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- 18 juin 2024 à 13h22 #349928
Jany Vogel
Lucie
Chapitre 1
— J’espère que mon travail ne sera pas seulement de servir le café,
les petites annonces ou les chiens écrasés, se plaint la nouvelle.
— Justement, je vous ai choisie pour la méconnaissance que vous
avez du cinéma ancien. Je vous demande de faire un article honnête
sur Skaïla, c’est mon idée, insiste le patron.
— Je suis sortie de l’école la semaine dernière, je ne sais pas si…
j’ai les capacités, proteste la nouvelle journaliste.
— Ne vous cherchez pas d’excuses. Documentez-vous. Ici, c’est moi
qui décide ! Vous voulez un travail de journaliste, non ? allez, au boulot,
elle vous attend !
Désespérée, Morgane sonne à la grille d’une maison au nord du
Bassin d’Arcachon. Une femme l’invite à entrer, et lui désigne le
confortable fauteuil qui fait face au sien.
Sans être délicats, les traits de son visage sont réguliers, éclairés
par de beaux yeux verts, sa coiffure brune, ramassée en tresse et
silhouette fine, lui donne une apparence juvénile. En l’observant mieux,
il est visible qu’elle approche de la quarantaine.
— C’est vous la grande journaliste dont m’a parlé votre rédacteur ?
— Bonjour madame : Morgane Goupil. Grande, je confirme, un
mètre quatre-vingt-deux. Journaliste, je ne le sais pas encore, j’ai
obtenu mon diplôme la semaine dernière.
— Modeste en plus ! nous allons nous entendre.
L’entretien dure longtemps, pour ne pas interrompre la discussion,
l’ancienne comédienne invite la jeune fille à déjeuner. Le courant passe
bien entre elles. Morgane est satisfaite.
— Qu’avez-vous besoin pour votre article ?
— J’ai besoin de toute l’histoire, en détail, pour évoquer la gamine et
l’actrice que vous étiez. Je démarre le dictaphone ? annonce-t-elle avec
un sourire encourageant.
— Je ne sais même pas si je dois vous remercier. La lecture de votre3
article parlant d’une petite actrice oubliée depuis vingt ans va réveiller
quelques souvenirs. À part cela, est-il réellement utile ? questionne la
femme qui lui fait face. Enfin, c’est moi qui vous aie sollicitée
Morgane tourne les yeux vers l’escalier, il lui a semblé entrevoir un
mouvement furtif. Elle a dû se tromper, elle ne voit rien, elle reprend.
— Je trouve cet oubli injuste. Vous étiez un « personnage », vous
n’avez aucune raison de vous lamenter, se désole Morgane.
— Je regrette ma jeunesse, c’est tout, s’apitoie Lucie.
— Personne n’accepte facilement de vieillir. À vingt ans, je m’en
désole déjà, c’est tout dire !
— Ce n’est pas la jeunesse qui me manque, c’est l’époque, le bon
vieux temps. Je ne vous parle pas de Skaïla, la cabotine que l’on
poursuivait avec des bouts de papier à autographes. Avant, lorsque
j’étais Lucie, on essayait aussi de m’attraper lorsque j’avais chapardé
quelques pommes ou des cerises. C’était plus amusant.
— Nous avons tous des souvenirs de ce genre, vous savez. Dans
les rues, nous tirions les sonnettes, est-ce mieux, confie la journaliste.
— Vous habitiez en ville, c’est différent.
Je préfère cette période de ma vie, c’est tout. Nous étions plus
pauvres que pauvres. Nous habitions une masure avec des trous dans
le toit et des carreaux cassés. Notre seul confort, c’était l’électricité. Le
maire s’était chargé de nous faire brancher, il avait peur que je ne mette
le feu à cabane, avec mes bougies.
Nous n’avions pas de chauffage, simplement une petite cheminée,
fumeuse, où toute la chaleur s’envolait vers le toit. La fontaine qui
servait d’abreuvoir était loin. Nous en avions marre de charrier l’eau.
Nous nous lavions peu, nous faisions une petite toilette de chat, à l’eau
froide, au pied de la source. Lorsqu’il faisait chaud, j’entrais dans
l’abreuvoir, toute nue, j’aimais bien ces bains, je frottais mon corps avec
un gant, je me savonnais le moins possible, les vaches n’aiment pas
l’eau savonneuse. Parfois, une venait boire pendant que je me
baignais, ces bêtes avalent une quantité d’eau impressionnante, je me
retrouvais au sec.
À l’école, j’étais surnommée La Fauve, est-ce à cause de la délicate
odeur que je répandais autour de moi ou de mon caractère difficile, qui
le sait ? raconte Lucie
— Vous étiez isolée en pleine campagne dans un milieu hostile.
Aucun confort pour faciliter votre vie, cela ne devait pas être simple tous
les jours, pour une gamine, fait remarquer.
— Isolée ? peut-être, toutefois, n’allez pas croire que l’ennui me4
rongeait. J’étais très fouineuse, j’aimais tout observer, tout connaître,
tout savoir. Curieuse comme une chatte est faible, comme une famille
de chats, serait plus appropriée. Intéressée, pas commère, je ne
racontais rien à personne. Je passais mon temps à observer les
paysans, les ouvriers et les artisans du village. L’ombre dans un coin,
silencieuse et attentionnée aux gestes de chacun, c’était moi. On me
tolérait, certains se félicitaient de l’intérêt que je portais à leur labeur.
On m’expliquait la façon de travailler, parfois on me prêtait l’outil et on
guidait ma main dans le geste, j’aimais cela. Je passais les outils au
mécano couché sous une voiture. Je ramassais la sciure du menuisier
pour la lui apporter.
Je ne passais jamais ces journées d’observation pour rien, j’avais
toujours une idée en tête ou un projet. Je repartais rarement sans un
trophée : un morceau de planche, des clous, de la ficelle, du fil de fer.
J’avais un coin où je déposais mon bric-à-brac de marché aux puces,
en attendant de l’utiliser. C’était mon coffre-fort, mieux qu’un trésor. Je
magnais indifféremment le marteau, la pince ou la scie. Avec trois clous
et deux bouts de bois, je confectionnais un tas de choses. Je peux le
dire, j’aimais bien ce temps-là. La Fauve était sauvage, indisciplinée, à
la fois mature et gamine. En revanche, sa tête était bien pleine et tenait
bien fermement sur des épaules solides.
Les Lacaze, reprend, l’actrice habitait à côté, je traînais souvent avec
les jumeaux : Didi et Ludo, une belle équipe. Ils ont trois mois de plus
que moi, nous étions inséparables, comme des triplés. Pour un trio
comme le nôtre, il n’y avait pas grand-chose à faire dans ce coin de
brousse, si ce n’est des bêtises. Nous les avons toutes faites.
Un matin, un homme en noir est venu chez nous avec les
déménageurs, ils ont vidé notre abri. Mes parents ne s’en sont jamais
remis, ils sont morts d’épuisement et de maladie très rapidement. Nous
n’avions rien, ils nous ont tout pris, sauf la table, les chaises et les lits.
Saisie bien inutile, ils ne tireront rien du tout. Ils m’ont laissé ma poupée
et le petit train, fabriquée en perçant des boîtes à sardines et en les
assemblant, l’une derrière l’autre, avec du fil de fer. En tête, une boîte
de pilchards, plus grosse que les autres, figurait la locomotive. Nous
avions l’esprit inventif en ce temps-là. Nous devions avoir une
imagination débordante et mettre la main à la pâte pour nous fabriquer
des jeux sommaires. Maintenant, les enfants ont tout ce qu’ils ne
méritent pas. Et ils n’ont fait aucun effort pour l’avoir, si ce n’est une
vague promesse de sagesse, rarement tenue.5
— J’ai du mal à vous croire. Si c’est la vérité, la suite devient un
magnifique conte de fées, insiste la journaliste. Qui s’occupait de vous
après ce drame ? s’informe Morgane.
— Mes grands-parents, toutefois, il est impossible de dire que c’était
mieux. Ils héritaient d’une gamine alors qu’ils n’avaient pas ce qu’il
fallait pour eux, ce n’était une bonne affaire pour personne. Je le sais,
en douce, les gens donnaient de la nourriture et des habits à ma grand-
mère. Ma fierté s’en arrangeait, mais je restais à l’affût de tout ce que
je pouvais prendre, sans avoir à dire merci.
Malgré cette pauvreté, j’étais heureuse. Personne ne me disait ce
que je devais faire ou ne pas faire. Je traînais les pieds dans les feuilles,
je sautais, à pieds joints, dans les flaques d’eau, je déchirais mes habits
en grimpant dans les arbres. Je reprisais les accros, comme je pouvais,
pour ne pas inquiéter ma grand-mère. Je passais le plus clair de mon
temps dans notre ancienne cahute ou dans le bois à observer les vies
de ses habitants, les fourmis, avec leur organisation extraordinaire, le
renard roux, qui venait quémander une part de mon goûter. La faim me
ramenait à la maison et je l’avoue, j’appréciais le confort d’un lit avec
une paillasse bourrée de crin.
J’ai toujours aimé l’école, je faisais la classe à ma poupée, elle était
moche, toutefois cela ne la dispensait pas d’être cultivée, me disais-je.
En cours, je m’acharnais à travailler, je ne souhaitais pas être « une
sous-développée » comme l’on appelait mes parents en ricanant dans
leurs dos. Malgré cela, ils ne trouvaient pas de raison à mes petites
vengeances. Certes, j’étais moquée, je me défendais vaillamment. Je
bataillais sous tous les prétextes. J’étais dépenaillée, couverte
d’ecchymoses, de coupures et de bosses, tout le monde s’en fichait.
Mes grands-parents me prenaient comme j’étais et, faute de mieux, se
contentaient de m’entourer d’une tendresse attentive. Peut-être ne
souhaitaient-ils pas batailler avec moi au sujet de ma condition, la cause
était perdue d’avance, ils le savaient. Je vivais ma vie, avec Didi et
Ludo, nous étions libres et fiers de l’être.
Moi, tout au moins ! Les jumeaux étaient plus sages, le père Lacaze
avait la main leste. Lorsque c’était trop chaud chez eux, les petits
venaient dormir à la maison. Ce qui nous permettait des sorties
nocturnes, souvent vengeresses, envers des gens qui ne nous avaient
rien fait. Un été, les Lacaze sont partis, le propriétaire de leur bicoque
les avait fichus dehors. J’ai hurlé de rage et je me suis consolée en
multipliant les larcins et les bagarres. J’étais en furie, je me voyais seule6
à faire des sottises. Lorsqu’il y avait un mauvais coup, tout le monde en
connaissait l’auteure, personne ne songeait à me punir.
« La pauvre petite, disait-on, elle a déjà assez de misères, faut bien
qu’elle s’amuse ».
Tout ce que je trouvais était une proie. Un morceau de pain, tout
frais, oublié près de la fontaine, un reste de lait au fond d’un bidon
devant un hangar, un beau cahier tout neuf avec un stylo pincé dans
les pages, un gâteau oublié sur la fenêtre de la boulangerie. Je
ramassais ces trésors sans hésitation. Vagabonde, toutefois pas
nigaude, je le savais très bien, il n’y avait aucun hasard dans ces
trouvailles. Ce précieux butin traînant, bien en vue, sur mon passage,
était là pour moi, pour que je m’en empare.
— Vos voisins encourageaient votre esprit chapardeur, c’est
incroyable ? s’insurge Morgane, cette complicité est suspecte.
— Pensez-vous ! Je n’aurais accepté aucune charité, aucune faveur,
aucun don. Une fierté idiote et mal placée dans mon cas.
La bêtise humaine se glisse dans la tête de n’importe qui, pour peu
qu’un fond de fierté, y soit installé. Dans mon cas, c’était un orgueil
dérisoire et mal placé. Pour éviter le refus de la chose donnée, on les
semait sur mon chemin. Ce qui me permettait de les avoir, sans être
redevable d’aucun merci à personne.
— J’en arrive à vous envier. Votre village a fait preuve d’une
générosité, d’autant plus remarquable, qu’elle était discrète et sans
attente d’aucun merci, en retour. Cela a duré combien de temps ?
— Un moment dont j’ai beaucoup profité, pour ne pas dire abusé,
commente Lucie, avec un sourire.
Lorsque je pense à mes dix ou douze ans, le mot « abandonnée »
ne m’effleure jamais. J’avais un village entier pour parentèle. Les gens
modestes étaient très attentifs et très généreux, les riches n’attendaient
qu’une chose, me voir partir en foyer, pour libérer leur mauvaise
conscience. J’étais libre, heureuse et protégée. On veillait sur moi. Je
rendais quelques services. Madame Gilles habitait, assez loin, de
l’autre côté du bois, le facteur, un peu fainéant, me chargeait de lui
apporter son courrier. Elle m’offrait de délicieux gâteaux qu’elle faisait
elle-même. Plus tard, j’ai compris qu’elle les faisait exprès pour moi. Si
mes vêtements étaient déchirés, elle les ravaudait pendant que je me
régalais. Chapardeuse et sauvage, on ne me demandait jamais rien,
toutefois, j’avais l’esprit charitable et j’aidais tous ceux qui en avaient
besoin.7
Un jour, un chasseur me cassait les pieds pour que je l’aide à trouver
un endroit giboyeux. Lorsqu’il est revenu, une seconde fois, on l’a
fermement invité à aller chasser ailleurs. Dans les bois, on pouvait dire
bonjour et parler à Lucie, à la rigueur, partager son casse-croûte,
discuter ou rigoler avec elle, c’était tout. J’étais parfaitement en sécurité
quoi que puisse en penser les autorités, affirme Lucie, avec une moue
de dépit.
— La protection de l’enfance ? c’était inévitable, confirme la
journaliste. Au décès de vos parents, il est étonnant que personne ne
se soit inquiété de votre situation.
— Je vivais chez mes grands-parents, j’allais à l’école, rien ne
justifiait des mesures de protection ou d’urgence.
Tout est devenu compliqué lorsque le directeur de l’école, encore un
nanti qui n’aime pas les pauvres, a fait un signalement. L’assistante
sociale voulait me placer dans une famille d’accueil. Chez des gens d’ici
qui me connaissaient, après tout, pourquoi pas, je restais chez moi ?
M’envoyer en ville, vous m’y voyez ? Moi ! prisonnière d’étrangers ?
Sérieusement, qui pouvait s’imaginer qu’étouffer sur le bitume, au
milieu du bruit et des voitures, pouvait être pour mon bien ? Pas moi,
en tout cas, c’est certain ! Et ceux qui le croyaient étaient bien tordus.
J’ai tout fait pour la décourager. J’ai chapardé du sucre au bistrot
pour le jeter généreusement dans le réservoir de sa voiture. J’ai arraché
les fils d’allumage du moteur. Lorsqu’elle rejoignait son carrosse, je
n’étais jamais loin, cachée, j’observais sa rage. Rien ne semblait la
dissuader, bien au contraire. Une fois, je m’approchais pour tordre son
antenne de radio, elle était restée dans sa voiture, jaillissant du
véhicule, comme un pantin de sa boîte, elle a failli m’avoir. La fois
suivante, je voulais crever ses pneus, je ne l’ai pas fait, à entendre le
silence, j’ai compris, les tuniques bleues m’attendaient, le piège était
tendu, il s’est refermé sur eux, j’avais filé.
Ils me cherchaient pour me protéger, eux aussi, disaient-ils. Tu
parles, me coller dans un foyer en attendant la décision tardive d’un
juge submergé de dossiers. Une famille qui m’aurait imposé des règles,
m’aurait empêché de courir les bois. J’ai pris le maquis, afin d’éviter les
chiens, seuls capables de me dénicher, je connaissais tous les coins,
les recoins de la commune et plus encore.
Mon parfum Malavé attirait leurs truffes mieux qu’un aimant. J’ai fait
comme les lièvres, je changeais de sens, revenait sur mes pas, je8
croisais mes traces. Le chien ne savait plus où mettre sa truffe ni quelle
piste suivre.
— Je suis désolée madame, je ne peux pas écrire cela. Qui est
informé de cette période ? insiste la journaliste.
— Beaucoup de gens ! toutefois dans notre profonde cambrousse,
nous avons la solidarité, le respect et le silence rivés au corps. Vous
pouvez les interroger un par un, personne ne dira du mal de Lucie.
— Les gendarmes ne vous ont pas attrapée ? ils avaient le nombre,
les moyens et le temps, pour le faire.
Je n’ai pas tout compris, avec les vacanciers, entre les routes, la
prévention de feux de forêt, ils étaient très occupés, surtout qu’ils
s’occupaient de quatre communes, en même temps. Nous étions en
été, sans doute, pensaient-ils me choper à la rentrée des classes.
— Non, j’y renonce, je ne peux pas. L’article paraîtrait inventé,
arrangé, même si c’est la stricte vérité. Toutefois, je ne comprends
toujours pas, comment vous avez pu passer d’une pauvreté noire et
misérable, digne de Victor Hugo au Technicolor du cinéma ?9
Chapitre 2
C’est à cause de la pauvreté, tout simplement. Vous allez trop vite,
suivons l’ordre du temps, c’est plus simple. J’étais pourchassée, ce qui
ne m’empêchait pas de mener ma vie tranquillement. Tout le monde me
voyait circuler et savait où me trouver. Un matin, j’ai découvert des
vêtements de garçon, pendus à notre fil à linge. Comme par hasard, ils
étaient à la bonne taille. Je me suis empressée de les revêtir. J’ai
attaché mes cheveux pour les dissimuler dans la casquette, elle me
donnait un air masculin. Les villageois l’affirmaient, cette tenue
convenait à mon état d’esprit de garçon manqué. Parfois ils ajoutaient
« Fait le tour, les gendarmes t’attendent ». J’avais compris combien ma
situation devenait précaire. Je savais qu’elle ne durerait plus
longtemps, toutefois, je refusais de me laisser attraper comme une
voleuse. Et je ne parle pas du risque de dénonciation.
— Vous aviez d’excellents amis, vous ne risquiez rien !
— J’avais les meilleurs amis au monde, ce qui ne me mettait pas à
l’abri, avoue Louise. Judas fréquentait des gens bien, cela n’a rien
empêché.
Un dimanche matin, je circulais, sur le vieux vélo que m’avait laissé
Ludo en déménageant. J’étais à l’affût d’une nouvelle rapine, lorsque,
au détour d’un virage, je suis tombée sur un bonhomme qui attendait,
appuyé contre sa voiture. J’étais surprise. Ça travaille le dimanche les
farfelus, soi-disant, sauveteurs de l’enfance, qui placent les enfants
dans des familles inconnues, dans le béton tout cela pour leur bien ?
Trop tard pour faire demi-tour, je fonce fièrement. Une fois passée, je
me suis retournée pour voir sa tête. Curiosité mal placée, j’ai fait un
écart et je suis tombée. Je n’ai pas eu le temps de me relever, l’homme
était près de moi, plein de sollicitude.
— Tu n’as pas de mal mon garçon, disait-il le bonhomme le plus
sérieusement du monde.
— Non, je n’ai rien, ai-je répondu, enfourchant le vélo pour m’enfuir.
— Peux-tu dire au garagiste de venir me chercher, je suis en panne,
a-t-il lancé dans mon dos ?10
Mon garçon ! j’avais complétement oublié mon déguisement. De la
même façon, j’oubliais de prévenir Armand, le mécano. Le temps de la
réparation, l’homme a pris une chambre à l’hôtel, où il n’a pas manqué
de raconter son aventure et ma chute.
— Ce n’était pas un garçon, c’était La Fauve, le détrompe la
patronne, toujours prête à bavasser.
Intrigué, l’homme voulait en savoir davantage, un peu commère,
l’hôtelière a raconté les exploits de La Fauve. Un soir, lorsque je suis
rentrée, après la classe, la maison était pleine, il était chez nous, avec le
maire. J’ai voulu me sauver. Se doutant de mes intentions, il avait placé
quelqu’un à la porte pour me retenir.
Piégée la gamine ! Réalisateur de cinéma, François faisait des
repérages dans la région pour le tournage d’un film. Passionné par mon
histoire, il voulait tout savoir. Je refusais directement, le premier jour, je
suis resté dans ma cabane, sentant qu’il ne céderait pas, je l’ai entraîné
dans le bois. Trois jours ! il est resté trois jours à me suivre partout, à
écrire mes exploits dans son carnet. Ils lui paraissaient
invraisemblables. Pourtant, j’avais réduit mes bêtises, à celles
facilement acceptables. Malgré les difficultés, il tenait bon, sauter les
fossés, enjamber les troncs couchés, marcher dans la boue. Trois jours
à me coller, dans les sous-bois, avec son costume de ville et ses petites
chaussures vernies !
— Il avait une idée derrière la tête, avance Morgane. Vous vous en
doutiez un peu ?
— Je ne me doutais de rien du tout. Je n’étais jamais allée au cinéma
et nous n’avions pas la télévision. Je n’avais aucune idée de ses
projets. Il est enfin parti en promettant que nous nous reverrions.
Nous nous sommes revus. Il a proposé à mes grands-parents de
m’engager pour un rôle dans un film. C’est là que les ennuis ont
commencé et, je ne le savais pas encore, ma belle vie de gamine libre
était terminée.
— La belle vie commençait au contraire, s’emballe rapidement
Morgane.
Si vous croyez cela, fermez votre bloc, rangez votre stylo et rentrez
chez vous écrire l’histoire de quelqu’un d’autre.
— Décidément vous n’êtes pas facile à comprendre, vous vous
rebellez pour une aventure cinématographique, n’est-ce pas une
chance, se réjouit Morgane !
— Croyez-vous ? Mes grands-parents étaient incapables de gérer
cette situation. En premier lieu, officiellement, ils n’étaient pas mes11
tuteurs. Je m’étais réfugiée chez eux, comme une chienne perdue, sans
laisse et sans collier. Les questions administratives devenaient
insolubles. On m’a imposé un « agent » muni d’une délégation de
l’autorité parentale, lui permettant de régenter ma vie, ce mot me
déplaisait fortement. Romain était un homme affable, attentionné mais
âpre au gain. Il pouvait l’être, il ne faisait pas grand-chose, je suis
certaine, il gardait plus de cachets qu’il ne m’en versait.
Durant le tournage, je vivais dans une grande caravane avec Amélie,
une nounou qui me surveillait pire qu’une gamelle de lait sur le feu. Elle
devenait dingue dès qu’elle me perdait de vue une minute. Malgré cela
elle était gentille.
— J’avais deux routes : une belle où je m’amusais beaucoup et une
autre remplie d’obstacles, de cailloux et de nids poules.
— Vous préfériez la belle ? je suppose s’informe la journaliste.
— Évidemment, toutefois, cette préférence n’est certainement pas
celle que vous auriez choisie. La mauvaise route, c’était celle qui
m’imposait des mondanités, on m’interrogeait à la télé pour parler de
l’avancement du film ou de sa prochaine sortie. C’est celle-ci qui était
remplie d’obstacles et de cailloux. Toujours impeccablement vêtue,
j’étais obligée de me tenir droite et raide comme un col empesé. Je
devais rester polie avec les gens, même ceux qui se moquaient de moi.
En plus, je devais utiliser un langage correct avec tout le monde,
mesurer mes paroles et ne faire de réflexions à personne. Imaginez le
supplice, ce n’était pas une vie pour moi !
Je devais me doucher et changer de tenue plusieurs fois par jour.
Irréprochable la petite : pas un faux pli, pas une tache. Il fallait montrer
partout la demoiselle moderne qui allait jouer le rôle d’une misérable.
Pas question de tresser mes tifs ou de porter une casquette, c’était
pénible, j’avais toujours des mèches devant les yeux. Les chaussures
me serraient, j’avais mal aux pieds, après trois pas. Les chaussettes
devaient être tirées et en harmonie avec la fleur en tissu qui ornait ma
poitrine. Je devais « sentir bon », leur parfum me donnait un drôle de
goût dans la bouche. C’était infernal, j’étais une poupée de chiffon que
l’on habillait et déshabillait sans cesse, un calvaire pour une fille
habituée à la liberté. Satisfaire la curiosité des curieux qui posaient les
questions les plus saugrenues, avec un sourire. On m’a demandé si je
couchais, à onze ans ! N’importe quoi, je répondais : je me couche tous
les soirs et je dors bien. Je devais évoquer mes parents, mes grands-
parents, leur curiosité devenait insatiable.12
— J’imagine ! Cette partie devait être difficile pour vous, conclut la
journaliste.
— Difficile est faible. Heureusement, je provoquais des incidents.
Je m’accordais quelques écarts dans le langage et les gestes. Au
début, François me reprenait. Il a vite compris, à chacune de ses
réflexions j’en rajoutais une couche, mon impertinence montait d’un
cran. Sur le tournage, certains s’amusaient beaucoup de mon
effronterie et la provoquaient pour s’en amuser ouvertement, je
détestais la télé et endroits publics.
— Dans l’autre partie, enfin dans le travail, dans votre rôle, vous étiez
docile, sérieuse et respectueuse, je pense ? demande Morgane.
— Vous pensez mal ! J’avais du mal à faire ce que le scénariste avait
écrit, je faisais ce que j’avais l’habitude de faire. Je me tressais les tifs
n’importe comment, comme tous les jours, je refusais la coiffeuse.
L’habilleuse n’avait pas plus de succès, j’enfilais mes guenilles moi-
même. J’appréciais la maquilleuse pour les sorties et les présentations
publiques, un délicat brillant sur mes lèvres, une touche de fard à
paupières, faisaient de moi une petite lolita bourgeoise.
Inutile de le dire, mon langage démentait ce simulacre de
bourgeoisie dans la seconde. Je ne voulais pas de maquillage pendant
le tournage. Peinturlurée, amies ou ennemies, les bêtes, même
dressées pour le cinéma, se seraient enfuies à mon approche, sans me
reconnaître. Imaginez les écueils ou les renards, reniflant Lys de
Châtel, à mon avis, une telle odeur synthétique pouvait les asphyxier
dans la minute.
Le tournage avait lieu chez nous, continue Lucie, ils avaient intégré
la cabane, au toit percé, de mes parents dans le décor. Je ne jouais pas
le rôle de Lucie, j’étais La Fauve. Je ne tenais aucun compte des
caméras et de tout leur bazar, les villageois non plus. Ils nous voulaient
dans leur cinéma, ils se débrouillaient pour nous y faire entrer. Ce n’était
pas simple, je prenais un malin plaisir à me rebeller lorsque quelqu’un
m’empêchait de faire à mon idée. Le trio, manager, réalisateur,
producteur, était exaspéré, lorsque je résistais trop, le tourage était
suspendu jusqu’au lendemain, pour calmer le jeu.
— Les rôles étaient inversés, je n’étais pas une actrice jouant devant
la caméra. L’équipe devait me suivre, me traquer, j’étais la bête
sauvage sur son territoire qu’il ne fallait pas effaroucher. Pas question
de répétition ni de seconde prise. Tout sur le vif, on garde ou on jette,
comme à la pêche.
— Eh bien, ! pas très facile pour François et le réalisateur !13
— Certes, il était fou de rage et menaçait de me jeter dehors toutes
les cinq minutes, parce que je ne faisais pas ce qui était écrit. Ses
menaces ne me gênaient pas, au contraire, licenciée je recouvrais ma
liberté, je le priais de le faire. Finalement, au visionnage des rushes, le
producteur, trouvant mon jeu à son goût et assez convaincant, a décidé
de m’octroyer une certaine liberté d’expression, précise la comédienne.
— Vous en avez profité…s’informe la journaliste.
— Non, abusé, plus qu’il n’est permis, serait le bon mot ! J’ai recréé,
réécrit mon personnage, en quelque sorte. Engagée pour le rôle
secondaire de Louise, je l’ai noyé dans une troublante réalité. Je n’en
tire aucune fierté, pour moi, ce n’était pas un jeu ni un rôle, c’était ma
réalité. Je ne jouais pas la comédie, je vivais ma vie, tout simplement.
C’est, sans doute, ce qui a fait le succès du film.
J’ai pris toute la place, reléguant les autres acteurs à des
personnages secondaires. À la fin, l’histoire n’avait plus rien à voir avec
le scenario. Plusieurs titres ont été envisagés. Le bois ardent du départ
est passé par Lucie au bois ardent, Le bois de Lucie. Finalement, le film
est sorti sous le nom de Lucie, l’état sauvage.
— À sa sortie, Lucie a connu un vif succès si j’ai bien compris,
avance Morgane.
— Pour celui-ci, nous pouvons le dire. J’étais persécutée par les
chasseurs d’autographes qui assiégeaient mon domicile. Les touristes
affluaient pour se promener dans la garrigue, ma garrigue. C’était
invivable. Ce que les gens ne savent pas, c’est ce qui arrive après. Une
fois le film lancé, venait l’enfer de la promotion. Romain et moi, nous
nous trimballions un peu partout, avec Amélie, souvenez-vous, la
nounou. Il fallait sourire à la télévision, rencontrer les gens lors des
projections. Répondre à des questions du genre « Vous êtes une
grande comédienne, vous avez joué un rôle difficile avec une telle
conviction, on le croirait vrai. » On me prêtait un tas de qualité que je
n’avais pas et passait sous silence les défauts que j’avais pour de bon.
Le lancement fait, le film poussé vers oubli par les parutions plus
récentes, finie la belle vie, plus question d’être servie et choyée. Je suis
retournée chez mes grands-parents, sans un sou en poche.
« Vous toucherez le pactole le jour de vos dix-huit ans. ». Ce sont
de belles espérances qui ne font pas bouillir la marmite.
— C’est certainement une loi de protection, afin de vous mettre à
l’abri d’un détournement, conclut Morgan.
— Sans doute ! Toutefois, après un an sans école, je suivais des
cours par correspondance, sous la vigilante autorité d’Amélie. Après un14
an de vie facile, la reprise était un peu dure. Je traînais dans les bois,
comme avant, avec autant de plaisir, même si je n’avais plus l’envie de
chaparder mon casse-croûte. Mon esprit de liberté avait du mal à se
remettre de ce passage dans le monde civilisé. On m’a proposé de
tourner un autre film, dans un autre registre, j’ai refusé, une fille habillée
en robe jusqu’aux pieds, avec un chignon comme une pomme de pin
perchée sur des talons hauts, un rôle de composition mal composé.
Ensuite, on m’a proposé de camper une jeune fille de la ville, atteinte
d’une maladie difficile, elle bégayait et ne pouvait pas exprimer
correctement ce qu’elle voulait dire. Ce n’était pas un rôle pour moi,
seul le réalisateur semblait l’ignorer. Romain a accepté, évidemment, il
ne savait pas résister au frottis des billets.
Le résultat était moyen, en plus, il est sorti en même temps que des
grands films avec des comédiens ayant des dizaines de films à leur
actif.
Tout devenait compliqué. Avec l’accord de mes grands-parents,
entre-temps devenus officiellement mes tuteurs, nous avons réussi à
débloquer un peu d’argent pour construire une petite maison. Nous y
étions bien et la pinède, ressemble aux garrigues.
— Ensuite, vous l’avez revendue pour en construire une plus grande
avec une piscine et tout, imagine Morgane.
— Mais non pourquoi, cela ? Elle n’est pas jolie notre maison.
— C’est celle-ci ? se récrie la journaliste. Je ne pensais pas,
excusez-moi.
Romain habitait dans cette rue, il nous a obtenu un bon prix pour le
terrain, la commune était ravie d’accueillir la sauvage Skaïla. Je ne sais
pas si elle l’est encore, je râle souvent, pour un oui ou pour un non. La
façade est vers la rue, l’arrière, plein sud, me donne une vue imprenable
sur le bassin et un accès direct à la plage. Je me plais beaucoup ici. La
piscine, nous l’avons creusée beaucoup plus tard. Dans le maquis, il
n’y a pas d’eau, j’ai appris à nager avec ma fille, il n’y a pas si
longtemps. Des pas, montant l’escalier, attirent l’attention des deux
femmes.
— Le monstre d’impolitesse qui vient de passer, c’est ma fille. Elle
porte douze ans et un caractère difficile. Louise vient saluer Morgane
s’il te plaît, tout de suite.
La gamine rebrousse chemin, l’air fatigué, et jette son cartable sur le
canapé. Elle essuie ses yeux mouillés d’un revers de manche et, sans
enthousiasme, elle tend la main à la journaliste.
— Tu pleures, quelque chose ne va pas à la danse, tu n’es pas15
tombée, j’espère, s’inquiète la mère.
— Le cours de danse a été annulé, la prof n’était pas là, dit Louise.
— Et tu pleures pour si peu ? Je n’y crois pas, tu t’es chamaillée ?
— Tu es une mauvaise mère, lance la gamine avec un fort accent
de défi dans la voix. Une très mauvaise mère ! insiste Louise.
— Ah ! dans ce cas, le mal est plus grave que je ne pensais. Les
enfants sont impitoyables, souligne la maman à l’intention de Morgane.
Vous consacrez tout votre temps et tout votre amour pour élever votre
fille et, au bout de douze longues années à se faire câliner, elle
s’aperçoit que vous êtes une très mauvaise mère. Louise, explique-toi,
sinon Morgane écrira n’importe quoi. Elle est journaliste.
— Ça va, je l’ai compris, j’étais là depuis le début, j’ai tout entendu.
Tu ne m’as jamais raconté ton histoire, je la découvre par hasard, au fil
d’une interview. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu me croyais capable
de la vendre, à je ne sais qui, contre un peu d’argent de poche ? Tu as
une belle opinion de moi !
— Ce n’est pas la partie la plus glorieuse, j’avais honte et je ne
souhaitais pas que tu sois moquée ou brimée à l’école. La fille d’une
clocharde, imagine ! Les enfants sont impitoyables entre eux. Avec ton
père, nous nous en tenions à la version de la bonne comédienne, plus
valorisante pour notre fille. Cela t’attriste au point d’en pleurer ?
— Je ne pleure pas sur ton histoire ou sur toi, je pleure sur ma
confiance perdue, dans ton monde de secrets. Sur la bêtise de la petite
idiote qui te confiait ses innocentes misères, son envie de choisir ses
habits et son désir de vivre le peu de liberté que tu lui octroies. La petite
qui se laissait remonter les bretelles lorsqu’elle faisait sa toilette en trois
minutes parce qu’elle était en retard. Je sens La Fauve sans doute. Tu
devais bien rigoler dans ta moustache assortie à la couleur de tes
cheveux. Les familles ont des secrets souvent moches. Le tien est beau
comme roman et tu ne m’as rien dit. Je suis fâchée d’être tenue à l’écart
de ton enfance, voilà ! tempête la petite.
— Tu connais cette histoire par cœur tu as regardé le film, je ne sais
combien de fois. Tu l’as découverte, tu étais toute petite, fait observer
la mère. Découverte ? Je regardais Walt Disney, un dessin animé sans
dessins, avec une vraie fille qui ressemblait un peu à maman. Elle me
plaisait cette petite avec la poupée mal fichue qu’elle traînait, confie
Louise. La pauvre, j’avais envie de lui donner la mienne.
— Mal fichue, c’est le mot ! C’était une chaussette bourrée de foin
avec un lacet serré à cinq centimètres des orteils pour figurer la tête,
confirme Lucie.
Louise n’a pas l’ombre d’un sourire, elle regarde sévèrement sa
mère. Et la contredit immédiatement, avec un certain aplomb.16
— Elle avait des jambes ! insiste Louise.
— C’est vrai, j’avais coupé le haut de la chaussette en deux et j’avais
roulé avec deux morceaux de mousse, récupérés sur un vieux fauteuil,
puis recousu chaque côté, séparément, avec du fil blanc.
— Sur une chaussette noire… rigole la petite.
— Tu vois, tu ne peux invoquer l’ignorance ! marmonne la
comédienne.
— Je l’ai appris plus tard, la fille des bois, c’était toi. Je l’avoue, j’en
avais marre de me coltiner la cassette à chaque fois qu’une copine
curieuse voulait voir jouer la remarquable comédienne qu’était ma
mère. J’ignorais combien tu trompais tout le monde, en fait tu es plus
menteuse qu’actrice et, ça, ta fille a du mal à l’avaler !
— Enfin, je ne t’ai rien caché, se défend la maman.
— Tu ne manques pas d’air, tu m’as tout caché au contraire. Ce film,
je l’ai vu au moins deux cents fois, et finalement, je ne l’ai jamais
regardé avec les yeux qu’il fallait, avec le bon regard. En définitive, je
n’ai rien vu et, surtout rien compris. Je peux réciter les dialogues, situer
chaque scène, malgré cela je n’ai pas vu ce film comme j’aurais dû le
voir : un documentaire sur ma mère. Tu auras du mal à te faire
pardonner ton silence, je te le garantis ! C’est un crime de mensonge
lèse fille ! Comme dit le prof d’histoire à propos de je ne sais quel roi
explose Louise.
— N’exagères-tu pas un peu ? proteste la mère.
— C’est moi qui exagère, je rêve, j’aurais tout entendu aujourd’hui !
J’admirais ce que je supposais être tes talents d’artiste. Jamais la
pensée que ce pouvait être « ta vie », ne m’a effleurée. Tu m’as caché
la partie de ce que j’aurais aimé connaître par le menu, tu as escamoté
la meilleure confidence possible entre une mère et sa fille. Ta véritable
enfance, emplie d’aventures et de vérité vraie, c’est mieux que du
cinéma, non ? Tu es une très mauvaise mère… par omission et
dissimulation volontaire, voilà, sanctionne la fille.
Sur ces mots la gamine court se réfugier à l’étage. La journaliste,
gênée, ne sait quelle contenance prendre. À douze ans, elle n’aurait
pas osé parler de cette façon impertinente à sa mère.
— Dans cinq minutes elle va descendre s’excuser. Une fauve
n’engendre pas des moutons, c’est l’hérédité. De moi, elle a le côté
Fauve qui sait ce qu’il veut. Rebelle, sans doute, elle vient d’en établir
la preuve. Adorable, pas besoin de confirmation, c’est une certitude.
— Où en étions-nous, à la maison je crois, reprend Lucie. Nous
avons quitté les broussailles pour nous installer ici. Mes grands-parents
se sont habitués facilement à la vie locale du bassin d’Arcachon. Je
passais mon temps libre dans les pins, assise sur un arbre couché par17
un coup de vent, j’observais les écureuils à la jumelle. À force de me
voir, ils venaient près de moi sans méfiance. Parfois j’apportais des
cacahuètes, quelques semaines après, ils en étaient à vider mes
poches eux-mêmes, jetant dehors tout ce qui ne les intéressait pas.
S’ils étaient salés, ils n’en mangeaient pas. J’étais devenue leur amie,
avaient-ils compris que j’appartenais, comme eux, au peuple des bois?
— La forêt de pins est assez loin, vous aviez déjà une voiture à ce
moment-là, argue Morgane.
— J’étais beaucoup trop jeune ! Je circulais avec un Pétarou comme
disait mon grand-père, un vélomoteur si vous préférez. Je l’utilisais pour
aller au lycée Nord Bassin, cela me conférait une certaine autonomie.
Cette liberté, encadrée par la raison, était moins aventureuse que la vie
sauvage, faute de mieux, je m’en contentais, glisse la petite.
— Vous avez tourné dans un autre film, me semble-t-il ?
— Ah, oui ! j’avais le rôle d’une jeune femme attardée mentale et
sauvage. J’avais dix-sept ans. J’étais dans la distribution à cause de
mon rôle dans Louise. Mon personnage n’a pas marqué. Abêtie par un
semblant de confort, je n’avais plus la moelle nécessaire pour
convaincre le public dans ce genre de personnage. Morgane, pour dire
la vérité, j’étais très loin d’être assez bonne comédienne pour incarner
une misère fabriquée de toutes pièces.
— Vous avez arrêté votre carrière ? s’informe la journaliste.
— Pensez-vous ! Elle s’est assoupie d’elle-même, assez vite.
Romain n’arrivait plus à me placer nulle part. Je refusais les quelques
contrats que l’on me proposait dans la publicité. Je ne voulais pas voir
mon nom associé à du papier toilette, à un tube de colle ou un
déboucheur d’évier. Un parfum ou un bijou m’aurait convaincue
facilement, toutefois personne ne songeait à la misérable Skaïla pour
promouvoir ce genre de produit luxueux. C’étaient mes idées du
moment. Je le reconnais aujourd’hui, elles étaient tout à fait idiotes et
rétrogrades.
— Ensuite, vous vous êtes mariée et vous avez eu votre fille…
— La vie continue. Un avenir contradictoire, la gamine qui courait
dans la garrigue en comptant sur ses doigts est devenue experte-
comptable et agrée auprès des tribunaux. N’est-ce pas incroyable ? La
fille pourchassée par les gendarmes entre au palais de justice, par la
grande porte, sans bracelets.18
Chapitre 3
— Votre vie est un paradoxe semé d’invraisemblances étonnantes,
elle n’en demeure pas moins une belle histoire. Vos partez de rien, vous
frôlez les sommets, puis vous reprenez votre place, sans un mot, après
avoir effleuré la grande vie des artistes. Vous êtes pleinement satisfaite
de votre vie et ne présentez aucune forme de regrets. Beaucoup
seraient aigris, résume la journaliste.
— Sans raison, reconnaissez-le. J’ai connu le pire et le meilleur,
maintenant, je suis une madame Toutlemonde avec une petite
expérience amusante dans sa vie. Mon aventure Skaîla.
— Morgane, vous savez écouter, reprends la comédienne après une
pause. Vous savez comprendre, vous êtes rigoureuse et je pense
honnête, n’est-ce pas ?
— J’ignore si je possède toutes ces qualités, vous me gênez.
— Louise, veux-tu descendre s’il te plaît. Si papa est rentré, dit lui de
venir, appelle Lucie, du bas de l’escalier.
La journaliste se demande à quoi rime cette réunion. Pour la photo,
elle souhaitait proposer un portrait de l’actrice au moment de L’état
sauvage et de l’associer à celui de la femme d’aujourd’hui. Elle a peu
de goût pour une photo de famille, qui serait pratiquement hors sujet.
— Tu es là, parfait, je te présente Morgane, la journaliste dont nous
avons parlé. Régis, est le papa de Louise et mon homme.
— Je ne souhaite pas être sur la photo, je te l’ai dit, attaque le mari.
— Je n’ai besoin ni de toi ni de Louise pour montrer le passage du
temps. En revanche, j’ai besoin de vous pour confondre la très
mauvaise mère de Louise que je suis devenue.
— Une mauvaise mère tu plaisantes ! s’exclame Louise, avec une
flagrante mauvaise foi, en se vautrant tendrement dans les bras de sa
mère. J’ai la meilleure maman que je connaisse. Bon, je n’en connais
qu’une, ça ne change rien, je t’aime quand même.19
— Morgane, vous êtes la personne qu’il nous faut. Je vous propose
de faire un livre avec l’histoire de Skaïla, la vraie, du début à la fin.
— Moi ! ce n’est pas sérieux, enfin je débute. Vous plaisantez ?
— En ai-je l’air ? Lucie était-elle capable d’être comédienne ? Nous
ne le pensons pas. Malgré cela, elle a essayé. Prenez le temps d’y
réfléchir. Ma fille est curieuse, trois cents pages de mon enfance devraient
combler ses envies de confidences d’un autre âge.
La surprise de Morgane est visible, elle reste silencieuse un moment,
puis lâche du bout des lèvres :
— Pourquoi pas ? elle murmure.
— J’aime les gens positifs qui envisagent toutes les propositions,
souligne la maman ; il faut de lancer.
Après une pause la journaliste revient à l’interview.
— Vous avez eu des expériences inoubliables. Toutes les filles
rêvent de vivre des épisodes semblables. Pour le dépaysement et la
fierté que cela apporte. Vous, vous n’en tirez aucune gloriole. Votre fille
n’est pas réellement informée de votre jeunesse vagabonde. Craigniez-
vous qu’elle ne vous repousse ou ne vous envie ?
— Vous avez pu en jugez, sa vie n’a rien de difficile, ici, avec nous.
Malgré cela, j’en suis certaine, ce genre d’adolescence serait apprécié
par Louise, avance la mère. Elle ne mesure pas, avec précision, ce que
j’ai vécu. Elle ne se réfère qu’au manque de contraintes, à cet esprit de
liberté animal, qu’elle a reçu en héritage, déplore la comédienne.
— Si c’est le cas, seriez-vous chagrinée d’un tel choix ?
— Honnêtement… non ! L’enfance et l’adolescence passent si vite, il
faut en profiter au maximum. L’opportunité n’est pas toujours au
rendez-vous, mais c’est certain, il faut vivre à fond, faire tout ce que l’on
peut dans sa jeunesse, prophétise Louise.
— C’est ce que vous lui dites, je suppose ? avance la journaliste.
— J’aimerais le lui proposer, ouvertement, de faire les quatre cents
coups, tant qu’elle peut les faire. Ce que l’on nomme indûment « l’âge
bête » est une bonne excuse, une couverture. Vous et moi, nous savons
combien le conseil de sa mère, serait mal venu, en ce moment où les
jeunes atteignent des sommets dans la rébellion et l’incivilité.
— En somme, vous avez gardé votre nature du premier jour,
indépendante et rebelle. Finalement, sans rien renier de L’état sauvage,
madame Toulemonde se plie, gentiment, aux conventions de la société
actuelle, découvre La journaliste.
— Carnassière ? sans doute. Je ne renie rien de mes aventures, tant20
sauvageonne que cinématographique. Toutefois, je ne suis pas du
genre à mordre la main qui contribue à remplir mon assiette de soupe.
— Je ne vois pas très bien, avance la journaliste.
— Elle parle des sous qu’elle touche à chaque fois qu’une petite
chaîne, d’ici ou d’ailleurs, passe ses films, répond Louise en sautant les
dernières marches de l’escalier.
— Tu écoutais encore, tu es indiscrète, affirme sa mère.
— Je suis descendue m’excuser, reprend la fille avec une petite voix
contrite. Et te dire de te méfier, les journaux inventent n’importe quoi
pour noircir du papier, tu t’exposes aux pires commérages.
Elle s’installe près de sa mère et l’embrasse affectueusement. La
petite a bien la tendresse au bord du cœur, comme le soulignait sa
maman.
Morgane voit mal Louise vivre dans la cabane, échapper aux
gendarmes, habituer les écureuils à sa présence, avec patience. La vie
facile ne donne pas envie d’arracher son existence à l’adversité.
Je ne vois pas l’ados dans la garrigue, à la place de sa mère. Il
émane d’elle une certaine distinction dans les gestes qui n’a rien de
sauvage. Heureusement, l’élégance et la grâce ne sont pas l’apanage
des gens riches.
— C’est la vérité, mes navets sont diffusés un peu partout, pour
boucher les trous entre les publicités. Je ne vais pas m’en plaindre.
— Puisque nous parlons gros sous, il me faut, impérativement, trente
euros avant la parution de l’article, affirme la petite, à la surprise des
deux femmes.
— Louise, ferais-tu du chantage à notre amie la journaliste ?
— Ben, non, pourquoi ?
— Trente euros pour quoi faire alors ? insiste Lucie.
— Pour acheter un DVD. Pas question de me recoltiner la vieille
cassette usée. Avec le battage que vous allez faire, les copines vont en
redemander. Il est sorti en DVD, j’espère ?
— Il y a bien longtemps, j’en avais reçu un exemplaire, je l’ai rangé, je
ne sais plus où je l’ai mis, bougonne Louise.
— Morgane, je vous prends à témoin, réplique la petite ! On reçoit le
film de sa vie, on le planque, on l’oublie et surtout on n’en parle pas à
sa fille. Comment dois-je le prendre ? je le prends mal, c’est tout, sur
ces mots, elle remonte les marches quatre à quatre.
En y pensant, Lucie est consternée, peut-être aurait-elle mieux fait
de parler à Louise depuis longtemps. La fanfaronnade n’est pas dans21
son caractère, toutefois un secret tardif est, peut-être, plus difficile à
comprendre. Elle avait fixé rendez-vous à la journaliste un mercredi,
jour où Louise est absente toute la journée. Nul ne pouvait prévoir
l’absence de la professeure de danse, c’est le genre de gouttes d’huile
qui coince la machine. Elle pensait l’informer à la sortie de l’article. À
tout prendre, c’est bien mieux ainsi. C’est sa faute, elle n’aurait jamais
dû se résoudre à raconter cette partie à un journal.
— Lucie, vous êtes perdue dans la garrigue ou le maquis ? demande
Morgane en voyant la femme, le regard lointain, noyé dans un passé
qu’elle revit.
— Même pas, je cherche la raison qui nous a amenés, mon mari et
moi, à dissimuler ce passage de ma vie. Ménager la petite ? L’excuse
ne tient plus, vous l’avez entendue, elle considère ce silence comme la
privation d’une chose due. Un délit de silence, en quelque sorte !
— Si vous deviez faire un bilan, tirer une morale de cette histoire,
propose la journaliste.
C’est simple, il faut tout dire à ceux que l’on aime, les bonnes
nouvelles comme les mauvaises, afin de partager les joies et les peines.
Les enfants sentent les choses, les comprennent et savent s’adapter,
bien plus facilement que nous. On devrait interdire aux parents de
mentir ou de se taire. En évitant les rancœurs et les non-dits, la vie
serait certainement plus facile. Vous avez entendu Louise, tout le
monde le sait, la vérité sort de la bouche des enfants, non ?
— Je vous remercie, je vous le promets, mon article reflétera
fidèlement ce que vous m’avez confié.
S’il vous plaît, il faut surtout y écrire que les pauvres peuvent être
heureux.
Jany
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