Accueil › Forums › Textes contemporains › (-) GUIZARD, Jeanne – Journal d’une sexagénaire
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- 18 février 2021 à 15h21 #14517718 février 2021 à 15h21 #163583
bonjour,
« Le journal d’une sexagénaire » publié chez Nombre7éditions en novembre 2020 (180 pages format 10 17 , 12 € , support papier) est (1) « un journal, une vision au jour le jour, qui se transforme en fictions, en coups de gueule, en cris d’alerte, en tout cas en littérature ».
Ce livre est présenté sous forme de textes brefs datés chronologiquement.
Je vous en adresse ici quelques extraits
Un grand merci d’avance
(1) extrait quatrième de couverture
((((….)))))
21- Ecoles
J’ai vécu toute ma vie avec les enfants des autres. Dès mes débuts professionnels, je les ai entendus. Quand j’étais institutrice, j’ai eu le plein de bruits. Dans le métier de professeur qui a suivi, le seuil de décibels fut légèrement inférieur, surtout au lycée, en terminale, où les élèves sont préoccupés avant tout, par la réussite au baccalauréat. Puis, la retraite venue, je me suis crue sauvée définitivement des torrents de cris. Erreur.
Mon dernier déménagement m’a replacée au sein de la tourmente. Mon appartement, situé aux pieds de deux écoles, une maternelle et une primaire, s’enfle et se gonfle tout le jour de hurlements, de cavalcades et de pleurs. Ces chers petits sont toujours là.
Dès lors, je scrute les cieux et m’abîme dans l’étude des calendriers. Moi qui vouais un culte inconditionnel au soleil, dès que je m’éveille, je regarde les cieux et je tends l’oreille.
Si je n’entends rien, je déclare péremptoire et victorieuse : il pleut. Parfois, mon cri de victoire est assombri par l’horrible réalité : non, il ne pleut pas, ce n’est qu’une trêve, ils sont à l’intérieur, ils peaufinent leurs problèmes de baignoire et de robinet qui fuit, ils répètent leurs multiplications, 3×6, 3×7, ils planchent sur leurs additions, 247 + 321, en séance de calcul mental. Ou peut-être sont-ils dans l’apprentissage des B à BA de l’écriture ou de la lecture. Bref, je ne vais pas tarder à les entendre rugir dans la cour. Ce n’est qu’une question de minutes.
Les voilà en effet, le premier qui traverse la cour est tout hurlant. C’est le jeu. Traverser le premier la cour encore vide, provoque des hurlements. Il faut s’y faire, je dois supporter cette marmaille en folie.
Moi qui détestais les jours fériés, maintenant je les chéris, je les adore, je les appelle de mes vœux, je les attends avec fébrilité. J’ai cette impression que les élèves ne travaillent jamais, qu’ils sont toujours dehors, à blesser mes oreilles, à mettre un terme à mes essais de méditation. Ils sont toujours là.
Moi qui détestais la pluie, maintenant je la réclame. Mes goûts ont beaucoup changé depuis ce dernier déménagement. Je chante à tue-tête la chanson de Brassens, intitulée l’orage :
« Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps
Le beau temps me dégoûte et m’fait grincer des dents…
« Je consacre » mon temps à contempler les cieux
A guetter les stratus, à lorgner les nimbus
A faire les yeux doux aux moindres cumulus. »
Veuillez m’excuser de ce plagiat annoncé, il correspond exactement à mon état d’âme et d’esprit actuel, en ce nouveau lieu, par ailleurs fort agréable et sympathique dès la fin d’après midi, quand le silence revient, quand la lumière décline dans le ciel, que tombent le soir et la nuit immense.
18 mai 2017, Paris, Châtelet
22- Des Neurones
J’ai commencé à prendre des cours de neuroconnectique et cela m’amuse beaucoup. Voici un texte inspiré par cette discipline.
C’était un bonhomme qui n’avait jamais sommeil. Jour et nuit, il s’activait, poussé par une certitude unique : il ne mourrait jamais. Il se dépensait comme un beau diable, plein d’une animale énergie. Totalement indifférent à ses congénères et au collectif, il était devenu, étonnamment, un joueur de foot exceptionnel. Ses pieds le guidaient et le portaient vers son but avec une assurance absolue. Il faisait de ce don un usage extrême, se livrant à tous les plaisirs dans les lieux où ses pas le portaient, surtout à la débauche et aux excès de nourriture. Quel bonheur pour lui quand une grosse pièce de bœuf saignait dans son assiette. Il n’allait, bien sûr, plus à l’église, mais exclusivement au supermarché et dans les maisons de plaisir. Il sentait arriver les saisons à l’intérieur de son corps et les montées de sève le rendaient fou. Quel bonheur quand une tendre jeune femme s’offrait à lui ! Il brûlait, s’enflammait, hésitait toutefois à débaucher les jeunes filles car il craignait la police des mœurs.
Après avoir ingurgité trois formidables en grosses lampées de Leffe pression, enfilé ses dernières chaussettes flambant neuves, il partit tel un aventurier, à la recherche de sensations extrêmes. Il était un peu ivre mais s’éloigna à grandes enjambées, sans tituber. De fort bonne humeur, légèrement arrogant, persuadé qu’il était le roi du monde et l’égal du soleil, il se mêla à la foule et commença son travail souterrain de chasseur obsessionnel.
Une femme, grande et élancée lui fit claquer la langue de désir. « Celle-ci, se dit-il, ce sera celle-ci. Et je ne veux pas qu’elle ait le nez dans les casseroles, l’amour d’abord, la bouffe après, mes deux passions ne doivent pas interférer. »
Il entreprit de lui faire la cour, à sa façon, sans développer la carte du tendre. Le but de sa démarche était clairement perceptible. Comme il ne manquait pas de charme, celle-ci fut vite conquise par ses avances non voilées. Bien décidé à profiter du fruit de sa conquête, il fit claquer de nouveau sa langue avec un son guttural et l’invita à venir dans son logis.
Alors, il eut l’impression qu’il ne dominait plus la situation. Pour la première fois de sa vie, le vertige le prit, un étrange vertige, un malaise qui lui brisa le souffle et le terrassa. Quand sa conquête appela le médecin, celui-ci conclut à une mort suspecte car inexpliquée. Il demanda que l’on fasse pratiquer une autopsie. Son corps fut minutieusement disséqué et observé. Il était tout à fait bien pourvu en neurones, il en avait partout et surtout dans les pieds et les intestins. Mais, chose étrange et incroyable, il n’en avait aucun dans le cerveau, ce qui avait sans doute provoqué son malaise. L’autoroute de l’information était coupée entre le ventre et le cerveau. Le nerf vague flottait. Il s’était échoué, sans objet, quelque part, dans ce « grand corps malade ».
23 mai 2017, Paris, Châtelet
23- Shakespeare
J’ai plutôt l’habitude de voyager en train exprès régional, je n’aime pas le TGV. Le TER prend son temps et quand le pays traversé est beau, le voyage peut être magnifique. Mais pour une fois, j’ai décidé, à contrario, d’escalader pompeusement les marches du train à grande vitesse. J’ai besoin de sud et le plus vite possible. Le soleil m’appelle par-dessus les toits, les montagnes et les vallées du midi, par-dessus l’horizon. Je n’ai pas envie de flâner à travers de sombres forêts ni de rêvasser à travers champs. L’urgence soleil me tient. J’en ai soudain besoin autant que de manger et de dormir.
Aussi suis-je installée confortablement, dans le train Paris-Marseille. Mon terminus est cette ville légendaire. Ce soir, j’arpenterai La Canebière, ivre de liberté. Le contrôleur vient de siffler, le wagon s’ébranle, c’est parti. Les villes défilent, plus vite, toujours plus vite. Il y a très longtemps que je n’ai pas emprunté cette machine. La vitesse me grise, il fait beau, j’ai le cœur à la fête. Au mois de juin, les journées sont très longues. Je serai à Marseille dans deux heures, il fera encore grand jour. Maintenant, c’est la fin de la journée de travail, pour ceux qui travaillent, le train ralentit. Je vois les bonnes gens qui rentrent des champs, qui une binette sur l’épaule, qui un panier sur le bras. La voiture ralentit encore, bizarre, nous sommes en pleine campagne, puis elle stoppe tout à fait, de plus en plus bizarre, Valence, je crois. Oui, Valence, un arrêt qui n’était pas prévu. Sur le quai, il y a une multitude de gens armés. Il paraît que le train a embarqué un terroriste à Paris, encore une fois, des consignes sont passées, ne bougez pas de vos sièges surtout. Le terroriste s’est enfermé dans les toilettes, il parle fort, c’est un Anglais, il est question d’armes, ils sont sans doute plusieurs. Une première sommation lui ordonne ou leur ordonne de sortir, les mains en l’air. Ils sont une vingtaine en armes sur le quai, il y en a autant devant la porte des toilettes à attendre que le ou les individus montrent leur nez. Soudain, après plusieurs tentatives visant à défoncer la porte, une petite chose tremblante apparaît enfin, ouvrant timidement l’espace confiné, effarouchée, les bras vaguement en l’air, des yeux effrayés vaguement nulle part.
« Que se passe-t-il, souffle-t-il, d’une voix sans timbre ?
Ils sont tous tombés sur lui comme un seul homme. On le fouille sans égard, on lui attache les mains dans le dos. Il redemande, d’une voix plus assurée :
« Que se passe-t-il ? »
On lui répond : « Ne faites pas l’innocent, vous le savez très bien. »
« Comment ça, je le sais ? »
Alors, quelqu’un crie : « Chef, il n’a pas d’armes » !
Alors, la petite chose tremblante se redresse, elle retrouve une parole audible, elle parle, on ne peut plus l’arrêter, elle s’active nerveusement, elle dit qu’elle va porter plainte pour agression, que ces méthodes sont honteuses, qu’il est comédien, qu’il répétait son rôle tranquillement dans ce lieu pour ne pas être dérangé.
« C’est quoi votre histoire d’armes et pourquoi me parlez-vous en anglais ? Je joue ce soir au Théâtre du Gymnase de Marseille, j’ai le rôle titre de Richard III de William Shakespeare. Vous savez qui est Shakespeare ? Maintenant, je n’y serai pas, la représentation sera annulée, c’est une catastrophe. Savez-vous que toutes les pièces de ce grand auteur relatent les guerres de son pays ? Alors, forcément, vous avez entendu que je prononçais souvent le mot de « gun », bande d’ignares ! »
08 juin 2017, Paris, Châtelet
Je pense avec nostalgie au métro d’autrefois, à ses voitures craquantes en bois, à ses escaliers roulants qui craquaient aussi sous la surchauffe de leur bois. On y circulait en toute liberté, seulement animé par le désir de voyager ou l’obligation d’aller à son travail. Mais rien ne vous empêchait d’allumer une cigarette sur le quai, avant l’arrivée du train. Rien ne vous empêchait de rêver devant les publicités moins intrusives et de meilleure qualité qu’aujourd’hui, qui pouvaient m’offrir de véritables sujets de cours d’arts plastiques : comment construire une affiche publicitaire ? Que mettre au premier plan, au second, au troisième ?
Il était agréable ensuite de poser aux élèves le travail suivant : après avoir déterminé le sujet de la démarche, l’objet de la proposition marchande, construire une image avec champ, contre champ, plongée, contre plongée. Par exemple, avec premier plan prédominant, une énorme basket et un tout petit bonhomme au-dessus et derrière, au deuxième et troisième plan, en contre plongée, pour une pub de basket ou bien une énorme casquette et un tout petit bonhomme dessous, en plongée, pour une pub de casquette. Les élèves adoraient ça. C’étaient des sujets de cours faciles à installer, tout en laissant défiler les stations, tranquillement et arriver devant la classe avec un sujet fin prêt sur les ressorts de l’affiche publicitaire, ce qui n’empêchait pas le professeur de développer l’esprit critique de ses élèves en les faisant réfléchir sur le véritable désastre de la consommation à outrance.
Mais aussi, là où vous laissiez tomber votre mégot de cigarette, vous nourrissiez une armada de grillons, là où vous laissiez tomber les restes de votre gâteau, une armada de souris. Le plus souvent, nous énonçons ce proverbe : quand le chat s’en va, les souris dansent, mais là, il faudrait plutôt dire : quand le mégot s’en va, les grillons meurent. Aujourd’hui, avec les technologies nouvelles, plus de souris sur les quais de Belleville. Avec les lois liberticides, plus de mégots sur les rails de Dugommier. Impossible maintenant de se croire sous les palmiers ou sous les feux des tropiques. Les grillons se sont tus, tués de Charronnes à Blanche, de Courcelles à La Muette, de Javel au quai de la Râpée. Et c’est bien difficile, ce silence, ce nettoyage, ce quai qui râpe. On ne peut plus rêver en prenant le métro, l’hiver est froid, l’hiver est sans voix.
15 juin 2017, Paris, Châtelet
25- Matin
Il est 5h, Paris s’éveille, comme disait l’autre.
Le temps semble s’être arrêté ou plutôt non, soudain, il s’accélère. C’est le réveil, sur les trottoirs inondés de détritus, de feuilles de platane sur le retour, flaques d’eau projetées par les voitures bruyantes. Les balayeurs sont plein de balais, comme disait aussi l’autre. Ils sont très respectés, les balayeurs. Les passants les saluent, leur serrent la main. Ce sont les personnalités du quartier. Ils s’appuient fréquemment des deux mains sur leur manche, pour se reposer un brin et discuter. Leur prestation dépasse largement celle du balayeur de Tati, dans Mon Oncle. Les pâtissiers installent leurs croissants, les Chinois, leurs chinoiseries. Vous avez tout pour pas cher et surtout ce qui ne vous servira jamais. Les cafetiers ouvrent leurs terrasses où s’installe un flot de clients pressés, en quête d’une ultime douceur avant le travail. Les grands magasins sont encore fermés, ils se refont une beauté derrière leur rideau de fer. Les toutous parfumés font leur crotte de la nuit, les pigeons les suivent à l’odeur.
Allez, encore un petit papier, piqué avec la pince à crochet, encore un ticket de métro. Encore un coup de balai, pour l’honneur, avant le repos mérité sur le manche. Le balai, ça fait mal aux reins, allez dans la rigole, ils ont ouvert les vannes, ça ira plus vite et c’est plus rigolo.
Puis, oh miracle, un soleil de fin d’été se lève et apparaît à travers le rideau de fer du grand magasin. C’est un soleil tout rond que l’on peut regarder droit dans les yeux. Immédiatement, on ne voit que lui, il éclipse les lumières qui inondent pourtant les techniciens de surface à l’intérieur, lesquels s’escriment à produire un sol impeccable, avant l’arrivée de la clientèle. Le soleil enferraillé monte doucement, en même temps que l’autre d’en face, le vrai, qui émerge enfin des toits. J’ai deux soleils pour moi toute seule, qui illuminent ciel, rue et passants. C’est une journée de soleil qui se prépare, les regards sont rieurs et heureux de cette apparition. Plus besoin de lampes. C’est le paradis maintenant, plus besoin de phares, le soleil frictionne les crânes. Une belle dame noire, à chapeau, dans sa robe longue, se promène, rassurée par le gracieux paysage, un costume trois pièces cravaté, s’engouffre nerveusement dans la bouche de métro, suivi de beaucoup d’autres. Un employé de la RATP monte les marches presto pour fumer, à l’air libre, la cigarette du condamné, avant le début de l’enfer et de l’immersion dans les particules fines. Se polluer volontairement, plutôt que se laisser polluer, c’est plus actif, plus volontaire, moins déprimant. C’est une façon de savoir à quoi on s’expose.
Un petit monsieur assez chic mais mal dans sa peau, me demande timidement une pièce. Je lui donne bien volontiers.
Je suis une observatrice occasionnelle du trottoir, alors j’en profite pour être généreuse.
Il ne faudrait pas croire que j’ai l’habitude de me lever à cinq heures du matin. Cependant, je vais bientôt repartir, après avoir accompli ce pour quoi je suis là dès potron-minet. Et je suis très heureuse de toutes ces images qui me remplissent.
7 septembre 2017, Paris, Châtelet
26- Année 2017
Cette année 2017 n’en finit pas. Père et mère sont morts, respectivement en 2015 et 2016, à quatre mois d’intervalle. C’est ma première année d’orpheline. Elle ne semble pas s’écouler. Des évènements imprévus s’y ajoutent sans cesse, se mêlent à son cours mouvant comme un oiseau-mouche qui hésite entre la mouche et l’oiseau, bateau-mouche cherchant son eau ou libellule en exil. Cette année est-elle solide ou liquide ? Vraie ou fausse ? Les morts sont-ils encore là, sont-ils en dessous, sont-ils au-dessus, à l’air libre, sont-ils en moi ?
Il y a une tombe en moi depuis que je sais que tu vas mourir. Je te touche d’une main légère et tremblante. Le toucher est subtil, il m’apprend plus de chose que mes yeux. Je t’entends, ta voix aussi est légère. Elle m’apprend plus que de te voir. Les incendies sont passés, les vacances aussi, ce que les autres appellent vacances. Je ne sais où je suis, si je rêve ou si ma vie se ralentit. La société s’étire et s’amuse, je n’en suis pas. Je ne suis que spectatrice passagère de cette vie, en dehors des fêtes et des courants. Les courants font peur, ils nous emportent là où l’on ne veut pas. Je ne suis plus dans la vitesse, dans la conquête, dans la course. Je glisse nonchalamment sous les soleils d’automne, doux et bas. J’aime la nouvelle lumière du ciel, le nouvel air, plus frais, plus calme. Je mange des pâtisseries, c’est si bon, en regardant couler l’eau du canal. Je suis une fausse mère, les moineaux revenus mangent les miettes autour de moi. J’aurais bien voulu être une mère pour qu’on m’appelle maman de temps en temps. J’ai le sentiment d’avoir tout raté. Je sens encore la main de ma mère traçant la croix sur mon front avant que je m’endorme. J’aimais bien son geste, je me sentais sanctifiée. J’étais seule avec elle deux secondes, reine de son royaume. Je suis aujourd’hui plus mécréante, le temps est passé.
Il y a une tombe en moi depuis que je sais que tu vas mourir et depuis que je sais que si peu de choses sont importantes. Je t’embrasse et sous mes paupières, passe l’eau de l’univers, depuis si longtemps je suis là, je tremble et je pleure. Je suis une petite chose séchée au vent des années, je me rapproche de l’oiseau, du plus subtil de la vie, je quitte le spectacle, je quitte l’image, je suis dans l’atone, dans le minuscule et je vous entends toujours mieux, vous, mes morts.
26 septembre 2017, Paris, Châtelet
27- Je ne t’ai pas touchée
Je pourrais te parler des chalutiers, dans le plein vent du large mais aussi dans les ports, quand ils ont quitté la haute mer et rentrent avec leur pêche, auréolée de mouettes et de poisson volants. Mais je ne peux pas te parler de la mer, le sujet n’est pas sérieux pour toi.
Je pourrais te parler du cri, de mon cri retenu, parce que crier est une façon de moins souffrir, de s’anesthésier, ce cri retenu pendant soixante ans. Mais je ne peux pas te parler de mon cri, le sujet aurait provoqué ta colère et ton incompréhension. Je ne pouvais pas émettre le moindre son dans mon enfance, le moindre bruit, je devais être petite souris et te sourire. Toutes les douleurs entraient dans mon cœur, dans mon ventre. Toutes les douleurs, je les ai gardées en moi. Je ne sais pas où elles sont allées, dans mes pieds, dans mes mains, dans mes yeux. On me surnommait « œil noir » à l’école. Mais personne ne savait quelle folie m’habitait.
Je pourrais te dire que je t’aime, depuis toujours, d’un amour fou de petite fille. Mais, je ne peux pas te dire, tu ne m’écoutes pas, tout à ta propre douleur, enfermée en toi, incapable du moindre regard affectueux sur les autres.
Mon père mon enfant, que tu sois mort ne change rien à ma douleur. Depuis que je suis capable de tenir un crayon, je t’écris, je n’écris que sur toi, qu’à cause de toi. Tu es mon unique source, mon unique inspiration, ma seule douleur.
J’ai appris à lire sur les visages, j’ai appris à voir l’invisible et l’ineffable. Sur le tien, j’ai vu un gouffre. Sans le savoir, tu m’as livré ton âme, je la connais sans me tromper. Je vois ton cri rentré comme le mien, un cri clos derrière tes lèvres blanches, un cri qui n’est jamais sorti de l’ombre, qui s’étouffe derrière ta bouche toujours fermée. Si tu avais crié, autrement que sur moi, un petit bonheur serait venu, en même temps qu’à moi. Non, ton cri était sur moi, pour des riens. Ton cri, par sa violence, m’empêchait de crier, d’éclater, d’être heureuse. Ton cri était contre toi, contre moi, contre tout le monde. Tu n’as jamais crié pour toi, tu ne croyais pas en toi ni à la force de ce cri libératoire. Et moi, je suis allée crier au théâtre, j’ai cherché le lieu qui accepterait mon cri.
J’aurais préféré crier dans la cour de l’école, comme mes amies. Mais il ne sortait pas ce cri. Tout était bloqué dedans, toute ma vie était bloquée.
12 octobre 2017, Paris, Châtelet
28- De si loin, je te parle
Trop de jolis mots pour la réalité ?
Mais puisque tu es mort, où est la réalité ? Ta mort a fait s’ouvrir le tonneau des Danaïdes, les mots que je ne pouvais pas te dire arrivent maintenant par milliers, je les ramasse à la pelle, comme les feuilles mortes. Il y a deux ans que tu es mort, en ce jour triste d’automne. Laisse-moi te dire ce qui emplit mon âme. Je n’ai rien appris à l’école et surtout pas la poésie. Aujourd’hui, je veux te parler avec les mots que j’aime, près du cœur, loin de la raison, ces mots que j’ai toujours aimés. C’est l’heure des secrets, l’heure des mots post mortem, trop lourds pour la vie. Chaque secret a son temps, chaque temps a son secret.
Ton visage, de source raviné par les orages, aux sillons profonds de la douleur, mon baiser peinait à s’y frayer un passage.
Ton pays était inhabité. Je n’y trouvais pas de rives, pas de demeure, ma vie s’installait dans l’errance.
Ta souffrance était mon pain. Elle vrillait mon cœur au long des jours, tristes ou joyeux, d’aubes en crépuscules, comme une nourriture unique, un poison.
Tu me parlais rarement et c’était pour me faire part d’un objet insignifiant, d’une vétille à laquelle tu attachais de l’importance, tu t’adressais à moi violemment. L’âme avait déserté tes paroles depuis toujours. Mes mains se tendaient, pour décrocher ton aveu, en vain, dans le ciel vide de ton regard. A travers ces mots, je savais que tu cachais l’essentiel, impossible à dire. Tu n’osais pas aborder les tréfonds de ton être, par peur de la souffrance. Tu avais eu ta part, largement, trop largement. Tu ne voulais plus entendre, tu ne voulais plus voir et tu avais fabriqué à cet effet une myopie à toute épreuve, une cécité profonde, que tu accommodais de véritables loupes. Tu approchais ton visage tout près des mots, quand tu voulais les lire, comme pour les embrasser. Les mots te faisaient souvent pleurer, tu les lisais avec l’ardeur des aveugles, tes pauvres yeux, tout près de ton cœur.
Que voyais-tu quand l’idée de ta mère effleurait tes pensées ? Elle était peut-être belle, peut-être putain, peut-être jeune fille de bonne famille, peut-être juste une idée que tu chassais aussitôt d’un revers de main, avant que ton imaginaire s’en empare et qu’apparaisse une image. Elle était peut-être moins que rien et ne valait pas la plus petite de tes pensées, tu les chassais violemment, comme on chasse un insecte, avant que se forme l’image. Elle te rendait violent devant moi, avec moi, toujours violent, comme si j’avais été responsable de cette absence, de ce vide insupportable. Tu pleurais, jusqu’au jour de ta mort, tu as pleuré cette absence. Moi, je te voyais souffrir et j’avais mal, tellement mal. Je croyais que tu ne m’aimais pas, que tu m’en voulais car tu me jetais au visage des mots infanticides qui atteignaient mon ventre, mon deuxième cerveau. Là-haut, dans ma tête, je serrais les poings, je me disais que ce n’était rien, juste un orage, juste une tempête, que tout allait passer, que j’allais devenir plus forte de t’entendre, plus forte de souffrir, plus forte de me battre avec toi contre cette injustice. Je t’aimais comme un printemps regarde les fleurs nouvelles, comme la lumière d’été regarde les hirondelles, je t’aimais comme une promesse d’avenir.
18 octobre 2017, Paris, Châtelet
29- Un hypolaïs polyglotte
Il y a, dans la ville, près de chez moi, deux muets que l’on voit toujours ensemble. Ils vivent avec un hypolaïs polyglotte, qu’ils appellent « Bijou », sauvé des griffes meurtrières d’un chat de gouttière. Les deux hommes peuvent parler avec lui toutes les langues car l’oiseau comprend le langage des signes et sait interpréter les sons parfois rauques qui sortent de leur poitrine. Depuis ce sauvetage, la population des hypolaïs est en hausse, une femelle ayant répondu à l’appel du mâle apprivoisé. Un chardonneret élégant, un bouvreuil pivoine, au gros ventre rouge, un verdier jaune/vert, une linotte mélodieuse à la gorge rouge, un troglodyte mignon, un serin cini, une hirondelle noire, un pouillot véloce, une huppe fasciée suivent aussi le chemin des nichoirs. Ce petit monde entre et sort par les fenêtres en toutes saisons. Je les vois et entends leur joyeux ramage. Ils ont vite compris, dans leurs cerveaux instinctifs, qu’ils vivaient leur dernière chance. Mes deux voisins ont su créer des conditions de vie optimales. Les espèces non menacées font l’objet de moins d’attention. Il en reste quelques une encore comme la mésange bleue, la charbonnière jaune et noire, la pie bavarde à longue queue, le pinson des arbres au ventre rebondi, la fauvette à tête noire, la sittelle torchepot, le pic épeiche, le loriot tout jaune, le rossignol. Il en reste encore, bien qu’un oiseau sur cinq fût manquant, à l’aube de ce XXIème siècle.
Bijou est vite devenu leur ami et vient présenter, régulièrement, ses petits. Ensemble, ils apprennent à voler et à parler toutes les langues, en les tournant trois fois dans leurs becs avant d’émettre un son. Les deux muets sont ravis d’être à l’origine de ce charivari linguistique. Ils s’entraînent maintenant eux aussi à voler, sur les conseils de Bijou, parmi les meubles de la maison et dans le ciel du jardin. Ils se collent des ailes dans le dos, sur les jambes et sur les bras. Les têtes trop lourdes les font chuter, ils m’ont dit qu’ils se feront bientôt faire des greffes et des implants. En attendant, ils ont installé, partout dans la maison, des tapis très épais et des trampolines dans le jardin. Les essais sont prometteurs. Ils s’enivrent à l’idée de défier un jour les lois de la pesanteur, sans forfanterie.
En deux années, Bijou a doublé, triplé, le nombre de ses descendants. Faire tomber les statistiques de ce grand chambardement, de ce déclin annoncé, de ce désastre universel.
9 novembre 2017, Paris, Châtelet
30- Fin de partie
Réflexions sur la fin, un soir, un personnage, une solitude.
Il gardait le silence comme une pierre, une perle dans l’huitre, un étranger dans un salon, un animal lavé de solitude, l’ours blanc de la dernière neige. Il descendait de son ciel, comme un artiste descend de la scène, pour fuir dans une loge vide, sans fleurs ni lumière, absent à son propre destin, à ses propres mouvements, brûlé par le souffle meurtrier de ses semblables. Sa chevelure en désordre se reflétait dans le minuscule miroir de la petite pièce, son visage renvoyait un portrait sans reflet et sans bruit. Il disparaissait dans un monde aseptisé aux odeurs de naphtaline. Où étaient les roses ? Où étaient les couloirs bruyants d’admirateurs ? Où était la gloire ? Le passé avait-il été réel ? Le futur se répandait sur une interminable étendue sans relief, battue par les averses et des rages sans objet.
Ce qui restait était une seconde vie, la dernière, en dehors du monde et de ses bruits, juste animée par le silence et des visions de repos qui ne le rendaient pas triste. Le temps était passé, les douleurs aussi, il n’y avait plus à se battre contre des fantômes, pour des gloires éphémères, futiles, vaniteuses. Il restait l’essentiel maintenant à accomplir, le grand saut. Il ne fallait pas le rater, il ne viendrait qu’une seule fois. Il le préparait, en le regardant bien en face et en pensant que tellement de gens l’avaient déjà franchi, que ça ne devait pas être si difficile. Peut-être même, un moment agréable à passer.
C’était un grand voyage qu’il fallait organiser, en réglant toutes les affaires, en faisant table rase des attachements, des violences du langage, des désordres matériels, des piqures, qui l’avaient rendu hagard, des martellements du paraître, des blessures, qu’il avait, jadis, examiné à la loupe. Finies toutes ces interrogations stupides qui colonisaient son cerveau et l’habitaient à la manière de petites bêtes rongeuses. Il ne restait que la douceur, celle de s’éloigner de tous les lieux de drame, des villes et des villages où l’air devenait nauséabond à force d’être respiré par tant de monde. Il lui fallait de l’air neuf, vierge de respiration, un monde recouvert de dentelle si fine qu’elle ne laisse pas passer la laideur, où l’œil pourrait rouler en boule la lumière, loin des caniveaux pestilentiels.
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