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- 18 octobre 2012 à 20h52 #14368718 octobre 2012 à 20h52 #155266
Cœurs perdus
Traduction de Vincent de l'Epine
Ce fut, pour autant que je puisse en être certain, en septembre de l’année 1811, qu’une chaise de poste s’arrêta devant la porte du Manoir d’Aswarby, en plein cœur du Lincolnshire. Dès qu’elle s’arrêta, un jeune garçon sauta à terre et, pendant le court intervalle de temps qui s’écoula entre la sonnerie de la cloche et l’ouverture de la porte, il regarda autour de lui avec la plus vive curiosité. Il se trouvait devant une haute maison, carrée, en brique rouge, bâtie sous le règne d’Anne ; un porche aux piliers de pierre avait été ajouté dans le plus pure style classique de 1790 ; les fenêtres de la maison étaient nombreuses, hautes et étroites, avec de petits carreaux et d’épaisses huisseries blanches. Un fronton percé d’une fenêtre ronde, couronnait la façade. Il y avait à droite et à gauche des ailes, reliées avec le corps central du bâtiment par de curieuses galeries vitrées, soutenues par des colonnades. Ces ailes abritaient entièrement les écuries et les communs de la demeure. Chacune était surmontée par une coupole ornementée d’une girouette dorée.
Le crépuscule éclairait le bâtiment, faisant briller les fenêtres comme autant de feux. Plus loin, en face du manoir s’étendait un parc parsemé de chênes et bordé de sapins, qui se dressaient devant le ciel. L’horloge du clocher, dissimulé par les arbres à la limite du parc, et dont seule la girouette dorée recevait encore de la lumière, sonnait six heures, et le son venait doucement porté par le vent. C’était une impression tout à fait plaisante, quoique teintée de cette sorte de mélancolie des soirées du début de l’automne, qui était apportée à l’esprit du garçon qui se tenait debout sous le porche en attendant que la porte s’ouvre.
La chaise de poste l’avait amené depuis le Warwickshire, où, quelque six mois auparavant, il était devenu orphelin. Maintenant, grâce à la générosité de son cousin plus âgé, Mr Abney, il venait vivre à Aswarby. L’offre était inattendue, car tous ceux qui en savaient tant soit peu sur Mr Abney le voyaient comme une sorte de reclus austère, dans la routinière maison duquel la venue d’un jeune garçon apporterait un élément nouveau et, pourrait-on dire, incongru. La vérité est qu’on savait très peu de choses des activités ou du caractère de Mr Abney. On avait entendu un professeur de grec de Cambridge dire que personne ne connaissait mieux les croyances religieuses des païens tardifs que le propriétaire d’Aswarby. Sa bibliothèque contenait certainement tous les livres alors disponibles sur les Mystères, les poèmes Orphiques, le culte de Mithra, et les néo-platoniciens. Dans le hall pavé de marbre se tenait une magnifique sculpture représentant Mithra tuant un taureau ; elle avait été importée du Levant à grands frais par le propriétaire. Il en avait publié une description dans le Gentleman’s Magazine, et il avait écrit une remarquable série d’articles dans le Critical Museum sur les superstitions des romains du bas-empire. On le regardait, enfin, comme un homme vivant parmi ses livres, et ce fut une grande surprise parmi ses voisins qu’il ait ne serait-ce qu’entendu parler de son cousin, Stephen Elliot, et plus encore qu’il ait eu la volonté de faire de lui un résident d’Aswarby Hall.
Quoi qu’aient pu attendre ses voisins, il est certain que Mr Abney (le grand, le maigre, l’austère Mr Abney) semblait enclin à accueillir aimablement son jeune cousin. Au moment où la porte d’entrée s’ouvrit il surgit de son bureau, se frottant les mains avec plaisir.
« Comment vas-tu, mon garçon ? Comment vas-tu ? Quel âge as-tu ? » dit-il, «c’est que, tu n’es pas trop fatigué par le voyage, j’espère, pour prendre ton souper ? »
« Non, merci, sir, je vais parfaitement bien. »
« Bon garçon », dit Mr Abney, « et quel âge as-tu, mon garçon ? »
Il paraissait un peu curieux qu’il ait déjà posé la question deux fois dans les deux premières minutes après qu’il se soient rencontrés.
« J’aurai douze ans à mon prochain anniversaire, sir » dit Stephen.
« Et quand à lieu ton anniversaire, mon cher enfant ? Le 11 septembre, hein ? C’est bien – c’est très bien. Dans presque un an, c’est ça ? J’aime – ha ha – j’aime noter ces choses-là dans mon journal. Tu es sûr que c’est douze ans ? Certain ? »
« Oui, tout à fait sûr, Sir. »
« Bien, bien ! Menez-le à la chambre de Mrs Bunch, Parkes, et servez-lui son thé – souper – ou quoi que ce soit ».
« Oui, sir », répondit le solennel Mr Parkes : et il conduisit Stephen dans les étages inférieurs.
Mrs Bunch était la personne la plus amicale et humaine que Stephen ait jusqu’alors rencontrée à Aswarby. Elle fit en sorte qu’il se sente parfaitement chez lui ; ils étaient de grands amis en un quart d’heure, et grands amis ils restèrent. Mrs Bunch était née dans le voisinage quelque cinquante-cinq ans avant l’arrivée de Stephen, et elle résidait au manoir depuis vingt années. En conséquence, si quelqu’un savait tout ce qu’il fallait savoir sur la maison et le district, c’était bien Mrs Bunch, et elle ne répugnait en aucun cas à partager ses informations.
Certainement, il y avait beaucoup de choses sur le manoir et les jardins du manoir que Stephen, qui était d’une nature aventureuse et curieuse, brûlait de se faire expliquer. Qui avait bâti le temple au bout de l’allée de Lauriers ? Qui était le vieil homme dont le portrait ornait l’escalier, assis à une table, avec un crâne sous sa main ? Ces points et beaucoup d’autres similaires furent éclaircis grâce aux ressources de l’esprit puissant de Mrs Bunch. Il y en avait d’autres, cependant, pour lesquels les explications fournies étaient beaucoup moins satisfaisantes.
Un soir de novembre, Stephen était assis auprès du feu dans la chambre de la gouvernante, réfléchissant à tout ce qui se trouvait autour de lui.
« Mr Abney est-il un homme bon, et ira-t-il au ciel ? » demanda-t-il soudainement, avec cette confiance particulière qu’ont les enfants dans la capacité de leurs aînés à régler ces questions, alors que nous les remettons aux mains d’un tout autre juge.
« Bon ? Sois béni mon enfant » dit Mrs Bunch. « Le maître a la plus belle âme que j’aie jamais vue ! Ne t’ai-je jamais parlé du petit garçon qu’il a tiré de la rue, pourrait-on dire, il y a de cela sept ans ? Et la petite fille, deux ans après mon arrivée ici ? »
« Non. Dîtes-moi tout sur eux, Mrs Bunch – maintenant tout de suite ! »
« Eh bien », dit Mrs Bunch, on dirait que je ne me souviens pas bien de la petite fille. Je sais que le maître la ramena avec lui de sa promenade un beau jour, et donna des ordres à Mrs Ellis, qui était alors gouvernante, pour qu’elle prenne grand soin d’elle. Et la pauvre enfant n’avait plus personne – elle me l’a dit d’elle-même – et elle vécut ici avec nous quelque chose comme trois semaines je crois ; et alors, soit qu’elle avait quelque chose d’une bohémienne dans son sang ou quelque chose d’autre, mais un matin elle était sortie de son lit avant qu’aucun d’entre nous n’ait ouvert un œil, et depuis je n’ai plus jamais vu une trace d’elle. Le maître était tout retourné, et il a fait draguer tous les étangs, mais moi je crois qu’elle avait été emmenée par les bohémiens, parce qu’on avait entendu chanter aux alentours de la maison pendant plus d’une heure la nuit où elle est partie, et Parkes il dit qu’il les a entendus appeler dans les bois tout cet après-midi-là. Mon Dieu, mon Dieu ! une enfant bizarre qu’elle était, si discrète dans ses manières et tout mais je l’aimais vraiment beaucoup, tellement qu’elle s’était vite apprivoisée. »
« Et à propos du petit garçon ? » dit Stephen.
« Ah, ce pauvre garçon ! » soupira Mrs Bunch. « C’était un étranger – Jevanny qu’il s’appelait – et le voilà banlançant de ci de là son orgue de barbarie sur la route un jour d’hiver, et le maître il l’a fait rentrer tout de suite, y lui demande d’où il vient, quel âge il a, comment qu’il a voyagé, où sont ses parents, tout ça aussi gentiment qu’on veut. Mais ça s’est passé pareil pour lui. C’est des indisciplinés, ces étrangers, je suppose, et il était parti un beau matin tout comme la fille. Où il était allé et pour quoi faire, on s’l’est demandé pendant presque un an après, parce qu’il a jamais repris son orgue de barbarie, et il est encore là sur l’étagère. »
Le reste de la soirée, Stephen le passa à interroger Mrs Bunch, et en vains efforts pour extraire un son de l’orgue de barbarie.
Cette nuit-là, il fit un curieux rêve. Au fond du couloir en haut de la maison, où se trouvait sa chambre, il y avait une vieille salle de bain inutilisée. On la maintenait fermée, mais la moitié supérieure de la porte était vitrée, et comme les rideaux de mousseline qui s’y trouvaient jadis avaient disparu depuis longtemps, on pouvait regarder à l’intérieur et voir la baignoire plombée fixée au mur à droite, tournée vers la fenêtre. Au cours de la nuit dont je parle, Stephen Elliot se retrouva, croyait-il, à regarder à travers la porte vitrée. La lune brillait à travers la fenêtre, et il regardait une silhouette qui se trouvait dans la baignoire.
La description de ce qu’il vit me rappelle ce que j’observai moi-même dans les fameux caveaux de l’église Saint-Michan à Dublin, qui possèdent l’horrible propriété de préserver les corps de la décomposition pendant des siècles. Une silhouette indiciblement maigre et pathétique, d’une couleur de plomb poussiéreux, enveloppée dans un vêtement qui ressemblait à un linceul, des fines lèvres retroussées en un léger et terrifiant sourire, des mains fermement serrées sur la région du cœur.
Tandis qu’il la regardait, un gémissement lointain, presque inaudible sembla provenir des lèvres, et les bras commencèrent à bouger. La terreur qu’il éprouva força Stephen à reculer, et il s’éveilla en réalisant qu’il se tenait effectivement sur le parquet froid du passage dans la pleine clarté lunaire. Avec un courage que je ne crois pas commun chez les enfants de son âge, il alla jusqu’à la porte de la salle de bain pour vérifier si la silhouette de son rêve était réellement là. Elle n’y était pas, et il retourna au lit.
Mrs Bunch fut très impressionnée le lendemain par son récit, et alla jusqu’à remettre en place le rideau de mousseline sur la porte vitrée de la salle de bains. Mr Abney, de plus, à qui il conta son expérience au petit déjeuner, fut grandement intéressé, et prit des notes sur le sujet dans ce qu’il appelait « son livre ».
L’équinoxe de printemps approchait, rappelait régulièrement Mr Abney à son cousin. Il ajoutait que cela avait de tous temps été considéré par les anciens comme une période critique pour les enfants, et que Stephen ferait bien de prendre grand soin de lui-même, de fermer la fenêtre de sa chambre pendant la nuit ; et que Censorinus avait fait des remarques très intéressantes sur le sujet.
Deux incidents qui arrivèrent pendant cette période firent impression sur l’esprit de Stephen.
Le premier survint après une nuit inhabituellement désagréable et oppressante, bien qu’il ne pût se souvenir d’aucun rêve particulier.
Le soir qui suivit, Mrs Bunch était occupée à raccommoder la chemise de nuit de Stephen.
« Grand Dieu, Maître Stephen ! » s’écria-t-elle, plutôt irritée. «Comment vous débrouillez-vous pour déchirer votre chemise de nuit tout en lambeaux de cette façon ? Regardez ça, Sir, les soucis que vous donnez aux pauvres serviteurs qui doivent repasser après vous pour raccommoder et réparer ! »
Il y avait en vérité une série de coupures et de marques très profondes et apparemment volontaires sur le vêtement, qui sans nul doute demanderait un coup d’aiguille expert pour être remis en état. Elles étaient concentrées sur le côté gauche de la poitrine – de longues coupures parallèles d’environ six pouces de long, certaines n’ayant pas réellement percé la structure du tissu. Stephen ne put qu’exprimer sa complète ignorance de leurs origines : il était certain qu’elles n’étaient pas là la nuit précédente.
« Mais, » dit-il, « Mrs Bunch, ce sont exactement les mêmes éraflures que sur le côté extérieur de la porte de ma chambre ; et je suis sûr que ce n’est absolument pas moi qui les ai faites. »
Mrs Bunch le regarda bouche bée, puis attrapa une bougie, quitta hâtivement la pièce, et on l’entendit monter à l’étage. Quelques minutes plus tard, elle redescendit.
« Eh bien, » dit-elle, « Maître Stephen, je sais pas comment ces marques et ces éraflures-là elles ont pu arriver – trop hautes pour qu’un chat ou un chien il ait pu les faire, encore moins un rat ; c’est comme les ongles d’un chinois, comme nous racontait quand on était filles notre oncle qu’était dans le commerce du thé. Je ne dirais rien au maître, si j’étais vous, mon cher Maître Stephen ; et fermez seulement votre porte à clé quand vous allez au lit ».
« C’est ce que je fais toujours, Mrs Bunch, dès que j’ai dit mes prières. »
« Ah, bon garçon : dites toujours vos prières, et alors personne ne pourra venir vous faire du mal. »
Sur ce, Mrs Bunch se concentra sur le raccommodage de la chemise de nuit déchirée, avec des intervalles de méditation, jusqu’à l’heure du coucher. C’était un vendredi soir de mars 1812.
Le soir qui suivit, le duo habituel que formaient Stephen et Mrs Bunch fut complété par l’arrivée de Mr Parkes, le maître d’hôtel, qui se faisait habituellement une règle de rester en solitaire à l’office. Il n’avait pas vu que Stephen était là ; il était, de plus, très agité, et moins lent à s’exprimer qu’à son habitude.
« Le Maître pourra aller chercher lui-même son vin, s’il le veut, le soir, » fut sa première remarque. « Soit j’y vais la journée, soit pas du tout, Mrs Bunch. Je ne sais pas ce que ça peut être, certainement c’est les rats, ou le vent qui va dans les caves, mais je ne suis plus aussi jeune que jadis, et je ne peux plus endurer ça comme avant. »
« Eh bien, Mr Parkes, vous savez bien que le Manoir est plein de rats. »
« Je ne dis pas le contraire, Mrs Bunch, mais pour sûr, plus d’une fois j’ai entendu des matelots raconter des histoires de rats qui pouvaient parler. Je n’y ai jamais ajouté foi jusqu’ici ; mais ce soir, si j’étais allé jusqu’à coller mon oreille contre la porte de la remise, j’aurais presque pu entendre ce qu’ils disaient. »
« Oh la, Mr Parkes, je n’ai pas la patience d’écouter vos fantaisies ! Des rats qui parlent dans la cave à vins, vraiment ! »
« Bien, Mrs Bunch, je ne veux pas discuter de ça avec vous : tout ce que je sais c’est que, si vous décidez d’aller dans la réserve, et collez votre oreille à la porte, vous aurez la preuve de ce que je suis en train de vous dire. »
« Quelle absurdité vous nous dîtes là, Mr Parkes – ce ne sont pas des choses que les enfants doivent entendre ! Quoi, vous allez effrayer Maître Stephen comme c’est pas possible. »
“Quoi ! Maître Stephen ?” dit Parkes, prenant conscience de la présence du garçon. « Maître Stephen se doute bien que je vous fais une farce, Mrs Bunch. »
En fait, Stephen ne savait que trop bien que Mr Parkes n’avait pas au départ l’intention de plaisanter. Il s’intéressait, bien que pas d’une façon agréable, à cette histoire ; mais aucune de ses questions ne parvint à amener le maître d’hôtel à rendre compte de façon plus détaillée de son expérience dans la cave à vins.
Nous en arrivons maintenant au 24 mars 1812. Ce fut une journée de curieuses expériences pour Stephen : un jour venteux, bruyant, qui emplissait la maison et les jardins d’un sentiment d’agitation. Tandis que Stephen se tenait à la clôture du terrain, et regardait vers le parc, il sentit comme une procession sans fin d’êtres invisibles passant devant lui, portés par le vent, agités et sans but, s’efforçant vainement de s’arrêter, de se raccrocher à quelque chose qui pût arrêter leur vol et les ramener au contact du monde des vivants dont ils avaient fait partie. Ce jour-là après le repas, Mr Abney dit :
« Stephen, mon garçon, penses-tu que tu pourrais venir me voir ce soir à onze heures dans mon bureau ? Je vais être occupé jusqu’à ce moment-là, et je voudrais te montrer quelque chose qui a un rapport avec ta vie future qui est très important et que tu devrais savoir. Inutile de mentionner ceci à Mrs Bunch ou à quiconque dans la maison ; et tu ferais mieux d’aller à ta chambre à l’heure habituelle. »
Voilà qui était une nouvelle source d’excitation ; Stephen accueillit avec enthousiasme l’idée de pouvoir rester éveillé jusqu’à onze heures. Tandis qu’il montait l’escalier ce soir-là, il jeta un œil par la porte de la bibliothèque, et vit un brasero, qu’il avait souvent remarqué dans le coin de la pièce, qui avait été déplacé devant le feu ; une vieille coupe argentée se trouvait sur la table, emplie de vin rouge, et quelques feuilles de papier couvertes d’écriture se trouvaient à côté. Mr Abney saupoudrait de l’encens sur le brasero depuis une boite ronde en argent tandis que Stephen passait, mais il ne sembla pas remarquer le bruit de ses pas.
Le vent était tombé, la nuit était tranquille et la lune était pleine. A dix heures environ, Stephen se tenait devant la fenêtre ouverte de sa chambre, regardant la campagne. Aussi calme que fût la nuit, la mystérieuse population des bois lointains sous le clair de lune n’était pas vouée au repos. De temps en temps, les cris étranges d’êtres vagabonds, solitaires et désespérés, s’entendaient de l’autre côté de l’eau. Peut-être étaient-ce les bruits de chouettes ou d’oiseaux lacustres, toutefois ils ne ressemblaient vraiment ni à l’un ni à l’autre. Se rapprochaient-ils ? Maintenant ils semblaient provenir de la rive la plus proche, et en quelques instants ils semblaient flotter aux environs des buissons. Alors ils cessèrent, mais juste au moment où Stephen pensait à refermer la fenêtre et à reprendre sa lecture de Robinson Crusoé, il aperçut deux silhouettes debout sur la terrasse de gravier qui longeait le côté jardin du Manoir – les silhouettes d’un garçon et d’une fille, semblait-il ; elles se tenaient côte à côte, regardant vers les fenêtres du haut. Quelque chose dans la forme de la fille lui rappela irrésistiblement son rêve de la silhouette dans la baignoire. Le garçon lui inspira une peur plus pénétrante.
Tandis que la fille se tenait toujours debout, un demi-sourire aux lèvres, avec ses mains crispées sur le cœur, le garçon, fin de corps, avec une chevelure brune et des vêtements en haillons, leva les bras en l’air, donnant l’impression d’une menace et d’une faim et d’un désir inextinguibles. La lune éclairait ses mains presque transparentes, et Stephen vit que ses ongles étaient épouvantablement longs et que la lumière passait à travers. Alors qu’il se tenait debout avec les bras ainsi levés, il révéla un terrifiant spectacle. Sur le côté gauche de sa poitrine s’ouvrait un gouffre noir, et alors l’esprit de Stephen, plus encore que ses sens, eut l’impression de percevoir une de ces plaintes affamées et désolées qu’il avait entendues résonner dans les bois d’Aswarby toute cette soirée. En un instant ce couple terrifiant s’était déplacé rapidement et silencieusement sur l’herbe sèche et il ne les vit plus.
Terrifié au-delà de toute description, il résolut de prendre sa bougie et de descendre au bureau de Mr Abney, car l’heure prévue pour leur rencontre était proche. Le bureau, ou bibliothèque, ouvrait sur le côté du hall principal, et Stephen, poussé par sa terreur, ne mit pas longtemps à s’y rendre. Mais en revanche il ne fut pas si facile d’entrer. La porte n’était pas verrouillée, il en était sûr, car la clé se trouvait à l’extérieur comme d’habitude. Il frappa à plusieurs reprises, mais n’obtint aucune réponse. Mr Abney n’était pas seul : il parlait. Quoi ! Pourquoi s’efforçait-il de crier ? et pourquoi ce cri restait-il bloqué au fond de sa gorge ? Avait-il, lui aussi, vu les mystérieux enfants ? Mais maintenant tout était calme, et la porte s’ouvrit sous la poussée frénétique et terrifie de Stephen.
***
Sur la table dans le bureau de Mr Abney, certains papiers furent trouvés, qui expliquèrent la situation à Stephen Elliot quand il fut en âge de les comprendre. Les phrases les plus importantes en étaient les suivantes :
« Il y avait une croyance très fortement et fréquemment répandue parmi les anciens – dont j’ai pu suffisamment expérimenter la sagesse en ces matières pour pouvoir avoir confiance en leurs assertions – comme quoi en suivant certains procédés, qui à nous autres modernes peuvent paraître d’une nature barbare, un enrichissement remarquable des facultés spirituelles de l’homme peut être obtenu : ainsi, par exemple, en absorbant la personnalité d’un certain nombre de ses semblables, un individu peut obtenir un ascendant complet sur ces sortes d’êtres spirituels qui contrôlent les forces élémentaires de notre univers.
« Il est dit à propos de Simon Magus qu’il était capable de voler dans les airs, de devenir invisible, ou de prendre la forme qui lui plaisait, par le truchement de l’âme d’un garçon qu’il avait, pour reprendre la phrase diffamatoire employée par l’auteur des « Clementine Recognitions », assassiné. J’ai trouvé qui plus est, et avec des détails extrêmement précis, dans les écrits d’Hermes Trismegistus, que des résultats aussi heureux pouvaient être obtenus par l’absorption des cœurs de trois êtres humains âgés de moins de vingt-et-un ans. Afin de tester la véracité de ces assertions, j’ai consacré la plus grande partie de ces vingt dernières années à sélectionner, comme corpora vilia de mes expériences, des sujets qui pourraient parfaitement disparaître sans manquer à la société. Je franchis le premier pas en supprimant une certaine Phoebe Stanley, une fille d’extraction gitane, le 24 mars 1792. La deuxième étape fut la suppression d’un vagabond italien, nommé Giovani Paoli, dans la nuit du 23 mars 1805. La dernière « victime » – pour employer un mot qui me répugne au plus haut degré – doit être mon cousin, Stephen Elliott. Ce 24 mars 1812 ce sera son tour.
« Le meilleur moyen d’effectuer l’absorption requise est de retirer le cœur du sujet vivant, de le réduire en cendres, et de les mélanger avec environ une pinte de vin rouge, du porto de préférence. Les restes des deux premiers sujets, au moins, furent aisés à dissimuler : une salle de bains inutilisée et une cave à vins se sont révélés tout à fait adéquats. Quelques désagréments peuvent provenir de la partie psychique des sujets, ce que le langage populaire appelle fantômes. Mais l’homme de tempérament philosophique – le seul qui puisse se prêter à cette expérience – , sera peu enclin à attacher de l’importance aux faibles efforts de ces êtres pour exercer leur vengeance sur lui. J’envisage avec la plus vive satisfaction l’existence enrichie et libérée que mon expérience, si elle réussit, me procurera ; ne me plaçant pas seulement hors de portée de la soi-disant justice humaine, mais éliminant dans une large mesure la mort elle-même. »***
Mr Abney fut retrouvé dans son fauteuil, la tête rejetée en arrière, le visage empreint d’une expression de rage, de terreur et d’une douleur mortelle. Sur son côté gauche se trouvait une terrible lacération, qui laissait voir le cœur. Il n’y avait pas de sang sur ses mains, et le grand couteau qui se trouvait sur la table était parfaitement propre. Un chat sauvage aurait pu infliger ces blessures. La fenêtre du bureau était ouverte, et le coroner pensa que Mr Abney avait été tué par un animal sauvage. Mais Stephen Elliott, après avoir étudié les documents que j’ai cités, en arriva à une conclusion toute différente.
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