HUGO, Victor – Poésies, 1

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      HUGO, Victor – Poésies, 1


      A Eugène, vicomte H

      Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète;
      Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête
      De son doigt souverain,
      D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,
      D’y mettre le génie, et de sceller ce vase
      Avec un sceau d’airain;

      Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère!
      Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,
      Et souffla sur ton front,
      Et, comme une nacelle errante et d’eau remplie,
      Fit rouler ton esprit à travers la folie,
      Cet océan sans fond;

      Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,
      Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée
      Pour un autre horizon;
      Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,
      Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,
      L’âme et non la raison;

      Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche!
      Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche
      Par son poids naturel!
      Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,
      Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine
      Qui des fleurs monte au ciel!

      Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.
      Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,
      Jeune homme, tu t’en vas!
      Rien n’a souillé ta main ni ton coeur; dans ce monde
      Où chacun court, se hâte, se forge, et crie, et gronde,
      A peine tu rêvas!

      Comme le diamant, quant le feu le vient prendre,
      Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,
      Au regard ébloui,
      Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,
      Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,
      Esprit évanoui!

      Doux et blond compagnon de toute mon enfance,
      Oh! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance
      Pour un morne avenir,
      Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,
      Maintenant que la mort a réveillé ton âme,
      Tu dois te souvenir!

      Tu dois te souvenir de nos jeunes années!
      Quand les flots transparents de nos deux destinées
      Se côtoyaient encor,
      Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
      Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare
      Comme un meute au cor!

      Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,
      Et de la grande allée où nos voix enfantines,
      Nos purs gazouillements,
      Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,
      Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,
      Tant d’échos si charmants!

      O temps! jours radieux! aube trop tôt ravie!
      Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie
      Tout au commencement?
      Nous naissions! on eût dit que le vieux monastère
      Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère
      Son doux regard dormant.

      T’en souviens-tu, mon frère? après l’heure d’étude,
      Oh! comme nous courions dans cette solitude!
      Sous les arbres blottis,
      Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,
      L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,
      Nos genoux bien petits.

      Vives têtes d’enfants par la course effarées,
      Nous poursuivons dans l’air cent ailes bigarrées;
      Le soir nous étions las,
      Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,
      Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue
      Par notre mère, hélas!

      Elle grondait: – Voyez! comme ils sont faits! ces hommes!
      Les monstres! ils auront cueilli toutes nos pommes!
      Pourtant nous les aimons.
      Madame, les garçons sont les soucis des mères,
      Car ils ont la fureur de courir dans les pierres
      Comme font les démons! -

      Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,
      Tous deux au même lit nous couchait côte à côte;
      Puis un même réveil.
      Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,
      Le même pain faisait rire à la même table
      Notre appétit vermeil!

      Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe
      Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,
      Le lys à Dieu pareil,
      Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,
      Luire à terre en avril comme des étincelles
      Qui tombent du soleil!

      On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,
      Le front épanoui, courir sous la charmille,
      L’oeil de joie enflammé… -
      Hélas! hélas! quel deuil pour ma tête orpheline!
      Tu vas donc désormais dormir sur la colline,
      Mon pauvre bien-aimé!

      Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
      Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
      A le ciel pour plafond;
      Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile;
      Et moi je resterai parmi ceux de la ville
      Qui parlent et qui vont!

      Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre;
      Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre
      De la célébrité;
      Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,
      Le renard envieux qui me ronge le ventre,
      Sous ma robe abrité!

      Je vais reprendre, hélas! mon oeuvre commencée,
      Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,
      Lutter contre le sort;
      Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,
      Comme un doux nid couvé pour la saison future,
      Sous l’aile de la mort!

      J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,
      Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,
      Qui change l’homme un peu,
      Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,
      En semant la nature à travers l’âme humaine,
      Y fera germer Dieu!

      Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
      J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,
      L’étudiant de près,
      Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
      J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
      Aux feuilles des forêts!

      Mais quel labeur aussi! que de flots! quelle écume!
      Surtout lorsque l’envie, au coeur plein d’amertume,
      Au regard vide et mort,
      Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,
      D’une bouche d’ami qui souriait naguères
      Une bouche qui mord!

      Quel vie! et quel siècle alentour! – Vertu, gloire,
      Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,
      Tout ce que nous valons,
      Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,
      Est traîné sur la claie et suivi dans les rues
      Par le rire en haillons!

      Combien de calomnie et combien de bassesse!
      Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse
      Quiconque vient du ciel,
      Et qui font, la blessant de leur lance payée,
      Boire à la vérité, pâle et crucifiée,
      Leur éponge de fiel!

      Combien d’acharnements sur toutes les victimes!
      Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,
      Riant, ô cruauté!
      De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,
      Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule
      Tordent l’impiété!

      L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,
      Ne songent qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies;
      L’argent est adoré;
      Hélas! nos passions ont des serres infâmes
      Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes
      De chaste et de sacré!

      A quoi bon, cependant? à quoi bon tant de haine,
      Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,
      Puisque la mort viendra!
      Pour aller avec tous où tous doivent descendre!
      Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre
      Sur qui l’herbe croîtra!

      A quoi bon s’épuiser en voluptés diverses?
      A quoi bon se bâtir des fortunes perverses
      Avec les maux d’autrui?
      Tout s’écroule; et, fruit vert qui pend à la ramée,
      Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée
      Qui dévore aujourd’hui!

      Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,
      Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,
      Hélas! et ce qu’ils font,
      Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,
      Comme s’est emporté par rapides nuées
      Dans un oubli profond!

      Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue
      De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,
      Dans ces terribles jeux!
      Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,
      Et qui vient faire autour de toute grande idée
      Un murmure orageux!

      Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,
      Toutes contre chacune et chacune avec toutes!
      Quel tumulte ennemi!
      Comme on raille d’un bas tout astre qui décline!… -
      Oh! ne regrette rien sur la haute colline
      Où tu t’es endormi!

      Là, tu reposes, toi! Là, meurt toute voix fausse.
      Chaque jour, du Levant au Couchant, sur ta fosse
      Promenant son flambeau,
      L’impartial soleil, pareil à l’espérance,
      Dore des deux côtés sans choix ni préférence
      La croix de ton tombeau!

      Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,
      Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille
      La chute du fruit mûr
      Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,
      Du bouvier qui descend dans la plaine et qui passe
      Derrière le vieux mur!

      #146010
      Prof. TournesolProf. Tournesol
      Participant

        A ma fille Adèle

        Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche,
        Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
        Ton pur sommeil était si calme et si charmant
        Que tu n’entendais pas l’oiseau chanter dans l’ombre ;
        Moi, pensif, j’aspirais toute la douceur sombre
        Du mystérieux firmament.

        Et j’écoutais voler sur ta tête les anges ;
        Et je te regardais dormir ; et sur tes langes
        J’effeuillais des jasmins et des oeillets sans bruit ;
        Et je priais, veillant sur tes paupières closes ;
        Et mes yeux se mouillaient de pleurs, songeant aux choses
        Qui nous attendent dans la nuit.

        Un jour mon tour viendra de dormir ; et ma couche,
        Faite d’ombre, sera si morne et si farouche
        Que je n’entendrai pas non plus chanter l’oiseau ;
        Et la nuit sera noire ; alors, ô ma colombe,
        Larmes, prière et fleurs, tu rendras à ma tombe
        Ce que j’ai fait pour ton berceau.

        #146011
        Prof. TournesolProf. Tournesol
        Participant

          A quoi je songe

          A quoi je songe? – Hélas! loin du toit où vous êtes,
          Enfants, je songe à vous! à vous, mes jeunes têtes,
          Espoir de mon été déjà penchant et mûr,
          Rameaux dont, tous les ans, l’ombre croît sur mon mur,
          Douces âmes à peine au jour épanouies,
          Des rayons de votre aube encor tout éblouies!
          Je songe aux deux petits qui pleurent en riant,
          Et qui font gazouiller sur le seuil verdoyant,
          Comme deux jeunes fleures qui se heurtent entre elles,
          Leurs jeux charmants mêlés de charmantes querelles!
          Et puis, père inquiet, je rêve aux deux aînés
          Qui s’avancent déjà de plus de flot baignés,
          Laissant pencher parfois leur tête encor naïve,
          L’un déjà curieux, l’autre déjà pensive!

          Seul et triste au milieu des chants des matelots,
          Le soir, sous la falaise, à cette heure où les flots,
          S’ouvrant et se fermant comme autant de narines,
          Mêlent au vent des cieux mille haleines marines,
          Où l’on entend dans l’air d’ineffables échos
          Qui viennent de la terre ou qui viennent des eaux,
          Ainsi je songe! – à vous, enfants, maisons, famille,
          A la table qui rit, au foyer qui pétille,
          A tous les soins pieux que répandent sur vous
          Votre mère si tendre et votre aïeul si doux!
          Et tandis qu’à mes pieds s’étend, couvert de voiles,
          Le limpide océan, ce miroir des étoiles,
          Tandis que les nochers laissent errer leurs yeux
          De l’infini des mers à l’infini des cieux,
          Moi, rêvant à vous seuls, je contemple et je sonde
          L’amour que j’ai pour vous dans mon âme profonde,
          Amour doux et puissant qui toujours m’est resté.
          Et cette grande mer est petite à côté!

          #146012
          Prof. TournesolProf. Tournesol
          Participant

            Au point du jour

            Au point du jour, souvent en sursaut, je me lève,
            Éveillé par l’aurore, ou par la fin d’un rêve,
            Ou par un doux oiseau qui chante, ou par le vent.
            Et vite je me mets au travail, même avant
            Les pauvres ouvriers qui près de moi demeurent.
            La nuit s’en va. Parmi les étoiles qui meurent
            Souvent ma rêverie errante fait un choix.
            Je travaille debout, regardant à la fois
            Éclore en moi l’idée et là-haut l’aube naître.
            Je pose l’écritoire au bord de la fenêtre
            Que voile et qu’assombrit, comme un antre de loups,
            Une ample vigne vierge accrochée à cent clous,
            Et j’écris au milieu des branches entr’ouvertes,
            Essuyant par instants ma plume aux feuilles vertes.

            #146013
            Prof. TournesolProf. Tournesol
            Participant

              Aux arbres

              Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme!
              Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
              Vous me connaissez, vous! – vous m’avez vu souvent,
              Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
              Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
              Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
              Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
              La contemplation m’emplit le coeur d’amour.
              Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
              Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,
              Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
              Et du même regard poursuivre en même temps,
              Pensif, le front baissé, l’oeil dans l’herbe profonde,
              L’étude d’un atome et l’étude du monde.
              Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
              Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu!
              Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
              Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
              Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
              Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
              Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s’élance,
              Et je suis plein d’oubli comme vous de silence!
              La haine sur mon nom répand en vain son fiel ;
              Toujours, – je vous atteste, ô bois aimés du ciel! -
              J’ai chassé loin de moi toute pensée amère,
              Et mon coeur est encor tel que le fit ma mère!

              Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
              Je vous aime, et vous, lierre au seuil des autres sourds,
              Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,
              Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives!
              Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
              Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,
              Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
              Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime!
              Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
              Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
              Forêt! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,
              C’est sous votre branchage auguste et solitaire,
              Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
              Et que je veux dormir quand je m’endormirai.

              #146014
              Prof. TournesolProf. Tournesol
              Participant

                Aux Feuillantines

                Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
                Notre mère disait: jouez, mais je défends
                Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.

                Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.
                Nous mangions notre pain de si bon appétit,
                Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

                Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
                Et là, tout en jouant, nous regardions souvent
                Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible.

                Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;
                Je ne sais pas comment nous fimes pour l’avoir,
                Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

                Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.
                Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
                Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire!

                Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
                Et dès le premier mot il nous parut si doux
                Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

                Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
                Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
                Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

                Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
                S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
                De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

                #146015
                Prof. TournesolProf. Tournesol
                Participant

                  Ce siècle avait deux ans

                  Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
                  Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
                  Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
                  Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
                  Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
                  Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
                  Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
                  Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
                  Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
                  Abandonné de tous, excepté de sa mère,
                  Et que son cou ployé comme un frêle roseau
                  Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
                  Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
                  Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
                  C’est moi. -

                  Je vous dirai peut-être quelque jour
                  Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d’amour,
                  Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
                  M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée,
                  Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
                  Épandait son amour et ne mesurait pas !
                  Ô l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !
                  Pain merveilleux qu’un dieu partage et multiplie !
                  Table toujours servie au paternel foyer !
                  Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier !

                  Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
                  Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
                  Comment ce haut destin de gloire et de terreur
                  Qui remuait le monde aux pas de l’empereur,
                  Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,
                  A tous les vents de l’air fit flotter mon enfance.
                  Car, lorsque l’aquilon bat ses flots palpitants,
                  L’océan convulsif tourmente en même temps
                  Le navire à trois ponts qui tonne avec l’orage,
                  Et la feuille échappée aux arbres du rivage !

                  Maintenant, jeune encore et souvent éprouvé,
                  J’ai plus d’un souvenir profondément gravé,
                  Et l’on peut distinguer bien des choses passées
                  Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
                  Certes, plus d’un vieillard sans flamme et sans cheveux,
                  Tombé de lassitude au bout de tous ses voeux,
                  Pâlirait s’il voyait, comme un gouffre dans l’onde,
                  Mon âme où ma pensée habite, comme un monde,
                  Tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai tenté,
                  Tout ce qui m’a menti comme un fruit avorté,
                  Mon plus beau temps passé sans espoir qu’il renaisse,
                  Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
                  Et quoiqu’encore à l’âge où l’avenir sourit,
                  Le livre de mon coeur à toute page écrit !

                  Si parfois de mon sein s’envolent mes pensées,
                  Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées ;
                  S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur
                  Dans le coin d’un roman ironique et railleur ;
                  Si j’ébranle la scène avec ma fantaisie,
                  Si j’entre-choque aux yeux d’une foule choisie
                  D’autres hommes comme eux, vivant tous à la fois
                  De mon souffle et parlant au peuple avec ma voix ;
                  Si ma tête, fournaise où mon esprit s’allume,
                  Jette le vers d’airain qui bouillonne et qui fume
                  Dans le rythme profond, moule mystérieux
                  D’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ;
                  C’est que l’amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
                  L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie,
                  Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
                  Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
                  Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
                  Mit au centre de tout comme un écho sonore !

                  D’ailleurs j’ai purement passé les jours mauvais,
                  Et je sais d’où je viens, si j’ignore où je vais.
                  L’orage des partis avec son vent de flamme
                  Sans en altérer l’onde a remué mon âme.
                  Rien d’immonde en mon coeur, pas de limon impur
                  Qui n’attendît qu’un vent pour en troubler l’azur !

                  Après avoir chanté, j’écoute et je contemple,
                  A l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple,
                  Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,
                  Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;
                  Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veine
                  Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne !

                  #146016
                  Prof. TournesolProf. Tournesol
                  Participant

                    Charles Vacquerie

                    Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil !
                    Se sera de ses mains ouvert l’affreux cercueil
                    Où séjourne l’ombre abhorrée,
                    Hélas ! et qu’il aura lui-même dans la mort
                    De ses jours généreux, encor pleins jusqu’au bord,
                    Renversé la coupe dorée,

                    Et que sa mère, pâle et perdant la raison,
                    Aura vu rapporter au seuil de sa maison,
                    Sous un suaire aux plis funèbres,
                    Ce fils, naguère encor pareil au jour qui naît,
                    Maintenant blème et froid, tel que la mort venait
                    De le faire pour les ténèbres ;

                    Il ne sera pas dit qu’il sera mort ainsi,
                    Qu’il aura, coeur profond et par l’amour saisi,
                    Donné sa vie à ma colombe,
                    Et qu’il l’aura suivie au lieu morne et voilé,
                    Sans que la voix du père à genoux ait parlé
                    A cet âme dans cette tombe !

                    En présence de tant d’amour et de vertu,
                    Il ne sera pas dit que je me serai tu,
                    Moi qu’attendent les maux sans nombre !
                    Que je n’aurai point mis sur sa bière un flambeau,
                    Et que je n’aurai pas devant son noir tombeau
                    Fait asseoir une strophe sombre !

                    N’ayant pu la sauver, il a voulu mourir.
                    Sois béni, toi qui, jeune, à l’âge où vient s’offrir
                    L’espérance joyeuse encore,
                    Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps,
                    Ayant devant les yeux l’azur de tes vingt ans
                    Et le sourire de l’aurore,

                    A tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs,
                    Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs
                    Par qui toute peine est bannie,
                    A l’avenir, trésor des jours à peine éclos,
                    A la vie, au soleil, préféras sous les flots
                    L’étreinte de cette agonie !

                    Oh ! quelle sombre joie à cet être charmant
                    De se voir embrassée au suprême moment,
                    Par ton doux désespoir fidèle !
                    La pauvre âme a souri dans l’angoisse, en sentant
                    A travers l’eau sinistre et l’effroyable instant
                    Que tu t’en venais avec elle !

                    Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.
                    — Que fais-tu? disait-elle. — Et lui disait : — Tu meurs
                    Il faut bien aussi que je meure !
                    — Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,
                    Ils se sont en allés dans l’ombre ; et maintenant,
                    On entend le fleuve qui pleure.

                    Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux
                    Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux,
                    Qu’à jamais l’aube en ta nuit brille !
                    Aie à jamais sur toit l’ombre de Dieu penché !
                    Sois béni sous la pierre où te voilà couché !
                    Dors, mon fils, auprès de ma fille !

                    Sois béni ! que la brise et que l’oiseau des bois,
                    Passants mystérieux, de leur plus douce voix
                    Te parlent dans ta maison sombre !
                    Que la source te pleure avec sa goutte d’eau !
                    Que le frais liseron se glisse en ton tombeau
                    Comme une caresse de l’ombre !

                    Oh ! s’immoler, sortir avec l’ange qui sort,
                    Suivre ce qu’on aima dans l’horreur de la mort,
                    Dans le sépulcre ou sur les claies,
                    Donner ses jours, son sang et ses illusions !… –
                    Jésus baise en pleurant ces saintes actions
                    Avec les lèvres de ses plaies.

                    Rien n’égale ici-bas, rien n’atteint sous les cieux
                    Ces héros, doucement saignants et radieux,
                    Amour, qui n’ont que toi pour règle ;
                    Le génie à l’oeil fixe, au vaste élan vainqueur,
                    Lui-même est dépassé par ces essors du coeur ;
                    L’ange vole plus haut que l’aigle.

                    Dors ! — O mes douloureux et sombres bien-aimés !
                    Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez !
                    Dormez au bruit du flot qui gronde,
                    Tandis que l’homme souffre, et que le vent lointain
                    Chasse les noirs vivants à travers le destin,
                    Et les marins à travers l’onde !

                    Ou plutôt, car la mort n’est pas un lourd sommeil,
                    Envolez-vous tous deux dans l’abîme vermeil,
                    Dans les profonds gouffres de joie,
                    Où le juste qui meurt semble un soleil levant,
                    Où la mort au front pâle est comme un lys vivant,
                    Où l’ange frissonnant flamboie !

                    Fuyez, mes doux oiseaux ! évadez-vous tous deux
                    Loin de notre nuit froide et loin du mal hideux ! Franchissez l’éther d’un coup d’aile !
                    Volez loin de ce monde, âpre hiver sans clarté,
                    Vers cette radieuse et bleue éternité,
                    Dont l’âme humaine est l’hirondelle !

                    O chers êtres absents, on ne vous verra plus
                    Marcher au vert penchant des coteaux chevelus,
                    Disant tout bas de douces choses !
                    Dans le mois des chansons, des nids et des lilas,
                    Vous n’irez plus semant des sourires, hélas !
                    Vous n’irez plus cueillant des roses !

                    On ne vous verra plus, dans ces sentiers joyeux,
                    Errer, et, comme si vous évitiez les yeux
                    De l’horizon vaste et superbe,
                    Chercher l’obscur asile et le taillis profond
                    Où passent des rayons qui tremblent et qui font
                    Des taches de soleil sur l’herbe !

                    Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons,
                    Ne vous entendront plus vous écrier : «Allons,
                    Le vent est bon, la Seine est belle !»
                    Comme ces lieux charmants vont être pleins d’ennui !
                    Les hardis goëlands ne diront plus : C’est lui!
                    Les fleurs ne diront plus : C’est elle !

                    Dieu, qui ferme la vie et rouvre l’idéal,
                    Fait flotter à jamais votre lit nuptial
                    Sous le grand dôme aux clairs pilastres ;
                    En vous prenant la terre, il vous prit les douleurs ;
                    Ce père souriant, pour les champs pleins de fleurs,
                    Vous donne les cieux remplis d’astres !

                    Allez des esprits purs accroître la tribu.
                    De cette coupe amère où vous n’avez pas bu,
                    Hélas ! nous viderons le reste.
                    Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuvés,
                    Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes, vivez
                    Dans l’éblouissement céleste !

                    Vivez ! aimez ! ayez les bonheurs infinis.
                    Oh ! les anges pensifs, bénissant et bénis,
                    Savent seuls, sous les sacrés voiles,
                    Ce qu’il entre d’extase, et d’ombre, et de ciel bleu,
                    Dans l’éternel baiser de deux âmes que Dieu
                    Tout à coup change en deux étoiles !

                    #146017
                    Prof. TournesolProf. Tournesol
                    Participant

                      Claire

                      Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne !
                      O mère au coeur profond, mère, vous avez beau
                      Laisser la porte ouverte afin qu’elle revienne,
                      Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau !

                      La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;
                      Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t’envolas.
                      Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elles s’appellent,
                      Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre, hélas ?

                      Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
                      Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
                      Qui d’abord la charmas avec ta petitesse
                      Et plus tard lui remplis de clarté l’horizon,

                      Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !
                      Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été !
                      L’astre attire le lys, et te voilà reprise,
                      O vierge, par l’azur, cette virginité !

                      Te voilà remontée au firmament sublime,
                      Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
                      Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l’abîme
                      Des rayons, des amours, des parfums et des voix !


                      Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire.
                      Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
                      Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
                      Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir !

                      Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ?
                      Marchant sur notre monde à pas silencieux,
                      De tous les idéals tu composais ton âme,
                      Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !

                      En te voyant si calme et toute lumineuse,
                      Les coeurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
                      Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse ,
                      Et, comme Ruth l’épi, tu ramassais le bien.

                      La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
                      L’aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;
                      Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
                      Toute cette douceur dans toute ta beauté !

                      Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
                      Que la forme qui sort des cieux éblouissants ;
                      Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
                      Et de tous les amours elle semblait l’encens.

                      Ceux qui n’ont pas connu cette charmante fille
                      Ne peuvent pas savoir ce qu’était ce regard
                      Transparent comme l’eau qui s’égaie et qui brille
                      Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.

                      Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;
                      Chantant à demi-voix son chant d’illusion,
                      Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
                      De vague et de lointain comme la vision.

                      On sentait qu’elle avait peu de temps sur la terre,
                      Qu’elle n’apparaissait que pour s’évanouir,
                      Et qu’elle acceptait peu sa vie involontaire ;
                      Et la tombe semblait par moments l’éblouir.

                      Elle a passé dans l’ombre où l’homme se résigne ;
                      Le vent sombre soufflait ; elle a passé sans bruit,
                      Belle, candide, ainsi qu’une plume de cygne
                      Qui reste blanche, même en traversant la nuit !

                      Elle s’en est allée à l’aube qui se lève,
                      Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
                      Bouche qui n’a connu que le baiser du rêve,
                      Ame qui n’a dormi que dans le lit de Dieu !

                      Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
                      Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
                      Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
                      La disparition des êtres adorés !

                      Croire qu’ils resteraient ! quel songe ! Dieu les presse.
                      Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
                      Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
                      Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.

                      Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route ;
                      Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
                      Et derrière eux, et sans que leur candeur s’en doute,
                      Leurs ailes font parfois de l’ombre sur le mur.

                      Ils viennent sous nos toits ; avec nous ils demeurent ;
                      Nous leur disons : Ma fille, ou : Mon fils ; ils sont doux,
                      Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent. -
                      O mère, ce sont là les anges, voyez-vous !

                      C’est une volonté du sort, pour nous sévère,
                      Qu’ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert ;
                      Et qu’avant d’avoir mis leur lèvre à notre verre,
                      Avant d’avoir rien fait et d’avoir rien souffert,

                      Ils partent radieux ; et qu’ignorant l’envie,
                      L’erreur, l’orgueil, le mal, la haine, la douleur,
                      Tous ces êtres bénis s’envolent de la vie
                      A l’âge où la prunelle innocente est en fleur !

                      Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
                      Nous devons travailler, attendre, préparer ;
                      Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d’autres ;
                      Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.

                      Eux, ils sont l’air qui fuit, l’oiseau qui ne se pose
                      Qu’un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
                      Qui brille et passe ; ils sont le parfum de la rose
                      Qui va rejoindre aux cieux le rayon du soleil !

                      Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l’âme
                      Pour notre chair coupable et pour notre destin ;
                      Ils ont, êtres rêveurs qu’un autre azur réclame,
                      Je ne sais quelle soif de mourir le matin !

                      Ils sont l’étoile d’or se couchant dans l’aurore,
                      Mourant pour nous, naissant pour l’autre firmament ;
                      Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
                      Continue, au delà, l’épanouissement !

                      Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
                      Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
                      A qui Dieu n’a permis que d’effleurer la terre
                      Pour faire un peu de joie à quelques pauvres coeurs.

                      Comme l’ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
                      Ils viennent jusqu’à nous qui loin d’eux étouffons,
                      Beaux, purs, et chacun d’eux portant sous sa paupière
                      La sereine clarté des paradis profonds.

                      Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes nos plaies,
                      Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
                      Et fait luire un moment l’aube à travers nos claies,
                      Et chanté la chanson du ciel dam nos maisons,

                      Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
                      Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
                      Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
                      S’en vont avec un peu de terre dans la main.

                      Ils s’en vont ; c’est tantôt l’éclair qui les emporte,
                      Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
                      Alors, nous, pâles, froids, l’oeil fixé sur la porte,
                      Nous ne savons plus rien, sinon qu’ils ne sont plus.

                      Nous disons : – A quoi bon l’âtre sans étincelles ?
                      A quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ?
                      A quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ?
                      Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ? -

                      Ils sont partis, pareils au bruit qui sort des lyres.
                      Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
                      Tristes ; et la lueur de leurs charmants sourires
                      Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.

                      Car ils sont revenus, et c’est là le mystère ;
                      Nous entendons quelqu’un flotter, un souffle errer,
                      Des robes effleurer notre seuil solitaire,
                      Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

                      Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;
                      Nous sentons, lorsqu’ayant la lassitude en nous,
                      Nous nous levons après quelque prière sombre,
                      Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

                      Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :
                      “Mon père, encore un peu ! ma mère, encore un jour !
                      “M’entends-tu ? je suis là, je reste pour t’attendre
                      “Sur l’échelon d’en bas de l’échelle d’amour.

                      “Je t’attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
                      “Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
                      “Pauvre coeur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.
                      “Tu redeviendras ange ayant été martyr.”

                      Oh ! quand donc viendrez-vous ? Vous retrouver, c’est naître.
                      Quand verrons-nous, ainsi qu’un idéal flambeau,
                      La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
                      A ce noir horizon qu’on nomme le tombeau ?

                      Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes !
                      Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
                      Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
                      Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

                      Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
                      Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
                      Les baisers des esprits et les regards des âmes,
                      Quand nous en irons-nous ? quand nous en irons-nous ?

                      Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?
                      Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
                      Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
                      Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or ?

                      Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
                      Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
                      Où l’on voit, à travers l’azur de l’harmonie,
                      La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?

                      Quand viendrez-vous chercher notre humble coeur qui sombre ?
                      Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
                      Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l’ombre,
                      Sous l’éblouissement du regard éternel ?

                      #146018
                      Prof. TournesolProf. Tournesol
                      Participant

                        Conclusion

                        Il est ! Mais nul cri d’homme ou d’ange, nul effroi,
                        Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe,
                        Ne peut balbutier distinctement ce verbe !
                        Il est ! il est ! il est ! il est éperdument !
                        Tout, les feux, les clartés, les cieux, l’immense aimant,
                        Les jours, les nuits, tout est le chiffre ; il est la somme.
                        Plénitude pour lui, c’est l’infini pour l’homme.
                        Faire un dogme, et l’y mettre ! ô rêve ! inventer Dieu !
                        Il est ! Contentez-vous du monde, cet aveu !
                        Quoi ! des religions, c’est ce que tu veux faire,
                        Toi, l’homme ! ouvrir les yeux suffit ; je le préfère.
                        Contente-toi de croire en Lui ; contente-toi
                        De l’espérance avec sa grande aile, la foi ;
                        Contente-toi de boire, altéré, ce dictame ;
                        Contente-toi de dire : – Il est, puisque la femme
                        Berce l’enfant avec un chant mystérieux ;
                        Il est, puisque l’esprit frissonne curieux ;
                        Il est, puisque je vais le front haut ; puisqu’un maître
                        Qui n’est pas lui, m’indigne, et n’a pas le droit d’être ;
                        Il est, puisque César tremble devant Patmos ;
                        Il est, puisque c’est lui que je sens sous ces mots :
                        Idéal, Absolu, Devoir, Raison, Science ;
                        Il est, puisqu’à ma faute il faut sa patience,
                        Puisque l’âme me sert quand l’appétit me nuit,
                        Puisqu’il faut un grand jour sur ma profonde nuit! -
                        La pensée en montant vers lui devient géante.
                        Homme, contente-toi de cette soif béante ;
                        Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté
                        D’inventer de la peur et de l’iniquité,
                        Tes catéchismes fous, tes korans, tes grammaires,
                        Et ton outil sinistre à forger des chimères.
                        Vis, et fais ta journée ; aime et fais ton sommeil.
                        Vois au-dessus de toi le firmament vermeil ;
                        Regarde en toi ce ciel profond qu’on nomme l’âme ;
                        Dans ce gouffre, au zénith, resplendit une flamme.
                        Un centre de lumière inaccessible est là.
                        Hors de toi comme en toi cela brille et brilla ;
                        C’est là-bas, tout au fond, en haut du précipice.
                        Cette clarté toujours jeune, toujours propice,
                        Jamais ne s’interrompt et ne pâlit jamais ;
                        Elle sort des noirceurs, elle éclate aux sommets ;
                        La haine est de la nuit, l’ombre est de la colère !
                        Elle fait cette chose inouïe, elle éclaire.
                        Tu ne l’éteindrais pas si tu la blasphémais ;
                        Elle inspirait Orphée, elle échauffait Hermès ;
                        Elle est le formidable et tranquille prodige ;
                        L’oiseau l’a dans son nid, l’arbre l’a dans sa tige ;
                        Tout la possède, et rien ne pourrait la saisir ;
                        Elle s’offre immobile à l’éternel désir,
                        Et toujours se refuse et sans cesse se donne ;
                        C’est l’évidence énorme et simple qui pardonne ;
                        C’est l’inondation des rayons, s’épanchant
                        En astres dans un ciel, en roses dans un champ ;
                        C’est, ici, là, partout, en haut, en bas, sans trêve,
                        Hier, aujourd’hui, demain, sur le fait, sur le rêve,
                        Sur le fourmillement des lueurs et des voix,
                        Sur tous les horizons de l’abîme à la fois,
                        Sur le firmament bleu, sur l’ombre inassouvie,
                        Sur l’être, le déluge immense de la vie !
                        C’est l’éblouissement auquel le regard croit.
                        De ce flamboiement naît le vrai, le bien, le droit ;
                        Il luit mystérieux dans un tourbillon d’astres ;
                        Les brumes, les noirceurs, les fléaux, les désastres
                        Fondent à sa chaleur démesurée, en tout
                        En sève, en joie, en gloire, en amour, se dissout ;
                        S’il est des coeurs puissants, s’il est des âmes fermes,
                        Cela vient du torrent des souffles et des germes
                        Qui tombe à flots, jaillit, coule, et, de toutes parts,
                        Sort de ce feu vivant sur nos têtes épars.
                        Il est ! il est ! Regarde, âme. Il a son solstice,
                        La Conscience ; il a son axe, la Justice ;
                        Il a son équinoxe, et c’est l’Egalité ;
                        Il a sa vaste aurore, et c’est la Liberté.
                        Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine.
                        Il est ! il est ! il est ! sans fin, sans origine,
                        Sans éclipse, sans nuit, sans repos, sans sommeil.

                        Renonce, ver de terre, à créer le soleil.

                        #146019
                        Prof. TournesolProf. Tournesol
                        Participant

                          Dans le jardin

                          Jeanne et Georges sont là. Le noir ciel orageux
                          Devient rose, et répand l’aurore sur leurs jeux ;
                          Ô beaux jours ! Le printemps auprès de moi s’empresse ;
                          Tout verdit ; la forêt est une enchanteresse ;
                          L’horizon change, ainsi qu’un décor d’opéra ;
                          Appelez ce doux mois du nom qu’il vous plaira,
                          C’est mai, c’est floréal ; c’est l’hyménée auguste
                          De la chose tremblante et de la chose juste,
                          Du nid et de l’azur, du brin d’herbe et du ciel ;
                          C’est l’heure où tout se sent vaguement éternel ;
                          C’est l’éblouissement, c’est l’espoir, c’est l’ivresse ;
                          La plante est une femme, et mon vers la caresse ;
                          C’est, grâce aux frais glaïeuls, grâce aux purs liserons,
                          La vengeance que nous poètes nous tirons
                          De cet affreux janvier, si laid ; c’est la revanche
                          Qu’avril contre l’hiver prend avec la pervenche ;
                          Courage, avril ! Courage, ô mois de mai ! Ciel bleu,
                          Réchauffe, resplendis, sois beau ! Bravo, bon Dieu !
                          Ah ! jamais la saison ne nous fait banqueroute.
                          L’aube passe en semant des roses sur sa route.
                          Flamme ! ombre ! tout est plein de ténèbres et d’yeux ;
                          Tout est mystérieux et tout est radieux ;
                          Qu’est-ce que l’alcyon cherche dans les tempêtes ?
                          L’amour ; l’antre et le nid ayant les mêmes fêtes,
                          Je ne vois pas pourquoi l’homme serait honteux
                          De ce que les lions pensifs ont devant eux,
                          De l’amour, de l’hymen sacré, de toi, nature !
                          Tout cachot aboutit à la même ouverture,
                          La vie ; et toute chaîne, à travers nos douleurs,
                          Commence par l’airain et finit par les fleurs.
                          C’est pourquoi nous avons d’abord la haine infâme,
                          La guerre, les tourments, les fléaux, puis la femme,
                          La nuit n’ayant pour but que d’amener le jour.
                          Dieu n’a fait l’univers que pour faire l’amour.
                          Toujours, comme un poète aime, comme les sages
                          N’ont pas deux vérités et n’ont pas deux visages,
                          J’ai laissé la beauté, fier et suprême attrait,
                          Vaincre, et faire de moi tout ce qu’elle voudrait ;
                          Je n’ai pas plus caché devant la femme nue
                          Mes transports, que devant l’étoile sous la nue
                          Et devant la blancheur du cygne sur les eaux.
                          Car dans l’azur sans fond les plus profonds oiseaux
                          Chantent le même chant, et ce chant, c’est la vie.
                          Sois puissant, je te plains ; sois aimé, je t’envie.

                          #146020
                          Prof. TournesolProf. Tournesol
                          Participant

                            Demain, dès l’aube…

                            Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
                            Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
                            J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
                            Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

                            Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
                            Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
                            Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
                            Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

                            Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
                            Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
                            Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
                            Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

                            #146021
                            Prof. TournesolProf. Tournesol
                            Participant

                              Être aimé

                              Écoute-moi. Voici la chose nécessaire :
                              Être aimé. Hors de là rien n’existe, entends-tu ?
                              Être aimé, c’est l’honneur, le devoir, la vertu,
                              C’est Dieu, c’est le démon, c’est tout. J’aime, et l’on m’aime.
                              Cela dit, tout est dit. Pour que je sois moi-même,
                              Fier, content, respirant l’air libre à pleins poumons,
                              Il faut que j’aie une ombre et qu’elle dise : Aimons !
                              Il faut que de mon âme une autre âme se double,
                              Il faut que, si je suis absent, quelqu’un se trouble,
                              Et, me cherchant des yeux, murmure : Où donc est-il ?
                              Si personne ne dit cela, je sens l’exil,
                              L’anathème et l’hiver sur moi, je suis terrible,
                              Je suis maudit. Le grain que rejette le crible,
                              C’est l’homme sans foyer, sans but, épars au vent.
                              Ah ! celui qui n’est pas aimé, n’est pas vivant.
                              Quoi, nul ne vous choisit ! Quoi, rien ne vous préfère !
                              A quoi bon l’univers ? l’âme qu’on a, qu’en faire ?
                              Que faire d’un regard dont personne ne veut ?
                              La vie attend l’amour, le fil cherche le noeud.
                              Flotter au hasard ? Non ! Le frisson vous pénètre ;
                              L’avenir s’ouvre ainsi qu’une pâle fenêtre ;
                              Où mettra-t-on sa vie et son rêve ? On se croit
                              Orphelin ; l’azur semble ironique, on a froid ;
                              Quoi ! ne plaire à personne au monde ! rien n’apaise
                              Cette honte sinistre ; on languit, l’heure pèse,
                              Demain, qu’on sent venir triste, attriste aujourd’hui,
                              Que faire ? où fuir ? On est seul dans l’immense ennui.
                              Une maîtresse, c’est quelqu’un dont on est maître ;
                              Ayons cela. Soyons aimé, non par un être
                              Grand et puissant, déesse ou dieu. Ceci n’est pas
                              La question. Aimons ! Cela suffit. Mes pas
                              Cessent d’être perdus si quelqu’un les regarde.
                              Ah ! vil monde, passants vagues, foule hagarde,
                              Sombre table de jeu, caverne sans rayons !
                              Qu’est-ce que je viens faire à ce tripot, voyons ?
                              J’y bâille. Si de moi personne ne s’occupe,
                              Le sort est un escroc, et je suis une dupe.
                              J’aspire à me brûler la cervelle. Ah ! quel deuil !
                              Quoi rien ! pas un soupir pour vous, pas un coup d’oeil !
                              Que le fuseau des jours lentement se dévide !
                              Hélas ! comme le coeur est lourd quand il est vide !
                              Comment porter ce poids énorme, le néant ?
                              L’existence est un trou de ténèbres, béant ;
                              Vous vous sentez tomber dans ce gouffre. Ah ! quand Dante
                              Livre à l’affreuse bise implacable et grondante
                              Françoise échevelée, un baiser éternel
                              La console, et l’enfer alors devient le ciel.
                              Mais quoi ! je vais, je viens, j’entre, je sors, je passe,
                              Je meurs, sans faire rien remuer dans l’espace !
                              N’avoir pas un atome à soi dans l’infini !
                              Qu’est-ce donc que j’ai fait ? De quoi suis-je puni ?
                              Je ris, nul ne sourit ; je souffre, nul ne pleure.
                              Cette chauve-souris de son aile m’effleure,
                              L’indifférence, blême habitante du soir.
                              Être aimé ! sous ce ciel bleu – moins souvent que noir -
                              Je ne sais que cela qui vaille un peu la peine
                              De mêler son visage à la laideur humaine,
                              Et de vivre. Ah ! pour ceux dont le coeur bat, pour ceux
                              Qui sentent un regard quelconque aller vers eux,
                              Pour ceux-là seulement, Dieu vit, et le jour brille !
                              Qu’on soit aimé d’un gueux, d’un voleur, d’une fille,
                              D’un forçat jaune et vert sur l’épaule imprimé,
                              Qu’on soit aimé d’un chien, pourvu qu’on soit aimé !

                              #146022
                              Prof. TournesolProf. Tournesol
                              Participant

                                La pente de la rêverie

                                Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ;
                                Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ;
                                Et quand s’offre à vos yeux un océan qui dort,
                                Nagez à la surface ou jouez sur le bord.
                                Car la pensée est sombre ! Une pente insensible
                                Va du monde réel à la sphère invisible ;
                                La spirale est profonde, et quand on y descend,
                                Sans cesse se prolonge et va s’élargissant,
                                Et pour avoir touché quelque énigme fatale,
                                De ce voyage obscur souvent on revient pâle !

                                L’autre jour, il venait de pleuvoir, car l’été,
                                Cette année, est de bise et de pluie attristé,
                                Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre,
                                Prend le masque d’avril qui sourit et qui pleure.
                                J’avais levé le store aux gothiques couleurs.
                                Je regardais au loin les arbres et les fleurs.
                                Le soleil se jouait sur la pelouse verte
                                Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte
                                Apportait du jardin à mon esprit heureux
                                Un bruit d’enfants joueurs et d’oiseaux amoureux.

                                Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière,
                                Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière
                                De cet astre de mai dont le rayon charmant
                                Au bout de tout brin d’herbe allume un diamant !
                                Je me laissais aller à ces trois harmonies,
                                Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ;
                                La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil
                                Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil
                                Faisait évaporer à la fois sur les grèves
                                L’eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves !

                                Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi
                                Mes amis, non confus, mais tels que je les voi
                                Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle,
                                Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle,
                                Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent,
                                Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant.
                                Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages,
                                Tous, même les absents qui font de longs voyages.
                                Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci,
                                Avec l’air qu’ils avaient quand ils vivaient aussi.
                                Quand j’eus, quelques instants, des yeux de ma pensée,
                                Contemplé leur famille à mon foyer pressée,
                                Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés
                                Pâlir en s’effaçant leurs fronts décolorés,
                                Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac s’écoule,
                                Se perdre autour de moi dans une immense foule.

                                Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas.
                                Ceux qu’on n’a jamais vus, ceux qu’on ne connaît pas.
                                Tous les vivants ! – cités bourdonnant aux oreilles
                                Plus qu’un bois d’Amérique ou des ruches d’abeilles,
                                Caravanes campant sur le désert en feu,
                                Matelots dispersés sur l’océan de Dieu,
                                Et, comme un pont hardi sur l’onde qui chavire,
                                Jetant d’un monde à l’autre un sillon de navire,
                                Ainsi que l’araignée entre deux chênes verts
                                Jette un fil argenté qui flotte dans les airs !

                                Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre,
                                Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère,
                                Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver,
                                Les vallons descendant de la terre à la mer
                                Et s’y changeant en golfe, et des mers aux campagnes
                                Les caps épanouis en chaînes de montagnes,
                                Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés,
                                Par les grands océans sans cesse dévorés,
                                Tout, comme un paysage en une chambre noire
                                Se réfléchit avec ses rivières de moire,
                                Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet,
                                Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait !
                                Alors, en attachant, toujours plus attentives,
                                Ma pensée et ma vue aux mille perspectives
                                Que le souffle du vent ou le pas des saisons
                                M’ouvrait à tous moments dans tous les horizons,
                                Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes,
                                A côté des cités vivantes des deux mondes,
                                D’autres villes aux fronts étranges, inouïs,
                                Sépulcres ruinés des temps évanouis,
                                Pleines d’entassements, de tours, de pyramides,
                                Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides.

                                Quelques-unes sortaient de dessous des cités
                                Où les vivants encor bruissent agités,
                                Et des siècles passés jusqu’à l’âge où nous sommes
                                Je pus compter ainsi trois étages de Romes.
                                Et tandis qu’élevant leurs inquiètes voix,
                                Les cités des vivants résonnaient à la fois
                                Des murmures du peuple ou du pas des armées,
                                Ces villes du passé, muettes et fermées,
                                Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins,
                                Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims.
                                J’attendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes
                                De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes,
                                Et je les vis marcher ainsi que les vivants,
                                Et jeter seulement plus de poussière aux vents.
                                Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes,
                                Je vis l’intérieur des vieilles Babylones,
                                Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,
                                D’où sans cesse sortaient des générations.

                                Ainsi j’embrassais tout : et la terre, et Cybèle ;
                                La face antique auprès de la face nouvelle ;
                                Le passé, le présent ; les vivants et les morts ;
                                Le genre humain complet comme au jour du remords.
                                Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre,
                                Le pélage d’Orphée et l’étrusque d’Évandre,
                                Les runes d’Irmensul, le sphinx égyptien,
                                La voix du nouveau monde aussi vieux que l’ancien.

                                Or, ce que je voyais, je doute que je puisse
                                Vous le peindre : c’était comme un grand édifice
                                Formé d’entassements de siècles et de lieux ;
                                On n’en pouvait trouver les bords ni les milieux ;
                                A toutes les hauteurs, nations, peuples, races,
                                Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces,
                                Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas,
                                Parlant chacun leur langue et ne s’entendant pas ;
                                Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde,
                                De degrés en degrés cette Babel du monde.

                                La nuit avec la foule, en ce rêve hideux,
                                Venait, s’épaississant ensemble toutes deux,
                                Et, dans ces régions que nul regard ne sonde,
                                Plus l’homme était nombreux, plus l’ombre était profonde.
                                Tout devenait douteux et vague, seulement
                                Un souffle qui passait de moment en moment,
                                Comme pour me montrer l’immense fourmilière,
                                Ouvrait dans l’ombre au loin des vallons de lumière,
                                Ainsi qu’un coup de vent fait sur les flots troublés
                                Blanchir l’écume, ou creuse une onde dans les blés.

                                Bientôt autour de moi les ténèbres s’accrurent,
                                L’horizon se perdit, les formes disparurent,
                                Et l’homme avec la chose et l’être avec l’esprit
                                Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit.
                                J’étais seul. Tout fuyait. L’étendue était sombre.
                                Je voyais seulement au loin, à travers l’ombre,
                                Comme d’un océan les flots noirs et pressés,
                                Dans l’espace et le temps les nombres entassés !

                                Oh ! cette double mer du temps et de l’espace
                                Où le navire humain toujours passe et repasse,
                                Je voulus la sonder, je voulus en toucher
                                Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher,
                                Pour vous en rapporter quelque richesse étrange,
                                Et dire si son lit est de roche ou de fange.
                                Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu,
                                Au profond de l’abîme il nagea seul et nu,
                                Toujours de l’ineffable allant à l’invisible…
                                Soudain il s’en revint avec un cri terrible,
                                Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
                                Car il avait au fond trouvé l’éternité.

                                #146023
                                Prof. TournesolProf. Tournesol
                                Participant

                                  Oceano nox

                                  Oh ! combien de marins, combien de capitaines
                                  Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
                                  Dans ce morne horizon se sont évanouis !
                                  Combien ont disparu, dure et triste fortune !
                                  Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
                                  Sous l’aveugle océan à jamais enfouis !

                                  Combien de patrons morts avec leurs équipages !
                                  L’ouragan de leur vie a pris toutes les pages
                                  Et d’un souffle il a tout dispersé sur les flots !
                                  Nul ne saura leur fin dans l’abîme plongée.
                                  Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée ;
                                  L’une a saisi l’esquif, l’autre les matelots !

                                  Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !
                                  Vous roulez à travers les sombres étendues,
                                  Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
                                  Oh ! que de vieux parents, qui n’avaient plus qu’un rêve,
                                  Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
                                  Ceux qui ne sont pas revenus !

                                  On s’entretient de vous parfois dans les veillées.
                                  Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées,
                                  Mêle encor quelque temps vos noms d’ombre couverts
                                  Aux rires, aux refrains, aux récits d’aventures,
                                  Aux baisers qu’on dérobe à vos belles futures,
                                  Tandis que vous dormez dans les goémons verts !

                                  On demande : – Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ?
                                  Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? -
                                  Puis votre souvenir même est enseveli.
                                  Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire.
                                  Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
                                  Sur le sombre océan jette le sombre oubli.

                                  Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue.
                                  L’un n’a-t-il pas sa barque et l’autre sa charrue ?
                                  Seules, durant ces nuits où l’orage est vainqueur,
                                  Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
                                  Parlent encor de vous en remuant la cendre
                                  De leur foyer et de leur coeur !

                                  Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière,
                                  Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre
                                  Dans l’étroit cimetière où l’écho nous répond,
                                  Pas même un saule vert qui s’effeuille à l’automne,
                                  Pas même la chanson naïve et monotone
                                  Que chante un mendiant à l’angle d’un vieux pont !

                                  Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
                                  O flots, que vous savez de lugubres histoires !
                                  Flots profonds redoutés des mères à genoux !
                                  Vous vous les racontez en montant les marées,
                                  Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
                                  Que vous avez le soir quand vous venez vers nous!

                                15 sujets de 1 à 15 (sur un total de 24)
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