JANY VOGEL : Lucie

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    Pauline PuccianoPauline Pucciano
    Maître des clés

      Jany Vogel

      Lucie

      Chapitre 1

      — J’espère que mon travail ne sera pas seulement de servir le café,

      les petites annonces ou les chiens écrasés, se plaint la nouvelle.

      — Justement, je vous ai choisie pour la méconnaissance que vous

      avez du cinéma ancien. Je vous demande de faire un article honnête

      sur Skaïla, c’est mon idée, insiste le patron.

      — Je suis sortie de l’école la semaine dernière, je ne sais pas si…

      j’ai les capacités, proteste la nouvelle journaliste.

      — Ne vous cherchez pas d’excuses. Documentez-vous. Ici, c’est moi

      qui décide ! Vous voulez un travail de journaliste, non ? allez, au boulot,

      elle vous attend !

      Désespérée, Morgane sonne à la grille d’une maison au nord du

      Bassin d’Arcachon. Une femme l’invite à entrer, et lui désigne le

      confortable fauteuil qui fait face au sien.

      Sans être délicats, les traits de son visage sont réguliers, éclairés

      par de beaux yeux verts, sa coiffure brune, ramassée en tresse et

      silhouette fine, lui donne une apparence juvénile. En l’observant mieux,

      il est visible qu’elle approche de la quarantaine.

      — C’est vous la grande journaliste dont m’a parlé votre rédacteur ?

      — Bonjour madame : Morgane Goupil. Grande, je confirme, un

      mètre quatre-vingt-deux. Journaliste, je ne le sais pas encore, j’ai

      obtenu mon diplôme la semaine dernière.

      — Modeste en plus ! nous allons nous entendre.

      L’entretien dure longtemps, pour ne pas interrompre la discussion,

      l’ancienne comédienne invite la jeune fille à déjeuner. Le courant passe

      bien entre elles. Morgane est satisfaite.

      — Qu’avez-vous besoin pour votre article ?

      — J’ai besoin de toute l’histoire, en détail, pour évoquer la gamine et

      l’actrice que vous étiez. Je démarre le dictaphone ? annonce-t-elle avec

      un sourire encourageant.

      — Je ne sais même pas si je dois vous remercier. La lecture de votre3

      article parlant d’une petite actrice oubliée depuis vingt ans va réveiller

      quelques souvenirs. À part cela, est-il réellement utile ? questionne la

      femme qui lui fait face. Enfin, c’est moi qui vous aie sollicitée

      Morgane tourne les yeux vers l’escalier, il lui a semblé entrevoir un

      mouvement furtif. Elle a dû se tromper, elle ne voit rien, elle reprend.

      — Je trouve cet oubli injuste. Vous étiez un « personnage », vous

      n’avez aucune raison de vous lamenter, se désole Morgane.

      — Je regrette ma jeunesse, c’est tout, s’apitoie Lucie.

      — Personne n’accepte facilement de vieillir. À vingt ans, je m’en

      désole déjà, c’est tout dire !

      — Ce n’est pas la jeunesse qui me manque, c’est l’époque, le bon

      vieux temps. Je ne vous parle pas de Skaïla, la cabotine que l’on

      poursuivait avec des bouts de papier à autographes. Avant, lorsque

      j’étais Lucie, on essayait aussi de m’attraper lorsque j’avais chapardé

      quelques pommes ou des cerises. C’était plus amusant.

      — Nous avons tous des souvenirs de ce genre, vous savez. Dans

      les rues, nous tirions les sonnettes, est-ce mieux, confie la journaliste.

      — Vous habitiez en ville, c’est différent.

      Je préfère cette période de ma vie, c’est tout. Nous étions plus

      pauvres que pauvres. Nous habitions une masure avec des trous dans

      le toit et des carreaux cassés. Notre seul confort, c’était l’électricité. Le

      maire s’était chargé de nous faire brancher, il avait peur que je ne mette

      le feu à cabane, avec mes bougies.

      Nous n’avions pas de chauffage, simplement une petite cheminée,

      fumeuse, où toute la chaleur s’envolait vers le toit. La fontaine qui

      servait d’abreuvoir était loin. Nous en avions marre de charrier l’eau.

      Nous nous lavions peu, nous faisions une petite toilette de chat, à l’eau

      froide, au pied de la source. Lorsqu’il faisait chaud, j’entrais dans

      l’abreuvoir, toute nue, j’aimais bien ces bains, je frottais mon corps avec

      un gant, je me savonnais le moins possible, les vaches n’aiment pas

      l’eau savonneuse. Parfois, une venait boire pendant que je me

      baignais, ces bêtes avalent une quantité d’eau impressionnante, je me

      retrouvais au sec.

      À l’école, j’étais surnommée La Fauve, est-ce à cause de la délicate

      odeur que je répandais autour de moi ou de mon caractère difficile, qui

      le sait ? raconte Lucie

      — Vous étiez isolée en pleine campagne dans un milieu hostile.

      Aucun confort pour faciliter votre vie, cela ne devait pas être simple tous

      les jours, pour une gamine, fait remarquer.

      — Isolée ? peut-être, toutefois, n’allez pas croire que l’ennui me4

      rongeait. J’étais très fouineuse, j’aimais tout observer, tout connaître,

      tout savoir. Curieuse comme une chatte est faible, comme une famille

      de chats, serait plus appropriée. Intéressée, pas commère, je ne

      racontais rien à personne. Je passais mon temps à observer les

      paysans, les ouvriers et les artisans du village. L’ombre dans un coin,

      silencieuse et attentionnée aux gestes de chacun, c’était moi. On me

      tolérait, certains se félicitaient de l’intérêt que je portais à leur labeur.

      On m’expliquait la façon de travailler, parfois on me prêtait l’outil et on

      guidait ma main dans le geste, j’aimais cela. Je passais les outils au

      mécano couché sous une voiture. Je ramassais la sciure du menuisier

      pour la lui apporter.

      Je ne passais jamais ces journées d’observation pour rien, j’avais

      toujours une idée en tête ou un projet. Je repartais rarement sans un

      trophée : un morceau de planche, des clous, de la ficelle, du fil de fer.

      J’avais un coin où je déposais mon bric-à-brac de marché aux puces,

      en attendant de l’utiliser. C’était mon coffre-fort, mieux qu’un trésor. Je

      magnais indifféremment le marteau, la pince ou la scie. Avec trois clous

      et deux bouts de bois, je confectionnais un tas de choses. Je peux le

      dire, j’aimais bien ce temps-là. La Fauve était sauvage, indisciplinée, à

      la fois mature et gamine. En revanche, sa tête était bien pleine et tenait

      bien fermement sur des épaules solides.

      Les Lacaze, reprend, l’actrice habitait à côté, je traînais souvent avec

      les jumeaux : Didi et Ludo, une belle équipe. Ils ont trois mois de plus

      que moi, nous étions inséparables, comme des triplés. Pour un trio

      comme le nôtre, il n’y avait pas grand-chose à faire dans ce coin de

      brousse, si ce n’est des bêtises. Nous les avons toutes faites.

      Un matin, un homme en noir est venu chez nous avec les

      déménageurs, ils ont vidé notre abri. Mes parents ne s’en sont jamais

      remis, ils sont morts d’épuisement et de maladie très rapidement. Nous

      n’avions rien, ils nous ont tout pris, sauf la table, les chaises et les lits.

      Saisie bien inutile, ils ne tireront rien du tout. Ils m’ont laissé ma poupée

      et le petit train, fabriquée en perçant des boîtes à sardines et en les

      assemblant, l’une derrière l’autre, avec du fil de fer. En tête, une boîte

      de pilchards, plus grosse que les autres, figurait la locomotive. Nous

      avions l’esprit inventif en ce temps-là. Nous devions avoir une

      imagination débordante et mettre la main à la pâte pour nous fabriquer

      des jeux sommaires. Maintenant, les enfants ont tout ce qu’ils ne

      méritent pas. Et ils n’ont fait aucun effort pour l’avoir, si ce n’est une

      vague promesse de sagesse, rarement tenue.5

      — J’ai du mal à vous croire. Si c’est la vérité, la suite devient un

      magnifique conte de fées, insiste la journaliste. Qui s’occupait de vous

      après ce drame ? s’informe Morgane.

      — Mes grands-parents, toutefois, il est impossible de dire que c’était

      mieux. Ils héritaient d’une gamine alors qu’ils n’avaient pas ce qu’il

      fallait pour eux, ce n’était une bonne affaire pour personne. Je le sais,

      en douce, les gens donnaient de la nourriture et des habits à ma grand-

      mère. Ma fierté s’en arrangeait, mais je restais à l’affût de tout ce que

      je pouvais prendre, sans avoir à dire merci.

      Malgré cette pauvreté, j’étais heureuse. Personne ne me disait ce

      que je devais faire ou ne pas faire. Je traînais les pieds dans les feuilles,

      je sautais, à pieds joints, dans les flaques d’eau, je déchirais mes habits

      en grimpant dans les arbres. Je reprisais les accros, comme je pouvais,

      pour ne pas inquiéter ma grand-mère. Je passais le plus clair de mon

      temps dans notre ancienne cahute ou dans le bois à observer les vies

      de ses habitants, les fourmis, avec leur organisation extraordinaire, le

      renard roux, qui venait quémander une part de mon goûter. La faim me

      ramenait à la maison et je l’avoue, j’appréciais le confort d’un lit avec

      une paillasse bourrée de crin.

      J’ai toujours aimé l’école, je faisais la classe à ma poupée, elle était

      moche, toutefois cela ne la dispensait pas d’être cultivée, me disais-je.

      En cours, je m’acharnais à travailler, je ne souhaitais pas être « une

      sous-développée » comme l’on appelait mes parents en ricanant dans

      leurs dos. Malgré cela, ils ne trouvaient pas de raison à mes petites

      vengeances. Certes, j’étais moquée, je me défendais vaillamment. Je

      bataillais sous tous les prétextes. J’étais dépenaillée, couverte

      d’ecchymoses, de coupures et de bosses, tout le monde s’en fichait.

      Mes grands-parents me prenaient comme j’étais et, faute de mieux, se

      contentaient de m’entourer d’une tendresse attentive. Peut-être ne

      souhaitaient-ils pas batailler avec moi au sujet de ma condition, la cause

      était perdue d’avance, ils le savaient. Je vivais ma vie, avec Didi et

      Ludo, nous étions libres et fiers de l’être.

      Moi, tout au moins ! Les jumeaux étaient plus sages, le père Lacaze

      avait la main leste. Lorsque c’était trop chaud chez eux, les petits

      venaient dormir à la maison. Ce qui nous permettait des sorties

      nocturnes, souvent vengeresses, envers des gens qui ne nous avaient

      rien fait. Un été, les Lacaze sont partis, le propriétaire de leur bicoque

      les avait fichus dehors. J’ai hurlé de rage et je me suis consolée en

      multipliant les larcins et les bagarres. J’étais en furie, je me voyais seule6

      à faire des sottises. Lorsqu’il y avait un mauvais coup, tout le monde en

      connaissait l’auteure, personne ne songeait à me punir.

      « La pauvre petite, disait-on, elle a déjà assez de misères, faut bien

      qu’elle s’amuse ».

      Tout ce que je trouvais était une proie. Un morceau de pain, tout

      frais, oublié près de la fontaine, un reste de lait au fond d’un bidon

      devant un hangar, un beau cahier tout neuf avec un stylo pincé dans

      les pages, un gâteau oublié sur la fenêtre de la boulangerie. Je

      ramassais ces trésors sans hésitation. Vagabonde, toutefois pas

      nigaude, je le savais très bien, il n’y avait aucun hasard dans ces

      trouvailles. Ce précieux butin traînant, bien en vue, sur mon passage,

      était là pour moi, pour que je m’en empare.

      — Vos voisins encourageaient votre esprit chapardeur, c’est

      incroyable ? s’insurge Morgane, cette complicité est suspecte.

      — Pensez-vous ! Je n’aurais accepté aucune charité, aucune faveur,

      aucun don. Une fierté idiote et mal placée dans mon cas.

      La bêtise humaine se glisse dans la tête de n’importe qui, pour peu

      qu’un fond de fierté, y soit installé. Dans mon cas, c’était un orgueil

      dérisoire et mal placé. Pour éviter le refus de la chose donnée, on les

      semait sur mon chemin. Ce qui me permettait de les avoir, sans être

      redevable d’aucun merci à personne.

      — J’en arrive à vous envier. Votre village a fait preuve d’une

      générosité, d’autant plus remarquable, qu’elle était discrète et sans

      attente d’aucun merci, en retour. Cela a duré combien de temps ?

      — Un moment dont j’ai beaucoup profité, pour ne pas dire abusé,

      commente Lucie, avec un sourire.

      Lorsque je pense à mes dix ou douze ans, le mot « abandonnée »

      ne m’effleure jamais. J’avais un village entier pour parentèle. Les gens

      modestes étaient très attentifs et très généreux, les riches n’attendaient

      qu’une chose, me voir partir en foyer, pour libérer leur mauvaise

      conscience. J’étais libre, heureuse et protégée. On veillait sur moi. Je

      rendais quelques services. Madame Gilles habitait, assez loin, de

      l’autre côté du bois, le facteur, un peu fainéant, me chargeait de lui

      apporter son courrier. Elle m’offrait de délicieux gâteaux qu’elle faisait

      elle-même. Plus tard, j’ai compris qu’elle les faisait exprès pour moi. Si

      mes vêtements étaient déchirés, elle les ravaudait pendant que je me

      régalais. Chapardeuse et sauvage, on ne me demandait jamais rien,

      toutefois, j’avais l’esprit charitable et j’aidais tous ceux qui en avaient

      besoin.7

      Un jour, un chasseur me cassait les pieds pour que je l’aide à trouver

      un endroit giboyeux. Lorsqu’il est revenu, une seconde fois, on l’a

      fermement invité à aller chasser ailleurs. Dans les bois, on pouvait dire

      bonjour et parler à Lucie, à la rigueur, partager son casse-croûte,

      discuter ou rigoler avec elle, c’était tout. J’étais parfaitement en sécurité

      quoi que puisse en penser les autorités, affirme Lucie, avec une moue

      de dépit.

      — La protection de l’enfance ? c’était inévitable, confirme la

      journaliste. Au décès de vos parents, il est étonnant que personne ne

      se soit inquiété de votre situation.

      — Je vivais chez mes grands-parents, j’allais à l’école, rien ne

      justifiait des mesures de protection ou d’urgence.

      Tout est devenu compliqué lorsque le directeur de l’école, encore un

      nanti qui n’aime pas les pauvres, a fait un signalement. L’assistante

      sociale voulait me placer dans une famille d’accueil. Chez des gens d’ici

      qui me connaissaient, après tout, pourquoi pas, je restais chez moi ?

      M’envoyer en ville, vous m’y voyez ? Moi ! prisonnière d’étrangers ?

      Sérieusement, qui pouvait s’imaginer qu’étouffer sur le bitume, au

      milieu du bruit et des voitures, pouvait être pour mon bien ? Pas moi,

      en tout cas, c’est certain ! Et ceux qui le croyaient étaient bien tordus.

      J’ai tout fait pour la décourager. J’ai chapardé du sucre au bistrot

      pour le jeter généreusement dans le réservoir de sa voiture. J’ai arraché

      les fils d’allumage du moteur. Lorsqu’elle rejoignait son carrosse, je

      n’étais jamais loin, cachée, j’observais sa rage. Rien ne semblait la

      dissuader, bien au contraire. Une fois, je m’approchais pour tordre son

      antenne de radio, elle était restée dans sa voiture, jaillissant du

      véhicule, comme un pantin de sa boîte, elle a failli m’avoir. La fois

      suivante, je voulais crever ses pneus, je ne l’ai pas fait, à entendre le

      silence, j’ai compris, les tuniques bleues m’attendaient, le piège était

      tendu, il s’est refermé sur eux, j’avais filé.

      Ils me cherchaient pour me protéger, eux aussi, disaient-ils. Tu

      parles, me coller dans un foyer en attendant la décision tardive d’un

      juge submergé de dossiers. Une famille qui m’aurait imposé des règles,

      m’aurait empêché de courir les bois. J’ai pris le maquis, afin d’éviter les

      chiens, seuls capables de me dénicher, je connaissais tous les coins,

      les recoins de la commune et plus encore.

      Mon parfum Malavé attirait leurs truffes mieux qu’un aimant. J’ai fait

      comme les lièvres, je changeais de sens, revenait sur mes pas, je8

      croisais mes traces. Le chien ne savait plus où mettre sa truffe ni quelle

      piste suivre.

      — Je suis désolée madame, je ne peux pas écrire cela. Qui est

      informé de cette période ? insiste la journaliste.

      — Beaucoup de gens ! toutefois dans notre profonde cambrousse,

      nous avons la solidarité, le respect et le silence rivés au corps. Vous

      pouvez les interroger un par un, personne ne dira du mal de Lucie.

      — Les gendarmes ne vous ont pas attrapée ? ils avaient le nombre,

      les moyens et le temps, pour le faire.

      Je n’ai pas tout compris, avec les vacanciers, entre les routes, la

      prévention de feux de forêt, ils étaient très occupés, surtout qu’ils

      s’occupaient de quatre communes, en même temps. Nous étions en

      été, sans doute, pensaient-ils me choper à la rentrée des classes.

      — Non, j’y renonce, je ne peux pas. L’article paraîtrait inventé,

      arrangé, même si c’est la stricte vérité. Toutefois, je ne comprends

      toujours pas, comment vous avez pu passer d’une pauvreté noire et

      misérable, digne de Victor Hugo au Technicolor du cinéma ?9

      Chapitre 2

      C’est à cause de la pauvreté, tout simplement. Vous allez trop vite,

      suivons l’ordre du temps, c’est plus simple. J’étais pourchassée, ce qui

      ne m’empêchait pas de mener ma vie tranquillement. Tout le monde me

      voyait circuler et savait où me trouver. Un matin, j’ai découvert des

      vêtements de garçon, pendus à notre fil à linge. Comme par hasard, ils

      étaient à la bonne taille. Je me suis empressée de les revêtir. J’ai

      attaché mes cheveux pour les dissimuler dans la casquette, elle me

      donnait un air masculin. Les villageois l’affirmaient, cette tenue

      convenait à mon état d’esprit de garçon manqué. Parfois ils ajoutaient

      « Fait le tour, les gendarmes t’attendent ». J’avais compris combien ma

      situation devenait précaire. Je savais qu’elle ne durerait plus

      longtemps, toutefois, je refusais de me laisser attraper comme une

      voleuse. Et je ne parle pas du risque de dénonciation.

      — Vous aviez d’excellents amis, vous ne risquiez rien !

      — J’avais les meilleurs amis au monde, ce qui ne me mettait pas à

      l’abri, avoue Louise. Judas fréquentait des gens bien, cela n’a rien

      empêché.

      Un dimanche matin, je circulais, sur le vieux vélo que m’avait laissé

      Ludo en déménageant. J’étais à l’affût d’une nouvelle rapine, lorsque,

      au détour d’un virage, je suis tombée sur un bonhomme qui attendait,

      appuyé contre sa voiture. J’étais surprise. Ça travaille le dimanche les

      farfelus, soi-disant, sauveteurs de l’enfance, qui placent les enfants

      dans des familles inconnues, dans le béton tout cela pour leur bien ?

      Trop tard pour faire demi-tour, je fonce fièrement. Une fois passée, je

      me suis retournée pour voir sa tête. Curiosité mal placée, j’ai fait un

      écart et je suis tombée. Je n’ai pas eu le temps de me relever, l’homme

      était près de moi, plein de sollicitude.

      — Tu n’as pas de mal mon garçon, disait-il le bonhomme le plus

      sérieusement du monde.

      — Non, je n’ai rien, ai-je répondu, enfourchant le vélo pour m’enfuir.

      — Peux-tu dire au garagiste de venir me chercher, je suis en panne,

      a-t-il lancé dans mon dos ?10

      Mon garçon ! j’avais complétement oublié mon déguisement. De la

      même façon, j’oubliais de prévenir Armand, le mécano. Le temps de la

      réparation, l’homme a pris une chambre à l’hôtel, où il n’a pas manqué

      de raconter son aventure et ma chute.

      — Ce n’était pas un garçon, c’était La Fauve, le détrompe la

      patronne, toujours prête à bavasser.

      Intrigué, l’homme voulait en savoir davantage, un peu commère,

      l’hôtelière a raconté les exploits de La Fauve. Un soir, lorsque je suis

      rentrée, après la classe, la maison était pleine, il était chez nous, avec le

      maire. J’ai voulu me sauver. Se doutant de mes intentions, il avait placé

      quelqu’un à la porte pour me retenir.

      Piégée la gamine ! Réalisateur de cinéma, François faisait des

      repérages dans la région pour le tournage d’un film. Passionné par mon

      histoire, il voulait tout savoir. Je refusais directement, le premier jour, je

      suis resté dans ma cabane, sentant qu’il ne céderait pas, je l’ai entraîné

      dans le bois. Trois jours ! il est resté trois jours à me suivre partout, à

      écrire mes exploits dans son carnet. Ils lui paraissaient

      invraisemblables. Pourtant, j’avais réduit mes bêtises, à celles

      facilement acceptables. Malgré les difficultés, il tenait bon, sauter les

      fossés, enjamber les troncs couchés, marcher dans la boue. Trois jours

      à me coller, dans les sous-bois, avec son costume de ville et ses petites

      chaussures vernies !

      — Il avait une idée derrière la tête, avance Morgane. Vous vous en

      doutiez un peu ?

      — Je ne me doutais de rien du tout. Je n’étais jamais allée au cinéma

      et nous n’avions pas la télévision. Je n’avais aucune idée de ses

      projets. Il est enfin parti en promettant que nous nous reverrions.

      Nous nous sommes revus. Il a proposé à mes grands-parents de

      m’engager pour un rôle dans un film. C’est là que les ennuis ont

      commencé et, je ne le savais pas encore, ma belle vie de gamine libre

      était terminée.

      — La belle vie commençait au contraire, s’emballe rapidement

      Morgane.

      Si vous croyez cela, fermez votre bloc, rangez votre stylo et rentrez

      chez vous écrire l’histoire de quelqu’un d’autre.

      — Décidément vous n’êtes pas facile à comprendre, vous vous

      rebellez pour une aventure cinématographique, n’est-ce pas une

      chance, se réjouit Morgane !

      — Croyez-vous ? Mes grands-parents étaient incapables de gérer

      cette situation. En premier lieu, officiellement, ils n’étaient pas mes11

      tuteurs. Je m’étais réfugiée chez eux, comme une chienne perdue, sans

      laisse et sans collier. Les questions administratives devenaient

      insolubles. On m’a imposé un « agent » muni d’une délégation de

      l’autorité parentale, lui permettant de régenter ma vie, ce mot me

      déplaisait fortement. Romain était un homme affable, attentionné mais

      âpre au gain. Il pouvait l’être, il ne faisait pas grand-chose, je suis

      certaine, il gardait plus de cachets qu’il ne m’en versait.

      Durant le tournage, je vivais dans une grande caravane avec Amélie,

      une nounou qui me surveillait pire qu’une gamelle de lait sur le feu. Elle

      devenait dingue dès qu’elle me perdait de vue une minute. Malgré cela

      elle était gentille.

      — J’avais deux routes : une belle où je m’amusais beaucoup et une

      autre remplie d’obstacles, de cailloux et de nids poules.

      — Vous préfériez la belle ? je suppose s’informe la journaliste.

      — Évidemment, toutefois, cette préférence n’est certainement pas

      celle que vous auriez choisie. La mauvaise route, c’était celle qui

      m’imposait des mondanités, on m’interrogeait à la télé pour parler de

      l’avancement du film ou de sa prochaine sortie. C’est celle-ci qui était

      remplie d’obstacles et de cailloux. Toujours impeccablement vêtue,

      j’étais obligée de me tenir droite et raide comme un col empesé. Je

      devais rester polie avec les gens, même ceux qui se moquaient de moi.

      En plus, je devais utiliser un langage correct avec tout le monde,

      mesurer mes paroles et ne faire de réflexions à personne. Imaginez le

      supplice, ce n’était pas une vie pour moi !

      Je devais me doucher et changer de tenue plusieurs fois par jour.

      Irréprochable la petite : pas un faux pli, pas une tache. Il fallait montrer

      partout la demoiselle moderne qui allait jouer le rôle d’une misérable.

      Pas question de tresser mes tifs ou de porter une casquette, c’était

      pénible, j’avais toujours des mèches devant les yeux. Les chaussures

      me serraient, j’avais mal aux pieds, après trois pas. Les chaussettes

      devaient être tirées et en harmonie avec la fleur en tissu qui ornait ma

      poitrine. Je devais « sentir bon », leur parfum me donnait un drôle de

      goût dans la bouche. C’était infernal, j’étais une poupée de chiffon que

      l’on habillait et déshabillait sans cesse, un calvaire pour une fille

      habituée à la liberté. Satisfaire la curiosité des curieux qui posaient les

      questions les plus saugrenues, avec un sourire. On m’a demandé si je

      couchais, à onze ans ! N’importe quoi, je répondais : je me couche tous

      les soirs et je dors bien. Je devais évoquer mes parents, mes grands-

      parents, leur curiosité devenait insatiable.12

      — J’imagine ! Cette partie devait être difficile pour vous, conclut la

      journaliste.

      — Difficile est faible. Heureusement, je provoquais des incidents.

      Je m’accordais quelques écarts dans le langage et les gestes. Au

      début, François me reprenait. Il a vite compris, à chacune de ses

      réflexions j’en rajoutais une couche, mon impertinence montait d’un

      cran. Sur le tournage, certains s’amusaient beaucoup de mon

      effronterie et la provoquaient pour s’en amuser ouvertement, je

      détestais la télé et endroits publics.

      — Dans l’autre partie, enfin dans le travail, dans votre rôle, vous étiez

      docile, sérieuse et respectueuse, je pense ? demande Morgane.

      — Vous pensez mal ! J’avais du mal à faire ce que le scénariste avait

      écrit, je faisais ce que j’avais l’habitude de faire. Je me tressais les tifs

      n’importe comment, comme tous les jours, je refusais la coiffeuse.

      L’habilleuse n’avait pas plus de succès, j’enfilais mes guenilles moi-

      même. J’appréciais la maquilleuse pour les sorties et les présentations

      publiques, un délicat brillant sur mes lèvres, une touche de fard à

      paupières, faisaient de moi une petite lolita bourgeoise.

      Inutile de le dire, mon langage démentait ce simulacre de

      bourgeoisie dans la seconde. Je ne voulais pas de maquillage pendant

      le tournage. Peinturlurée, amies ou ennemies, les bêtes, même

      dressées pour le cinéma, se seraient enfuies à mon approche, sans me

      reconnaître. Imaginez les écueils ou les renards, reniflant Lys de

      Châtel, à mon avis, une telle odeur synthétique pouvait les asphyxier

      dans la minute.

      Le tournage avait lieu chez nous, continue Lucie, ils avaient intégré

      la cabane, au toit percé, de mes parents dans le décor. Je ne jouais pas

      le rôle de Lucie, j’étais La Fauve. Je ne tenais aucun compte des

      caméras et de tout leur bazar, les villageois non plus. Ils nous voulaient

      dans leur cinéma, ils se débrouillaient pour nous y faire entrer. Ce n’était

      pas simple, je prenais un malin plaisir à me rebeller lorsque quelqu’un

      m’empêchait de faire à mon idée. Le trio, manager, réalisateur,

      producteur, était exaspéré, lorsque je résistais trop, le tourage était

      suspendu jusqu’au lendemain, pour calmer le jeu.

      — Les rôles étaient inversés, je n’étais pas une actrice jouant devant

      la caméra. L’équipe devait me suivre, me traquer, j’étais la bête

      sauvage sur son territoire qu’il ne fallait pas effaroucher. Pas question

      de répétition ni de seconde prise. Tout sur le vif, on garde ou on jette,

      comme à la pêche.

      — Eh bien, ! pas très facile pour François et le réalisateur !13

      — Certes, il était fou de rage et menaçait de me jeter dehors toutes

      les cinq minutes, parce que je ne faisais pas ce qui était écrit. Ses

      menaces ne me gênaient pas, au contraire, licenciée je recouvrais ma

      liberté, je le priais de le faire. Finalement, au visionnage des rushes, le

      producteur, trouvant mon jeu à son goût et assez convaincant, a décidé

      de m’octroyer une certaine liberté d’expression, précise la comédienne.

      — Vous en avez profité…s’informe la journaliste.

      — Non, abusé, plus qu’il n’est permis, serait le bon mot ! J’ai recréé,

      réécrit mon personnage, en quelque sorte. Engagée pour le rôle

      secondaire de Louise, je l’ai noyé dans une troublante réalité. Je n’en

      tire aucune fierté, pour moi, ce n’était pas un jeu ni un rôle, c’était ma

      réalité. Je ne jouais pas la comédie, je vivais ma vie, tout simplement.

      C’est, sans doute, ce qui a fait le succès du film.

      J’ai pris toute la place, reléguant les autres acteurs à des

      personnages secondaires. À la fin, l’histoire n’avait plus rien à voir avec

      le scenario. Plusieurs titres ont été envisagés. Le bois ardent du départ

      est passé par Lucie au bois ardent, Le bois de Lucie. Finalement, le film

      est sorti sous le nom de Lucie, l’état sauvage.

      — À sa sortie, Lucie a connu un vif succès si j’ai bien compris,

      avance Morgane.

      — Pour celui-ci, nous pouvons le dire. J’étais persécutée par les

      chasseurs d’autographes qui assiégeaient mon domicile. Les touristes

      affluaient pour se promener dans la garrigue, ma garrigue. C’était

      invivable. Ce que les gens ne savent pas, c’est ce qui arrive après. Une

      fois le film lancé, venait l’enfer de la promotion. Romain et moi, nous

      nous trimballions un peu partout, avec Amélie, souvenez-vous, la

      nounou. Il fallait sourire à la télévision, rencontrer les gens lors des

      projections. Répondre à des questions du genre « Vous êtes une

      grande comédienne, vous avez joué un rôle difficile avec une telle

      conviction, on le croirait vrai. » On me prêtait un tas de qualité que je

      n’avais pas et passait sous silence les défauts que j’avais pour de bon.

      Le lancement fait, le film poussé vers oubli par les parutions plus

      récentes, finie la belle vie, plus question d’être servie et choyée. Je suis

      retournée chez mes grands-parents, sans un sou en poche.

      « Vous toucherez le pactole le jour de vos dix-huit ans. ». Ce sont

      de belles espérances qui ne font pas bouillir la marmite.

      — C’est certainement une loi de protection, afin de vous mettre à

      l’abri d’un détournement, conclut Morgan.

      — Sans doute ! Toutefois, après un an sans école, je suivais des

      cours par correspondance, sous la vigilante autorité d’Amélie. Après un14

      an de vie facile, la reprise était un peu dure. Je traînais dans les bois,

      comme avant, avec autant de plaisir, même si je n’avais plus l’envie de

      chaparder mon casse-croûte. Mon esprit de liberté avait du mal à se

      remettre de ce passage dans le monde civilisé. On m’a proposé de

      tourner un autre film, dans un autre registre, j’ai refusé, une fille habillée

      en robe jusqu’aux pieds, avec un chignon comme une pomme de pin

      perchée sur des talons hauts, un rôle de composition mal composé.

      Ensuite, on m’a proposé de camper une jeune fille de la ville, atteinte

      d’une maladie difficile, elle bégayait et ne pouvait pas exprimer

      correctement ce qu’elle voulait dire. Ce n’était pas un rôle pour moi,

      seul le réalisateur semblait l’ignorer. Romain a accepté, évidemment, il

      ne savait pas résister au frottis des billets.

      Le résultat était moyen, en plus, il est sorti en même temps que des

      grands films avec des comédiens ayant des dizaines de films à leur

      actif.

      Tout devenait compliqué. Avec l’accord de mes grands-parents,

      entre-temps devenus officiellement mes tuteurs, nous avons réussi à

      débloquer un peu d’argent pour construire une petite maison. Nous y

      étions bien et la pinède, ressemble aux garrigues.

      — Ensuite, vous l’avez revendue pour en construire une plus grande

      avec une piscine et tout, imagine Morgane.

      — Mais non pourquoi, cela ? Elle n’est pas jolie notre maison.

      — C’est celle-ci ? se récrie la journaliste. Je ne pensais pas,

      excusez-moi.

      Romain habitait dans cette rue, il nous a obtenu un bon prix pour le

      terrain, la commune était ravie d’accueillir la sauvage Skaïla. Je ne sais

      pas si elle l’est encore, je râle souvent, pour un oui ou pour un non. La

      façade est vers la rue, l’arrière, plein sud, me donne une vue imprenable

      sur le bassin et un accès direct à la plage. Je me plais beaucoup ici. La

      piscine, nous l’avons creusée beaucoup plus tard. Dans le maquis, il

      n’y a pas d’eau, j’ai appris à nager avec ma fille, il n’y a pas si

      longtemps. Des pas, montant l’escalier, attirent l’attention des deux

      femmes.

      — Le monstre d’impolitesse qui vient de passer, c’est ma fille. Elle

      porte douze ans et un caractère difficile. Louise vient saluer Morgane

      s’il te plaît, tout de suite.

      La gamine rebrousse chemin, l’air fatigué, et jette son cartable sur le

      canapé. Elle essuie ses yeux mouillés d’un revers de manche et, sans

      enthousiasme, elle tend la main à la journaliste.

      — Tu pleures, quelque chose ne va pas à la danse, tu n’es pas15

      tombée, j’espère, s’inquiète la mère.

      — Le cours de danse a été annulé, la prof n’était pas là, dit Louise.

      — Et tu pleures pour si peu ? Je n’y crois pas, tu t’es chamaillée ?

      — Tu es une mauvaise mère, lance la gamine avec un fort accent

      de défi dans la voix. Une très mauvaise mère ! insiste Louise.

      — Ah ! dans ce cas, le mal est plus grave que je ne pensais. Les

      enfants sont impitoyables, souligne la maman à l’intention de Morgane.

      Vous consacrez tout votre temps et tout votre amour pour élever votre

      fille et, au bout de douze longues années à se faire câliner, elle

      s’aperçoit que vous êtes une très mauvaise mère. Louise, explique-toi,

      sinon Morgane écrira n’importe quoi. Elle est journaliste.

      — Ça va, je l’ai compris, j’étais là depuis le début, j’ai tout entendu.

      Tu ne m’as jamais raconté ton histoire, je la découvre par hasard, au fil

      d’une interview. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu me croyais capable

      de la vendre, à je ne sais qui, contre un peu d’argent de poche ? Tu as

      une belle opinion de moi !

      — Ce n’est pas la partie la plus glorieuse, j’avais honte et je ne

      souhaitais pas que tu sois moquée ou brimée à l’école. La fille d’une

      clocharde, imagine ! Les enfants sont impitoyables entre eux. Avec ton

      père, nous nous en tenions à la version de la bonne comédienne, plus

      valorisante pour notre fille. Cela t’attriste au point d’en pleurer ?

      — Je ne pleure pas sur ton histoire ou sur toi, je pleure sur ma

      confiance perdue, dans ton monde de secrets. Sur la bêtise de la petite

      idiote qui te confiait ses innocentes misères, son envie de choisir ses

      habits et son désir de vivre le peu de liberté que tu lui octroies. La petite

      qui se laissait remonter les bretelles lorsqu’elle faisait sa toilette en trois

      minutes parce qu’elle était en retard. Je sens La Fauve sans doute. Tu

      devais bien rigoler dans ta moustache assortie à la couleur de tes

      cheveux. Les familles ont des secrets souvent moches. Le tien est beau

      comme roman et tu ne m’as rien dit. Je suis fâchée d’être tenue à l’écart

      de ton enfance, voilà ! tempête la petite.

      — Tu connais cette histoire par cœur tu as regardé le film, je ne sais

      combien de fois. Tu l’as découverte, tu étais toute petite, fait observer

      la mère. Découverte ? Je regardais Walt Disney, un dessin animé sans

      dessins, avec une vraie fille qui ressemblait un peu à maman. Elle me

      plaisait cette petite avec la poupée mal fichue qu’elle traînait, confie

      Louise. La pauvre, j’avais envie de lui donner la mienne.

      — Mal fichue, c’est le mot ! C’était une chaussette bourrée de foin

      avec un lacet serré à cinq centimètres des orteils pour figurer la tête,

      confirme Lucie.

      Louise n’a pas l’ombre d’un sourire, elle regarde sévèrement sa

      mère. Et la contredit immédiatement, avec un certain aplomb.16

      — Elle avait des jambes ! insiste Louise.

      — C’est vrai, j’avais coupé le haut de la chaussette en deux et j’avais

      roulé avec deux morceaux de mousse, récupérés sur un vieux fauteuil,

      puis recousu chaque côté, séparément, avec du fil blanc.

      — Sur une chaussette noire… rigole la petite.

      — Tu vois, tu ne peux invoquer l’ignorance ! marmonne la

      comédienne.

      — Je l’ai appris plus tard, la fille des bois, c’était toi. Je l’avoue, j’en

      avais marre de me coltiner la cassette à chaque fois qu’une copine

      curieuse voulait voir jouer la remarquable comédienne qu’était ma

      mère. J’ignorais combien tu trompais tout le monde, en fait tu es plus

      menteuse qu’actrice et, ça, ta fille a du mal à l’avaler !

      — Enfin, je ne t’ai rien caché, se défend la maman.

      — Tu ne manques pas d’air, tu m’as tout caché au contraire. Ce film,

      je l’ai vu au moins deux cents fois, et finalement, je ne l’ai jamais

      regardé avec les yeux qu’il fallait, avec le bon regard. En définitive, je

      n’ai rien vu et, surtout rien compris. Je peux réciter les dialogues, situer

      chaque scène, malgré cela je n’ai pas vu ce film comme j’aurais dû le

      voir : un documentaire sur ma mère. Tu auras du mal à te faire

      pardonner ton silence, je te le garantis ! C’est un crime de mensonge

      lèse fille ! Comme dit le prof d’histoire à propos de je ne sais quel roi

      explose Louise.

      — N’exagères-tu pas un peu ? proteste la mère.

      — C’est moi qui exagère, je rêve, j’aurais tout entendu aujourd’hui !

      J’admirais ce que je supposais être tes talents d’artiste. Jamais la

      pensée que ce pouvait être « ta vie », ne m’a effleurée. Tu m’as caché

      la partie de ce que j’aurais aimé connaître par le menu, tu as escamoté

      la meilleure confidence possible entre une mère et sa fille. Ta véritable

      enfance, emplie d’aventures et de vérité vraie, c’est mieux que du

      cinéma, non ? Tu es une très mauvaise mère… par omission et

      dissimulation volontaire, voilà, sanctionne la fille.

      Sur ces mots la gamine court se réfugier à l’étage. La journaliste,

      gênée, ne sait quelle contenance prendre. À douze ans, elle n’aurait

      pas osé parler de cette façon impertinente à sa mère.

      — Dans cinq minutes elle va descendre s’excuser. Une fauve

      n’engendre pas des moutons, c’est l’hérédité. De moi, elle a le côté

      Fauve qui sait ce qu’il veut. Rebelle, sans doute, elle vient d’en établir

      la preuve. Adorable, pas besoin de confirmation, c’est une certitude.

      — Où en étions-nous, à la maison je crois, reprend Lucie. Nous

      avons quitté les broussailles pour nous installer ici. Mes grands-parents

      se sont habitués facilement à la vie locale du bassin d’Arcachon. Je

      passais mon temps libre dans les pins, assise sur un arbre couché par17

      un coup de vent, j’observais les écureuils à la jumelle. À force de me

      voir, ils venaient près de moi sans méfiance. Parfois j’apportais des

      cacahuètes, quelques semaines après, ils en étaient à vider mes

      poches eux-mêmes, jetant dehors tout ce qui ne les intéressait pas.

      S’ils étaient salés, ils n’en mangeaient pas. J’étais devenue leur amie,

      avaient-ils compris que j’appartenais, comme eux, au peuple des bois?

      — La forêt de pins est assez loin, vous aviez déjà une voiture à ce

      moment-là, argue Morgane.

      — J’étais beaucoup trop jeune ! Je circulais avec un Pétarou comme

      disait mon grand-père, un vélomoteur si vous préférez. Je l’utilisais pour

      aller au lycée Nord Bassin, cela me conférait une certaine autonomie.

      Cette liberté, encadrée par la raison, était moins aventureuse que la vie

      sauvage, faute de mieux, je m’en contentais, glisse la petite.

      — Vous avez tourné dans un autre film, me semble-t-il ?

      — Ah, oui ! j’avais le rôle d’une jeune femme attardée mentale et

      sauvage. J’avais dix-sept ans. J’étais dans la distribution à cause de

      mon rôle dans Louise. Mon personnage n’a pas marqué. Abêtie par un

      semblant de confort, je n’avais plus la moelle nécessaire pour

      convaincre le public dans ce genre de personnage. Morgane, pour dire

      la vérité, j’étais très loin d’être assez bonne comédienne pour incarner

      une misère fabriquée de toutes pièces.

      — Vous avez arrêté votre carrière ? s’informe la journaliste.

      — Pensez-vous ! Elle s’est assoupie d’elle-même, assez vite.

      Romain n’arrivait plus à me placer nulle part. Je refusais les quelques

      contrats que l’on me proposait dans la publicité. Je ne voulais pas voir

      mon nom associé à du papier toilette, à un tube de colle ou un

      déboucheur d’évier. Un parfum ou un bijou m’aurait convaincue

      facilement, toutefois personne ne songeait à la misérable Skaïla pour

      promouvoir ce genre de produit luxueux. C’étaient mes idées du

      moment. Je le reconnais aujourd’hui, elles étaient tout à fait idiotes et

      rétrogrades.

      — Ensuite, vous vous êtes mariée et vous avez eu votre fille…

      — La vie continue. Un avenir contradictoire, la gamine qui courait

      dans la garrigue en comptant sur ses doigts est devenue experte-

      comptable et agrée auprès des tribunaux. N’est-ce pas incroyable ? La

      fille pourchassée par les gendarmes entre au palais de justice, par la

      grande porte, sans bracelets.18

      Chapitre 3

      — Votre vie est un paradoxe semé d’invraisemblances étonnantes,

      elle n’en demeure pas moins une belle histoire. Vos partez de rien, vous

      frôlez les sommets, puis vous reprenez votre place, sans un mot, après

      avoir effleuré la grande vie des artistes. Vous êtes pleinement satisfaite

      de votre vie et ne présentez aucune forme de regrets. Beaucoup

      seraient aigris, résume la journaliste.

      — Sans raison, reconnaissez-le. J’ai connu le pire et le meilleur,

      maintenant, je suis une madame Toutlemonde avec une petite

      expérience amusante dans sa vie. Mon aventure Skaîla.

      — Morgane, vous savez écouter, reprends la comédienne après une

      pause. Vous savez comprendre, vous êtes rigoureuse et je pense

      honnête, n’est-ce pas ?

      — J’ignore si je possède toutes ces qualités, vous me gênez.

      — Louise, veux-tu descendre s’il te plaît. Si papa est rentré, dit lui de

      venir, appelle Lucie, du bas de l’escalier.

      La journaliste se demande à quoi rime cette réunion. Pour la photo,

      elle souhaitait proposer un portrait de l’actrice au moment de L’état

      sauvage et de l’associer à celui de la femme d’aujourd’hui. Elle a peu

      de goût pour une photo de famille, qui serait pratiquement hors sujet.

      — Tu es là, parfait, je te présente Morgane, la journaliste dont nous

      avons parlé. Régis, est le papa de Louise et mon homme.

      — Je ne souhaite pas être sur la photo, je te l’ai dit, attaque le mari.

      — Je n’ai besoin ni de toi ni de Louise pour montrer le passage du

      temps. En revanche, j’ai besoin de vous pour confondre la très

      mauvaise mère de Louise que je suis devenue.

      — Une mauvaise mère tu plaisantes ! s’exclame Louise, avec une

      flagrante mauvaise foi, en se vautrant tendrement dans les bras de sa

      mère. J’ai la meilleure maman que je connaisse. Bon, je n’en connais

      qu’une, ça ne change rien, je t’aime quand même.19

      — Morgane, vous êtes la personne qu’il nous faut. Je vous propose

      de faire un livre avec l’histoire de Skaïla, la vraie, du début à la fin.

      — Moi ! ce n’est pas sérieux, enfin je débute. Vous plaisantez ?

      — En ai-je l’air ? Lucie était-elle capable d’être comédienne ? Nous

      ne le pensons pas. Malgré cela, elle a essayé. Prenez le temps d’y

      réfléchir. Ma fille est curieuse, trois cents pages de mon enfance devraient

      combler ses envies de confidences d’un autre âge.

      La surprise de Morgane est visible, elle reste silencieuse un moment,

      puis lâche du bout des lèvres :

      — Pourquoi pas ? elle murmure.

      — J’aime les gens positifs qui envisagent toutes les propositions,

      souligne la maman ; il faut de lancer.

      Après une pause la journaliste revient à l’interview.

      — Vous avez eu des expériences inoubliables. Toutes les filles

      rêvent de vivre des épisodes semblables. Pour le dépaysement et la

      fierté que cela apporte. Vous, vous n’en tirez aucune gloriole. Votre fille

      n’est pas réellement informée de votre jeunesse vagabonde. Craigniez-

      vous qu’elle ne vous repousse ou ne vous envie ?

      — Vous avez pu en jugez, sa vie n’a rien de difficile, ici, avec nous.

      Malgré cela, j’en suis certaine, ce genre d’adolescence serait apprécié

      par Louise, avance la mère. Elle ne mesure pas, avec précision, ce que

      j’ai vécu. Elle ne se réfère qu’au manque de contraintes, à cet esprit de

      liberté animal, qu’elle a reçu en héritage, déplore la comédienne.

      — Si c’est le cas, seriez-vous chagrinée d’un tel choix ?

      — Honnêtement… non ! L’enfance et l’adolescence passent si vite, il

      faut en profiter au maximum. L’opportunité n’est pas toujours au

      rendez-vous, mais c’est certain, il faut vivre à fond, faire tout ce que l’on

      peut dans sa jeunesse, prophétise Louise.

      — C’est ce que vous lui dites, je suppose ? avance la journaliste.

      — J’aimerais le lui proposer, ouvertement, de faire les quatre cents

      coups, tant qu’elle peut les faire. Ce que l’on nomme indûment « l’âge

      bête » est une bonne excuse, une couverture. Vous et moi, nous savons

      combien le conseil de sa mère, serait mal venu, en ce moment où les

      jeunes atteignent des sommets dans la rébellion et l’incivilité.

      — En somme, vous avez gardé votre nature du premier jour,

      indépendante et rebelle. Finalement, sans rien renier de L’état sauvage,

      madame Toulemonde se plie, gentiment, aux conventions de la société

      actuelle, découvre La journaliste.

      — Carnassière ? sans doute. Je ne renie rien de mes aventures, tant20

      sauvageonne que cinématographique. Toutefois, je ne suis pas du

      genre à mordre la main qui contribue à remplir mon assiette de soupe.

      — Je ne vois pas très bien, avance la journaliste.

      — Elle parle des sous qu’elle touche à chaque fois qu’une petite

      chaîne, d’ici ou d’ailleurs, passe ses films, répond Louise en sautant les

      dernières marches de l’escalier.

      — Tu écoutais encore, tu es indiscrète, affirme sa mère.

      — Je suis descendue m’excuser, reprend la fille avec une petite voix

      contrite. Et te dire de te méfier, les journaux inventent n’importe quoi

      pour noircir du papier, tu t’exposes aux pires commérages.

      Elle s’installe près de sa mère et l’embrasse affectueusement. La

      petite a bien la tendresse au bord du cœur, comme le soulignait sa

      maman.

      Morgane voit mal Louise vivre dans la cabane, échapper aux

      gendarmes, habituer les écureuils à sa présence, avec patience. La vie

      facile ne donne pas envie d’arracher son existence à l’adversité.

      Je ne vois pas l’ados dans la garrigue, à la place de sa mère. Il

      émane d’elle une certaine distinction dans les gestes qui n’a rien de

      sauvage. Heureusement, l’élégance et la grâce ne sont pas l’apanage

      des gens riches.

      — C’est la vérité, mes navets sont diffusés un peu partout, pour

      boucher les trous entre les publicités. Je ne vais pas m’en plaindre.

      — Puisque nous parlons gros sous, il me faut, impérativement, trente

      euros avant la parution de l’article, affirme la petite, à la surprise des

      deux femmes.

      — Louise, ferais-tu du chantage à notre amie la journaliste ?

      — Ben, non, pourquoi ?

      — Trente euros pour quoi faire alors ? insiste Lucie.

      — Pour acheter un DVD. Pas question de me recoltiner la vieille

      cassette usée. Avec le battage que vous allez faire, les copines vont en

      redemander. Il est sorti en DVD, j’espère ?

      — Il y a bien longtemps, j’en avais reçu un exemplaire, je l’ai rangé, je

      ne sais plus où je l’ai mis, bougonne Louise.

      — Morgane, je vous prends à témoin, réplique la petite ! On reçoit le

      film de sa vie, on le planque, on l’oublie et surtout on n’en parle pas à

      sa fille. Comment dois-je le prendre ? je le prends mal, c’est tout, sur

      ces mots, elle remonte les marches quatre à quatre.

      En y pensant, Lucie est consternée, peut-être aurait-elle mieux fait

      de parler à Louise depuis longtemps. La fanfaronnade n’est pas dans21

      son caractère, toutefois un secret tardif est, peut-être, plus difficile à

      comprendre. Elle avait fixé rendez-vous à la journaliste un mercredi,

      jour où Louise est absente toute la journée. Nul ne pouvait prévoir

      l’absence de la professeure de danse, c’est le genre de gouttes d’huile

      qui coince la machine. Elle pensait l’informer à la sortie de l’article. À

      tout prendre, c’est bien mieux ainsi. C’est sa faute, elle n’aurait jamais

      dû se résoudre à raconter cette partie à un journal.

      — Lucie, vous êtes perdue dans la garrigue ou le maquis ? demande

      Morgane en voyant la femme, le regard lointain, noyé dans un passé

      qu’elle revit.

      — Même pas, je cherche la raison qui nous a amenés, mon mari et

      moi, à dissimuler ce passage de ma vie. Ménager la petite ? L’excuse

      ne tient plus, vous l’avez entendue, elle considère ce silence comme la

      privation d’une chose due. Un délit de silence, en quelque sorte !

      — Si vous deviez faire un bilan, tirer une morale de cette histoire,

      propose la journaliste.

      C’est simple, il faut tout dire à ceux que l’on aime, les bonnes

      nouvelles comme les mauvaises, afin de partager les joies et les peines.

      Les enfants sentent les choses, les comprennent et savent s’adapter,

      bien plus facilement que nous. On devrait interdire aux parents de

      mentir ou de se taire. En évitant les rancœurs et les non-dits, la vie

      serait certainement plus facile. Vous avez entendu Louise, tout le

      monde le sait, la vérité sort de la bouche des enfants, non ?

      — Je vous remercie, je vous le promets, mon article reflétera

      fidèlement ce que vous m’avez confié.

      S’il vous plaît, il faut surtout y écrire que les pauvres peuvent être

      heureux.

      Jany

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