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- 23 mai 2021 à 8h02 #14520423 mai 2021 à 8h02 #163753
Le frêne
Traduit par Vincent de l'Epine
Tous ceux qui ont parcouru l’est de l’Angleterre connaissent les petits cottages qui parsèment cette région – ces petites constructions humides, souvent de style italien, entourées d’un parc d’un peu moins de cent acres.
Elles ont toujours exercé sur moi une profonde attraction, avec leurs clôtures de chêne gris à claire-voie, leurs nobles arbres, leurs mares bordées de roselières, et la ligne lointaine des forêts à l’horizon. J’aime les portiques soutenus par des piliers, peut-être appuyés contre une maison en brique rouge de l’époque de la Reine Anne, recouverte de stuc pour suivre la mode « grecque » de la fin du XVIIIème siècle ; j’aime les halls d’entrée, montant jusqu’au toit, qui devraient toujours être pourvus d’une galerie et d’un petit orgue. J’aime aussi les bibliothèques, où vous pouvez trouver tout ce que vous voulez, depuis un psautier du XIIIème siècle jusqu’à un in-quarto de Shakespeare. J’aime les peintures, bien sûr, et peut-être plus que tout, j’aime à m’imaginer ce que devait être la vie dans une telle demeure quand elle fut construite, aux temps de la prospérité des maîtres des lieux ; mais aussi maintenant que l’argent n’est plus aussi abondant, mais que les goûts sont plus variés, et la vie tout aussi intéressante. J’aime à m’imaginer possédant une de ces maisons, et assez d’argent pour l’entretenir et y recevoir modestement mes amis.
Mais il s’agit là d’une digression. Je dois vous parler d’une curieuse série d’évènements qui se sont produits dans une maison telle que celle que je viens d’essayer de vous décrire. Je veux parler de Castringham Hall, dans le Suffolk. Je pense que le bâtiment a beaucoup changé depuis l’époque de mon histoire, mais les caractéristiques principales que j’ai décrites sont toujours là – portique italien, maison blanche et carrée, plus vieille à l’intérieur qu’à l’extérieur, un parc bordé de bois, et une mare. Mais ce qui différenciait particulièrement la maison de toutes les autres, a disparu. Quand vous la regardiez depuis le parc, vous pouviez voir sur la droite un grand et vieux frêne, à une demi-douzaine de pieds du mur, ses branches touchant presque le bâtiment. Je pense qu’il s’était toujours tenu là depuis que Castringham avait cessé d’être une place fortifiée, et que le fossé avait été comblé, et l’habitation Elizabethaine construite. De toute façon, il avait sans doute atteint sa taille maximale en 1690.
Cette année-là, le district où se trouve Castringham Hall était le théâtre de nombreux procès en sorcellerie. Il serait bien long, je crois, d’arriver à avoir une idée des raisons profondes, pour peu qu’il y en eût, dans lesquelles prit racine la peur universelle des sorcières en ces temps anciens. Que les personnes accusées de ces crimes aient réellement imaginé posséder quelque pouvoir extraordinaire, ou qu’elles aient eu la volonté, sinon les pouvoirs, de nuire à leurs voisins, ou que toutes les si nombreuses confessions, aient été arrachées par la cruauté des inquisiteurs, ce sont là des questions qui, à mon sens, ne sont pas près de trouver une réponse. Et l’histoire que je vais raconter me donne à réfléchir. Je ne peux pas la balayer comme une pure invention. Le lecteur jugera par lui-même.
Castringham apporta sa victime à l’auto-da-fé. Son nom était Mrs. Mothersole, et elle différait des sorcières de village habituelles par le fait qu’elle était plus aisée et avait une position plus influente. Quelques fermiers de la paroisse, de bonne réputation, firent ce qu’ils purent pour la sauver, pour témoigner en sa faveur, et montrèrent une très grande inquiétude quant au verdict des jurés.
Mais ce qui semble avoir été fatal à la femme, ce fut la déposition du propriétaire de l’époque de Castringham Hall – Sir Matthew Fell. Il attesta l’avoir vue par trois fois depuis sa fenêtre, sous la pleine lune, coupant des branches « du frêne près de ma maison ». Elle était montée sur les branches, vêtue de sa seule chemise de nuit, et coupait de petites branches avec un couteau curieusement incurvé, et ce faisant elle semblait se parler à elle-même. A chacune de ces occasions, Sir Matthew avait fait de son mieux pour la capturer, mais elle avait à chaque fois été avertie par quelque bruit qu’il avait fait par inadvertance, et une fois descendu dans le jardin, il ne put rien voir d’autre qu’un lièvre qui s’enfuyait en direction du village.
La troisième nuit, il avait fait de son mieux pour la suivre, aussi vite qu’il avait pu, et avait couru droit à la maison de Mrs. Mothersole, mais il avait ensuite dû frapper à la porte pendant un quart d’heure avant qu’elle ne lui ouvre, très en colère et aussi ensommeillée que si elle venait juste de sortir du lit, et il ne put trouver aucune raison valable à sa visite.
Ce fut principalement sur ce témoignage, bien qu’il y en eût beaucoup d’autres d’autres paroisssiens, même s’ils étaient moins frappants, que Mrs. Mothersole fut reconnue coupable et condamnée à mort. Elle fut pendue un mois après le procès, en même temps que cinq ou six autres infortunées créatures, à Bury St Edmunds.
Sir Matthew Fell, alors adjoint au shérif, était présent à l’exécution. C’était un matin de mars bruineux et humide ; la charrette gravit la colline herbeuse à la sortie de Northgate, où se trouvaient les potences. Les autres victimes étaient apathiques ou brisées de désespoir, mais Mrs. Mothersole était, dans la mort comme dans la vie, d’un tempérament bien différent. Sa « rage empoisonnée », comme le rapporta un témoin de l’époque, « fit une telle impression sur toute l’assistance, oui, même sur le bourreau, que tous ceux qui l’ont vue ont toujours affirmé qu’elle semblait l’incarnation d’un démon fou. Et pourtant elle n’offrit aucune résistance aux officiers de la loi ; seulement elle jeta sur tous ceux qui posaient la main sur elle un regard si terrible et si venimeux que – comme l’un d’eux le raconta plus tard – il vous hantait l’esprit pour les six mois à venir rien que d’y penser.
Toutefois, les seules paroles qu’on lui prête n’ont visiblement aucun sens : « Il y aura des invités à Castringham Hall ». Ce qu’elle répéta à plusieurs reprises à voix basse.
Sir Matthew Fell ne fut pas peu impressionné par le comportement de la femme. Il en parla au vicaire de sa paroisse, qui rentra en sa compagnie une fois ces affaires de justice terminées. Il n’avait pas témoigné de gaité de cœur pendant le procès ; il n’avait jamais vraiment été gagné par la frénésie de la chasse aux sorcières, mais il déclara, à ce moment-là et aussi plus tard, qu’il ne pouvait rendre compte des faits autrement, et qu’il n’était pas possible qu’il se soit trompé sur ce qu’il avait vu. Toute l’affaire avait été pour lui très déplaisante, car c’était un homme qui aimait rester en bons termes avec tous ses voisins, mais il avait pensé que c’était son devoir, et il l’avait accompli. Il n’avait pas eu d’autres motivations. Le vicaire avait applaudi ses paroles, comme l’aurait fait tout homme de bien.
Quelques semaines plus tard, alors que la pleine lune brillait dans la nuit de mai, le vicaire et le squire se rencontrèrent à nouveau dans le parc, et marchèrent ensemble vers le château. Lady Fell était chez sa mère, qui était sérieusement malade, et Sir Matthew était seul à la maison ; Mr Chrome, le vicaire, ne fut donc pas difficile à convaincre de rester dîner.
Sir Matthew ne fut pas de très bonne compagnie ce soir-là. Ils discutèrent surtout d’affaires de famille ou concernant la paroisse, et, par chance, Sir Matthew rédigea un memorandum où il indiquait ses vœux ou ses intentions concernant ses propriétés ; document qui revêtit par la suite une très grande importance.
Quand Mr Crome commença à parler de rentrer chez lui, vers neuf heures et demie, ils empruntèrent tous deux le chemin de gravier derrière la maison. Le seul incident qui frappa Mr Crome fut celui-ci : ils étaient en vue du frêne dont j’ai déjà dit qu’il se trouvait près des fenêtres du bâtiment, quand Sir Matthew s’arrêta et dit :
« Qu’est-ce donc, qui va et vient le long du tronc du frêne ? Ce n’est quand même pas un écureuil ; ils sont tous dans leurs nids à présent. »
Le vicaire regarda et vit une créature en mouvement, mais avec le clair de lune, il ne put se faire une idée de sa couleur. Il avait aperçu la silhouette toutefois, et il aurait pu jurer, dit-il, bien que cela semblât pure folie, que, écureuil ou pas, cela avait plus de quatre pattes.
Mais il n’y avait rien de plus à dire de cette vision fugitive et les deux hommes se séparèrent.
Le jour suivant, Sir Matthew Fell ne descendit pas l’escalier à six heures, comme il en avait l’habitude, ni à sept heures, par même à huit heures. En conséquence, les serviteurs allèrent frapper à la porte de sa chambre. Je n’ai pas besoin d’en dire plus sur leur angoisse tandis qu’il tendaient l’oreille, puis frappaient de plus belle. La porte finit par être ouverte de l’extérieur, et ils trouvèrent leur maître mort, et le visage noir, comme vous l’aviez probablement déjà deviné. Ils ne virent pas sur le moment de marques de violence, mais la fenêtre était ouverte.
L’un des hommes alla chercher le pasteur, puis sur ses instructions se rendit à cheval chez le coroner pour le prévenir. Mr Crome lui-même arriva aussi vite que possible au château, et fut introduit dans la pièce où reposait le mort. Il a laissé quelques notes parmi ses papiers qui montrent tout le respect qu’il avait pour Sir Matthew, et le chagrin qu’il éprouva. Il y a aussi ce passage que je retranscris à cause de la lumière qu’il jette sur le cours des évènements, et aussi sur les croyances de ces temps :
« Il n’y avait pas la moindre trace montrant que l’entrée de la pièce avait été forcée, mais la fenêtre à battants était ouverte, comme la laissait toujours mon pauvre ami en cette saison. Il y avait son pot d’argent contenant une pinte de petite bière comme tous les soirs, mais cette fois il ne l’avait pas bue. Cette boisson fut examinée par le médecin de Bury, un certain Mr Hodgkins, qui ne put toutefois y trouver, comme il le déclara sous serment à la demande du coroner, la moindre substance empoisonnée. En effet il était normal, au vu de l’aspect gonflé et noir du corps, qu’on parlât dans le voisinage de poison. Le corps gisait dans le lit dans le plus grand désordre ; il était tellement tordu et torturé qu’on ne pouvait douter que mon estimé ami et paroissien n’ait expiré dans une grande douleur et la plus terrible des agonies. Et ce qu’on ne put expliquer, et qui illustre selon moi les horribles et monstrueux desseins de ceux qui avaient perpétré ce meurtre barbare, c’est le fait suivant : les femmes chargées de la toilette et de la préparation du corps, deux personnes pleines de tristesse et très respectées dans leur triste profession, déclarèrent, et cela fut confirmé dès le premier examen, qu’elles n’avaient pas plus tôt touché la poitrine du cadavre de leurs mains nues, qu’elles ressentirent une violente douleur au niveau des paumes, qui s’étaient mises rapidement à enfler de façon tout à fait anormale jusqu’à leurs avant-bras, à tel point que, la douleur continuant, elles durent renoncer à l’exercice de leur profession pendant plusieurs semaines, et pourtant elles ne portaient aucune marque sur la peau.
Entendant cela, j’envoyai chercher le médecin, qui était toujours dans la maison, et nous inspectâmes aussi soigneusement que nous le pouvions, à l’aide de petite lentille de cristal grossissante, l’état de la peau de cette partie du corps, mais nous ne pûmes rien découvrir d’important à l’aide de cet instrument, si ce n’est une couple de petite piqures, dont nous conclûmes qu’elles avaient probablement été le moyen par lequel le poison avait été introduit dans le corps, nous souvenant de l’anneau du pape Borgia, et d’autres moyens connus utilisés par les empoisonneurs italiens des temps passés.
Voilà ce qui peut être dit des symptômes que présentait le cadavre. Ce que j’ai maintenant à ajouter n’est que ma propre expérience, et la Postérité décidera si l’on peut y trouver quelque valeur. Sur une table au bord du lit se trouvait une bible de petite taille, dont mon ami – exact dans les affaires légères comme dans les plus graves – avait l’habitude de lire un extrait le soir et à son réveil. Quand je la pris dans la main – non sans une larme pour celui qui était passé de l’étude de ses propres insuffisances à la contemplation du Créateur lui-même – il me vint à l’esprit, car nous sommes dans ces moments de désespoir toujours prompts à voir dans la moindre lueur une promesse de lumière, de m’essayer à cette vieille pratique superstitieuse et pourtant répandue qui consiste à interroger la Bible au hasard, comme le faisaient dit-on notre Saint Martyr le Roi Charles, et Lord Falkland. Je dois avouer que ma tentative ne m’apporta pas beaucoup de secours. Et pourtant, comme les causes et origines de cet évènement terrifiant feront peut-être l’objet d’investigations futures, j’en inscris ici les résultats, pour le cas où une intelligence plus vive que la mienne pourrait découvrir s’ils révélaient la trace du malin.
Je fis, donc, trois essais, ouvrant le Livre et plaçant mon doigt sur certains passages, obtenant la première fois ces mots, extraits de Luc, XIII, « Coupe-le », puis la deuxième (Isaïe XIII.20), « Il ne sera plus jamais habité », et à la troisième tentative, Job XXXIX.30, « Ses enfants se nourriront aussi de sang ».
C’est tout ce qui peut être rapporté des papiers de Mr. Crome. Sir Matthew Fell fut dûment mis en bière et porté en terre. Son oraison funèbre, qui fut prononcée par Mr. Crome le dimanche suivant, a été imprimée sous le titre : « La voie interdite, ou l’Angleterre en Danger face aux sombres Manigances de l’Antéchrist », ce qui reflétait le point de vue du vicaire, mais aussi de la plus grande partie du voisinage, à savoir que le Squire avait été victime de l’intensification du complot papiste.
Son fils, Sir Matthew, deuxième du nom, hérita du titre et des propriétés. Et ainsi se termine le premier acte de la tragédie de Castringham. Il est important de mentionner, bien que ce ne soit en réalité pas surprenant, que le nouveau Baronet n’occupa pas la chambre où son père était mort. En vérité personne n’y dormit plus jamais tant qu’il occupa la demeure, si ce n’est un occasionnel visiteur. Il mourut en 1735, et je ne crois pas que quoi que ce soit de particulier ait marqué son règne, si ce n’est la mortalité étrangement anormale qui frappait le bétail, et qui eut tendance à s’aggraver sensiblement avec le temps.
Ceux qui sont férus de détails pourront en trouver un compte-rendu statistique dans une lettre au Gentleman’s Magazine de 1772, qui tire ses informations de documents ayant appartenu au Baronet lui-même. Il y mit fin par un expédient très simple, qui consista à enfermer ses bêtes dans l’étable la nuit, ne gardant pas un seul mouton au-dehors. Il avait en effet remarqué qu’aucune bête qui passait la nuit à l’intérieur n’était jamais attaquée. Par la suite le phénomène se limita aux oiseaux sauvages et au gibier. Mais comme nous n’avons aucune trace précise des symptômes, et que les surveillances nocturnes ne purent jamais apporter le moindre indice, je ne m’attarderai pas sur ce que les fermiers du Suffolk nommèrent « La maladie de Castringham ».
Le deuxième Sir Matthew mourut en 1735, comme je l’ai dit, et son fils, Sir Richard, lui succéda comme de juste. Ce fut en son temps que le grand banc familial fut construit du côté nord de l’église paroissiale. Le squire voyait tellement grand que certaines des tombes qui se trouvaient dans cette partie non consacrée durent être déplacées. Parmi elles se trouvait celle de Mrs. Mothersole, dont la position était connue avec précision, grâce à une note portée sur les plans de l’église et du cimetière, tous deux exécutés par Mr. Crome.
A la nouvelle qu’on allait exhumer la fameuse sorcière, dont quelques-uns se souvenaient encore, une certaine excitation gagna le village. Et la surprise, et même l’inquiétude, furent très vives quand on découvrit que bien que son cercueil fut encore en bon état, il n’y avait à l’intérieur aucune trace de son corps, de ses os, ou même de poussière. En vérité, c’était un phénomène bien curieux, car à l’époque de son enterrement, on ne parlait pas encore de voleurs de cadavres , et il est difficile d’imaginer une raison rationnelle de voler un corps, autre que l’utilisation qu’on peut en faire dans une salle de dissection.
L’incident raviva pour un temps toutes les histoires relatives aux procès des sorcières et à leurs exploits, qu’on avait oubliés depuis quarante ans, et quand Sir Richard donna l’ordre de brûler le cercueil, beaucoup pensèrent qu’il était bien trop téméraire, et pourtant tout fut fait comme il l’avait ordonné.
Sir Richard était il est vrai un dangereux amateur de nouveautés. Avant lui, le château était fait des plus belles briques rouges, mais Sir Richard avait voyagé en Italie et en était revenu contaminé par les goûts italiens. Disposant de plus d’argent que ses prédécesseurs, il décida de léguer un palais italien là où il avait lui-même hérité d’une demeure anglaise. Ainsi la brique fut masquée par le stuc et la pierre de taille, des marbres romains quelconques furent placés ça et là dans le hall d’entrée et les jardins, une reproduction du temple de la Sybille à Tivoli fut érigée de l’autre côté de l’étang. Castringham Hall prit un aspect entièrement nouveau, et je dois dire, beaucoup moins plaisant. Mais il n’en fut pas moins admiré, et servit de modèle à beaucoup des gentilshommes du voisinage dans les années qui suivirent.
Un matin (c’était en 1754), Sir Richard s’éveilla après une nuit agitée. Il y avait eu du vent, et sa cheminée n’avait cessé de fumer. Il faisait pourtant si froid qu’il avait dû maintenir le feu allumé. Et les fenêtres avaient fait un tel raffut qu’il lui avait été impossible de trouver un instant de repos.
Plusieurs invités de marque étaient attendus dans le courant de la journée ; ils espèreraient probablement une partie de chasse, mais les dernières attaques de l’épidémie, qui continuait à décimer le gibier, avaient été ces derniers temps si sérieuses que Sir Richard s’inquiétait pour sa réputation. Mais ce qui lui causait le plus de soucis, c’était la nuit blanche qu’il venait de passer. Il lui serait certainement impossible de dormir à nouveau dans cette chambre.
Tel était le principal sujet de ses méditations pendant le petit déjeuner. Il entreprit ensuite un examen systématique des chambres pour trouver celle qui lui conviendrait le mieux. Il mit du temps à la trouver. L’une avait une fenêtre côté est, une autre côté nord ; les serviteurs passeraient continuellement devant la porte de la troisième, et il n’aimait pas la literie de la dernière. Non, il devait s’installer dans une chambre qui donnât à l’ouest, afin de ne pas être réveillé tôt par le soleil, et il devait être à l’écart de l’activité de la maison. La femme de charge était au bout de ses ressources.
« Eh bien, Sir Richard, dit-elle, « vous savez bien qu’il n’y a qu’une seule chambre comme cela dans la maison. »
« Et laquelle est-ce ? » demanda Sir Richard.
« La chambre de Sir Matthew – la chambre ouest. »
« Bien, installez-moi là, car c’est là que je dormirai ce soir » répondit son maître. « Où est-ce ? Par ici bien sûr », et il s’élança.
« Oh, Sir Richard, mais personne n’a dormi là depuis quarante ans. Elle n’a même pas dû être aérée depuis que Sir Matthew y est mort ».
Ainsi parlait-t-elle, en trottant derrière lui.
« Allez, ouvrez la porte, Mrs. Chiddock. Je veux au moins voir la chambre. »
Et la porte fut ouverte. En vérité elle dégageait une forte odeur de renfermé et de moisi. Sir Richard alla jusqu’à la fenêtre, et d’un geste impatient, comme c’était son habitude, repoussa les volets, et ouvrit en grand les fenêtres. Cette partie de la maison était l’une de celles que les transformations avaient le moins touchées, cachée des regards comme elle l’était pas le grand frêne.
« Aérez-la, toute la journée, Mrs. Chiddock, et installez-y mon lit cet après-midi. Mettez l’évèque de Kilmore dans mon ancienne chambre. »
« S’il vous plait, Sir Richard », dit une nouvelle voix, l’interrompant dans son discours, « pourrais-je avoir la faveur d’un entretien ? »
Sir Richard se retourna et vit un homme en noir qui s’inclinait sur le seuil.
« Je vous demande pardon de cette intrusion, Sir Richard. Sans doute ne me reconnaissez-vous pas. Mon nom est William Crome, et mon grand-père était vicaire du temps de votre grand-père. »
« Eh bien » dit Sir Richard, le nom de Crome est toujours le bienvenu à Castringham. Je suis heureux de renouer une amitié vieille de deux générations. En quoi puis-je vous servir ? Car l’heure de votre visite – et, si je puis me permettre, votre comportement – montrent une certaine urgence. »
« C’est tout à fait exact , Sir. Je chevauche de Norwich à Bury St Edmunds aussi vite que je le peux, et je me suis arrêté chez vous en chemin pour vous remettre des papiers que nous venons tout juste de trouver parmi ce que mon grand-père a laissé à sa mort. Il me semble que vous pourrez y trouver quelques éléments se rapportant à votre famille ».
« Vous êtes très aimable, Mr. Crome, et si vous voulez bien avoir l’obligeance de me suivre au petit salon pour y boire un verre de vin, nous jetterons ensemble un œil à ces papiers. Et vous, Mrs. Chiddock, comme je l’ai dit, veuillez aérer cette chambre… Oui, c’est bien là qu’est mort mon grand-père… Oui, l’arbre la rend peut-être un peu humide… Non, je ne veux pas en entendre davantage. Je vous prie de ne pas faire de difficultés. Vous avez vos ordres, allez-y. Voulez-vous me suivre, Monsieur ? »
Ils se rendirent dans la bibliothèque. Le jeune Mr. Crome (il était au Collège de Clare Hall à l’université de Cambridge, et plus tard il publia une très belle édition de Polyen), avait amené dans son paquet, parmi d’autres choses, les notes qu’avait prises le vieux vicaire à la mort de Sir Matthew Fell. Et pour la première fois, Sir Richard fut confronté aux énigmatiques Sortes Biblicae, les écrits tirés au hasard de la bible. Ils l’amusèrent passablement.
« Eh bien », dit-il, « La bible de mon grand-père a fourni un précieux conseil : – Abattez-le. Si cela fait référence au frêne, qu’il repose en paix, car je ne négligerai pas son conseil. On n’a jamais vu un tel nid à fièvres et à catarrhes. »
Dans le salon se trouvaient les livres de la famille, qui, en attendant l’arrivée d’une collection que Sir Richard avait réunie en Italie, et la construction d’une pièce propre à les recevoir, n’étaient pas si nombreux.
Sir Richard leva les yeux du papier et désigna la bibliothèque.
« Je me demande » dit-il, « si la vieille Bible est encore là ? Il me semble que je la vois. »
Traversant la pièce, il prit une épaisse Bible, qui, en effet, portait sur sa page de garde l’inscription : « A Matthew Fell, de la part de sa Marraine qui l’aime, Anne Aldous, 2 septembre 1659. »
« Ca ne serait pas une mauvaise idée de l’essayer à nouveau, Mr. Crome. Je parierais que nous trouverons quelque chose dans les Chroniques. Mmmm… Qu’avons-nous là ? « Tu me chercheras au matin, et je n’y serai pas. » Eh bien, eh bien ! Votre grand-père en aurait tiré un bien beau présage, non ? Bon, plus de prophéties pour moi, ce ne sont que sornettes. Et maintenant, Mr. Crome, je vous suis infiniment obligé de m’avoir remis ce paquet. Vous serez, je le crains, impatient de repartir. Mais de grâce, laissez-moi vous offrir un autre verre. »
Ainsi, avec toutes ces démonstrations d’hospitalité (car Sir Richard avait la meilleure opinion du jeune homme et de ses manières), ils se séparèrent.
L’après-midi, les invités arrivèrent – L’évêque de Kilmore, Lady Mary Hervey, Sir William Kentfield, et d’autres encore. Dîner à cinq heures, vins, cartes, souper, puis chacun regagna sa chambre.
Le matin suivant, Sir Richard annonce qu’il ne participera pas à la chasse avec les autres. Il a un entretien avec l’évêque de Kilmore. Le prélat, contrairement à la plupart des évêques irlandais de son temps, avait visité son diocèse, et y avait même résidé pendant des périodes considérables. Ce matin-là, alors que tous deux marchaient le long de la terrasse et parlaient des changements et améliorations apportés à la demeure, l’évêque dit, en montrant la fenêtre de la chambre ouest :
« Vous ne pourriez jamais obliger une de mes ouailles irlandaises à occuper cette chambre, Sir Richard. »
« Pourquoi donc, Monseigneur ? En fait, c’est la mienne. »
« En bien, nos paysans irlandais vous diront toujours que cela amène la malchance de dormir près d’un frêne, et vous avez une bien belle pousse de frêne à pas plus de deux yards de la fenêtre de votre chambre. Peut-être » continua l’évêque avec un sourire, « en avez-vous déjà eu un aperçu, car vous ne me semblez pas, si je puis me permettre, aussi bien reposé après une nuit de repos que vos amis aimeraient vous voir. »
« Il est vrai que je n’ai pas dormi de minuit à quatre heures, Monseigneur, quelle qu’en soit la cause. Mais l’arbre doit être abattu demain, je n’en entendrai donc plus parler. »
« Je vous félicite pour votre détermination. Il ne peut être sain de respirer un air vicié par tout ce feuillage. »
« Votre seigneurie a tout à fait raison à mon avis. Mais ma fenêtre n’était pas ouverte la nuit dernière. C’est plutôt ce bruit incessant… sans aucun doute les branches qui frottaient contre le verre… qui m’a maintenu éveillé. »
« Je ne pense pas que ce soit possible, Sir Richard. Voyez – vous le voyez d’ici. Aucune des branches les plus proches ne peut toucher la fenêtre, sauf les jours de grand vent, et il n’y avait pas de vent la nuit dernière. Il leur manque un bon pied. »
« En effet, Monseigneur. Mais dans ce cas je me demande ce qui a bien pu gratter et griffer ainsi, et laisser ces marques sur le rebord de ma fenêtre ? »
Ils finirent par convenir que les rats étaient probablement montés le long du lierre. C’était l’idée de l’évêque, et Sir Richard convint que c’était possible.
La journée se passa paisiblement, et la nuit vint. Chacun regagna sa chambre, souhaitant à Sir Richard de passer une meilleure nuit.
Et nous voici maintenant dans sa chambre, avec la lumière éteinte et le Squire dans son lit. La pièce se trouve au-dessus de la cuisine, et la nuit au-dehors est tranquille et chaude, et la fenêtre est restée ouverte.
Le lit est très eu éclairé, mais il y a là d’étranges mouvements, comme si Sir Richard tournait rapidement la tête de droite et de gauche en faisant le moins de bruit possible. Et maintenant on pourrait croire, tant est trompeuse cette demi-obscurité, qu’il a plusieurs têtes, rondes et brunes, qui s’agitent d’avant en arrière, jusqu’à sa poitrine. C’est une horrible illusion… n’est-ce rien de plus ? Là ! Quelque chose tombe du lit avec un bruit mat, comme un chat, et, en un éclair, sort par la fenêtre… Encore un ! puis quatre ! Puis tout est à nouveau calme.
« Tu me chercheras au matin, et je n’y serai pas. »
Et il en fut de même pour Sir Richard que pour Sir Matthew : on le retrouva mort dans son lit, le visage noirci !
Une pâle et muette assemblée d’invités et de serviteurs se rendit sous la fenêtre quand la nouvelle fut connue. Les empoisonneurs italiens, les agents papistes, l’air infecté – toutes ces explications, et bien d’autres, furent avancées. L’évêque de Kilmore regarda l’arbre : un chat blanc était tapi sur une branche basse, observant le trou que les années avaient creusé dans le tronc. Il semblait regarder quelque chose à l’intérieur de l’arbre creux avec beaucoup d’intérêt.
Soudain il se releva et allongea le cou pour regarder dans le trou. Alors la branche sur laquelle il se tenait céda, et le chat glissa à l’intérieur. Tout le monde leva les yeux en entendant le bruit de la chute.
Chacun sait qu’un chat peut pleurer, mais rares sont ceux, je l’espère, qui ont entendu un hurlement pareil à celui qui sortit du tronc du grand frêne. Il y eut deux ou trois cris (les témoins ne sont pas certains), puis le bruit étouffé d’une agitation ou d’une lutte, puis ce fut tout. Mais Lady Mary Hervey s’évanouit immédiatement, et la femme de charge se boucha les oreilles et s’enfuit en courant, jusqu’à ce qu’elle s’écroule sur la terrasse.
L’évêque de Kilmore et Sir William Kentfield restèrent sur place, mais ils étaient terrifiés, même si ce n’était que le gémissement d’un chat. Sir William avala une fois ou deux sa salive avant de pouvoir dire :
« Il y a dans cet arbre quelque chose dont nous ignorons tout, Monseigneur. Je suis d’avis qu’il faut procéder à une fouille sans perdre un instant. »
Et tout le monde fut d’accord. On amena une échelle, et l’un des jardiniers monta, puis, regarda dans le creux de l’arbre. Il ne vit pas grand-chose, mais il avait l’impression de quelque chose qui remuait au fond. On amena une lanterne, qu’on fixa à une corde.
« Nous devons savoir ce qu’il en est. Sur ma vie, Monseigneur, je suis certain que le secret de ces horribles morts se trouve là. »
Alors le jardinier remonta avec la lanterne, et la fit descendre avec précaution au fond du trou. Chacun pouvait voir le reflet jaune de la lanterne sur son visage tandis qu’il se penchait en avant. Soudain, son visage exprima une terreur et une répugnance indicibles, et il tomba de l’échelle – pour être, heureusement, rattrapé par deux hommes, tandis que la lanterne tombait à l’intérieur de l’arbre.
Il avait presque perdu connaissance, et il fallut un certain temps pour tirer un mot de lui.
Mais au même moment, il y avait autre chose à voir. La lanterne devait s’être brisée en tombant, et la flamme avait certainement mis le feu aux feuilles sèches et aux déchets qui se trouvaient au fond, car en quelques minutes, une fumée dense commença à s’élever, puis une flamme, et rapidement tout l’arbre se mit à flamber.
Tout le monde se mit en rond à quelques yards de distance, et Sir William et l’évêque envoyèrent des hommes chercher les outils ou les armes qu’ils pourraient trouver, car, certainement, la chose qui avait son antre dans l’arbre allait être forcée de sortir pour fuir les flammes.
Et il en fut ainsi. D’abord, ils virent quelque chose de rond, couvert de flammes, de la taille d’une tête d’homme, apparaître soudainement, puis la chose sembla se recroqueviller et retomber en arrière. Ceci, cinq ou six fois. Puis un objet similaire sauta dans l’air et retomba sur l’herbe, et, après un moment, cessa de bouger. L’évêque s’approcha autant qu’il l’osa, et vit – ce qui restait d’une énorme araignée ! Et, tandis que le feu se propageait vers le bas, d’autres corps monstrueux comme celui-là commencèrent à jaillir du tronc, et on se rendit compte qu’ils étaient couverts de poils grisâtres.
Toute la journée le frêne brûla, et jusqu’à ce qu’il tombe en morceaux, les hommes restèrent à côté, tuant de temps à autre les monstres au moment où ils sortaient. A la fin, aucun n’apparut pendant un long intervalle ; alors ils s’approchèrent avec précaution et examinèrent les racines de l’arbre.
« Alors », raconta plus tard l’évêque de Kilmore, « ils trouvèrent en-dessous une cavité ronde dans le sol, où se trouvaient deux ou trois cadavres de ces créatures, qui avaient été étouffées par la fumée. Et, ce qui était encore plus curieux, à côté de cette tanière, contre le mur, était étendu le squelette d’un être humain, avec la peau séchée sur les os, et quelques restes d’une chevelure noire, et ceux qui l’examinèrent furent formel : il s’agissait sans aucun doute du corps d’une femme, morte depuis plus de cinquante ans. »
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