pense bête collé sur le téléphone de Sagol lui indiquait qu’il devait rappeler maître Leschaut. Il regarda sa montre et pensa que le notaire ne se trouvait peut-être plus à son étude. Une voix féminine répondit, il reconnut la jeune femme à son accent, c’était la collaboratrice qui avait apporté le dossier dans le bureau du notaire, celle qui avait régalé les pupilles de Gilles. Elle passa immédiatement la communication à son patron.
– Bonsoir maître, ici le chef Sagol, vous m’avez appelé ?
– Bonsoir Monsieur Sagol, en effet, c’est au sujet de Madame Pralong, je suis en mesure de répondre à certaines questions que vous m’avez posées jeudi.
– Dites-moi tout cher maître
– Oh ! Ce sera vite fait, ma cliente n’a plus de famille directe ou indirecte, elle n’a pas rédigé de testament.
– En êtes-vous sûr ?
– Sûr et certain, sauf à mettre en doute le fichier central de l’ordre des notaires. De plus, elle souhaitait rédiger un tel document, mais l’assassin a été le plus rapide.
– Que vont devenir ses biens ?
– C’est l’état qui va hériter. D’expérience, il faudra plusieurs mois avant qu’il ne bouge. Pour ce qui me concerne, je transmettrai l’information aux autorités compétentes.
– Je vous remercie de m’avoir tenu au courant maître, bonne soirée et qui sait, à bientôt.
– Je vous remercie Monsieur Sagol, trouvez le coupable je compte sur vous, bonne soirée.
Gilles avait entendu les propos du notaire, il dit à son chef que l’héritage n’était pas le mobile du crime.
Sagol en convint volontiers. Mais alors, quel était donc ce foutu mobile ?
9 décembre 2010 à 14h31 #1528967
Les lumières de la ville brillaient encore lorsque le gendarme Gilles prit la route. Il avait un rendez-vous dans la France profonde, celle de l’histoire et des légendes. Pendant que son chef faisait une escapade à Turin, il traverserait le massif central pour se retrouver dans un bourg médiéval. Le professeur Ernest Lapébie l’attendait dans sa retraite de Conques.
Le redoux constaté ces derniers jours se confirmait, ce n’était pas pour déplaire à notre voyageur. A sept heures le pandore passait Clermont-Ferrand. L’autoroute parfaitement dégagée permettait de rouler en toute sérénité. Les services de déneigement s’employaient à maintenir le réseau en situation optimale.
Gilles pesta, il aurait aimé continuer par cette voie qui emmenait les vacanciers au bord de la grande bleue. A ce jour, seuls de minuscules tronçons s’offraient aux automobilistes. Le viaduc de Millau entrait dans sa phase terminale. Les prévisions d’ouverture se situant entre le dernier trimestre deux mille quatre et le deuxième trimestre deux mille cinq. Compte-tenu de l’avancement des travaux il semblait possible que l’ouverture puisse se faire en deux mille quatre.
L’enquêteur admirait ce paysage tourmenté, il longeait des rivières, passait dans des bourgs au passé millénaire. Ici le temps ressemblait aux gens, rien ne pressait. Malgré la rudesse des saisons, ces contrées préservées des flux migratoires cultivaient un art de vivre à l’ancienne. Tout le monde connaissait tout le monde, pas toujours agréable, surtout pour celui qui souhaitait protéger son intimité. La vie ainsi faite, coulait paisiblement comme l’eau des ruisseaux.
Il était dix heures trente, après quelques kilomètres au bout d’une vallée encaissée, apparut la cité médiévale de Conques, un des plus beaux villages de France à n’en pas douter. Le professeur Lapébie avait bon goût. Gilles gara son véhicule à l’entrée de la commune. Sur la place, un cavalier juché sur un cheval cabré levait son épée. L’artiste avait façonné sa sculpture dans un enchevêtrement de pièces métalliques, la réalisation était une réussite. L’homme et sa monture inspiraient le gendarme, il comparait le duo aux héros de Cervantès Don Quichotte et sa jument Rossinante.
Au bout de la rue en pente, l’abbaye Sainte-Foy s’offrait aux regards. Le soleil brillait sur les toits de schiste argentés du village engourdi sous la lumière hivernale. Les touristes repliés depuis longtemps, seuls de rares autochtones donnaient un semblant de vie au vieux bourg. Par une ruelle pavée Gilles accéda à l’abbatiale. Face à lui au-dessus du parvis se trouvait le tympan du jugement dernier avec ses cent vingt-quatre personnages. Il rentra dans l’édifice, à sa gauche une table avec des livres et des dépliants rédigés dans plusieurs langues. Il parcourut rapidement le document, son intérêt grandissait au fur et à mesure. Il fit le tour de la nef, admiratif de l’architecture. Malheureusement, les richesses historiques du Rouergue ne faisaient pas partie du but de sa visite.
A la sortie de l’église, il se mit en quête d’un restaurant pour se sustenter. Il dût se rabattre sur le seul établissement ouvert en cette saison qui lui proposa un banal steak frites. La gastronomie hibernait, mise hors saison. Il mangea rapidement et après avoir dégusté un café délicieux, se mit en quête de la maison du professeur Ernest Lapébie. Le patron indiqua la demeure à une centaine de mètres de là.
Une minuscule rue pavée descendait en direction du Dourdou, la rivière du pays. Il s’engouffra sous un passage. Il se demanda si la maison avait été construite après le tracé de la rue ou avant, car édifiée de chaque côté, elle semblait faire une seule entité. Dix mètres à peine plus loin, sur la droite, se trouvait une fontaine qui coulait dans un grand bac en pierre, le tout à l’abri sous un auvent. Dans le prolongement, des meules ayant jadis broyé les châtaignes exposaient leur usure au passant. Entre la fontaine et les reliques du moulin, une porte en chêne donnait accès à la demeure du grand spécialiste. Pas de cloche ni de sonnette, seulement un heurtoir en bronze. Il s’agissait probablement d’un cadeau offert au spécialiste. Le heurtoir représentait un chat qui voulait attraper le monde. Debout sur ses pattes arrière, sa patte avant droite heurtait un globe terrestre au-dessus de lui.
Gilles frappa la mappemonde. Il n’attendit pas longtemps, une femme blonde aux courbes généreuses vint lui ouvrir. C’était l’épouse du professeur, elle devait avoir entre quarante et quarante-cinq ans. L’enquêteur ne savait pas que Monsieur Lapébie avait convolé avec une femme de trente ans sa cadette. A chacun son bâton de vieillesse pensa t’il. Madame Lapébie se présenta au gendarme.
– Bonjour Monsieur, je suppose que vous êtes le détective qu’attend mon mari ?
C’était la première fois que Gilles s’entendait appelé détective.
– Oui, bonjour Madame, je suis le gendarme Gilles.
– Enchanté Monsieur Gilles, je vous conduis jusqu’au bureau d’Ernest.
Dans le couloir, au milieu des pierres de schiste apparentes, deux tableaux représentant des natures mortes ornaient le mur de gauche. Deux portes vitrées donnaient sur des pièces. Madame Lapébie s’engouffra par la seconde ouverture. Une grande salle avec d’immenses baies vitrées, ce fut la première chose que remarqua le pandore. Un jeune homme de soixante-seize ans se précipita à sa rencontre.
– Alors Monsieur Gilles, avez-vous fait bonne route depuis vos Alpes ?
– Tout à fait Monsieur Lapébie, votre région est magnifique, il est dommage que je ne dispose que de peu de temps.
– En effet, avez-vous visité le trésor de Conques ?
– Non, j’ai visité l’abbatiale et le tympan du jugement dernier. Je reviendrai c’est certain.
– Désirez-vous un café ou un thé ? Ma femme, Ghislaine, va se faire un plaisir de nous le préparer.
– Je ne veux pas vous obliger, mais un petit café ce n’est pas de refus.
– J’ai cru comprendre au téléphone que votre enquête du moment se passe dans un domaine que je connais assez bien ?
– Hélas oui ! Une vieille dame a été trouvée assassinée. Le meurtrier a disposé des chats empaillés tout autour. C’est la raison pour laquelle je fais appel à vos compétences.
– Eh bien ! C’est beaucoup d’honneur que vous me faites !
Ernest Lapébie s’avérait très dynamique, par sa petite barbiche grise il rappelait le professeur Tournesol, mais la comparaison s’arrêtait là. Il ne faisait pas son âge et ne dépareillait point avec une épouse aussi jeune. Ghislaine possédait son diplôme de vétérinaire, mais avait tout quitté par amour. Elle devint l’assistante du maître et s’enticha de son mentor. Le vieux célibataire se mit à ronronner comme un matou devant la jeune minette. Ce qui devait arriver arriva, ils venaient de célébrer leurs dix ans de mariage.
Elle pénétra dans la pièce avec un plateau contenant trois tasses de café et un sucrier.
– Voilà ! Si vous le voulez bien nous serons mieux ici.
Elle désigna une table basse et des fauteuils.
– Merci amour, enlève donc Platon.
C’était un chat noir qui dormait sur un coussin.
– Vous avez d’autres chats ici Monsieur Lapébie ? Demanda Gilles.
– Nous en avons quatre, des chats communs européens, ce sont les plus adaptés aux spécificités de la région.
– J’ai apporté les éléments du dossier sur lesquels j’espère que vous m’éclairerez, il y a de nombreux clichés, car il y a trente-deux félins. Je crois avoir identifié deux races, je suis prudent vous voyez, je dis « je crois », j’attends votre verdict.
– Monsieur Gilles, avec Ghislaine, vous aurez aussi l’œil d’une experte. Allons-y.
– Je vous montre d’abord les photos concernant ceux dont je viens de vous parler.
Ghislaine Lapébie s’assit sur l’accoudoir aux côtés de son époux. Elle s’exclama :
– Celui-là pas de problème, il est trop caractéristique. Il s’agit d’ un « ocicat ».
– Gagné ma chère, et vous Monsieur Gilles vous aviez deviné je pense ?
– Oui, pour celui là ce n’était pas trop compliqué.
– En effet, avec ce pelage et la morphologie c’était imparable. Par contre, il n’y a pas de propriétaire de cette race en France, les seuls que vous pourriez trouver sont en Allemagne, mais j’appellerai mon ami Hantz Bauer tout à l’heure. Des animaux aussi rares sont répertoriés et il nous dira ce qu’il sait.
– Entendu, voici le suivant.
Ghislaine s’exprima encore la première :
– J’ai un petit doute, avez-vous un cliché pris sous un autre angle ?
– Gilles sortit d’autres images.
– Le maître prit une loupe et scruta la courbe des membres, le port de la tête et le bout des pattes. Je vous propose de marquer chacun sur un papier notre pronostic.
Ghislaine se leva arracha trois feuillets à un bloc cube :
– Et voilà Messieurs.
Elle inscrivit un mot sur la feuille.
Gilles en fit de même,
– Vous acceptez les fautes d’orthographe Monsieur Lapébie ?
– A condition qu’il n’y en ait pas cinq dans le mot, je vous l’accorde. Pour moi, il s’agit d’un spécimen de « Wirehair ».
Ghislaine Lapébie montra son feuillet, c’était le même mot.
– Et vous Monsieur le détective ?
Gilles apprécia l’humour de son hôtesse.
– Je crois que je peux vous remplacer professeur, ce n’est pas original nous pensons tous à l’identique.
– Bravo Monsieur Gilles, c’était moins évident. Je crois que le métier vous a beaucoup aidé, vous avez le don de l’observation.
Pendant plus d’une heure, le spécialiste et son épouse scrutèrent chaque cliché, les trente-deux félins furent apparentés à une race. Gilles nota aux dos de chaque image les observations de ses interlocuteurs. Trente bêtes n’apportaient rien de plus à l’enquête. Par contre les deux animaux trouvés sur les genoux de Mélanie méritaient un supplément d’investigations.
Ernest Lapébie conversa avec son ami allemand Hantz Bauer, il connaissait actuellement les propriétaires d’un chat « ocicat », un couple germano-américain qui se partageait entre la région des grands lacs et Francfort. Il profitait des avantages de l’ancienne profession du mari, retraité de l’armée. Il ne s’agissait pas de leur animal, Hantz l’avait vu la semaine précédente. Il doutait qu’il existe un possesseur de « Wirehair » répertorié en Allemagne actuellement. Il eut connaissance d’un couple d’américains retourné au pays environ dix-huit mois auparavant, il possédait un spécimen de l’espèce recherchée. Ernest Lapébie obtint les coordonnées des époux Brighton à Albuquerque.
L’astre du jour déclinait rapidement, un carillon sonna seize heures. Gilles s’approcha des baies vitrées. Le spectacle de la nature magnifiait les lieux. De son bureau, le professeur Lapébie jouissait d’un panorama exceptionnel. En contrebas, la rivière coulait dans des méandres argentés, sur la rive opposée au pied de la colline, les arbres dévêtus s’alignaient en cohorte. Les reflets du soleil couchant sur les roches exerçaient sur l’œil un attrait irrésistible. L’homme était ébloui par la beauté austère de la contrée.
Les cloches de l’abbaye résonnèrent, il était temps pour le gendarme de retourner aux affaires. Il prit congé des époux Lapébie, en les remerciant chaleureusement pour leur collaboration et surtout leur accueil.
Gilles plut au couple, le professeur s’adressa à lui en formulant deux demandes :
– J’aimerais connaître le dénouement de ce dossier et surtout, vous m’avez bien dit que vous souhaitiez revenir à Conques ?
– C’est exact Monsieur Lapebie.
– Eh bien ! Mon ami je serai flatté et honoré de vous recevoir. Ghislaine et moi-même vous fournirons le gîte et le couvert, et je me charge de faire le guide.
– Gilles était confus, il remercia.
Ernest Lapébie insista
– J’y tiens beaucoup Monsieur Gilles, faites-moi savoir rapidement la date de votre venue.
– Je n’y manquerai pas, encore merci.
Arrivé dans la rue, Gilles soupira de contentement, voilà pourquoi il aimait tant son métier : pour la richesse de la rencontre.
Il restait maintenant à rouler pour rejoindre les montagnes alpines. Il savait que malgré la distance, le trajet lui semblerait court, il se repasserait les images fortes de la journée. Son kaléidoscope lui projetterait les plus belles scènes du voyage.
Cristina Pietrangeli habitait une petite maison à l’entrée de Turin. La vieille dame reçut avec plaisir le chef Sagol. Elle souffrait d’une hanche et se déplaçait avec difficulté. Elle ignorait encore que Mélanie Pralong n’était plus de ce monde.
L’origine de sa relation avec la défunte datait de la dernière guerre. Les parents de Mélanie offrirent refuge à la famille Pietrangeli qui fuyait l’Italie fasciste. Les deux jeunes filles sympathisèrent et connurent leurs premiers émois ensemble. Cristina avait un frère de dix-huit mois son cadet, il fut capturé dans une rafle et mourut en captivité. Cette tragédie souda encore plus les familles.
Après la guerre, les Pietrangeli retournèrent vivre de l’autre côté des Alpes. Cristina se maria et eut un fils l’année suivante. Mélanie devint la marraine de Giuseppe.
Tout au long des épreuves de leurs vies, les deux femmes se réconfortèrent mutuellement. Comme son amie, Cristina se retrouva veuve encore jeune, elle aussi ne chercha pas à refaire sa vie.
Depuis cinq ans, les deux femmes ne franchissaient plus la frontière, l’âge et la crainte d’importuner l’autre avec ses bobos prirent le dessus. Le téléphone perpétuant le lien, les amies de jeunesse s’appelaient très régulièrement, au minimum une fois par quinzaine.
Sagol tergiversa longtemps avant d’annoncer la nouvelle à Cristina. Cette dernière avait compris dès la poignée de main avec le chef, l’intuition féminine sans doute. Aucune larme ne coula sur son visage buriné par ses quatre-vingt-deux printemps. Elles coulaient dans son cœur.
La vieille femme soupira et se dirigea péniblement vers un fauteuil électrique. Elle actionna une télécommande, le siège monta à la hauteur de ses hanches. Elle attrapa l’accoudoir et se laissa glisser. Elle appuya sur un autre bouton et le fauteuil se positionna dans sa configuration initiale.
Sagol la laissa se reprendre deux ou trois minutes. Madame Pietrangeli signifia à son interlocuteur qu’elle allait mieux et qu’il pouvait lui poser d’autres questions. L’enquêteur avait fait largement le tour de ses investigations concernant la vieille dame et son fils. Il pensa que cette amie, très chère à la victime, et son fils n’avaient rien à voir avec la fin cruelle de Madame Pralong.
Sagol remercia Madame Pietrangeli et promit de lui communiquer la date des obsèques de la marraine de son fils.
Il se fit aussi discret qu’à son arrivée pour quitter la ville. La venue d’un gendarme français aurait pu déclencher une mini crise avec les carabiniers. Il utilisa une voiture banalisée et s’habilla en civil. En Europe, subsistaient encore des frontières administratives, et surtout des barrières qu’il convenait de ne franchir qu’en connaissance de cause. Cette façon de procéder permit de gagner un temps précieux et de contourner la paperasserie étouffante.
A midi le chef franchit le tunnel du Fréjus. Il se restaura dans une gargote à Modane. Il reprit la route en début d’après-midi, sans se presser. Il se retrouva à dix-sept heures dans son bureau.
Son adjoint l’appela à peine cinq minutes plus tard, il lui fit brièvement part de son travail et le rassura sur l’état des routes. Il arrivait à proximité de Clermont-Ferrand.
Les obsèques de Mélanie Pralong furent fixées au jeudi treize février à quinze heures. La boulangère ferma sa boutique, elle s’assit au premier rang dans l’église du château avec à sa droite Loïc son époux et leur ami et voisin boiteux Nestor Riou le boucher. Ginette obtint du chanoine la célébration d’une messe. Hormis les concerts de carillon et de rares intronisations, l’évêché consentait peu à quelque entorse.
Le chef Sagol et le gendarme Gilles assistaient à la cérémonie, ce genre d’événement s’avérait parfois instructif pour les enquêteurs. Ils s’installèrent derrière un pilier au milieu des travées. Cent cinquante personnes vinrent rendre hommage à la vieille dame. La plupart des voisins rencontrés par les gendarmes remplissaient la petite chapelle.
Des groupes se constituèrent. On pouvait distinguer le clan des commerçants avec les époux Liorant, Nestor Riou et quelques autres. La SPA, avec madame Dercourt et Chantal de Lucinges en figures de proue, se plaça dans la travée opposée aux boutiquiers. Les voisins, le docteur Sahuc et son épouse se dispersèrent dans les travées en retrait.
Juste devant les pandores, Christian Métayer et Fred Myrion conversaient à voix basse. Sagol fut surpris que le barbouze soit descendu de sa montagne, son amitié avec la défunte l’avait convaincu qu’il lui devait ce dernier hommage. Un homme assis à la droite du baroudeur attira l’attention du chef. La ressemblance attisa sa curiosité. Il devait s’agir de Giuseppe Pietrangeli, c’était le portrait craché de Cristina.
Pendant son homélie, le chanoine Bercot s’attacha à souligner la discrétion et le dévouement de Mélanie envers les êtres les plus faibles, animaux ou humains. Un chœur chanta des cantiques et plusieurs fidèles communièrent.
L’odeur d’encens titillait les narines du gendarme Gilles, il se retint plusieurs fois d’éternuer. La circulation et le renouvellement d’air dans la petite église s’avéraient insuffisants, c’est pour cette raison que l’enquêteur était incommodé. Il y eut des quintes de toux dans l’assistance, le sacristain ouvrit une porte latérale et un courant d’air glacial circula dans les travées.
Le cercueil en bois blond de Mélanie disparaissait recouvert par de nombreuses couronnes de fleurs. Malgré la saison et le froid, les fleuristes réalisèrent des prouesses. Toutes sortes de végétaux ornaient les compositions florales.
Sagol s’intéressait beaucoup aux dédicaces inscrites sur les différents assemblages. Il trouvait, lui l’amoureux des mots, que beaucoup de sentiments se concentraient dans ces ultimes phrases. Placé trop loin et de biais, il ne distinguait pas ces ultimes formulations. Il pourrait tout à loisir en retenir quelques-unes lors de la bénédiction du cercueil.
Un harmonium joua de la musique sacrée, Madame Dercourt prononça un éloge tout en finesse et retenue à l’image de la défunte. L’émotion gagna l’assemblée, le chanoine récita les prières rituelles, et bénit le cercueil. Fred Myrion essuya une larme, une partie de sa jeunesse partait avec la dame aux chats.
Lorsque le gendarme Gilles passa le goupillon à son chef, ce dernier avait mémorisé les phrases les plus touchantes, les plus insolites, les plus troublantes, inscrites sur les rubans autour des couronnes et sur les bouquets.
Il y avait une gerbe de chrysanthèmes blancs. L’inscription réalisée sur un ruban mauve disait ceci : « A la maman des chats, un minet orphelin », une couronne de fleurs mélangées plus poétique, s’exprimait sur un ruban blanc, les lettres étaient rouges : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent », Sagol se rappelait avoir déjà lu une phrase similaire quelque part, mais il ne put la remettre dans le bon contexte. Ses souvenirs s’étaient évaporés.
Une couronne de fleurs blanches offerte par les commerçants du quartier était posée sur le côté. La dédicace attira l’attention de l’enquêteur : « Au-delà de nos cœurs, se forgent les clés de l’amour, que ces clés soient celles du paradis ». A proximité, une couronne de trente deux roses rouges où les mots surprirent le chef. Il trouva la formule inadaptée à la cérémonie, Sagol lut et relut la phrase, elle le rendait perplexe. Que voulaient dire ces mots : « Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ». Quel message se cachait derrière les roses ?
Il tenait le goupillon dans sa main et la personne suivante attendait patiemment le passage de relais. Tout à sa réflexion, il s’était isolé du monde, il fallait revenir à la réalité du moment. Il grava dans sa mémoire d’autres hommages disposés sur les plaques et couronnes mortuaires. Tout à l’heure, il en parlerait avec Gilles.
La défunte n’ayant laissé aucune consigne concernant ses obsèques, Mesdames Liorant et Dercourt s’étaient concertées pour essayer de deviner ce qu’aurait voulu Mélanie. Elles savaient que leur amie n’aimait pas les cimetières, elle n’y allait jamais. Ce devait être la disparition de son époux et de son fils qui avait instillé cette répugnance envers ces lieux où elle ne put jamais les honorer. Elles décidèrent d’une crémation avec dispersion des cendres dans le quartier, entre le square et ses clochards, et la rue du carillon et ses chats.
Les cloches de la chapelle se mirent à sonner, leur timbre sembla plus pur qu’à l’accoutumée. Mistigris ne savait pas que c’était en l’honneur de sa bienfaitrice, mais il comprit qu’il était inhabituel qu’en milieu de semaine le clocher du château résonne d’une musique aussi solennelle.
La dépouille traversa la chapelle et fut placée dans le fourgon, direction le funérarium. Sous un ciel gris, quelques personnes accompagnèrent Mélanie dans cet ultime voyage. Sagol et Gilles s’étaient retirés dans un angle du parvis. Ils purent observer les derniers adieux du public à leur amie. Christian Métayer et Fred Myrion se firent la bise et partirent chacun dans une direction. Mélanie réunit les amis d’enfance, le bon et le méchant se retrouvèrent l’espace d’une homélie.
L’enquête continuait cahin-caha son bonhomme de chemin. Différentes pistes furent explorées, de nombreux témoins entendus. Les semaines s’écoulèrent. L’affaire Mélanie Pralong passa au second plan, d’autres dossiers tout aussi importants attendaient les deux hommes. Ils mirent en sommeil certaines actions prévues.
Ils procédèrent à une énième vérification. Gilles avait répertorié les messages de condoléances ainsi que les expéditeurs de couronnes, bouquets, gerbes et plaques. Il identifia tous les auteurs, excepté une couronne de trente-deux roses et une de fleurs mélangées. Les messages joints aux fleurs méritaient un examen dans le détail. Les dédicaces intriguèrent Sagol en premier, maintenant Gilles tentait de comprendre et retrouver les émetteurs de ces couronnes. Il ne savait que trop que chaque détail laissé de côté pouvait faire échouer une enquête.
Trente-deux roses rouge pour dire : « Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ». Gilles ne comprenait pas, et il détestait ça. Bien sûr il pensait aux trente-deux chats, mais il trouvait la ficelle bien trop grosse. Il y avait peu de chance pour qu’il existe un rapport entre les fleurs et les chats.
La deuxième phrase s’accordait mieux avec la personnalité de Mélanie, Gilles aurait voulu pénétrer l’esprit de l’auteur de ces quelques mots. Comment percer le mystère ? Que voulait-on dire ? Il lut plusieurs fois le message, jusqu’à le connaître par cœur et se surprit à le réciter à haute voix. « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent ». Quelle philosophie de la vie pensait Gilles.
La livraison effectuée par le même fleuriste provenait de deux ordres différents via le réseau « Inter Flora ». Les enquêteurs contactèrent les commerçants qui avaient passé l’ordre. Les fleuristes ne virent pas le client, la commande parvint par écrit, déposé dans leur boîte à lettre accompagnée d’un billet de cent euros. Le commanditaire dactylographia sur un feuillet des instructions bien précises. Les deux boutiques se situaient à Bordeaux, à quelques centaines de mètres de distance. Les enveloppes arrivèrent par la poste, déposées au bureau principal de la ville. Bien entendu, le relevé d’empreintes ne donna aucun résultat, les documents manipulés à de nombreuses reprises possédaient les traces du personnel des magasins concernés, mais pas d’autres éléments permettant d’avancer.
Les deux hommes comprirent que le client protégeait son anonymat. Peut-être existait-il un rapport avec le meurtrier, telle était la question que se posait les enquêteurs. Le printemps n’allait plus tarder à mettre le nez à la fenêtre, nous étions déjà le quinze mars.
Gilles se hasarda à une hypothèse :
– Et si l’auteur du coup de fil passé depuis Bordeaux et l’acheteur des couronnes étaient la même personne ?
– Pourquoi pas mon cher, mais alors que penser de la communication passée de Grenoble ?
– Peut-être le même chef, matériellement il pouvait se trouver dans les deux villes.
– C’est vrai, il nous faudrait un coup de pouce pour avancer dans ce labyrinthe déclara Sagol.
8
Après un été particulièrement chaud, les deux collègues vivaient leurs derniers jours ensemble. Sagol attendait son affectation dans un service scientifique de la gendarmerie. Il s’occuperait de formation. Gilles irait pendant dix-huit mois à l’école nationale des officiers, suite à sa réussite au concours. Une page de leur vie professionnelle se tournait. Leurs caractères se complétèrent merveilleusement pendant ces années de collaboration.
L’imminence de leur départ ne les empêchait pas de travailler comme à l’accoutumée, avec sérieux et dévouement. En ce lundi huit septembre, le téléphone sonna, Sagol décrocha, Maître Lincourt, huissier de justice, l’informait qu’il devait inventorier la demeure de feue Mélanie Pralong. Rendez-vous fut pris pour l’après-midi à quatorze heures, rue du carillon.
Lorsqu’ils se rendirent sur les lieux du crime, Les deux enquêteurs se remémorèrent les moments les plus intenses de l’affaire. Ils cachaient mal leur déception. Ils quittaient leur poste sur un échec. Les deux hommes philosophes à leurs heures, en prirent leur parti. Néanmoins, une pointe d’amertume se lisait dans leurs yeux à l’évocation de l’histoire. Le dossier de la dame aux chats ne trouverait pas son épilogue avec eux.
Maître Lincourt attendait dans le couloir du rez-de-chaussée. Souffrant d’une maladie congénitale, l’homme chauve craignait le soleil. La dépigmentation fragilisait sa peau. Après de rapides salutations, l’auxiliaire de justice suivit les gendarmes jusqu’à l’appartement de Mélanie. Les scellés toujours en place, le chef procéda à l’ouverture de la porte.
Une couche uniforme recouvrait le sol et les meubles. Sagol s’adressa à ses compagnons, il déclara que cette poussière voulait recouvrir aux plus vite les mauvais souvenirs. L’huissier nota scrupuleusement chaque objet, c’était son métier. Gilles se disait que c’était dommage que la collection de livres soit dispersée. Les plus grands penseurs de la planète trônaient sur les étagères, ils assistèrent à de belles joutes orales. La philosophie prenait toujours le dessus, le mot de la fin.
L’homme de loi répertoria aussi les animaux, des toiles d’araignées tissées tout autour donnaient une touche étrange au tableau. Maître Lincourt qui n’avait rien dit jusqu’à présent se lâcha en saisissant un nouveau félin.
– C’est trop moche pour finir dans une salle des ventes, ce sera pour la déchetterie.
– D’autant que c’est un travail grossier, aucun taxidermiste ne travaille de cette manière rajouta Sagol.
L’huissier saisit un autre animal, Gilles lui précisa la race et la spécificité du pelage, sa visite chez le professeur Lapébie en faisait un spécialiste.
– Oh! Regardez, il a perdu une dent.
L’homme de loi désigna un petit morceau jauni tombé sur un guéridon.
Gilles se saisit de la dent et l’examina.
– Tout faux, il ne s’agit pas d’une dent, on dirait un grain de riz. L’assassin a dû manger asiatique ce jour là !
Sagol le scruta à son tour.
– Il a des aspérités. Il est bizarre, comme si des vers l’avaient croqué en surface.
Gilles regarda opérer l’huissier, ce dernier prit un abyssin, un autre grain de riz tomba de sa gueule, il l’observa parfaitement.
– Cette fois, je l’ai vu tomber, il est identique à l’autre.
– Vous avez raison, il nous faut examiner les autres félins.
Sagol mit le grain de riz dans un sachet en plastique.
Les trois visiteurs secouèrent délicatement chaque animal empaillé, ils récupérèrent trente grains de riz. Deux chats ne donnèrent aucune graine, les enquêteurs supposèrent que les grains étaient tombés lors de manipulations précédentes. Gilles et Sagol cherchèrent à quatre pattes dans l’appartement, ils durent se rendre à l’évidence, s’il existait trente-deux grains, deux s’avéraient introuvables.
Le chef sortit une loupe de sa mallette. Il essaya de voir de plus près les grains de riz. Il voulait comprendre la raison de leur apparence. Les vers pouvaient les avoir grignotés, ou bien d’autres indices figuraient sur les faces jaunies. Malheureusement, son instrument ne grossissait pas suffisamment. Il ne put distinguer quoi que ce soit. Le mystère restait provisoirement entier.
L’auxiliaire de justice continuait sa besogne sans sourciller, cela ne le concernait pas. Il assumait son travail. Il inventoriait. Sa rémunération dépendait du montant de l’estimation. Il notait, répertoriait et proposerait à la vente les biens de la défunte. Les grains de riz, n’étaient qu’un contretemps. Sa curiosité ne se situait pas au même niveau que les gendarmes.
Gilles essayait de clarifier ses idées, il partageait l’avis de son chef. Sagol pensait que le meurtre se rapportait à la passion de la vieille dame pour les chats. Il s’agissait de l’hypothèse principale. La seconde supposition concernait son passé de professeur de français et de philosophie. Comment ne pas associer les phrases des couronnes de fleurs à un penseur, oui mais lequel et pourquoi ? La question taraudait les deux pandores. Gilles avait relu Pascal ces dernières semaines, actuellement Voltaire et Platon trônaient sur sa table de chevet. Aucune lumière ne vint de ces philosophes.
Sagol, un peu moins littéraire, effectua des recherches à la médiathèque, sans plus de succès. Il récita les quelques lignes à son épouse, elle les avait trouvées très poétiques, mais ne connaissait pas l’auteur. Il supposait qu’il s’agissait du même poète.
Le chef et son adjoint se concertèrent longuement, Sagol enverrait les grains au labo afin de les faire examiner. Le laboratoire scientifique de la gendarmerie possédait des microscopes électroniques permettant d’analyser des surfaces infinitésimales. Il leur ferait parvenir dès ce soir.
Maître Lincourt termina son inventaire. Il demanda aux deux gendarmes les clés du logement, Sagol réfléchit un instant et lui donna le trousseau de clés. Pour lui, le riz était le dernier élément trouvable chez Mélanie, ils avaient déjà fouillé chaque pièce de fond en comble, garder les clés ne servirait à rien.
L’huissier verrouilla la porte et apposa de nouveaux scellés. Les trois visiteurs descendirent les escaliers, un chat gris leur fila entre les jambes. Il s’agissait du vieux Mistigris qui venait de temps en temps dans la maison de sa défunte bienfaitrice.
La nature ayant horreur du vide, une nouvelle voisine prit le relais de Mélanie pour nourrir les animaux, elle était plus jeune et la troupe l’adopta rapidement.
Avant de sortir de la maison, l’homme de loi précisa à l’adjudant-chef Sagol qu’il ferait parvenir l’acte de mise sous scellés dès le lendemain. Ils prirent congé, l’huissier partit en direction du square et les enquêteurs montèrent vers le château. Le soleil de fin d’été chauffait encore l’atmosphère, les deux hommes cheminèrent à l’ombre des vieilles demeures.
Ils travaillèrent sur le dossier toute la journée du mercredi, ils firent comme à leur habitude un point complet sur l’affaire. Ils reprirent chaque élément et confrontèrent leurs points de vue. Ils acquirent la certitude que l’assassin, qui n’avait probablement rien dérobé, connaissait bien Mélanie. Ils étaient certains que la vieille dame avait ouvert la porte à son agresseur, et que celui-ci était reparti par le même itinéraire en emportant un jeu de clés et le boîtier d’appel d’urgence.
Les deux protégés de Madame de Lucinges attestaient d’une préparation minutieuse du crime et de sa mise en scène. Le choix des chats de races différentes signifiait quelque chose, mais quoi ? En revanche, le meurtrier se révélait un piètre taxidermiste.
La conversation téléphonique échangée depuis une cabine à Grenoble avec la victime ne permettait pas aux différents auditeurs de reconnaître l’interlocuteur de la vieille dame. Là aussi les deux enquêteurs soupçonnaient l’homme d’être lié à l’affaire.
Les gendarmes considéraient trois groupes : celui lié à l’action caritative de la défunte dans laquelle ils regroupaient les gens de la SPA, les marginaux et vagabonds. Le second joint aux amitiés de guerre et de travail, et enfin celui qui concernait le voisinage.
Le meurtre ayant nécessité du temps et de la logistique, aucun marginal ou vagabond n’aurait pu agir avec autant de précision sans se faire remarquer. Mélanie partageant des valeurs identiques avec les bénévoles de la SPA, là aussi ils avaient du mal à y envisager un suspect. Les pandores s’accordaient pour éliminer le meurtrier de ce groupe.
Des amitiés liées à la guerre, il ne restait que la famille Pietrangeli. Impensable ! Mélanie en retraite depuis vingt-deux ans, ça paraissait long pour préméditer la mort d’un professeur de français.
Il restait le voisinage. « Et pourquoi pas un ancien voisin ? » se dirent les deux hommes ? Oui mais toutes les auditions s’avérèrent vaines. Le renouvellement étant très important parmi les jeunes couples, il fut difficile de retrouver tous les anciens habitants du quartier.
Gilles demanda à son chef s’il observait quelque chose de particulier concernant la date et l’heure du décès.
Sagol lui répondit qu’il n’oubliait jamais son anniversaire de mariage.
– Oui chef, sauf que cette année il correspondait avec le nouvel an chinois. Coïncidence ou préméditation telle est la question ?
– Ce sont les grains de riz qui vous inspirent mon cher ami ?
– Pas précisément, mais comme l’histoire est tordue, tout est possible chef.
– En effet, j’espère que le labo va nous éclairer. Car je commence à rire jaune avec tout cela et je crains que nous ne laissions le dossier à nos successeurs.
Les clichés agrandis des trente grains de riz parvinrent aux enquêteurs le jeudi matin onze septembre. Les deux hommes buvaient le café lorsqu’on leur apporta l’enveloppe contenant les photos et les grains en retour.
Sagol faillit s’étouffer en voyant sur la première feuille le grain de riz agrandi et photographié sur deux faces. Sur l’image de droite, on distinguait un tigre. Sur celle de gauche la gravure en relief révélait un mot. Trois lettres légèrement penchées formaient le mot « peu »
Gilles à son tour examina les autres agrandissements. Sur chaque feuillet figurait deux photos, à droite un animal, à gauche un mot, gravés dans le riz . Douze animaux différents composaient ce bestiaire.
Le chef et son adjoint dégagèrent une table et étalèrent les photos. Il y avait un rat associé au mot « toujours », un buffle avec « un », le chat figurait deux fois avec deux mots différents : « mais » et « de ». Le serpent, quant à lui, apparaissait trois fois avec les mots suivants : « n’est », « petits », « à ».
Gilles approcha le paper-board de la table et, pour plus de compréhension entreprit de noter tous les animaux avec les mots associés. Sagol dictait à son adjoint les associations. Quelques instants plus tard, ils regardaient perplexes le tableau. Voici ce que Gilles avait marqué :
Le chien la il des
Le buffle un
Le cheval pas pas la
La chèvre le qui main
Le sanglier roses promenade reste
Le singe but y qui
Le serpent n'est petits à
Le rat toujours
Le coq mènent donne de
Le chat mais de
Le tigre important peu
Le dragon ce parfum les
Sagol applaudit son collègue.
– Il y a longtemps que je n’ai vu d’aussi belles colonnes. Au fait c’est l’année de la chèvre, ce sont les bestioles de l’astrologie chinoise.
– Tout à fait chef, nous sommes en plein dans la symbolique asiatique. Je ne crois pas au hasard, il y a trop de choses concordantes.
– Quoi par exemple ?
– Eh bien ! L’assassinat le jour du nouvel an chinois, les grains de riz, les animaux du zodiaque, les regards des félins fixés sur la ville de Xian.
– Je suis d’accord avec vous, mais les mots sont écrits en français et les trente-deux chats, ce n’est pas une coutume usuelle en mer de Chine.
– J’en conviens chef, mais je pense quand même à quelqu’un gravitant autour ou dans la communauté.
– Il nous faudrait d’abord décrypter le message. Il nous manque deux indices avec les deux grains que nous n’avons pas trouvés.
– C’est vrai que si nous avions toutes les pièces, ce rébus serait plus aisé à résoudre. Il suffirait de trouver le bon ordre. Il doit y avoir une logique dans tout ça.
– Gilles, avez-vous quelques notions d’astrologie chinoise ?
– Un peu chef. Je sais par exemple qu’il y a une légende qui dit que Bouddha appela tous les animaux car il souhaitait procéder à une réorganisation de la Chine, enfin, de l’empire du milieu.
– Et alors ?
– Je sais que le rat arriva en premier, et qu’il n’en vint que douze.
– Les douze du zodiaque chinois ?
– Absolument chef, et je complèterai si vous le voulez bien : Bouddha affecta une année à chacun de ceux qui répondirent à son appel.
– C’est bien joli, mais quel rapport trouvez-vous avec la fin de Mélanie ?
– Au moment présent, je ne sais pas. Mais puisqu’on parle de légende, il me faut ajouter que chaque homme sur la planète s’identifie aux caractères de l’animal de sa date de naissance. Le symbolisme est fort et certains signes sont plus vénérés que d’autres. Ce qui justifie que certaines années soient plus fécondes et les mariages plus nombreux.
– Gilles mon cher ami, vous me dites que le rat arriva en premier, supposons que nous partions du même postulat concernant l’énigme, qu’est ce que cela donnerait ?
– L’assassin a associé le mot « toujours », à mon avis ce n’est pas le début de la phrase.
– Selon vous, l’ordre serait aléatoire ?
– Je ne dis pas cela chef, mais depuis un moment je me pose la question concernant l’ordre des animaux, chef.
– A supposer que vous ayez raison, il y a des bêtes qui ont un mot, d’autres deux ou trois, quel ordre me proposez-vous ?
– Depuis quelques années, je commence à vous connaître chef, si vous me posez la question, c’est que vous êtes comme moi : dans la panade !
– Un point pour vous Gilles, j’arrête de chinoiser !
– J’apprécie votre humour débridé chef !
– Allez, soyons sérieux, le sujet mérite toute notre attention et même plus mon ami.
Le chef Sagol et le gendarme Gilles planchèrent toute la journée et quittèrent leur bureau vers vingt heures. Chaque hypothèse faisait l’objet d’âpres discussions, mais rien ne venait dissiper la brume qui entourait le dossier. Chaque animal avec son mot associé fut examiné.
Gilles se documenta sur les caractéristiques de chacun des douze signes et sur l’élément associé. L’eau, le bois, le feu, la terre et le métal composaient les cinq éléments.
Le rat, le buffle et le sanglier appartenaient à « l’eau », élément mystérieux et froid indiquant l’intériorité.
L’imagination, l’amabilité et l’harmonie caractérisaient le « bois » auquel le tigre, le chat et le dragon étaient liés.
Le serpent, le cheval et la chèvre s’associaient au « feu », la passion et l’enthousiasme caractérisaient cet élément.
Détermination et lucidité pour le « métal » qui était représenté par le singe, le coq et le chien,
9 décembre 2010 à 14h34 #152897Gilles composa un nouveau tableau sur le paper board, il avait repris le précédent en y ajoutant les éléments et leurs caractéristiques.
Eau mystérieux froid intériorité Le rat toujours
Eau mystérieux froid intériorité Le buffle un
Eau mystérieux froid intériorité Le sanglier roses promenade reste
Bois imagination amabilité harmonie Le chat mais de
Bois imagination amabilité harmonie Le tigre important peu
Bois imagination amabilité harmonie Le dragon ce parfum les
Feu passion enthousiasme Le serpent n'est petits à
Feu passion enthousiasme Le cheval pas pas la
Feu passion enthousiasme La chèvre le qui main
Métal détermination lucidité Le singe but y qui
Métal détermination lucidité Le coq a mènent donne de
Métal détermination lucidité Le chien la il des
Chaque animal fut disséqué. Sagol se faisait un reproche. N’ayant pas numéroté les grains de riz lors de la découverte, les enquêteurs ne pouvaient rapprocher l’élément, le mot et le signe avec les chats dont ils provenaient. Ils commirent une faute de débutant, mais une découverte aussi insolite déstabilisa les deux hommes. Ils se partagèrent l’erreur sans fierté.
– Chef, je ne crois pas que l’attribution d’un signe chinois à chaque matou nous fera progresser, je ne pense pas que l’assassin soit aussi machiavélique.
– J’espère que vous avez raison, plus je tourne tout cela dans mon crâne et moins mes neurones sont réactifs.
– J’ai essayé de faire abstraction des animaux, et de ne garder que les mots, mais je n’arrive pas à composer une phrase censée.
– N’oublions pas Gilles, qu’il nous manque deux grains avec probablement entre deux et six mots, en s’appuyant sur ce que nous possédons.
– Exact, à souligner aussi des mots à signification multiple, j’en ai identifié plusieurs.
– Lesquels par exemple demanda Sagol ?
– Roses, reste, pas, la, but, donne. Et je dois en oublier.
– Très juste. Je pense au mot « roses », s’agit-il de la couleur ou bien de la fleur. Pratiquez-vous les mots croisés, fléchés et autres trucs cérébraux propres aux cruciverbistes ?
– A mes moments perdus, ce qui veut dire pas très souvent, chef. Et vous ?
– Mon épouse adore, elle est même assez douée je dois dire.
– Il faut lui mettre le rébus entre les mains, si elle trouve, vous lui ferez cadeau d’un recueil de maître Capello.
– Merci Gilles, je préfère vous confier le bébé.
– J’ai une autre idée chef, demain je vais récupérer un logiciel permettant de fabriquer des phrases en lui donnant des mots
– Excellente idée, si la solution peut venir de la technique, pourquoi pas cher ami. Pour ce soir j’en ai assez, je suis dans le brouillard le plus complet.
Sagol s’assombrissait de plus en plus, il n’arrivait pas à faire des associations entre les mots, les signes et les éléments. Gilles tentait des alliances en tenant compte des différents paramètres. La fatigue eut raison de la bonne volonté des enquêteurs. D’un commun accord, ils décidèrent d’arrêter avant d’attraper la migraine. Le message de l’assassin restait aussi mystérieux.
Les deux hommes éteignirent les ordinateurs et les lumières, ils remettraient le couvert le jour suivant.
Vendredi douze septembre, le café rapidement absorbé, les deux gendarmes reprirent leurs investigations. La nuit fut courte et agitée. Les deux enquêteurs ne purent se débarrasser des trente grains de riz et de la phrase à reconstituer. Sagol, qui en avait vu bien d’autres, se piqua au jeu et se surprit au milieu d’une insomnie. Le chef marmonnait les mots, cela réveilla Juliette son épouse. Le carillon sonna deux heures, le couple eut un mal fou à recouvrer le sommeil.
Gilles fit face aux mêmes tourments. L’assassin avait trouvé le remède pour rester éveillé. Il but une bouteille d’eau de vichy dans la nuit. Il mémorisa dix fois, vingt fois et plus les mots. A cinq heures, en désespoir de cause, il se leva, prit sa douche et absorba son petit déjeuner. Il n’était pas encore sept heures lorsque les deux collègues se retrouvèrent dans le bureau du chef.
Gilles partit sur le Net à la recherche du logiciel qui les aiderait à mettre les mots dans le bon ordre.
Sagol relisait ses notes. Il s’apprêtait à faire une requête auprès du fichier central en communiquant tous les indices dont il disposait. Un rapprochement serait effectué avec toutes les affaires élucidées ou non. Le système procédait par élimination. Il prenait d’abord tous les éléments, et au fur et à mesure occultait certaines données, la puissance de calcul et de recherche des ordinateurs faisait le reste. La phase de saisie des données s’avérait fastidieuse. Il s’agissait d’être le plus succinct possible tout en étant précis, là résidait la difficulté de l’exercice.
Le carillon du château s’apprêtait à sonner neuf heures. Le soleil brillait déjà au-dessus des toits de la vieille ville. Les deux hommes étaient maintenant parfaitement éveillés et l’esprit aux aguets. Gilles et le logiciel «motus » s’activaient, de nombreuses formulations, toutes plus incohérentes les unes que les autres, s’affichaient au bas de l’écran. Décidément, même l’ordinateur ne voulait pas donner la bonne solution. Un message s’afficha plusieurs fois, Gilles le lut à haute voix.
– Phrase incorrecte. Chef je crois que le message est délivré en plusieurs phrases.
– Hypothèse intéressante Gilles, pouvez-vous proposer un nombre précis à votre système de recherche ?
– Absolument chef, ce qui me chagrine, ce sont les mots qui manquent.
– Peut-être pourriez-vous lui demander de proposer un certain nombre de mots ?
– Connaissez-vous le nom du logiciel ?
– Vous allez me le dire Gilles.
– « Motus », alors je vais essayer en espérant qu’il ne soit pas « bouche cousue ».
– Je pense que les deux signes qui manquent sont le rat et le buffle, et le nombre de mots se situent entre deux et cinq.
– Je vous suis cher ami, en effet ça paraît plausible.
Sagol termina la saisie des données concernant les indices de l’affaire Mélanie Pralong. D’ici une dizaine de minutes, il recevrait une réponse. Ce logiciel était d’une aide précieuse. De nos jours, l’informatique permettait de réduire l’avance des délinquants par rapport aux enquêteurs. Fini le temps où les gendarmes poursuivaient les voleurs avec leurs bicyclettes, aujourd’hui ils disposaient des outils les plus modernes.
– Alors Gilles, je ne vous entends plus, auriez-vous quelque difficulté insurmontable ?
– Non chef ! Je dirais le contraire, « Motus » me fait des propositions, il y a probablement deux phrases.
– Ah oui ? Je suis impatient ! Que me proposez-vous ?
– C’est trop tôt chef, je pense qu’avant le dixième coup des cloches du château je serai en mesure de vous soumettre quelque chose. Et vous chef ?
– J’attends le retour d’une minute à l’autre, le serveur principal a validé ma demande alors il ne reste plus qu’à croiser les doigts ou prier, au choix.
Le carillon venait de sonner neuf heures et demie, Gilles prenait connaissance des dernières propositions. Deux phrases clignotaient sur l’écran.
– Chef, vous ne devinerez pas ce qu’il me propose ce cher « Motus », je vous le donne en mille ?
– Je vous écoute mon cher.
– Si je vous récite la première, je suis certain que vous me donnerez la seconde.
– Allons-y.
– Voilà, ce qu’il affiche : « Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ».
– Ne me dites pas que la deuxième phrase c’est : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent ».
– Quelle perspicacité chef, je vous jure que je n’ai pas soufflé la solution.
– Quels sont les mots que nous n’avons pas retrouvés, Gilles?
– Il y en aurait trois : « est, qui, y ».
– Gravés probablement avec un buffle et un rat.
– Oui chef, nous pouvons le supposer.
– Donc, cela confirme ce que nous pensions. L’assassin a fait envoyer des fleurs aux obsèques de la vieille dame, puisqu’il y avait les mêmes épitaphes.
– Tout à fait d’accord avec vous chef, reste à comprendre ce qu’il veut dire et ce n’est pas encore gagné.
– N’oublions pas que Madame Pralong pratiquait la philosophie, nous devons chercher aussi dans cette voie.
– Comme un bonheur n’arrive jamais seul chef, je pense avoir trouvé l’auteur célèbre de ces deux pensées. Il s’agit de Confucius.
– C’est vrai que ça ressemble bien à des maximes chinoises. Comment avez-vous fait cher ami Gilles ?
– Très simple, une requête sur Internet et nous voilà fixés.
– Décidément nous ne sortirons pas de l’Asie. Je résume : les chats regardaient tous en direction de la Chine, Xian pour être plus précis, la gravure des grains de riz est une spécialité chinoise, les animaux gravés sont ceux de l’astrologie chinoise, et maintenant les pensées de Confucius.
– Je vais vous faire une confidence chef, c’est la première fois que j’enquête avec la Chine pour toile de fond.
– Confidence pour confidence Gilles, moi aussi. Nous avançons en terrain vierge.
Sagol jeta un œil sur l’écran de son ordinateur, une icône clignotait. C’était le signal attendu, la réponse du fichier central était arrivée. Il ouvrit le programme, le fichier se téléchargea en quelques secondes.
Le système procéda par pertinence. Il proposa de nombreuses réponses, dont six avec un taux de vraisemblance élevé.
Gilles se pencha à son tour sur le moniteur, les propositions s’affichèrent.
Il y eut d’abord le cas d’un chat trouvé mort auprès de son maître assassiné, l’homme et l’animal étranglés furent disposés selon un rituel macabre, des dessins de squelettes et de têtes de mort gravés sur le plancher. Un homme évadé d’un asile psychiatrique fut confondu, notamment grâce aux empreintes. Aucun mobile autre que la folie ne justifiait un tel acte. La victime, un homme veuf âgé de soixante et onze ans vivait une retraite paisible d’ex-employé de banque. Aux dires des voisins et relations, il possédait un tempérament serviable et chaleureux, on ne lui connaissait aucun vice, un homme tranquille en somme. Il ne pouvait s’agir du meurtrier de Mélanie, il se trouvait sous les verrous à l’heure du crime. Fait troublant, le déséquilibré était un réfugié vietnamien de trente-huit ans.
A Compiègne, deux jeunes femmes lesbiennes âgées d’une trentaine d’années furent retrouvées gisantes dans leur sang, elles ne durent leur salut qu’à un voisin qui, étant en panne de téléphone, vint s’assurer que la défaillance provenait de son installation ou de l’opérateur. Il entendit des râles entrecoupés par le Yorkshire qui hurlait. Il actionna la poignée de la porte qui s’ouvrit. Dans le couloir une jeune femme presque entièrement dévêtue gisait, c’est elle qui râlait. Le voisin décrocha le combiné qui par chance fonctionnait. La police et le SAMU intervinrent moins de cinq minutes après l’appel, à ce jour les deux jeunes femmes avaient repris une vie presque normale. Sur chaque porte à l’intérieur de la maison, des oiseaux naturalisés avaient été cloués. Les deux jeunes femmes ne purent donner un signalement de leur agresseur. Il portait une cagoule noire et des gants de cuir. Il ne prononça pas un seul mot. Les victimes firent l’objet de sévices sexuels après avoir été assommées. De plus, leurs poils pubiens furent brûlés avec une cigarette, les policiers relevèrent des traces de cendres sur le bas ventre d’une des jeunes femmes. Le fichier signalait qu’une agression similaire s’était produite un mois plus tard en Belgique dans la ville de Namur, le mode opératoire s’avérait identique, sauf que la victime hétérosexuelle décéda lors de son transfert à l’hôpital, sans pouvoir aider les enquêteurs. Elle venait d’avoir vingt-sept ans.
Les deux hommes attrapèrent la nausée à la lecture des faits. Ils pensaient que cela n’avait rien à voir avec l’affaire Mélanie Pralong. Il s’agissait de femmes jeunes, et le mobile sexuel devait être mis en avant. Il n’y avait pas de chats, mais des oiseaux. Dans le cas de la défunte, la mort avait été provoquée par étouffement, dans les autres cas, les agresseurs avaient utilisé l’arme blanche. Les gendarmes passèrent au dossier suivant.
A Amboise, sur les bords de la Loire, un meurtre ignoble s’était produit. L’assassin avait disposé des fleurs partout dans l’appartement de sa victime étranglée. Sa proie, une femme seule, venait de fêter son quarante-cinquième anniversaire. Le meurtrier fit confectionner des couronnes mortuaires avec des fleurs blanches uniquement. La police l’appréhenda à la sortie du cimetière. Il s’agissait d’un ancien amant éconduit; son procès était prévu aux assises quelques semaines plus tard.
Sagol lut à haute voix l’histoire d’un chasseur exécuté avec sa propre arme. Son visage dissimulé sous ses trophées empaillés était méconnaissable. Le meurtrier confondu préféra mettre fin à ses jours que de se rendre aux autorités. L’affaire se déroula quelques mois avant la fin tragique de la dame aux chats.
A Blayouville, petit village du bocage normand, l’absence d’une dame nonagénaire à la kermesse paroissiale intrigua les bonnes dames de la paroisse. Deux d’entre elles furent dépêchées à son domicile. N’obtenant aucune réponse, elles firent appel à Monsieur le maire qui cassa un carreau pour pouvoir pénétrer à l’intérieur. Il découvrit la vieille dame immobile dans son fauteuil. Il y avait des bougies consumées partout dans la maison. De tous côtés des fleurs disposées dans des boîtes de conserves exhalaient une odeur nauséabonde. La nonagénaire dormait d’un sommeil profond, celui dont on ne se réveille pas. L’enquête conclut à une mort naturelle. Le décès fut annoncé après la kermesse, dans le bocage la tradition primait sur toute autre considération.
Sagol et son adjoint savaient que l’interrogation du fichier central n’apporterait pas la réponse à la question : « Qui est le meurtrier ? ». L’expérience les incitait à ne rien négliger. Parfois un indice anodin, une information fournie, et un gain de temps précieux se réalisait. L’informatique se révélait un outil indispensable. Aujourd’hui encore cela se vérifiait. Ils n’étaient pas au bout de leurs surprises.
Une autre indication interpella les investigateurs penchés sur l’écran, de nombreux chats disparaissaient dans le bordelais. Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ?
La dernière des six propositions prioritaires du fichier central s’avéra la plus convaincante.
9
Le spécialiste Ernest Lapébie continuait de couler des jours heureux dans sa maison du village de Conques. L’été caniculaire s’avéra moins difficile à vivre qu’il ne l’avait craint. L’épaisseur des murs de schiste permit au couple de garder une température raisonnable dans la demeure. Ghislaine se levait tôt le matin pour aérer les pièces à vivre.
Ernest hésita pour l’installation de la climatisation. En bon scientifique, il pesa le pour et le contre, les inconvénients l’emportaient nettement sur les avantages. Sa décision fut prise il n’y aurait pas de climatiseur. Des générations de villageois vécurent ici sans d’autres solutions que le bon sens, le professeur Lapébie souhaita s’inscrire dans cette continuité.
Le trésor touristique, comme l’appelait le professeur, commençait à s’éclaircir. Après la rentrée des classes les visiteurs, moins nombreux et moins stressés, permettaient à Ernest de sortir à nouveau au sein des ruelles de la vieille cité. Pendant les mois de juillet et août, il évitait autant que possible la tranche horaire située entre dix heures et dix-huit heures. La foule envahissait le moindre recoin. Conques vivait son enfer, le paradis attendrait les autres mois de l’année.
Platon et ses congénères sortaient la nuit. Il n’était pas question de se montrer à ces cohortes belliqueuses. Il valait mieux se faire discret. Les matous ne sont pas toujours appréciés. Platon se glissait facilement au dehors, Ghislaine entrouvrait une fenêtre et le tour était joué.
Il était près de onze heures lorsque le téléphone sonna dans le bureau, Ghislaine décrocha. Au bout du fil se trouvait leur ami Hantz Bauer.
– Allô ! Bonjour Ghislaine c’est Hantz, comment allez-vous ?
– Bien et vous cher ami ?
– Comme un homme qui cache son âge, Ernest est-il avec vous ce matin ?
– Oui je vous l’appelle. Ernest, c’est ton ami Hantz Bauer.
– Dis-lui que j’arrive tout de suite.
– Je vous laisse Hantz, je vous passe Ernest, à bientôt, vous nous avez promis une visite.
– Je vous promets de me mettre d’accord avec votre époux, je vous embrasse.
– Allô ! Bonjour Hantz, quoi de neuf à Francfort ?
– Je crois que j’ai une information qui pourrait t’intéresser. Te rappelles-tu notre conversation du mois de février dernier.
– Tu sais nous nous appelons fréquemment, précise-moi de quoi il s’agissait.
– Une enquête au sujet de chats disparus.
– Ah oui ! Les chats de notre ami le gendarme Gilles.
– C’est bien de cela qu’il s’agit.
– J’ai conversé avec lui la semaine passée au bout du fil, son enquête piétine.
– Je t’avais parlé des époux Brighton qui s’en étaient retournés à Albuquerque, avec leur « Wirehair ».
– Absolument, et j’avais communiqué leurs coordonnées au gendarme Gilles.
– Eh bien Ernest ! Il y a un fait nouveau, leur chat a disparu.
– Je comprends, mais l’assassin n’est pas allé chercher le matou à Albuquerque.
– Non, il a disparu en Europe, et plus précisément dans le vignoble bordelais.
– Comment cela Hantz ?
– C’est tout simple, ils viennent d’appeler un ami commun et ils ont raconté leur histoire. Le chat a été subtilisé dans leur voiture lors d’un arrêt à une station service.
– Ce n’est pas banal, ils ont laissé le chat avec les clés de la bagnole ?
– C’est presque ça, le mari s’est éloigné de la voiture et des pompes à essence pour fumer une cigarette, son épouse venait de rentrer à l’intérieur de la station.
– Ils n’ont rien pu faire ?
– Malheureusement, lorsqu’ils se sont aperçus de la disparition de leur animal, ils avaient effectué quelques kilomètres. Ils ont fait demi-tour, sans succès. Personne n’avait vu le chat.
– Ont-ils déclaré la disparition aux autorités de police.
– Non, ils sont restés deux jours à le chercher dans les environs de la station. Comme ils ne pouvaient manquer leur vol, ils ont quitté la région la mort dans l’âme.
– Pourquoi n’ont-ils pas porté plainte ?
– Les documents douaniers n’étaient pas en règle. Les déplacements ainsi que l’exportation ou l’importation des espèces rares sont très réglementés. Les époux Brighton auraient dû solliciter les autorités vétérinaires allemandes et américaines ainsi que les douanes françaises pour le transit.
– Je comprends, voilà pourquoi ils ont préféré taire la disparition. Comment ont-ils fait aux USA ?
– Ils ont signalé une banale fugue. Et l’animal n’est jamais réapparu.
– Il s’agit sûrement de celui qui a été trouvé par notre ami le gendarme Gilles. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’informer les époux Brighton. En revanche, je vais informer les enquêteurs si tu en es d’accord ?
– Bien entendu Ernest, je t’appelais pour que tu relayes cette information auprès des autorités.
– Je te remercie bien, et je vais joindre le gendarme Gilles. Toutes mes amitiés, je te rappellerai demain soir.
– Entendu Ernest, embrasse Ghislaine pour moi, à demain.
Ernest Lapébie regarda sa femme, elle avait décrypté la conversation, il fallait communiquer l’information aux enquêteurs, cela pourrait les aider.
Sagol et son adjoint commencèrent la lecture du sixième élément. Le téléphone sonna, Gilles regarda sa montre il était onze heures vingt.
– Gendarme Gilles je vous écoute !
– Allô! Bonjour ici Ernest Lapébie, je vous dérange ?
– Bonjour professeur, vous connaissez mon plaisir de converser avec vous.
– Merci mon jeune ami, je vous appelle au sujet de votre affaire de chats. J’ai du nouveau pour vous.
– Ah oui ! Vous avez trouvé le coupable professeur ?
– J’aimerais, ce que je vais vous dire va vous intéresser. Je viens de parler avec mon ami allemand Hantz Bauer de Francfort, il m’a relaté une histoire à dormir debout.
– Je vous écoute avec attention, je vais mettre le haut-parleur afin que mon chef puisse entendre.
– Entendu, bonjour chef, voilà ce que j’ai appris : le chat « Wirehair » des époux Brighton a disparu dans la région de Bordeaux quelques semaines avant l’assassinat de cette dame.
– Pourquoi ne le sait-on que maintenant professeur ? Demanda Gilles.
– Parce que les propriétaires n’étaient pas en règle avec les services vétérinaires et douaniers. Ce genre de race ne peut voyager sans les autorisations de ces organismes.
Ernest Lapébie restitua aux enquêteurs toute l’histoire que lui avait racontée son ami Hantz. Gilles remercia le professeur et Sagol eut un petit mot gentil à l’intention du spécialiste qui y fut sensible.
Ce qui interpellait les deux hommes, une fois de plus, c’était le Bordelais. Ils acquirent la conviction que la solution de l’énigme se trouvait dans la Gironde. La lecture du rapport émanant du fichier central conforta leur hypothèse.
Une vieille dame découverte morte, noyée dans sa baignoire, dans la région de Bordeaux il y a trois ans, meurtre ou mort naturelle, la cause du décès n’a pas été élucidée. Le fils de la défunte trouva un mois après des fleurs séchées, un bouquet de trente-deux roses et dans chacune se trouvait un grain de riz gravé. Il en fut recensé vingt-neuf, trois ont probablement été déplacés ou aspirés lors du nettoyage. Le décès eut lieu le premier jour du nouvel an chinois, le samedi cinq février.
Sagol retrouvait le moral, il procéda à une nouvelle requête auprès du fichier central. Il voulait en savoir plus. Malheureusement, tout ce que les enquêteurs avaient saisi dans le système informatique se trouvait devant ses yeux. Il nota les coordonnées des gendarmes en charge du dossier au moment des faits et fit un point avec son adjoint.
– Il nous faut considérer ce qui est commun aux deux cas, ensuite nous appellerons Bordeaux.
– Chef ! Je remarque d’abord le décès le jour du nouvel an chinois.
– Exact, il y a aussi les grains de riz, il faudra décrypter la gravure.
– Le chiffre trente-deux, il y avait un bouquet de trente-deux roses aux obsèques de
Mélanie.
– Oui Gilles ! Et dans les deux cas, les vieilles dames vivaient seules.
Les deux hommes furent rattrapés par la faim, ils avaient absorbé le petit déjeuner tôt. Ils s’accordèrent une pause déjeuner vers treize heures. Ils reprirent le dossier Mélanie à quatorze heures. Sagol appela l’adjudant qui s’était occupé de l’enquête concernant le décès de Madame Louise Chauvier.
– Adjudant Paturel, bonjour.
– Bonjour, je suis l’adjudant-chef Sagol, je suis le responsable d’un dossier concernant le meurtre d’une vieille dame, je souhaite m’entretenir avec vous sur l’affaire Chauvier.
– Vous comprendrez mon adjudant-chef que je ne peux vous répondre sans m’assurer de votre identité, je consulte le fichier, et je vous rappelle tout de suite.
– Entendu mon adjudant, à tout de suite.
Sagol apprécia le professionnalisme de son interlocuteur, il trouva normal que le gendarme bordelais vérifie l’habilitation de son correspondant. A peine cinq minutes s’étaient écoulées, l’adjudant Paturel rappela le chef Sagol.
– Je suis à votre disposition chef.
Sagol et Paturel se tutoyèrent tout naturellement, alors qu’avec Gilles ce pas ne fut jamais franchi.
– Je voudrais en savoir un peu plus sur cette affaire, car nous trouvons des similitudes dans les dossiers.
– Tu sais, j’ai pris cette affaire en cours de route. Mon collègue venait de mourir dans un accident de la circulation.
– Je comprends, avez-vous fait procéder à une autopsie ?
– Non, et lors de la découverte des grains de riz, l’incinération de la défunte mit fin à toute possibilité de détermination de la cause du décès.
– Pour quelle raison l’autopsie n’a pas été pratiquée lors de la découverte du corps ?
– Deux raisons nous ont amenés à cette regrettable situation , le médecin traitant délivra le permis d’inhumer, il opta pour un malaise dans la baignoire. La deuxième raison, tenait dans la disparition simultanée d’une jeune fille de neuf ans qui mobilisa tous nos effectifs, alors le décès d’une nonagénaire ne présentait pas le même degré d’urgence.
– Vois-tu quelque chose de plus à me communiquer sur Louise Chauvier ?
– Oui, ses deux chats ont disparus, ils n'ont jamais été retrouvés.
– Existe-t-il des photos de ces animaux ?
– Bien entendu, nous avons aussi les photos agrandies des grains de riz.
– Nous avons besoin d’une copie de ces documents.
– Je scanne tout ça, et je te les transmets par voie électronique.
– Une dernière question.
– Je t’écoute.
– Avez-vous enquêté dans la communauté asiatique ?
– Concernant les grains de riz, oui et non. Personne ne fut en mesure de nous donner des indications fiables. Tu sais, je crois que ce dossier n’est pas à classer parmi nos réussites. J’espère de tout cœur que vous trouverez le coupable.
– Comme vous, nous évoluons dans le flou, pas le moindre suspect à se mettre sous la dent.
– Je vais me replonger dans l’affaire et si je trouve un élément que nous n’avons pas évoqué, je t’appelle.
– Entendu Paturel, je te souhaite une bonne continuation.
– Pareillement, à bientôt Sagol.
En fin d’après-midi l’adjudant Paturel transmit les copies des clichés concernant les deux chats de Madame Louise Chauvier ainsi que les agrandissements des grains de riz gravés.
Gilles compara les images avec celles des animaux retrouvés chez Mélanie Pralong. Il y avait une similitude frappante. Les deux abyssins semblaient être des clones. Le second chat était plus commun, mais sa robe permettait aisément son identification. Il s’agissait d’une femelle de type « chat commun européen », le pelage blanc roux et noir laissait apparaître des tâches identiques sur le dos et le bout des pattes. Malgré une naturalisation d’amateur, les caractéristiques des uns et des autres se décelaient facilement pour un œil aussi observateur que celui du gendarme Gilles. Le professeur Lapébie ne s’y était pas trompé, Gilles savait retenir les détails.
– Chef ! Je suis certain que nous avons affaire au même meurtrier. Madame Chauvier a été assassinée.
– Je le pense depuis le moment où j’ai lu le résumé de l’affaire. Il n’y a plus de corps, une nouvelle expertise est impossible. Nous ne pourrons rien imputer à l’assassin sans obtenir ses aveux. Cher ami, aujourd’hui, nous sommes très éloignés de ce cas de figure.
– Il faut croire en notre bonne étoile chef. Avez-vous regardé votre horoscope chinois ce matin ?
– Foutaises ! Pour les chinoiseries, je compte sur vous. Pour ce qui me concerne, il n’y a que le « Gourmet Mandarin » sur lequel je pourrais vous raconter quelque chose, car leur cuisine est divine.
– Et les grains de riz ?
– Ils sont identiques aux nôtres. Enfin par précaution, je dirais qu’ils se ressemblent beaucoup. Je vais demander une analyse comparative. Pour ce qui concerne les gravures, les mots sont les mêmes ainsi que les animaux du zodiaque chinois. La seule différence réside dans la quantité, ils n’ont trouvé que vingt-neuf grains.
– Voulez-vous que nous passions les mots dans le logiciel « motus » ?
– Allez-y, mais je connais la réponse, j’ai repéré les mots manquants.
– C’est parti chef.
Il fallut plus de temps au gendarme pour saisir les vingt-neuf mots, qu’au logiciel pour faire des propositions. Une seule réponse fut proposée. Les deux phrases de Confucius rebondissaient comme un boomerang qui atteint sa cible.
Les deux hommes récitèrent à haute voix les pensées : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ». Il paraissait facile d’interpréter au premier degré le sens des trente-deux mots, mais l’assassin devait faire référence à autre chose, un événement ou un lieu. Cela obsédait les enquêteurs.
Gilles scrutait chaque cliché, allant jusqu’à comparer l’arrondi des grains. Il confronta chaque mot par rapport à celui retrouvé chez Mélanie. Tout se ressemblait, et pourtant, les crimes s’étaient produits à trois ans d’intervalle.
Les deux hommes craignaient que le meurtrier n’ait constitué des stocks de grains gravés et qu’il renouvèle ses sinistres activités lors d’un autre nouvel an chinois. Le rituel laissait supposer que l’individu passait à l’action lors des festivités du passage vers la nouvelle année. Il restait quelques mois pour empêcher la récidive.
Le soleil s’était caché derrière le donjon du château. Il régnait une douce chaleur. Depuis son bureau, le chef contemplait les montagnes dont une partie se trouvait déjà dans l’ombre. Il était presque dix-neuf heures et les deux hommes venaient de terminer leur semaine. Il ne leur restait que quelques jours avant leur nouvelle affectation. Ils avaient à cœur d’élucider le mystère de Mélanie Pralong la dame aux chats. Pour l’heure, ils échangèrent une poignée de main vigoureuse, le week-end leur appartenait.
9 décembre 2010 à 14h36 #15289810
La pluie s’était invitée sur les Alpes dès le samedi matin. Le ciel s’obscurcit, des trombes d’eau s’abattirent sur la ville. Les chats de Mélanie restèrent cachés dans les couloirs et les caves des vieilles masures. Sagol et son épouse préparaient les cartons, le déménagement aurait lieu dans deux semaines. Ils répondaient à l’invitation de l’inspecteur principal Jean-Pierre Bouchet. Demain serait l’occasion de faire les adieux.
Léo Sagol n’aimait pas conduire sous la pluie, il pestait contre les éléments. Pourtant cette pluie était la bienvenue. Il n’y avait pas eu une goutte d’eau depuis fin juin. Dans certaines localités, des restrictions à la consommation du précieux liquide sévissaient. En conducteur prévoyant, il préféra emprunter la route, l’autoroute ne l’inspirait pas beaucoup. Il dut emprunter plusieurs déviations, suite aux débordements des rivières.
C’était ainsi, la première grosse pluie ne pénétrait pas le sol asséché, il s’ensuivait des inondations catastrophiques. L’évolution du monde rural et villageois vers une société où tout était calibré, amenait vers de tels résultats. La rentabilité et la performance régissaient la nature, comme si l’homme pouvait tout maîtriser. Les réactions sur toute la planète indiquaient le contraire, mais l’avidité et la cupidité continuaient leur œuvre destructrice.
Jean-Pierre Bouchet reçu ses amis dans son appartement situé dans un immeuble bourgeois sur les quais. Il n’avait pas précisé qu’il serait accompagné. Il présenta sa compagne. Maryse, petite et mince, elle se distinguait par son joli minois parsemé de tâches de rousseur. Elle paraissait dynamique et toute en fraîcheur. Le courant passa immédiatement avec les époux Sagol. A quarante ans, elle en paraissait cinq de moins. C’était lié à son allure juvénile et elle savait en jouer.
L’inspecteur principal Bouchet fît sa rencontre lors d’une réunion d’une commission de sécurité au conseil général. Maryse occupait la fonction d’attachée d’administration. Après la réunion, il l’invita à boire un verre et elle accepta. De fil en aiguille, ils se virent plus souvent. Soucieux de leur indépendance réciproque, ils ne vivaient pas ensemble, mais prenaient plaisir à se retrouver pour un week-end ou une nuit.
Maryse vécut plusieurs années dans l’océan indien, la Réunion, Madagascar et Maurice n’avaient plus de secret pour elle. Elle décida de leur faire un repas à base de poisson et d’épices de ces lointaines contrées. Juliette et Léo aux anges, se réjouissaient à humer l’odeur des condiments. Ils adoraient la cuisine exotique.
Un petit punch en apéro, Sagol se lâcha, Juliette conduirait au retour. Bien entendu, la conversation déborda un peu sur les activités des deux hommes, pendant que les femmes parlaient chiffons.
– Alors Jean-Pierre, quoi de neuf chez vous, quelques affaires tordues ?
– Rien que de la routine, des voleurs de poules. L’été ce sont surtout les voitures qui disparaissent. Et toi ?
– Je travaille sur un dossier impossible. Tu connais Gilles mon adjoint ?
– Oui bien sûr.
– Nous travaillons sur le décès d’une vieille dame étranglée par un assassin qui a décoré l’appartement de la défunte avec des chats empaillés, trente-deux pour être précis.
– Cet individu est un grand ami des bêtes.
– Non, c’est la morte qui s’occupait des chats du quartier.
– Là voilà l’explication mon Léo.
– Je suis d’accord Jean-Pierre, mais la suite s’avère plus complexe.
– Ah oui ?
– Figure-toi que dans la gueule de chaque chat se nichait un grain de riz gravé avec sur une face un mot et sur l’autre un animal du zodiaque chinois.
– Tu deviens passionnant, continue.
– Gilles a reconstitué les deux phrases suivantes : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ».
– Ne m’en dis pas plus, ce sont deux pensées de Confucius.
– Comment tu sais ça toi ?
– J’adore la littérature chinoise et les pensées de Confucius font partie de leur patrimoine, elle expliquent bien l’état d’esprit et la culture du peuple chinois.
– Bravo mon ami, j’aurais dû t’appeler.
– Avez-vous des pistes et des suspects ?
– Pas le moindre, il y a des ramifications un peu partout, avec deux endroits qui m’interpellent.
– Lesquels ?
– La région de Bordeaux, avec un crime similaire, l’achat de couronnes mortuaires et un coup de fil inexploitable depuis une cabine.
– Et le second endroit ?
– Une communication depuis une cabine grenobloise. Aucun témoin n’a reconnu la voix.
– Eh bien ! Pour ta dernière enquête tu fais fort. As-tu mené tes investigations sur la communauté asiatique ?
– Cela fait partie de notre boulot de la semaine prochaine. Tout est tordu, même les fréquentations de la vieille dame, ça va du barbouze à la châtelaine en passant par un directeur de prison, une directrice de la SPA, des amis italiens, et j’en oublie.
– Que disent les vétérinaires et les taxidermistes ?
– J’ai volontairement occulté les vétérinaires, j’en auditionnerai si l’emploi du temps le permet. Nous avons vu deux taxidermistes, c’est du boulot d’amateur.
Maryse tout sourire invita les deux hommes à la rejoindre à la salle à manger. Juliette les attendait. Le repas fut délicieux, la compagne de Jean-Pierre Bouchet s’était surpassée. Elle eut droit aux félicitations appuyées de chaque convive.
Dix-huit heures sonnait à l’horloge de l’hôtel de ville lorsque les époux Sagol prirent congés de leurs hôtes. Jean-Pierre Bouchet embrassa Juliette et avec une poignée de mains vigoureuse encouragea Léo à lire Confucius tous les soirs avant de s’endormir. Sagol de fort bonne humeur lui répondit : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent ». Il fallait une grosse amitié pour qu’il accepte la raillerie et joue aussi facilement le jeu.
Juliette prit le volant, cinq minutes plus tard son Léo ronflait jusqu’à couvrir le bruit du moteur diesel. Elle sourit car elle savait que son homme venait de passer une très bonne journée.
C’est de fort bonne humeur que le chef Sagol commença la semaine. La zone pluvieuse s’était déplacée vers l’Italie laissant la place à un temps plus agréable. Cependant, il faisait frais, l’été et ses grosses chaleurs venaient de rendre l’âme. Gilles profita du mauvais temps pour fréquenter les salles obscures. Il regarda trois films dans son week-end, dans une salle d’art et d’essai. C’était la semaine du Brésil avec ses incontournables clichés de favelas, mais aussi des petits bijoux de tendresse et de réflexion.
Le café matinal leur permit de faire le point sur les actions des jours à venir. Le chef demanda la comparaison des grains de riz des affaires Pralong et Chauvier. Les spécialistes du ministère de l’agriculture planchaient sur le sujet, les grains de riz séjournaient désormais entre leurs mains expertes.
Un petit miracle se produisit. Le lundi soir, les deux enquêteurs s’apprêtaient à mettre fin à leur travail quotidien, lorsque le téléphone sonna. Au bout du fil, Gilles eut le professeur Delorme de l’institut national de recherche agronomique, son service venait de terminer l’analyse du riz.
Gilles brancha l’amplificateur afin de permettre au chef d’entendre la conversation. Les conclusions du professeur Delorme s’avéraient surprenantes. Dans les deux cas, il s’agissait d’espèces identiques provenant probablement de la même récolte. Les deux hommes se doutaient de la similitude, l’expertise confirmait leur pressentiment.
La surprise fut totale lorsque l’homme de l’art précisa que les grains de riz ne pouvaient provenir que d’un seul endroit au monde. L’espèce qui occupait les hommes poussait uniquement dans la région de Xian en Chine. La production annuelle confidentielle, se situait autour de trois ou quatre tonnes.
Gilles insista auprès du scientifique, existait-il une possibilité d’erreur ? L’homme se vexa et répondit sèchement que l’analyse de la structure moléculaire ne permettait aucun doute. Il partit dans des considérations techniques qui laissèrent coi le brave gendarme. Il s’excusa d’avoir mis en cause la fiabilité de son service. L’incident était clos. Le spécialiste rajouta que ce riz était introuvable dans l’hexagone, il n’était pas exporté de la zone de production. Seuls des services de recherche pouvaient en posséder pour des expériences de type transgénique.
Le professeur Delorme termina la communication en précisant qu’il faisait suivre son rapport. Gilles le remercia de sa diligence et de son appel. Décidément, dans la disparition de Mélanie Pralong l’enquête allait de surprise en surprise. « Quelle serait la prochaine ? » se demandaient les gendarmes.
– Dites-moi Gilles, la piste asiatique se confirme.
– Oui chef ! D’autant plus que si mes souvenirs sont exacts, le regard des trente-deux chats convergeait vers un point du globe terrestre : Xian.
– Elémentaire mon cher Watson ! Par prudence, ne faisons pas de conclusion hâtive, nous ajoutons une piste supplémentaire en direction de la communauté chinoise.
– Chef je crois que la priorité pour demain sera l’investigation dans cette communauté.
– A L’évidence mon cher ami, la tâche ne s’annonce pas simple, l’Asiatique ne se confie pas facilement.
– Je suis moins catégorique chef, il faut une approche différente qui ne me déplait pas.
– Eh bien ! Je sais pouvoir compter sur votre culture orientale. Pour ce soir cela suffira, nous plions bagages.
– A demain chef.
– A demain mon cher Gilles, à l’heure où blanchira la campagne.
– Entendu, la rosée du matin n’arrêtera pas le pèlerin !
Les deux compères se retrouvèrent dès sept heures le matin du mardi seize septembre. Ils élaborèrent leur plan de travail de la journée. Sagol irait voir du côté des restaurants chinois qui sont pour la plupart la propriété de vietnamiens. Ils emploient que du personnel d’origine asiatique. Certains patrons rencontrèrent le chef Sagol dans le cadre d’autres enquêtes. Le chef avait prévu quatre visites. Il commencerait par la « Perle de Jade », il connaissait bien Pho N’Guyen le gérant. Il lui téléphonerait avant de se rendre sur place car le restaurant se trouvait à la périphérie de la ville. De plus, Sagol se doutait depuis longtemps que l’établissement abritait des joueurs clandestins. Comme il ne venait pas pour ce motif, et qu’il n’avait aucun désir de perturber l’ordre des choses, il préférait s’annoncer. Il aurait pu trouver des joueurs attardés. Pho N’Guyen risquerait de payer chèrement cette intrusion de la maréchaussée dans les locaux du supposé tripot.
Lorsqu’il eut Pho N’Guyen au bout du fil, le chef perçut de l’embarras chez son interlocuteur. Il le rassura en lui disant que cela n’avait rien à voir avec lui ou l’activité de son établissement. Il faisait tout naturellement appel aux compétences d’un ami. Pho N’Guyen ne parut pas plus rassuré pour autant. Avec sa petite voix caractéristique, il tergiversait. Il comprit vite que la venue du gendarme ne pouvait être reportée. Mieux valait coopérer.
Le chef gara son véhicule sur le parking. Deux Mercedes noires y stationnaient. « Les propriétaires de ces automobiles ne doivent pas être de pauvres réfugiés, ou bien, ils ont sacrément réussi » se dit Sagol. La « Perle de Jade » recevait sa clientèle dans une bâtisse bourgeoise de style dix neuf cent. Les visiteurs devaient monter quelques marches pour accéder à un perron qui donnait accès au hall d’entrée de l’établissement.
Malgré l’horaire matinal ( il était huit heures trente), une hôtesse, en « Ao Dai » le costume traditionnel des femmes vietnamiennes, accueillit le gendarme. La jeune femme, au cheveu noir et long, devait avoir vingt-cinq ans au maximum. Elle portait avec grâce et féminité le chemisier qui semblait cousu sur sa peau ambrée. La couture échancrée sur le côté laissait apparaître quelques centimètres dénudés, c’était d’une beauté à couper le souffle, Sagol appréciait la plastique de la demoiselle. Les mouvements amples du pantalon aéraient davantage sa démarche ondulante. L’oreille attentive du chef percevait les bruits du froissement de la soie sur les cuisses de l’hôtesse. Le rêve s’arrêta là. A l’extrémité du hall, Pho N’Guyen apparut et se dirigea derechef vers l’enquêteur.
– Je vois que vous appréciez les yeux de « Bich ».
« Bich » était le prénom de l’hôtesse, ce qui en vietnamien signifiait « couleur verte ».
– Bonjour Monsieur Pho, je m’excuse de vous déranger si tôt, mais comme je vous l’ai dit au téléphone, j’ai besoin d’un renseignement urgent.
– Oui Monsieur Sagol, je vous en prie vous prendrez bien quelque chose. Une soupe ou un thé au jasmin, ou autre chose, que désirez-vous ?
– Un thé sera le bienvenu.
Pho N’Guyen emmena le chef dans un salon situé au premier étage. Des dragons, des tigres et des personnages plutôt hostiles s’affichaient sur les murs. Les plafonds rabaissés par des tentures de couleurs vertes et bordeaux étaient éclairés par des lanternes en papier. Sagol avaient vu les mêmes dans d’autres restaurants asiatiques. Là aussi il y avait une standardisation du produit. Des paravents laqués évoquant des paysages montagneux de l’Asie cloisonnaient différentes parties du salon. Ils constituaient une décoration typique à ce genre d’établissement. Les deux hommes prirent place sur d’immenses fauteuils en bois noir. Sagol voulut déplacer son siège pour se rapprocher de la table basse. Il ne put le bouger d’un pouce, le fauteuil pesait un poids respectable, ce qui fit sourire son hôte.
– Ils sont très lourds, c’est du bois de chez nous, ne me demandez pas le nom, je ne le sais pas.
Une jeune fille en tous points semblable à mademoiselle « Bich » fit son apparition avec un plateau. Elle servit le thé et s’esquiva aussi vite qu’elle était arrivée. La discrétion est une vertu asiatique.
– Alors Monsieur Sagol, que puis-je pour vous ?
– Oh ! Monsieur Pho, je vous sollicite pour un tuyau à la fois simple et compliqué. Ma requête va vous paraître saugrenue, mais dans le cadre d’une enquête je recherche quelqu’un capable de graver sur les grains de riz.
– Ce n’est pas ordinaire ce que vous me demandez.
– Je sais, mais c’est dans votre communauté que je pourrai avoir les réponses à mes interrogations.
– Je ne suis pas en mesure de vous renseigner immédiatement Monsieur Sagol, car cette technique n’est pas utilisée par les Vietnamiens. Je vais me renseigner auprès d’amis chinois.
– Je suis d’accord avec vous lorsque j’ai utilisé le mot « communauté », il s’agissait de l’interpréter au sens large, je voulais dire les personnes originaires d’Asie du sud-est.
– Je vous promets de vous rappeler demain soir au plus tard.
– Bien entendu Monsieur Pho, je compte sur votre discrétion dans cette affaire.
– Vous me connaissez Monsieur Sagol, nous les jaunes, ne sommes pas bavards.
Sagol avait apprécié le thé au jasmin, et l’accueil de Monsieur Pho. Il savait que son interlocuteur servait des intérêts mafieux, l’établissement n’était qu’une façade. L’avantage avec ces gens là, c’est qu’ils ne font pas de bruit et que leurs problèmes sont toujours résolus par le clan. Et puis Sagol n’avait aucun dossier concernant Pho N’Guyen et la « Perle de Jade ».
Pho N’Guyen était l’exemple type de celui qui souhaitait réussir dans la vie. A trente-huit ans, il avait vécu déjà plusieurs vies. Il se confia à Sagol un jour où l’alcool de riz s’était invité à leur table plus que de coutume. La première vie de Pho se déroula au pays natal à Natrang. Son père prospérait dans l’immobilier, les jours coulaient paisibles et heureux avec le golfe du Tonkin pour paysage. La guerre mit fin à sa première vie. Dans un premier temps, les biens familiaux furent confisqués. La deuxième étape fut l’exécution de ses parents devant ses yeux horrifiés par une telle barbarie, il en faisait souvent des cauchemars plus de trente ans après. Un oncle le recueillit, lui et sa petite sœur. En mille neuf cent soixante-quinze, il prit la mer sur un rafiot de fortune avec deux cents autres damnés. Un bateau français les récupéra deux mois plus tard affamés, décharnés et épuisés. Sa petite sœur Châu (perle en vietnamien) n’avait pas survécu au calvaire. Sa deuxième vie se poursuivit plusieurs mois dans un camp en Thaïlande. Sa troisième vie commença lorsqu’il apprit que la France, avec d’autres pays, avait décidé de faire un effort pour accueillir des « boat people ».
La France n’était pas l’Eldorado tant espéré. Il atterrit chez un oncle éloigné qui l’exploita durant huit longues années. Son oncle dirigeait un atelier clandestin dans le treizième arrondissement à Paris. Pho s’occupait d’approvisionnement pour faire manger les travailleurs sur place, cela permettait un gain de temps appréciable et limitait les aller et venues suspects. Au lycée, il rencontra une jeune française et il fugua avec elle. Entre temps, son oncle tomba dans une souricière policière et écopa de plusieurs années d’emprisonnement. Pho se garda bien de réapparaître à Paris. Il travailla dans des bars et restaurants, l’été sur les plages et l’hiver dans les stations de sports d’hiver des Alpes ou des Pyrénées. Comme il était débrouillard, il rencontra des investisseurs chinois qui lui confièrent la gestion de la « Perle de Jade », c’était ce qu’il appelait sa quatrième vie.
Sagol resta moins d’une heure avec Monsieur Pho, il se rendait ensuite au « Dragon gourmand ».
La pendule moderne à quartz dans l’entrée du « Dragon gourmand » indiquait neuf heures quarante. Le chef Sagol pénétra dans la salle de l’établissement. A cet instant de la journée, il n’y avait aucun client. Monsieur Li s’occupait des comptes derrière le comptoir. Dans un coin de la pièce, de l’encens brûlait, une assiette de fruits disposée à coté. Des lumières rouges éclairaient l’autel des ancêtres. Monsieur Li semblait très attaché à ce culte. Chaque jour, il nettoyait et renouvelait l’assiette de victuailles. Il ne manquait pas de prier en allumant les bâtonnets d’encens. L’homme n’avait pas d’âge, il passait le temps comme d’autres lisent ou rédigent des mots croisés. Petit maigre, il posait toujours sur sa tête un couvre-chef. Une tresse blanche dépassait de ce croisement entre un béret et une kippa. Il ne dénudait jamais son crâne. Trois poils ornaient son menton. Il portait une chemise ample à col Mao.
Il était l’archétype du petit commerçant chinois. La seule différence notable résidait dans la possession de quatre restaurants identiques dans la région. Innovateur, il faisait de la restauration rapide avec des mets chinois accommodés aux palais français. Il possédait le sens des affaires. Son entreprise prospérait, et il avait mis chacun de ses quatre fils à la tête d’un restaurant. Il se contentait de superviser le tout.
Lorsqu’il vit Sagol, il effectua un nombre incalculable de courbettes. Le gendarme détestait cette mise en scène, il fallait bien en passer par-là. Comme le lui avait dit Gilles, l’Asiatique est susceptible, il convenait donc de ne pas trop montrer son impatience. Il cessa lorsque Sagol le remercia pour la troisième fois. Il se tint droit, les mains jointes, et attendit que son visiteur prenne la parole.
– Bonjour Monsieur Li, comment vont les affaires ?
– Je viens de connaître le bonheur, les ancêtres ont béni l’arrivée de mon petit-fils, l’année est fertile.
– Et la santé Monsieur Li ?
-Ce sont les astres qui décident de nos vies. Je creuse le sillon un peu plus chaque jour. Et vous Monsieur Sagol, quel esprit vous habite ?
– Je cherche quelqu’un Monsieur Li.
– Mais Monsieur Sagol, je suis seul avec les ancêtres ce matin.
– Je comprends Monsieur Li, vos ancêtres doivent être heureux de voir la réussite de vos affaires. J’ai besoin de votre expérience, pouvez-vous m’aider ?
Sagol avait choisi le bon angle d’attaque, glorifier les ancêtres apportait de la considération à celui qui proférait des mots chaleureux devant l’autel. Sagol, bien que n’ayant aucune connaissance dans le domaine comprit vite que le roublard Li serait retord et qu’il faudrait faire preuve d’humilité et de patience.
– La tradition vous oblige à boire un verre avec moi.
– C’est d’accord, juste un petit verre.
– De la grosseur du verre dépend la grandeur de l’hospitalité Monsieur Sagol. Je suis votre serviteur.
Sagol bu le verre d’alcool de riz que lui tendit son interlocuteur. Maintenant il pouvait poser des questions.
– Avez-vous des grains de riz gravés chez vous Monsieur Li ?
– Non Monsieur Sagol, dans ma province cela ne se pratique pas. J’ai connu dans ma jeunesse un graveur sur ivoire. Que cherchez-vous dans les grains de riz ?
– Je recherche quelqu’un qui pourrait graver dans la région.
– Je ne connais personne ici Monsieur Sagol, vous faites fausse route.
– Et pourtant, je vais vous montrer une photo, dites-moi si je me trompe.
Il montra une photo qui représentait l’agrandissement d’un grain, on pouvait lire sur une face le mot « parfum » et sur l’autre face, un rat était gravé. Le chinois examina longuement le document. Il ne disait rien, il positionna la feuille dans tous les sens. Au bout de trois longues minutes, il déclara au chef qu’il ne connaissait personne capable de faire ce travail. La perplexité gagnait l’enquêteur. Qui avait gravé les grains ? Monsieur Li promit de se renseigner auprès de ses coré légionnaires. Sagol remercia longuement le vieil homme en le félicitant pour la naissance de son petit-fils. Monsieur Li raccompagna le gendarme jusqu’à la porte.
Dès que le gendarme eut tourné les talons, l’homme décrocha le téléphone et conversa en mandarin, il battit le rappel des troupes pour obtenir le renseignement. Monsieur Li était persuadé que la gravure des grains n’avait pas été effectuée dans la région. Installé depuis plus de trente ans, il connaissait bien la communauté chinoise et ce type d’activité ne lui aurait pas échappé.
L’arrivée du chef Sagol au « Gourmet mandarin » lui rappela la soirée d’anniversaire de mariage avec son épouse Juliette. Il était onze heures, et c’est madame Van Luoc qui réceptionna le gendarme.
Mylène Van Luoc était une eurasienne, grande et mince. Elle avait épousé en secondes noces Tuyen Van Luoc propriétaire des lieux. Elle se dirigea vers le chef Sagol qu’elle connaissait bien.
– Bonjour Monsieur Sagol, quel bon vent vous amène ?
– Bonjour Mylène, comment allez-vous ?
– Très bien merci, et votre épouse ?
– Elle va très bien et je pense que nous viendrons manger un soir avant de vous quitter.
– Vous partez de la région Monsieur Sagol ?
– Oui j’ai reçu une nouvelle affectation en région parisienne.
– Nous garderons un excellent souvenir de vous, soyez-en assuré.
– Je vous remercie Mylène. J’aimerais voir votre mari s’il est chez vous.
– Je vais l’appeler. En attendant, désirez-vous une boisson ?
– Non merci je viens déjà de boire il y a quelques instants.
Mylène Van Luoc, de sa démarche chaloupée, se dirigea vers la cuisine. Quelques secondes s’écoulèrent. Tuyen Van Luoc apparut traversant le rideau de perles de bois séparant la cuisine de la salle de restaurant. Tuyen Van Luoc possédait un tic qui plaisait beaucoup à Sagol : il riait tout le temps. Le sourire était sa marque de fabrique. L’homme affable privilégiait toujours la recherche de la satisfaction du client. En quelques années, il fit de son établissement un endroit où l’on prenait plaisir à se retrouver en amoureux ou entre amis autour d’un bon plat dans une ambiance discrète et chaleureuse. Contrairement à ses compatriotes qui réalisaient mille courbettes en guise de salut, Tuyen Van Luoc vint rapidement serrer la main de l’enquêteur.
– Quelle surprise Monsieur Sagol, c’est gentil de penser à nous.
– Merci Monsieur Tuyen, aujourd’hui je viens vous voir pour le travail.
– Oui, vous avez le costume.
– C’est vrai. Je voudrais un renseignement concernant la communauté asiatique.
– Si je peux, ce sera avec plaisir.
– Je cherche un graveur sur grain de riz.
– Il faut aller sur Paris Monsieur Sagol et je ne suis pas sûr que vous trouviez.
– Je cherche quelqu’un de la région Monsieur Tuyen.
– Je ne pense pas qu’il y ait un chinois ou un vietnamien qui travaille les grains de riz ici. Vous savez, les Chinois s’installent où il y a du commerce à faire. Pour ce genre d’activité, il faut un afflux touristique avec un attrait pour l’originalité du produit.
– J’ai bien compris. Il se trouve que nous avons découvert des grains gravés ici. Il nous faut donc identifier l’auteur de la gravure. S’il n’est pas dans le coin, il a probablement séjourné ici et j’ai besoin de votre aide.
– Monsieur Sagol, je vais me renseigner et tout faire pour obtenir l’information, mais je suis septique.
– Merci beaucoup, rappelez-moi rapidement.
– Ce soir, je vous promets de m’en occuper après le service de midi.
– Alors à ce soir Monsieur Tuyen.
– Au revoir Monsieur Sagol et mes amitiés à Madame Sagol.
Sagol rentra manger au mess de la gendarmerie. La déception se lisait sur son visage.
L’enquête piétinait lamentablement et le sablier égrenait le temps inexorablement. D’ici deux semaines, le dossier échouerait dans d’autres mains. Sagol et Gilles vogueraient vers d’autres aventures.
9 décembre 2010 à 14h37 #15289911
Le gendarme Gilles occupa sa matinée à passer des coups de fil. Il appela l’ambassade de Chine, il demanda l’attaché culturel. Une voix nasillarde lui répondit que l’attaché recevait uniquement sur rendez-vous et qu’il n’était pas possible de converser avec lui au téléphone. Gilles ne se démonta pas. Il dit qu’il savait cela et qu’il désirait que l’attaché culturel rappelle la brigade de recherche de la gendarmerie. La voix se fit plus douce en sollicitant son interlocuteur : qui devait- elle annoncer ? Gilles jubilait, le mot gendarmerie s’avérait être un précieux sésame.
– Allô ! Chang Kei Liang je vous écoute.
– Bonjour Monsieur, je suis le gendarme Gilles, je souhaiterais parler avec l’attaché culturel.
– C’est moi même, que puis-je pour votre service ?
L’homme s’exprimait dans un français parfait et sans accent. Ce devait être un francophone averti se disait Gilles.
– Je suis à la recherche de renseignements sur une pratique ancestrale chinoise.
– De quoi s’agit-il Monsieur Gilles ?
– Dans le cadre d’une enquête, j’aimerais parler avec vous des graveurs sur grains de riz.
– Effectivement, il s’agit d’une activité ancestrale, de nos jours les virtuoses sont rares.
– Justement Monsieur Liang, connaissez-vous des spécialistes opérant sur le territoire français ?
– Pas à ma connaissance, comme je vous l’ai dit, il y a peu de graveurs dignes de ce nom. Bien sûr vous trouverez en Chine sur les sites touristiques, des pseudos graveurs. Leur travail est sommaire et se limite à une inscription sur le grain. Tout dépend du sens de l’information que vous désirez.
– Disons que le graveur a stylisé un signe du zodiaque chinois sur une face et un mot écrit en français sur l’autre.
– D’accord, sans avoir vu les pièces, je pense que nous avons affaire à une réalisation assez simple. Je persiste dans mon idée, je ne vois pas sur le territoire français, un compatriote réaliser ce genre de chose.
– Monsieur Liang, j’ai effectué des recherches sur ce sujet, et je dois avouer un manque de matière aussi bien dans les bibliothèques que sur Internet.
– C’est un peu comme chez vous, certains métiers d’art qui sont confidentiels, parlez-moi de la dorure sur vitrail, je crois qu’il reste moins de cinq spécialistes en exercice.
– Vous avez raison, quel est l’artiste le meilleur dans ce domaine ?
– Le plus connu est Monsieur Qu Ru, il est très âgé et vit à Xian.
Gilles percuta immédiatement sur les propos de l’attaché culturel. Monsieur Qu Ru vivait à Xian. Les chats regardaient eux aussi en direction de Xian. Les grains de riz étaient originaires de Xian.
– Est-ce que ce vieil artiste voyage de temps à autre, Monsieur Liang ?
– Compte-tenu de son grand âge, c’est improbable. Si vous le souhaitez, je peux me renseigner.
– Ce n’est pas nécessaire dans l’état actuel de nos investigations, merci beaucoup. J’aurais une dernière question à vous poser.
– Je vous écoute Monsieur Gilles.
– Ma question est un peu saugrenue, je voudrais savoir si vous avez connaissance d’une variété de riz qui pousse à Xiang.
– Votre demande est un peu surprenante en effet. Je suis attaché culturel, pas agriculturel ! Mais il existe d’innombrables variétés, l’ambassade ne vérifie pas l’importation en France.
– Monsieur Liang, je vous remercie beaucoup de m’avoir accordé ces quelques minutes. Je vous souhaite une bonne journée.
– A votre disposition Monsieur Gilles, n’hésitez pas à me contacter si vous désirez d’autres explications sur les arts de mon pays. Au revoir.
La conversation échangée avec l’attaché culturel de l’ambassade de Chine n’avait apporté qu’une infime et insignifiante éclaircie dans le brouillard épais de l’enquête. Gilles, conscient que le temps jouait contre les enquêteurs se donnait sans compter. Il mit rapidement ses idées en forme, se remémora tous les points abordés avec Monsieur Liang et passa à autre chose.
Le carillon du château sonna dix heures, il composa le numéro de l’association des amitiés Franco-chinoises. A la troisième sonnerie, la communication fut établie. Le gendarme pâlit, un répondeur égrena le sempiternel message : « nous sommes absents, la permanence a lieu tous les lundi et jeudi de dix-neuf heures à vingt et une heures, en cas d’urgence, vous pouvez joindre le président au ………. ». Il nota le numéro et raccrocha en pestant contre la malchance.
– Leguern Technologies je vous écoute.
– Gendarmerie Nationale, je suis le gendarme Gilles, je souhaite parler à Monsieur Armel Leguern.
– Ne quittez pas, je vois si je peux vous le passer.
– Allô ! Monsieur Gilles, je vous demande juste un instant, Monsieur Leguern est en communication sur une autre ligne. Dois-je vous mettre en attente ou bien laisser un message.
– Je préfère attendre un peu.
– Entendu, je vous le passe dès qu’il libère la ligne.
Le standard diffusait un tube des « Beatles », Gilles apprécia, au deuxième passage, il se dit qu’ils auraient pu mettre des chansons différentes, au troisième passage la chanson s’interrompit pour laisser place à une sonnerie.
– Armel Leguern, bonjour Monsieur.
– Bonjour Monsieur Leguern, je suis le gendarme Gilles de la brigade de recherches. Je vous appelle au sujet des amitiés Franco-chinoises.
– Que puis-je pour vous ?
– Nous enquêtons actuellement sur une affaire où des ressortissants de la communauté asiatique semblent impliqués. Dans ce cadre, nous avons besoin de renseignements de la part de personnes introduites dans ce milieu.
– Si je peux, ce sera avec plaisir.
– Ma première question concerne les arts pratiqués en Chine. Votre association a-t-elle procédé à des échanges culturels en faisant venir des artistes chinois ?
– Oui nous avons fait une exposition sur le thème des objets et tableaux laqués.
– Quand a eu lieu cette manifestation?
– Il y a environ huit mois.
– Avez-vous fait venir un graveur sur grains de riz ?
– Non, le thème était la laque. De plus la gravure sur le riz est confidentielle et peu prisée des autorités qui l’ont bannie pendant des décennies. Aujourd’hui elle commence sa réhabilitation.
– Nous cherchons un graveur évoluant sur le territoire national. Cela vous inspire-t-il quelque piste Monsieur Leguern ?
– Pas le moins du monde, mais j’ai un ami chinois qui connaît cette pratique et qui pourrait vous éclairer plus que moi. Malheureusement il est parti pour quelques semaines dans son pays d’origine.
– J’en prends bonne note, si les autres investigations n’aboutissent pas, je ferai à nouveau appel à vos services. Je voulais vous demander aussi si votre association travaille avec une agence de voyage en particulier ?
– Oui, « Dragon Voyages » est une agence tenue par un homme d’origine chinoise par sa mère. Presque tous les voyages organisés par « amitiés Franco-chinoises » sont achetés auprès de « Dragon Voyages ».
– Merci Monsieur Leguern, en vous priant de m’excuser pour le temps précieux que je vous ai fait perdre.
– Non Monsieur Gilles, vous aviez besoin de renseignements et le président des « amitiés franco-chinoises ne pouvait se dérober, ne vous excusez pas.
– Alors encore merci et bonne journée Monsieur Leguern.
– A vous aussi et à bientôt Monsieur Gilles.
L’enquêteur apprécia le ton de son interlocuteur. En bon chef d’entreprise, Armel Leguern avait su aller à l’essentiel en donnant les explications nécessaires, rien n’était superflu dans ses propos. Quelques points titillaient les neurones de Gilles, le premier concernait l’exposition de laque chinoise. Il était impossible qu’un artiste soit l’auteur de la gravure des grains, le premier meurtre ayant eu lieu plus de deux ans avant cette manifestation. Un autre point intéressant concernait le ressortissant chinois connaisseur du domaine de la gravure, malheureusement il ne pourrait être auditionné avant le départ des deux enquêteurs. La dernière révélation ouvrait aussi un champ d’investigations, il s’agissait de l’agence « Dragon Voyages », la vérification des voyageurs seraient grandement facilitée. Il envisageait de joindre à son contrôle les compagnies aériennes.
A midi il rejoignit son chef au mess de la brigade, ils prirent le repas ensemble. Il remarqua immédiatement la mine renfrognée de Sagol. Il prit son temps avant d’embrayer sur le travail du matin. Il devait laisser au chef Sagol le temps d’évacuer sa mauvaise humeur. Ensuite seulement, ils pourraient parler sereinement.
Tout au long du repas, les deux hommes n’échangèrent que des banalités. Gilles proposa d’aller boire le café à l’extérieur. Ils se dirigèrent vers le pub, Gilles chérissait particulièrement la musique et l’ambiance agréables. Ils s’installèrent dans un renfoncement un peu à l’écart. Sagol recouvrait sa physionomie habituelle, des années de collaboration permettaient à Gilles de deviner les tourments de son chef et là, manifestement, il commençait de se dérider.
Il fit état de ses investigations auprès de l’attaché culturel et du président des « Amitiés franco-chinoises ». Sagol apprécia le travail de son subordonné, tout particulièrement l’idée de recouper les informations auprès des compagnies aériennes au niveau de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. Gilles se chargerait de cette tâche dès que possible.
A son tour Sagol relata ses visites à « la Perle de Jade », au « Dragon Gourmand », et au« Gourmet Mandarin », rien de concret, cela ressemblait plus à des visites de courtoisie. 0n ne sait jamais. Il attendait les appels des patrons des restaurants pour en tirer des conclusions définitives. Cet après-midi là, il terminerait sa tournée par la visite de « la Pagode Céleste », le dernier restaurant chinois ouvert dans la région. Il fonctionnait depuis un an, et avait acquis une réputation sulfureuse. On rapportait que des soirées privées spéciales étaient organisées. La rumeur colportait que les convives et les serveuses évoluaient entièrement nus et que les mets étaient consommés à même le corps des participants. Rien n’avait été prouvé et ceux qui véhiculaient ces ragots ne participaient pas, de près ou de loin, à ces agapes.
Les deux hommes se souhaitèrent bonne chance et chacun partit de son côté, Gilles s’occuperait des compagnies aériennes, et Sagol de la « Pagode Céleste ».
A son entrée dans le restaurant, Sagol constata qu’il n’existait plus grand chose de commun avec les établissements visités le matin. La décoration et le personnel s’avéraient très différents. Des tentures servaient de paravent, partout des statues de couples ou de femmes nues dans des positions suggestives captaient les regards. Aucun doute, le ton était donné. Les serveuses vêtues de robes moulantes où le tissu de couleur pastel laissait entrevoir des formes ou pas le moindre sous-vêtement ne venait contrarier la pureté des lignes.
Une serveuse s’approcha de Sagol, ce dernier demanda à voir Monsieur Kwan. Elle entraîna l’enquêteur dans une pièce sombre où de rares spots éclairaient une petite partie de la salle. La fille placée dans le rai de la lampe semblait ne porter aucun vêtement. Sagol comprenait mieux le sens de la rumeur concernant l’activité de ce commerce. Le tableau était touchant, mais le chef fit abstraction du spectacle. D’origine chinoise et âgé d’une cinquantaine d’années, Monsieur Kwan possédait depuis longtemps la nationalité française. Il se leva pour serrer la main de son visiteur. Il semblait avenant et son léger embonpoint le rendait sympathique. Sagol fit part de ses recherches. Comme le matin, il s’entendit donner des réponses identiques. Décidément la gravure sur grain de riz n’était pas en vogue dans le coin.
Monsieur Kwan proposa un thé au jasmin que le chef ne put refuser. L’homme intelligent percevait l’embarras de son interlocuteur. Il se demandait pourquoi la recherche d’un graveur revêtait tant d’importance. Malgré les tergiversations et les manœuvres habiles, Sagol ne dévoila pas les raisons de ses recherches. L’homme n’insista pas. La serveuse attendait toujours dans la lumière. Sagol ne voulait pas laisser deviner à Monsieur Kwan qu’il appréciait la beauté de la jeune fille. Il convenait de tenir son rang.
Après la dégustation du thé et l’échange de conventionnelles amabilités, l’enquêteur prit congé et regagna son bureau.
Gilles contacta l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. Son idée s’avéra une impasse. Aucun vol direct enregistré au départ ou à l’arrivée entre la cité lyonnaise et le pays du soleil levant. La plupart des avions faisait escale à Paris, Amsterdam ou Francfort. Il existait quelques vols charters de temps à autres. L’enquêteur décida d’abandonner cette piste et de consacrer son temps auprès de l’agence « Dragon Voyages ».
Le patron de l’officine se nommait Joël Nauche. Spécialisé dans les destinations de l’Asie du sud-est, la clientèle à destination de la Chine était marginale, l’essentiel des offres se situant vers la Thaïlande et le Népal.
Il réussit à joindre Monsieur Nauche qui répondit favorablement à sa demande en le recevant dans l’après-midi.
Joël Nauche se trouvait dans la salle d’accueil de l’agence lorsque le gendarme se présenta. Elégant dans son costume clair, l’homme bronzé aux cheveux blonds bouclés devait avoir environ trente-cinq ans. Ses deux collaboratrices portaient des chemisiers de la même couleur. Gilles en déduisit, à juste titre, qu’il s’agissait de l’uniforme de la maison.
Nauche invita son visiteur à le suivre jusque dans son bureau, une pièce agréable avec des posters de paysages enchanteurs commercialisés par « Dragon Voyages ». De nombreuses plantes vertes agrémentaient les lieux. Le mobilier moderne, spartiate, se composait d’un bureau, deux fauteuils et une armoire. Après les échanges habituels de politesses, Gilles entra dans le vif du sujet. Il indiqua à son interlocuteur le but de sa visite. Il précisa qu’il cherchait une personne ayant la capacité de graver sur des grains de riz.
Joël Nauche fronça les sourcils. Ne possédant pas tous les éléments du problème, il avait du mal à comprendre le but de la démarche. Il se douta que le gendarme ne communiquait que partiellement. Néanmoins, il collabora pleinement. Il savait qu’il pouvait exiger une commission rogatoire avant de donner des informations. Il considéra que cela ferait perdre du temps aux enquêteurs.
Le voyagiste pianota sur le clavier de son ordinateur portable. Suite à la demande du gendarme, il requêta pour obtenir la liste de ses clients ayant choisi de voyager en Chine. Il entra plusieurs paramètres : les achats de moins de deux ans, les adhérents de l’association « Amitiés Franco-chinoises », les preneurs de séjours, et enfin ceux qui n’achetèrent que le billet d’avion.
Deux cent dix-huit noms furent sélectionnés. Joël Nauche imprima le listing sur cinq feuilles. Les deux hommes discutèrent longuement sur le profil de chaque personne. Outre l’état civil, l’agence possédait toutes les coordonnées nécessaires à l’établissement de billets d’avion : dates de naissance, références des passeports ainsi que les métiers, adresses et numéros de téléphone de chaque client.
Gilles procéda à un écrémage rigoureux. Il élimina les couples avec enfants ayant choisi la formule du séjour tout compris, il rejeta aussi les personnes de plus de soixante-dix ans. Il garda dans sa liste ceux dont le nom laissait supposer des origines chinoises ou asiatiques. Il resta vingt-huit personnes.
Joël Nauche donna rapidement quelques détails sur les clients qu’il connaissait personnellement ; pour les autres, il fournit les données complètes extraites du fichier à l’enquêteur.
Gilles sortit satisfait de l’agence « Dragon Voyages », pour la première fois il trouva de la matière à se mettre sous la dent.
Dès son retour au bureau, le chef reçut un appel téléphonique de la part de Phô N’Guyen ; le gérant de la « Perle de Jade » respectait sa parole. Il fit part de son embarras. Malgré, selon ses dires, de nombreux contacts, il ne pouvait répondre favorablement. Il ne décela aucune trace de graveur sur grain de riz en provenance de Chine et évoluant sur le territoire hexagonal. Sagol le remercia vivement, il fallait souligner l’effort de son interlocuteur.
Dix minutes plus tard, ce fut au tour de Tuyen Van Luoc de joindre Sagol. Il tint un discours similaire. Le patron du « Gourmet Mandarin » s’était beaucoup démené pour obtenir le renseignement tant espéré par les enquêteurs, bien en vain. Sagol se demandait si les grains de riz de Mélanie Pralong ne demeureraient pas une énigme pour lui.
Gilles arriva à son tour. Sagol, penché sur le dossier, lisait et relisait les conclusions de l’autopsie. Il épluchait le rapport sur la mort de Louise Chauvier à la recherche de la petite étincelle qui l’amènerait vers la lumière. A l’évidence, les dossiers restaient muets. Il aurait aimé se trouver à des milliers de kilomètres de là, sous les cocotiers en train de humer les alizés chargés de senteurs tropicales .
Gilles relata à son chef sa visite à l’agence « Dragon Voyages », cela redonna un peu de mordant aux deux collègues. Ils allaient travailler sur les vingt-huit noms du listing. Ils décidèrent de consacrer la deuxième partie de la semaine à l’audition des voyageurs.
Le mercredi dix-sept septembre à midi le planning se trouva bouclé. Vingt-six rendez-vous se succédaient jusqu’au vendredi soir. Il y avait deux absents, Monsieur Binh décédé dans un accident de la circulation, et Monsieur Chow Panh Li qui se trouvait à l’étranger pour le compte de son entreprise (un grand groupe pharmaceutique). Il serait auditionné ultérieurement.
Ils ne chômèrent pas durant les deux derniers jours. Les auditions se succédèrent à un rythme soutenu. Les gendarmes, une fois de plus, ne décelèrent rien qui puisse laisser espérer le début de l’esquisse d’un indice. La piste de « Dragon Voyages » venait de faire chou blanc.
Vingt heures sonnèrent au carillon de la chapelle ce vendredi soir lorsque les deux hommes terminèrent le recollement des auditions. Aucune des personnes entendues ne répondait au profil d’un assassin. Il s’agissait pour la plupart de braves pères de famille qui avaient pris quelques vacances au pays des ancêtres.
Les lumières du bureau s’éteignirent tard ce soir là, les deux hommes révisèrent absolument chaque détail. A la fin les noms s’embrouillaient dans leur esprit, ils mirent fin à leur séance de torture. Ils se souhaitèrent un bon week-end et fermèrent avec plaisir la porte.
12
Le chef Sagol et le gendarme Gilles commencèrent la semaine fatigués. Ils emballèrent et mirent en carton tout le week-end, leur déménagement aurait lieu d’ici une quinzaine, ils ne disposaient que des fins de semaine pour s’occuper de l’organisation et du rangement pour le départ. Aucune audition n’étant programmée, ils envisageaient de commencer à faire du rangement dans les dossiers en attente et notamment, celui concernant la défunte Mélanie Pralong. Cela faisait presque huit mois que l’assassin avait mis fin aux jours de la vieille dame, Sagol n’aimait pas les dossiers non résolus dans le premier mois, le taux de réussite chutait dramatiquement au-delà d’un trimestre. Dans le cas présent, les chances de résoudre l’énigme s’amenuisaient de jour en jour.
Les deux hommes firent le ménage dans leurs placards, les ordinateurs furent nettoyés des photos personnelles, le bureau redevenait anonyme. Ils ne se parlaient pas beaucoup, ils sentaient que le mot fin ne tarderait pas à se poser sur leur histoire commune. Il y avait un brin de nostalgie chez ces deux enquêteurs habitués à travailler ensemble depuis plusieurs années. Leur départ simultané était un point positif, c’était mieux ainsi. Ils n’auraient pas à faire de comparaison avec un nouveau collègue, chacun partant dans une orientation différente.
Un coup de fil redonna de l’espoir aux deux gendarmes. L’inspecteur principal Bouchet appela le chef pour lui communiquer une information digne d’intérêt. Dans la nuit du samedi vingt au dimanche vingt et un septembre, la brigade de nuit arrêta un individu qui capturait des chats pour les tuer. Après une nuit de garde à vue, l’homme fut présenté au parquet et mis en examen pour cruauté envers les animaux. Relâché, il serait poursuivi d’ici quelques semaines. La Société Protectrice des Animaux décida de déposer une plainte et de se constituer partie civile. Le suspect se nommait Grégory Drieux, il avait trente ans.
Sagol demanda à son ami Jean-Pierre Bouchet s’il pouvait à nouveau appréhender le suspect et envisager dans la foulée de perquisitionner son logement. Ce dernier percuta immédiatement. Il se trouvait en phase avec Sagol, il fallait intervenir le plus vite possible. Il assura son ami Léo de sa diligence. Il proposa aux enquêteurs de se joindre à eux pour la suite des opérations. Les deux gendarmes ne se firent pas prier.
Dans une commune résidentielle de la banlieue grenobloise, six hommes se présentèrent au petit matin devant une villa. Le soleil n’avait pas encore mis son nez sur le versant de la montagne, bien qu’il fasse jour, la vallée s’éveillait dans l’ombre. Sur la boîte aux lettres, un nom apparaissait : Grégory Drieux.
Le portail était entrouvert et les volets clos. Le jardinet non entretenu et les herbes folles poussant entre les joints des pavés de l’allée, confirmaient le désintérêt de l’occupant des lieux pour la décoration extérieure. Les intervenants se déployèrent l’arme au poing. Deux policiers se dirigèrent vers l’arrière de la maison. L’inspecteur principal Bouchet et un autre policier frappèrent à la porte d’entrée. Sagol et Gilles restèrent en retrait, vigilants et prêts à intervenir en cas de besoin.
Malgré les sommations d’ouverture, il n’y eut aucune réaction visible dans l’habitation. Le policier accompagnant son chef cassa un carreau, il passa sa main pendant que son supérieur le couvrait. Dix secondes interminables s’écoulèrent et le verrou céda, l’huis s’ouvra enfin. Les deux hommes pénètrent à l’intérieur, Bouchet passa le hall d’entrée, son collègue protégea la montée d’escalier au cas où le suspect serait à l’étage. Les deux gendarmes assurèrent la protection de ce côté là. Le rez-de-chaussée rapidement vérifié, l’inspecteur principal Bouchet grimpa à l’étage. Il y avait deux chambres, une avec un matelas posé à même le sol. Un lit bas avec tiroir et une armoire meublaient la seconde pièce. La literie défaite, Bouchet s’approcha des draps froids, personne n’avait couché ici cette nuit là. Des draps et deux couvertures remplissaient le tiroir du lit.
La salle de bain au fond du couloir ne révéla rien de sensationnel. L’occupant des lieux y avait laissé son nécessaire de toilette, son rasoir et deux brosses à dent avec un tube de dentifrice. « Si l’oiseau s’est envolé, ce n’était pas prévu » se dit Bouchet, « sinon il aurait emporté ses affaires de toilette. » Le policier ouvrit les WC ainsi que deux placards. Ne trouvant rien, il redescendit rejoindre son subordonné posté au bas de l’escalier.
Dessous, se trouvait une ouverture donnant accès au garage, les deux hommes procédèrent de la même manière. Bouchet ouvrit largement le battant, le local se trouvait plongé dans l’obscurité. L’inspecteur principal, habitué à ce type de situation, trouva l’interrupteur et alluma. Le garage était bien rangé, il n’y avait personne mais Bouchet appela Sagol, il décela quelque chose qui allait probablement faire plaisir à son ami.
Pendant que deux policiers montaient la garde à l’extérieur de la villa, Sagol, Gilles, Bouchet et un policier inspectaient le garage. Sagol ne mit pas longtemps à comprendre la teneur des propos de son ami Bouchet. Il trouva tout un attirail sur les étagères. Les différents flacons alignés et étiquetés ne laissaient planer aucun doute leur usage : il s’agissait de produits utilisés par les taxidermistes.
Par contre, aucun animal, et surtout pas de chat, ne reposait sur les étagères ni ailleurs. Bouchet fit observer que l’homme avait été appréhendé justement parce qu’il était en train d’occire un matou, il devait avoir besoin de renouveler son stock pour une opération funeste à venir.
L’inspection du local permit de découvrir des outils servant au dépeçage et au raclage des peaux. Tout était rangé méticuleusement. Les enquêteurs mirent les produits et le matériel dans des sacs étanches, il s’agissait de faire analyser leurs trouvailles.
A part le nécessaire du parfait taxidermiste amateur, les enquêteurs ne découvrirent rien de plus dans le garage. Bouchet décida de s’occuper de la partie habitable.
Les policiers et les gendarmes commencèrent par passer au peigne fin la cuisine. L’inspection menée avec méticulosité ne révéla rien, Sagol espérait secrètement trouver quelques grains de riz semblables à ceux trouvés sur le lieu des deux crimes. Ils vidèrent les tiroirs, décrochèrent la pendule qui ne fonctionnait plus. Gilles alla même jusqu’à inspecter le réceptacle des piles. Il y avait deux piles usagées, rien de caché à l’intérieur. Les placards furent vidés, chaque casserole retournée. Au bout de quelques minutes, une évidence s’imposa aux enquêteurs : il n’y avait pas d’indice dans la cuisine.
Les hommes se dirigèrent vers le salon, sans omettre de scruter et examiner de près tout ce qui se trouvait dans le hall d’entrée. Ils fouillèrent une parka accrochée au porte-manteau, les poches ne laissèrent apparaître qu’un paquet de mouchoirs en papier à l’issue de la fouille. Deux tableaux furent décrochés, il n’y avait rien derrière, ni sur le mur, ni derrière les toiles.
Le salon et la salle à manger ne formaient qu’une seule grande pièce. Les hommes s’occupèrent tout d’abord du salon. Un policier retira les coussins des deux fauteuils de cuir fauve. Il défît leur housse. L’opération ne révéla aucun objet caché. Sagol opéra de la même façon avec le canapé, le résultat fut identique.
L’inspecteur principal Bouchet se dirigea vers le living en teck. Il s’agissait d’un meuble de facture contemporaine, composé de nombreux tiroirs et de rayonnages avec des livres. Afin d’harmoniser le tout, des étagères supportaient des bibelots et divers vases et récipients de petit volume. La curiosité naturelle du fin limier qu’était Bouchet l’incita à se rapprocher des petits pots disposés sur l’étagère de gauche. Dans le premier pot, il trouva des pièces de monnaie n’ayant plus court. Il prit une tabatière, souleva le couvercle et appela Sagol.
– Léo, viens voir, il est possible que tu sois intéressé.
Sagol prit le pot que lui tendait son ami.
– En voilà une surprise, je m’attendais pas à ça !
Le chef Sagol voyait Gilles et les autres policiers qui piaffaient de savoir ce que contenait la tabatière. Il la secoua un peu, ce fut Gilles qui fut le plus prompt à réagir, car il connaissait le dossier.
– Du riz, chef. Je crois que nous commençons à collecter quelques preuves.
– Oui, et ce n’est peut-être pas fini. Je vais mettre ces grains à l’abri.
Sagol ferma délicatement le pot et l’emballa dans un sachet en plastique. Bien sûr, chacun avait des gants en latex, ce qui permettait de ne pas mélanger les empreintes. Tout un rayon de la bibliothèque contenait des livres traitant de la Chine. De nombreux ouvrages concernaient la ville de Xian. Gilles se consacra à l’inspection des différents volumes alignés. Le suspect devait être un homme ordonné, probablement maniaque. Les bouquins se trouvaient rangés par format, les plus grands disposés à plat toujours par ordre de grandeur.
Parmi les ouvrages, Gilles repéra un livre qui traitait de l’artisanat dans l’empire du milieu. Il le parcourut, trouva une feuille volante avec des inscriptions et des numéros de page griffonnés. Le gendarme regarda attentivement, les folios référencés ne devaient pas se trouver dans cet ouvrage de quatre cents pages. En effet, parmi les feuilles signalées, figuraient les pages deux cent trente-cinq, sept cent cinquante-trois et mille quatre-vingt-trois. Gilles lut et mémorisa les deux pages où avait été inséré le feuillet. Il s’agissait d’un chapitre qui traitait des rapports entre le travail de l’artisan et la philosophie au long des siècles.
Gilles s’interrogeait. Il serait intéressant d’en savoir un peu plus. Le suspect était-il l’auteur des annotations ? L’enquêteur, tenace et méthodique, essaya de repérer les œuvres susceptibles de contenir plus de mille quatre-vingt-trois pages. Il cogitait sa petite idée sur la question. Il trouvait prématuré de l’exposer clairement à ses collègues au risque de passer lui aussi pour un mystique ou un dérangé.
Dans la bibliothèque exposée en évidence, deux ouvrages traitaient de la taxidermie. Grégory Drieux révélait des pôles d’intérêts très variés. Cela aurait pu paraître surprenant mais certainement pas pour les enquêteurs rompus à rencontrer des situations bizarres. Gilles feuilleta les deux gros livres, il ne trouva pas de feuillet inséré. Le gendarme examina tous les bouquins à la recherche de feuilles volantes, d’annotations ou de pages cornées. Il s’aperçut vite que certaines œuvres avaient été consultées à de nombreuses reprises, il découvrit des pages froissées avec parfois des tâches sombres ressemblant à du café. L’homme avait des préférences. Les écrits traitant de l’armée enterrée de l’empereur Qin à Xian s’avéraient les plus salis, ce qui laissait supposer une consultation assidue. Il prit le temps de consulter avec plus d’attention les livres concernés. A première vue, il ne décela rien, il lui faudrait plus de temps pour se concentrer et réfléchir à la psychologie du suspect.
Sagol s’occupa des tiroirs du living. Il découvrit une boîte métallique ayant contenu des biscuits. La boîte recyclée contenait des talons de chéquiers ainsi que des tickets de carte bancaire. L’enquêteur sortit délicatement le contenu du récipient. Il regarda les talons de chèques, tous antérieurs à l’année deux mille. Les tickets d’achats par carte furent plus instructifs. Un ticket de caisse agrafé avec celui de la carte retint l’attention du chef. L’acheteur avait réglé l’acquisition de deux livres : « le monde des chats » écrit par le professeur Ernest Lapébie, et les pensées de « Confucius ». Les deux ouvrages ne se trouvaient pas rangés dans la bibliothèque. Les achats se déroulèrent le samedi premier février à la librairie de la cathédrale. Sagol et Gilles furent surpris par la découverte. Le ticket indiquait dix-neuf heures huit. Le suspect, probable assassin, acheta les livres le soir du meurtre de Mélanie. Moins de deux heures avant sa mort. Il se trouvait à la librairie quelques minutes avant la fermeture, à quelques centaines de mètres du lieu du crime.
Les policiers et les gendarmes trouvèrent d’autres éléments pour étayer leur dossier. Ils saisirent l’album de photos de Grégory Drieux, ainsi qu’un micro-ordinateur portable. Gilles se chargerait de faire parler l’informatique au bureau. Tout ce beau monde se dirigea en ville au bureau de l’inspecteur principal Bouchet. Deux policiers furent mis en planque au cas où le locataire des lieux reviendrait, Sagol n’y croyait pas. L’homme parti précipitamment, son intuition lui disait qu’il ne reviendrait pas se jeter dans la souricière.
L’inspecteur principal Bouchet offrit le café à tous, devant le distributeur du commissariat. Les hommes commentaient leur action du matin. Gilles était le moins loquace, il cogitait. Il pensait à tous ces bouquins traitant de la Chine. Depuis un moment il était convaincu d’un rapport entre les pensées de Confucius et les annotations sur la feuille volante découverte à l’intérieur du livre sur l’artisanat dans l’empire du milieu. Il compara l’écriture aux notes sur les tickets de carte bancaire : il s’agissait de la même écriture.
Bouchet invita le chef et son adjoint à se sustenter, ils reprendraient leurs investigations après le repas. Il emmena ses compères dans un restaurant italien de la vieille ville. Ils choisirent chacun un plat de pâtes différent, arrosé par un Chianti de derrière les fagots. Gilles qui conduirait au retour ne but qu’un verre. Bouchet et Sagol firent un sort à la bouteille tressée de raphia. Le repas rapidement expédié, les trois compères se remirent à la tâche.
L’album photos révéla aussi une surprise. Les enquêteurs ne reconnurent personne sur les clichés. L’étonnement vînt de la composition de l’album. Il n’y figurait que des jeunes hommes, aucune silhouette féminine ne venait agrémenter les pages. La plupart des garçons prenaient la pose dans le plus simple appareil, ce qui fit lâcher un commentaire à Bouchet.
– Avec ça, nos femmes ne risquent rien, sexuellement parlant.
– Oui ! Mais les gens refoulés, c’est encore plus dangereux Jean-Pierre !
– Je te l’accorde Léo, il vaut mieux avoir affaire à un amateur de belles créatures.
– Et vous Gilles qu’en pensez-vous ?
– Pas grand chose, chef. Je crois que notre suspect est sérieusement perturbé. Je vais m’attaquer à son ordinateur.
Les trois enquêteurs pensaient que l’homme était homosexuel. Bouchet venait de sortir le dossier de l’arrestation du week-end. Il précisa que Grégory Drieux déclarait être célibataire.
Gilles emmenait toujours avec lui sa « trousse à outils » comme disait Sagol. Avec les logiciels qu’il utilisait, peu de machines résistaient à sa curiosité professionnelle. Il mit l’appareil sous tension. Le système exigea un mot de passe. Gilles introduisit un cd rom dans le lecteur. L’écran devint bleu durant quelques secondes. Une petite musique retentit, ce diable de gendarme avait réussi à ouvrir la session.
L’ordinateur s’avéra une mine d’or pour les trois hommes. Gilles pianota avec dextérité sur le clavier. Il trouva tout d’abord un échantillon représentatif de ce que l’être humain peut faire de plus abject. Pêle-mêle, des photos d’hommes accouplés entre eux ou avec des animaux apparurent. Des enfants aussi étaient exhibés. Le policier et les gendarmes étaient écœurés. Il faudrait ouvrir une enquête sur la provenance de ces images.
L’adjoint de Sagol reconstitua l’historique des navigations Internet des derniers jours. Comme il pouvait s’y attendre, il découvrit de nombreux sites gays. La Chine n’était pas oubliée, l’homme avait visité plusieurs centaines de sites abordant toutes sortes de sujets ayant trait à cet immense pays.
Gilles se rendit sur de nombreuses pages fréquentées par le suspect, aucune ne frappa le regard des trois hommes.
Gilles installa un nouveau logiciel dans la bécane du suspect. Il souhaitait récupérer les fichiers effacés. L’opération se révéla longue et complexe. L’homme précautionneux avait mis en place un cryptage de certains dossiers. Gilles en expert, trouva la faille. Il récupéra environ quatre cents fichiers.
La plupart des dossiers contenaient des images que Sagol qualifia de dégueulasses. D’autres contenaient du texte. Il s’agissait de quelques phrases empruntées à de grands auteurs. Le thème récurrent était la vengeance. Gilles trouva les deux phrases de Confucius : « Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses ».
Un autre fichier avait été créé le lundi vingt-deux septembre. Il contenait la copie d’une recherche d’itinéraire via un site Internet. Les limiers se mobilisèrent sur le sujet. L’homme effectua sa demande en excluant les autoroutes et les voies expresses, il avait mis des étapes passant par de tout petits villages. S’il avait souhaité échapper à un contrôle, il ne s’y serait pas pris autrement.
Bouchet, en homme réactif, rédigea immédiatement un message en direction de tous les services de police et de gendarmerie du territoire y compris les douanes. Le signalement de Grégory Drieux fut diffusé ainsi qu’une photo récente. Il ne restait plus qu’à attendre que le gibier se présente aux chasseurs. Le dossier principal concernant le fuyard intéressait le service du chef Sagol, Bouchet donna en premier les coordonnées de son ami Léo. La fuite du suspect amenait les enquêteurs à supposer qu’il se soit dirigé vers Bordeaux. Etait-ce le point de chute ou une étape pour passer en Espagne ?
Une question tarabustait toujours le gendarme Gilles. Que voulaient dire les numéros griffonnés sur la feuille volante trouvée au domicile de Grégory Drieux. Il espérait qu’il serait rapidement appréhendé et qu’il donnerait la clé de l’énigme.
9 décembre 2010 à 14h38 #15290013
De retour dans leur brigade le jeudi, les deux gendarmes travaillèrent sur les indices recueillis. L’ordinateur saisi au domicile du suspect révéla les penchants inavouables de son propriétaire. La brigade des mœurs fut alertée, Gilles fournit une image du disque dur à ses collègues qui plancheraient sur les horreurs que collectionnait le Sieur Drieux.
Gilles fit part de son hypothèse concernant la feuille volante avec les numéros de page consignés dessus. Il pensait à la bible. Sagol lui rétorqua que dans l’état actuel de l’enquête, cela n’apporterait rien de plus de découvrir ce que voulait dire cette marque. Gilles souhaitait percer le mystère du caractère du fuyard. Il prétendait qu’il fallait d’abord mettre à jour la personnalité des assassins. Pour cela, il admirait beaucoup les anglo-saxons qui mettaient en place des « profilers ». Ils collaboraient positivement dans la résolution des crimes, surtout pour les « serial killers ». La France possédait peu de spécialistes, la généralisation tardait à venir. Elle tardait à se mettre à niveau.
Sagol vit qu’il avait vexé son adjoint. Il se dit qu’à quelques jours de la fin, il lui fallait être moins direct avec lui. Il revint sur le feuillet. Gilles apprécia l’attention de son chef. Sagol lui suggéra de se procurer l’ouvrage en question.
– Cette démarche ne devrait pas être trop difficile. Il reste quelques catholiques sur cette planète. Déclara t-il.
Gilles effectua une recherche sur Internet. Il s’aperçut qu’il existait de nombreuses versions de la bible rédigées en français. Même avec la plus grande fidélité à l’original, le gendarme se doutait que la pagination devait varier d’une version à l’autre. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
Le lendemain matin le gendarme Gilles arriva devant la machine à café avec deux bibles sous le bras. Il en possédait une et un collègue lui prêta une version différente. Sagol esquissa un sourire.
– Alors Gilles, victime d’une vocation tardive !
– Chef, pour parler de la bible, il faut la connaître. Alors mieux vaut tard que jamais.
Les deux hommes dégustèrent le café avec les croissants généreusement offerts par le chef. Sagol s’était rendu jusqu’à la boulangerie des époux Liorant. Ginette avait pris un sacré coup de vieux en quelques mois. Il se garda bien de faire allusion à sa santé. Madame Liorant demanda au chef si les amis de Mélanie Pralong pouvaient espérer l’arrestation de son ignoble assassin. Sagol lui répondit qu’avant son départ il espérait répondre favorablement à ses voeux. Il voulait mettre hors d’état de nuire cet abominable prédateur.
Gilles parcourut brièvement les deux versions du grand livre de la chrétienté. Si sur le fond la signification était la même, la formulation changeait d’une version à l’autre. Sagol, qui connaissait un peu la religion catholique, affirma que la version la plus utilisée de nos jours était celle de Louis Second. Gilles ouvrit le livre à la page deux cent trente cinq. Les deux comparses récitèrent les injonctions du « deutéronome ». Gilles s’arrêta net au milieu d’une phrase. Ils déclamaient un texte qui figurait sur un fichier crypté récupéré sur l’ordinateur du suspect. Il s’agissait d’une incitation à la vengeance : « Tu ne jetteras aucun regard de pitié : oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ».
Sans plus de commentaires, ils prirent connaissance de la page sept cent cinquante trois. Sagol ne récita qu’une phrase, il paria avec son adjoint qu’il venait de taper juste. Gilles acquiesça, bluffé par la perspicacité de ce diable d’homme. Là aussi le fichier crypté contenait le texte désigné par le chef : « le juste est délivré de la détresse, et le méchant prend sa place ».
– La philosophie est une chose trop sérieuse pour la confier à des gens sérieux, Gilles !
– Vous avez raison, je rajouterais qu’il faut qu’elle soit manipulée par des êtres sains de corps et d’esprit. Dans le cas présent je doute.
– Et moi donc cher ami, lorsque je vois les élucubrations de cet individu, j’espère qu’il ne va pas rester trop longtemps dans la nature.
– J’aimerais trouver la troisième citation, chef.
– Allons-y mon cher.
La formule de la page mille quatre-vingt-trois coula de source. Les deux hommes déclamèrent ensemble : « je vengerai leur sang que je n'ai point encore vengé ». Tout était dit. Le meurtrier présumé poursuivait un but de vengeance. Les trois renvois, notés sur la feuille volante, mis à jour, nos deux gendarmes possédaient un élément du puzzle.
Il était près de onze heures lorsque la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Sagol, le plus près du combiné, décrocha. A l’autre bout du fil se trouvait l’adjudant Ribeyrac de la brigade de Libourne en Gironde. Il voulait joindre le responsable de l’enquête concernant Grégory Durieux. Sagol se présenta. L’adjudant Ribeyrac l’informa que dans la nuit du jeudi 25 au vendredi 26 septembre, un véhicule BMW percuta un platane sur une route de Gironde, seul à bord le conducteur Grégory Drieux n'avait pas survécu à ses blessures.
Ce n’était pas vraiment une bonne nouvelle car il aurait aimé avoir en face de lui l’homme qui tuait aussi facilement les vieilles dames et les chats. Il lui aurait demandé ce qui le poussait à agir de la sorte. Car malgré un comportement de détraqué, la minutie des préparatifs et la mise en scène laissaient à penser que l’homme devait avoir des raisons pour se comporter ainsi.
Il y eut un petit blanc dans la communication, le temps que Sagol encaisse le coup. Il demanda à son interlocuteur de lui donner plus de détails. L’adjudant Ribeyrac précisa que l’accident s’était déroulé sans témoins à cinq kilomètres de Libourne Deux hypothèses étaient retenues par la brigade de gendarmerie locale : soit Grégory Drieux s’était endormi au volant ; soit il s’était jeté volontairement contre l’arbre. Les premières constatations ne révélèrent aucune trace de freinage. La voiture ne semblait pas rouler vite, ce qui excluait une perte de contrôle du véhicule liée à une vitesse excessive. « Ce sera un secret de plus qu’il ne révèlera jamais » se dit Sagol.
– Il y a aussi autre chose, déclara le gendarme de Libourne. Nous avons fait une trouvaille bizarre.
– Ah oui ! De quoi s’agit-il ?
– Dans le coffre de la voiture, nous avons découvert un tableau avec une tête de chat clouée et au-dessous 32 grains de riz collés en forme de cœur.
Gilles qui écoutait la conversation avait déjà deviné quel était le but funeste du défunt conducteur. L’homme s’apprêtait à exécuter sa basse besogne. Une victime potentielle attendait sans le savoir que son tour vienne. La faucheuse en avait décidé autrement.
Sagol demanda à son interlocuteur si les grains de riz avaient été examinés de près. Ce dernier répondit que la brigade de Libourne ne disposait pas du matériel nécessaire à des investigations microscopiques. Sagol insista pour que le tableau soit confié au laboratoire central et que les grains de riz soient analysés et comparés aux données des deux affaires précédentes et avec ceux découverts au domicile de Grégory Drieux.
La tête du chat clouée, était celle d’un chat de gouttière gris. La gendarmerie de Libourne était catégorique, il ne s’agissait pas d’un chat de race. Les recherches pour retrouver le propriétaire de l’animal s’avéraient impossible. Maintenant l’important résidait dans la découverte du mobile de l’assassin. Malgré l’abandon des poursuites judiciaires, Sagol et Gilles voulaient absolument connaître la vérité, pour eux, la meilleure façon d’écrire le mot fin à leur histoire commune passait par là.
Avant de prendre congé du chef Sagol, l’adjudant Ribeyrac ajouta que le conducteur du véhicule n’avait aucune trace d’alcool ou de drogue dans le sang. Sagol mentionna que Grégory Drieux avait peut-être eu un éclair de lucidité. Et que devant l’horreur de ses actes, il avait manqué de courage pour affronter la suite des évènements.
Sagol remercia son collègue pour ses informations. Aussitôt raccroché, il se tourna vers son adjoint.
– Pour moi, la partie n’est pas finie, je ne voudrais pas mourir idiot, j’aimerais éclaircir quelques zones d’ombres du dossier.
– Je suis d’accord avec vous, chef. La partie sera terminée lorsque nous serons en mesure d’expliquer le « pourquoi » et le « comment ». Pour l’instant nous avons résolu le « comment ». Il reste le « pourquoi ».
En effet, qu’est-ce qui avait pu amener un jeune homme à de tels gestes ? Il fallait avoir enduré de grandes souffrances pour se comporter de la sorte. Les deux hommes méditaient sur la personnalité du tueur présumé de Louise Chauvier et Mélanie Pralong.
Les deux hommes se jetèrent à corps perdu sur le dossier de Grégory Drieux. La principale constatation fut que le suspect n’était pas chinois, mais d’origine bordelaise. Il était écrit que les certitudes des enquêteurs tomberaient les unes après les autres. Pendant des semaines, ils enquêtèrent dans le milieu asiatique. Et voilà maintenant, que le probable assassin s’avérait être un petit gars blanc de pure souche. Sagol, abasourdi comme un boxeur qui vient de recevoir le coup fatal, n’arrivait pas à y croire.
Le chef répéta à son adjoint ses interrogations concernant tout l’aspect chinois du dossier : « Les chats qui regardaient en direction de la mappemonde, un point précis en Chine, la ville de Xian. La provenance des grains de riz cultivés uniquement dans la région de Xian. La gravure des grains avec des animaux du zodiaque chinois et deux pensées de Confucius. »
Gilles, lui aussi, évoluait dans un abîme de perplexité. Il appela l’adjudant Ribeyrac afin d’avoir d’autres explications sur la famille du suspect décédé. Ribeyrac s’était penché un peu plus sur le volet de l’affaire traitée à Libourne. Il comprit qu’il ne s’agissait pas de quelque chose de banal. L’enquête poursuivait son cours sur les origines du chauffeur décédé.
Il révéla aux enquêteurs une autre trouvaille dans la boîte à gants de la BMW. Il y avait une lettre recommandée émanant d’une société multinationale installée dans la banlieue de Grenoble. Le cachet de la poste indiquait la date du cinq janvier de cette année. Ribeyrac lut le contenu de la lettre dont le destinataire était Monsieur Grégory Drieux. La correspondance était rédigée ainsi :
« Comme beaucoup d’entreprises dans le secteur des hautes technologies, notre société est confrontée à une concurrence agressive sur tous les marchés. Afin de garder notre compétitivité, une restructuration de la ligne de production s’impose. Dans le cadre de cette réorganisation, la ligne de production est transférée à la filiale de Bombay (Inde). Votre poste de travail étant supprimé, ce courrier a valeur de préavis de licenciement. Votre cessation d’activité interviendra le quatre février avec effet pécuniaire au premier mars. Une indemnité de départ vous sera allouée selon les règles fixées par la convention d’entreprise. »
Les enquêteurs venaient d’assembler une pièce supplémentaire au patchwork de l’affaire Mélanie Pralong. Gilles fit observer à son chef que le préavis de licenciement se terminait la veille de l’assassinat de la vieille dame. Ce n’était sûrement pas une coïncidence.
– Voilà encore un méfait de la mondialisation, cette société est leader sur son marché, et voilà que le montant des profits ne suffit pas, il en faut toujours plus. Nous allons vers un monde de fous.
– En effet chef ! Avez-vous fait le rapprochement entre la société qui employait Grégory Drieux et les grains de riz ?
– Ne me dites pas que vous l’avez fait Gilles !
– Eh bien oui ! Chef. Il s’agit d’une entreprise de nanotechnologie.
– Oui, et alors ?
– Qui dit nanotechnologie, dit travail des pièces au millième de millimètre voire encore plus petit.
– Je vous vois venir cher ami.
– Je serais prêt à vous jouer l’apéro que les grains de riz ont été gravés dans l’entreprise, chef.
– Possible, mais je crois que seul Grégory Drieux aurait pu nous le dire. Nous irons quand même enquêter sur le site.
– Je me pose une autre question par rapport à tout ça chef. Pourquoi Mélanie Pralong ?
– Il y a sûrement un rapport. Il a dû nous échapper au début de l’enquête. Il faudra montrer une photo de notre homme, peut-être que la mémoire reviendra à quelqu’un.
En cette fin du mois de septembre, l’automne paresseux ne montrait pas encore le bout de son nez. L’été jouait les prolongations. C’est donc par un soleil radieux que le chef Sagol, accompagné de son fidèle Gilles, se présentèrent aux grilles de l’ancien employeur de Grégory Drieux. Le responsable du personnel reçut les deux hommes avec beaucoup de courtoisie et de compréhension. Le chef exposa le but de sa visite sans toutefois parler des assassinats dont on soupçonnait leur ancien collaborateur.
Monsieur Drieux avait travaillé six années au département gravure, c’était un spécialiste reconnu et comme tel, le responsable RH fut surpris d’appendre qu’il n’avait pas retrouvé de travail au jour de l’accident. Sagol demanda si le poste qu’occupait l’ancien employé existait encore ? Les machines étaient toujours là dans l’attente imminente d’un départ pour Bombay.
Vue par un œil profane, la machine ne payait pas de mine. On aurait dit un gros cube avec un hublot en plexiglas et un clavier de commande alpha numérique sur le devant. Qui aurait pu deviner que ce gros machin (comme disait Sagol) puisse avoir une valeur supérieure à celle de cinq maisons ! Tout ce que la technologie engendrait de plus moderne se trouvait dans le cerveau de cette machine.
Sagol obtint une ultime faveur, il voulait faire un prélèvement des poussières déposées à l’intérieur du gros cube. Le responsable n’y vit aucun inconvénient. Il fit appeler un spécialiste qui recueillit pour le chef Sagol les particules dans un sac fourni à cet effet.
De retour au bureau, il s’empressa de confectionner une enveloppe étanche à destination du laboratoire national. Il espérait secrètement faire parler les poussières déposées dans le gros cube.
Gilles reproduisit des photos de l’assassin présumé. Après le repas de midi, les deux gendarmes partirent à la rencontre des voisins et relations de Mélanie. Il était trop tôt pour se rendre chez les commerçants du quartier. Ils se rendirent d’abord au domicile du docteur Sahuc, Maureen, toujours aussi belle, les reçut. Après les salutations d’usage, elle appela son époux. Le docteur Sahuc réagit immédiatement à la vue de la photo représentant Grégory Drieux.
– C’est un ancien locataire de Mélanie, il s’appelle Drieux je crois.
– Vous avez raison docteur, il s’appelait Grégory Drieux, il est mort dans un accident de voiture en Gironde. Dites m’en un peu plus.
– Il a habité quelques mois chez Madame Pralong il y a une dizaine d’années. Il faisait ses études. Je n’ai pas su pour quelle raison il était parti de chez Mélanie.
– Et vous Madame Sahuc, l’aviez vous vu ?
– Oui, de temps à autre, il faisait fuir les chats. Sinon il était un peu efféminé.
– Qu’est ce qui vous fait dire cela ?
– L’intuition Monsieur Sagol, une femme sent bien cela.
– Aviez vous la même approche que votre épouse docteur ?
– Tout à fait, j’ai toujours pensé que ce garçon était homosexuel. Sinon chef, j’ai appris que vous nous quittez, la mort de Mélanie restera inexpliquée.
– Oh! Que non docteur, ne dites rien, mais vous venez de voir la photo de l’assassin présumé. Nous attendons quelques résultats du laboratoire, mais je ne me trompe pas beaucoup en vous disant que c’est Monsieur Grégory Drieux.
– D’accord Monsieur Sagol, mais pourquoi ?
– Je me pose la même question que vous, nous souhaitons résoudre l’énigme avant mon départ.
– J’espère que vous réussirez, nous devons bien ça à Mélanie. Si je ne vous revois pas avant votre départ, je vous souhaite pleine réussite dans vos nouvelles fonctions, Monsieur Sagol.
– Merci beaucoup docteur, pour vous, je formule du bonheur tout simplement. Mon petit doigt me dit que vous êtes sur la bonne voie.
– Merci et au revoir Messieurs.
Lorsque Maureen Sahuc eut fermé la porte, son mari déposa un baiser sur ses lèvres. Ensuite il lui dit :
– Voilà ce que j’appelle un type bien, professionnel avec du savoir-vivre. Les gens comme lui ne courent plus les rues de nos jours.
Maureen sourit et répondit à son époux :
– Et en plus, il nous a souhaité du bonheur.
Sagol pensait autant de bien du couple Sahuc, il se disait que rien que pour des rencontres comme celle là, il adorait son métier.
Les deux enquêteurs passèrent par la boulangerie Liorant. Le magasin était fermé, mais le chef se hasarda à frapper. Loïc vint leur ouvrir, il était content de voir Sagol. Ils parlèrent de tout et de rien. Il avoua avoir des craintes pour la santé de son épouse. Il envisageait de prendre sa retraite. Ginette arriva cinq minutes plus tard, toujours la mine fatiguée, elle salua les deux gendarmes. Lorsqu’elle vit la photo du suspect, elle sursauta. Sagol lui demanda pourquoi. Elle lui dit qu’elle n’avait jamais aimé le locataire de Mélanie, il torturait les chats lorsqu’il arrivait à en capturer.
– Je m’en veux de n’avoir pas pensé à ce voyou. Mais il y a au moins dix ans de cela.
– On ne peut penser à tout Ginette, je vous remercie de l’avoir reconnu.
– C’est dommage car vous auriez gagné du temps Monsieur Sagol.
– Rien n’est moins sûr. Avez-vous autre chose qui vous revient en mémoire concernant ce garçon.
– Je l’ai vu embrasser un autre garçon sous un arbre dans le square. Je pensais qu’il était homo, j’en ai eu la preuve. Après tout c’était sa vie.
– Tout à fait, être homosexuel ne fait pas de vous un assassin. Merci Ginette.
– Bonne fin de journée à vous deux et à bientôt, je passerai avant de partir.
– Nous y comptons bien, et avec Juliette.
– C’est entendu Loïc, à bientôt.
Le duo d’enquêteurs marchait sur les pavés du vieux quartier. Gilles rompit le premier le silence, il dit à son chef que le lien entre Grégory et Mélanie était fait. Il restait à trouver le mobile du meurtre. Pour l’instant les deux hommes étaient dubitatifs. Une certitude : Mélanie Pralong adorait les chats, Grégory Drieux les détestait. Cette différence ne paraissait pas de nature à vouloir la mort de quelqu’un. Il existait certainement une raison plus profonde. Ils s’en convainquirent.
Nous étions déjà le mardi trente septembre. Demain l’adjudant-chef Sagol et le gendarme Gilles donneraient leur pot d’adieux. Ils attendaient deux informations : les résultats des analyses pratiquées sur les poussières recueillies dans la machine où travaillait Grégory Drieux et le retour des investigations effectuées en Gironde concernant sa famille.
Dès huit heures, le téléphone sonna. L’adjudant Ribeyrac apportait des informations capitales.
Grégory Drieux était né d’une mère célibataire et de père inconnu. Sa mère, Josette Drieux, l’éleva toute seule. Ce ne fut pas facile tous les jours. Dans les petits villages, les filles mères étaient montrées du doigt et vouées à la vindicte populaire. Les mœurs et les mentalités ont bien évolués de nos jours.
Son enfance se déroula dans ce village à proximité de Libourne. Tout se passa normalement jusqu’au quarantième anniversaire de sa mère. Ce jour là, Josette Drieux offrit le mousseux et confectionna un gâteau qu’elle souhaitait partager avec son fils et une voisine. Cette dernière s’appelait Louise Chauvier.
Louise Chauvier se présenta à la maison avec une boîte à chaussures à la main. A l’intérieur il y avait un magnifique petit chat, c’était le présent d’anniversaire pour Josette. D’un pelage blanc à poils longs, il s’habitua rapidement à sa nouvelle demeure. Josette et Grégory aimèrent beaucoup le chat qu’ils nommèrent Confucius.
Confucius devint rapidement un gros matou. Comme beaucoup d’animaux de son espèce, il était voleur. Un jour, il mangea un joli rôti au grand désespoir de Josette. Grégory en rentrant du lycée administra une correction à Confucius.
Le chat qui était joueur, devint taciturne. Un soir en rentrant, la vie de Grégory bascula. Il découvrit sa mère gisant, défigurée, dans une mare de sang. Dans un accès de folie, Confucius s’était acharné sur Josette Drieux. Elle fut dirigée immédiatement sur le centre hospitalier de Bordeaux. Les médecins ne purent sauver ses yeux. Grégory dut admettre la terrible vérité, sa mère était aveugle désormais.
Il attrapa Confucius, le tua en lui brisant les reins avec une batte de base-ball. Avant de le jeter dans la décharge municipale, il lui creva les yeux.
Les gendarmes venaient de trouver le mobile du crime : la vengeance. L’adjudant Ribeyrac venait de leur apporter in-extremis la réponse à la question qui les tenaillait depuis des semaines : pourquoi ?
Grégory Drieux ne quitta plus sa mère, sauf pour se rendre au lycée. La pauvre femme était méconnaissable. Pour calmer ses angoisses, les médecins lui administraient des calmants à haute dose. Josette Drieux n’était plus qu’un zombie au bras de son fils. Bientôt elle ne s’alimenta plus, après un séjour dans un centre spécialisé, elle revint à la maison. Trois jours plus tard elle se taillada les veines, et ce fut encore Grégory qui la découvrit en rentrant du lycée. Il n’y avait plus rien à faire. Deux yeux blancs le regardaient fixement. Josette Drieux allait avoir quarante deux ans.
Elle avait contracté une assurance vie qui permit à Grégory de continuer ses études. Il réussit son bac et partit étudier à Bordeaux. Il obtint sa maîtrise de physique et ne fit jamais parler de lui jusqu’à son arrestation dans la région grenobloise.
Gilles et Sagol remercièrent infiniment leur collègue. La communication dura un long moment car Ribeyrac voulait lui aussi comprendre toute l’histoire, il n’en possédait que la partie girondine. Sagol se dévoua et lui fit une restitution assez honnête.
Lorsqu’il eut assimilé les commentaires du chef, Ribeyrac ajouta quelques détails supplémentaires à ses propos. C’était au sujet du père de Grégory.
Josette avait dit à son fils que son père était un riche négociant chinois originaire de Xian. En bon fils, Grégory crut sa mère et idéalisa ce père absent. Pourtant il n’avait rien d’un eurasien. Il ne put jamais se résoudre à croire que sa mère lui mentait. Il y avait une telle relation entre la mère et le fils, qu’une hypothèse semblable était inenvisageable. Grégory était en plein dans le complexe d‘Œdipe, ce qui expliquerait son homosexualité.
Sa quête désespérée du père l’amena à s’intéresser à la Chine jusqu’à la fascination. Ce père fabriqué par sa mère adorée pour justifier une erreur de jeunesse poursuivit Grégory.
L’adjudant Ribeyrac souhaita une bonne journée à ses collègues, il pouvait être content de lui. Il venait de contribuer à la résolution d’une affaire insolite.
Sagol lui aussi appréciait l’instant. Avec Gilles, ils venaient de voir le puzzle se reconstituer sous leurs yeux. En bon philosophe, le gendarme Gilles cerna les clés du comportement de l’assassin. Il y avait les blessures d’enfance, la quête du père absent, le complexe d’Oedipe et l’homosexualité, la perte des repères avec la disparition d’un être cher, le fétichisme et pour finir la fuite en avant. L’affaire aurait pu constituer un bon sujet de thèse.
Confucius avait joué son rôle, incarné sous la forme d’un petit chat adorable, il s’était transformé à l’âge adulte en un démon sanguinaire. Grégory inconsciemment répéta le schéma.
Deux personnalités cohabitait dans le même homme. L’étudiant brillant, devenu un technicien compétent. C’était le côté sociable et respectable. L’autre Grégory Drieux passa de l’autre côté du miroir avec sa mystique. Il pensait à l’empire du milieu jusqu’à l’obsession. Tous ces actes maudits portaient la griffe asiatique. C’était le rejet du père, incarné par le mal, celui qu’il faisait en tuant des vieilles dames coupables d’aimer les chats. Le chat, l’animal maudit, lui avait pris sa mère. Alors il avait théâtralisé sa vengeance. La bible justifiait ses errements.
Sagol fut alerté par un bip sur l’ordinateur. Un message était arrivé dans sa boîte de messagerie. Il l’ouvrit immédiatement et prit connaissance du contenu. Le laboratoire central venait de terminer l’analyse des particules prélevées sur la machine utilisée par Grégory dans son ex-entreprise. Il fut trouvé principalement deux produits : du silicium et de la farine de riz. Cette farine comparée aux grains de riz trouvés au domicile du suspect s’avéra identique. Il n’y avait aucun doute permis, il s’agissait de la même espèce de riz.
Sagol s’adressa à son adjoint :
– Mon cher ami, la boucle est bouclée. Notre assassin a gravé les grains sur son lieu de travail, jamais je n‘aurais pu supposer que ce travail ne soit pas l’œuvre d’un graveur chinois.
– Oui chef, dans cette enquête, j’ai au moins appris une chose.
– Laquelle mon cher ?
– Ce n'est pas le but de la promenade qui est important mais les petits pas qui y mènent. Il paraît qu’un nommé Confucius a dit cela !
– Gilles, vous êtes incorrigible. Mais pour le cas qui nous occupe cela s’avère tout à fait de circonstance.
– Oui chef ! Car nous connaissons le but. Par contre les petits pas qui y mènent se sont arrêtés au pied d’un platane.
– Voilà une bonne application de la philosophie du dénommé Confucius.
– Il y a encore deux choses qui clochent, chef
– Oui ? Quoi ?
– La mappemonde et l’approvisionnement en grains de riz !
– Je ne comprends pas, Gilles.
– Eh bien ! Je pense que les chats ne fixaient pas la ville de Xian, le globe terrestre était désaxé.
– Mais alors ça change tout, mon cher.
– Pas vraiment, mais il restera une question à laquelle nous n’aurons pas répondu.
– Quelle question ?
– Où donc regardaient les trente-deux chats ? Telle est la question.
En effet, Gilles avait raison. La mappemonde heurtée par les pompiers, personne n’y prêta attention. Le globe désaxé resta dans cette position. Par une étrange coïncidence, la ville de Xian se retrouva dans la ligne de mire des félins.
Ce que les enquêteurs ne sauront jamais, c’est que l’assassin avait positionné le regard des animaux sur la France, en essayant de fixer un tout petit village à côté de Libourne.
Quant aux grains de riz, ils provenaient d’un collègue de travail qui lui avait fait ce cadeau lors du retour d’un voyage en Chine, c’était aussi bête que cela !
14
Sagol prévînt Gilles, le jour des adieux ne serait pas un moment très agréable. Il compara ce passage obligé à la cueillette d’un fruit avant sa maturité. La vie était ainsi faite. Sagol se tournait vers la pédagogie, il ferait profiter de son expérience d’autres Gilles.
Gilles s’était levé avec le blues, il n’appréciait pas particulièrement les effusions du départ.
Le colonel convoqua les deux partants, il souhaita les voir ensemble. L’entrevue fut cordiale, le colonel Ravier, homme grand à la silhouette anguleuse, s’exprimait rarement, avare de ses mots, il les économisait. Il commença par leur parler de leur remplacement. Il comptait se donner un délai de réflexion supplémentaire, avant de décider qui prendrait le relais de ses deux enquêteurs. Il avoua que ce départ simultané lui posait un gros souci. En supérieur compréhensif, il reconnut que pour les deux hommes, cela ne pouvait pas mieux tomber. Il se fit relater l’affaire Mélanie Pralong. A la fin de l’exposé de Sagol, il demanda à Gilles si son chef omettait quelque chose. Gilles lui dit que le chef Sagol dissimulait un secret, le cachottier, car il envisageait de prendre sa prochaine permission au pied de la muraille de Chine.
Le colonel fit un geste rare de sa part, il applaudit longuement ses deux subordonnés. Il s’excusa de ne pouvoir assister à leur pot de départ, il était convoqué chez Monsieur le préfet à la même heure. Enfin, il remercia chaleureusement ses deux subordonnés et leur souhaita bonne chance dans leur nouvelle affectation.
A dix-huit heures, dans la grande salle de réunion de la brigade, les deux hommes venaient de terminer la mise en place des tables avec des petits fours salés et sucrés. On se serait cru à une manif de gendarmes. Sagol et Gilles ne laissaient personne indifférent. Les collègues étaient venus nombreux. Pendant plusieurs années, ils avaient bataillé ferme pour résoudre des affaires. Cela laissait des traces et nouait des relations.
Dès le début de l’arrosage, Sagol prit la parole afin de remercier tous ceux qui avaient répondu présent ce soir là et aussi tous les autres. Il demanda qu’il n’y ait aucun discours et que ce moment de convivialité se passe en toute simplicité.
Gilles prit à son tour la parole. Il dit qu’il y avait tant à dire sur le chef Sagol et réciproquement, que la nuit n’y suffirait pas. Il serait plus raisonnable de fêter simplement l’amitié.
Seul un collègue fit un petit discours humoristique en imitant l’accent chantant de Sagol. Un autre imita Gilles appréciant la plastique d’une jeune créature. L’assistance rit de bon cœur.
Les deux hommes, enfin disponibles, discutèrent longuement avec les uns et les autres. Que de souvenirs furent passés en revue !
Arriva le moment des cadeaux. Chaque brigade s’était cotisée pour offrir le meilleur aux deux partants. Parmi les nombreux présents, Gilles en reçut un qui le fit rire à gorge déployée. Il soupçonna Sagol d’avoir participé à la décision. Il s’agissait d’un hasard qui ne devait rien au hasard ! D’ailleurs, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, c’est Sagol qui l’offrit à son ami. Il s’agissait d’un livre, assez épais. Gilles crut que c’était une bible. Il venait de prendre possession de la dernière édition de luxe des pensées d’un philosophe chinois nommé Confucius. Lorsqu’il put enfin maîtriser son fou rire, ému, il remercia les généreux donateurs, avec un regard appuyé à Léo Sagol. Il s’expliqua brièvement sur son attitude, en parlant aussi du chat Confucius. Il avait réussi à mettre de l’humanité dans une histoire horrible.
Sagol eut droit à sa surprise : un cadeau d’une grande fragilité. Gilles s’était démené comme un beau diable pour trouver l’objet offert aujourd’hui. Sur une galette soixante dix huit tours était gravé « le chant des partisans ». Maurice Druon et Joseph Kessel écrivirent en quarante quatre, un hymne à la résistance « Le Chant de la Libération » chanté par Germaine Sablon :
“Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine ».
Sagol essuya une larme et fit une accolade sans fin à son ex-subordonné. Le chef recherchait depuis des mois ce disque sans succès, et ce diable de Gilles l’avait trouvé. « Voilà un enquêteur hors pair, il est capable de détecter l’indétectable. »
L’arrosage se termina tard dans la nuit, les deux amis saluèrent leurs collègues. La prise de fonction de Sagol était prévue pour le cinq octobre, celle de Gilles également. Le colonel Rabier avait obtenu un report d’affectation d’une semaine à la demande de ses deux collaborateurs.
Le temps s’est écoulé, les saisons se sont succédées. Près d’un an après le dénouement du dossier des « chats », bien des choses ont changé dans l’environnement de l’affaire « Mélanie Pralong ».
Les époux Liorant se sont retirés dans le sud de la France. Ginette a été opérée avec succès d’un cancer. La boulangerie manque à Loïc qui est devenu un virtuose de la pétanque.
Justine Coinon a délaissé pour plusieurs mois la SNCF. Elle a pris un congé parental pour élever ses jumeaux Lucien et Amélie.
Clémentine Michaud travaille encore à l’hôtel de France.
Le boucher Nestor Riou ne boîte plus, il n’aime toujours pas les chats.
Le docteur Jonas Sahuc est l’inamovible médecin dévoué du quartier. Son épouse Maureen a fondé une association Franco Irlandaise afin de faciliter les échanges culturels.
Luisa Da Cruz, perturbée par la mort de Mélanie est retournée dans son pays natal au Portugal.
Germaine Dercourt demeure l’indétrônable présidente de la SPA, et le travail ne manque pas.
Chantal de Lucinges vit le parfait amour avec une jeune femme de trente ans. Elle n’a pas adopté de chat pour le moment.
Le professeur Ernest Lapébie, toujours aussi jeune, vient de recevoir un prix récompensant les amis des animaux.
Ghislaine Lapébie seconde son époux, ils ont reçu pendant trois jours le lieutenant Gilles et lui ont fait visiter la région et le viaduc de Millau.
Pierre-Jean Cottet, radiesthésiste, avait localisé l'assassin, on fait souvent appel à lui dans les situations désespérées.
Cristina Pietrangeli est décédée une semaine après les obsèques de Mélanie, son fils Giuseppe Pietrangeli est l'heureux grand-père d'une petite Cristina.
Maître Jocelyn Leschaut vit avec Stéphanie, une de ses employées.
Les corps de Rémi et Christophe Pralong ont été découvert lors de travaux pour la construction d'un barrage, ils ont été identifiés grâce à la même gourmette gravée que leur avait acheté Mélanie lors de leur dernier Noël, l’intervention des époux Liorant et du docteur Sahuc a permis leur incinération, leurs cendres ont été dispersées dans le vieux quartier,
Christian Métayer est affecté au cabinet du ministre de la justice, il s’occupe du dossier de modernisation des prisons.
Fred Myrion s’est tué lors d’une course en montagne. C’est la fin dont il rêvait.
Mistigris est mort, le service de nettoyage municipal l’a ramassé devant la porte de Mélanie, il a terminé son voyage à la décharge municipale. Le temps ne lui importait plus, son monde avait disparu avec Mélanie.
Dans une autre ville, sur un vieux Gramophone à pavillon, un disque d'un autre temps tourne, l'on peut entendre le chef Sagol reprendre sur la voix éraillée:
«Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine. »
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