Accueil › Forums › Textes contemporains › (O) GUISARD, Jeanne – Piero
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- 17 décembre 2020 à 17h33 #14514117 décembre 2020 à 17h33 #163366
Objet : lecture du recueil de nouvelles, « Piero », de Jeanne Guisard (chez Thebookédition)
bonjour,
je vous propose de lire ce recueil d’histoires brèves à la fois humoristiques, poétiques, imaginatives, qui donnent à réfléchir… sont surtout divertissantes…
L’auteur travaille en ce moment à son 10e ouvrage. Elle a jusqu’à présent écrit des romans, des recueils de nouvelles ainsi que des récits. Elle est publiée chez Thebookédition, les éditions Thierry Sajat et Nombre7 Editions.
Ancienne enseignante en arts plastiques, elle est passionnée par la couleur. Le recueil « Piero » en témoigne. Il est composé de deux parties, l’une traitant « d’histoires multicolores », l’autre « d’histoire en rouge et en vert ».
Texte de la quatrième de couverture : « Quelques brèves histoires pour s’amuser un peu du temps qui court, qui construit, qui détruit, qui déroule son fil dans la douceur ou dans la violence, qui vieillit les corps, affine les cœurs. Dire ainsi le temps permet de le sublimer et d’en atteindre la joie. »
Je vous adresse ici le recueil dans son intégralité (environ 150 pages en format livre de poche)
Très amicalement,
Carole Détain
JEANNE GUIZARD
PIERO
TEXTES COURTS
DU MÊME AUTEUR
L’Amour Au Fond Du Puits – Récit
JePublie.com- 2009
Petits Chefs – Récit
Edilivre- 2013
Des Etoiles – Roman
TheBookEdition- 2014
PIERO – Textes courts
TheBookEdition- 2014
Le Long Chemin – Roman
Editions Thierry Sajat – 2015
Un Homme au cœur – Récit
TheBookEdition- 2016
Le marcheur – Textes courts
TheBookEdition 2017
Journal d’une sexagémaire – Journal
Nombre7 Editions 2020
A paraitre :
L’échelle – Roman
Nombre7 Editions 2021
I
Histoires multicolores
Essayeur de gants
« Je pourrais vous parler de l’âme humaine. Je pourrais pendant des heures élucubrer dans mon poêle et refaire le monde comme Descartes, en n’y touchant pas, en y touchant si peu, au monde. Comme ceux qui pensent et qui pensent et qui se prennent très au sérieux de penser, je voudrais refaire tout ce qui ne va pas. Mais je crois qu’il y aurait trop de travail et je pourrais alors oublier d’agir et je pourrais oublier de vivre. C’est que le monde me touche, voyez-vous, il me touche tant, je veux dire qu’il est là près de moi, qu’il est contre ma peau, je veux dire qu’il est là au plus près de mes sens. Le monde, il est ce qui passe dans mes mains, il est ce qui m’effleure, il est ce qui me frôle. Il me touche au plus haut point. »
Tel était le propos d’Octave qui avait étudié la philosophie et parcouru tous les livres.
Il se mit à se rassembler, fit un tas de tout ce qui lui restait de chair et d’os, fit le tour de ses forces vives et se réveilla de sa longue pensée. Il se persuada que vivre consistait à se confronter au monde directement et non à travers les écrits uniquement, comme il l’avait toujours fait.
Octave était un contemplatif et malgré l’esprit rebelle qu’il avait toujours eu, il était peu fait pour prendre les armes.
Il se cherchait un autre métier calme mais plus physique où la tête n’aurait pas l’exclusivité absolue. Il lui fallait quelque chose de particulier qui mette en péril le corps, qui l’oblige à entrer en contact avec les autres d’une façon particulière. Il vivait depuis trop longtemps dans sa chambre, à l’abri de tous les regards, à l’abri de toutes les intempéries. Il corrigeait les fautes d’orthographe et de style d’un vieil écrivain qui lui apportait régulièrement ses manuscrits et revenait les chercher deux jours plus tard. C’était son seul commerce avec l’extérieur.
« Bon maintenant, ça va, dit-il, on n’écrit pas quand on ne sait pas écrire, qu’il se corrige tout seul. Il n’a qu’à rempailler les chaises, ça sera plus utile, parce que hein ! On ne peut pas toujours s’asseoir par terre, et puis ses histoires, je suis le seul à les lire et je préfèrerais maintenant faire autre chose. »
Il continua sa pensée pour lui-même quelques instants, se persuadant qu’il ne voulait plus lire et laisser le monde courir au-dessus de sa tête et laisser le monde lui échapper.
« Je ne veux plus manquer le vent, éviter la pluie, je veux entendre le tonnerre, me noyer, me rouler dans les orages. Alors, les participes passés, présents ou avenir, je vous les laisse, je vous les donne, je vous en fais un petit paquet, à adresser à la synt-axe, à la sainte écriture et tous les saints machins. »
Il prit dès lors un plaisir extrême à jouer avec les mots, avec leur sens, avec leur orthographe.
Il se fit appeler Bertilus, parce que « Octave », il y avait déjà trop longtemps que ça durait. Ce prénom faisait référence à l’ancienne grammaire, à l’ancienne loi, aux anciennes règles musicales. Puis, comme le temps était venu d’un grand changement, il rencontra Sidonie.
Elle correspondait bien à ce qu’il cherchait, Sidonie, à ce qu’il voulait désormais dans sa vie. Elle était fiancée, c’était là un attrait supplémentaire pour lui. Cette situation de femme en attente de mariage avait toujours séduit Octave/Bertilus, l’avait toujours excité à cause du côté ringard de la chose mais surtout, parce qu’il n’aurait pas à s’engager avec elle, ce qui le rassurait. D’autre part, elle n’était ni écuyère, ni dermatologue bien que tout ceci se passait à Pau, ce qui le fit éclater de rire et lui promettait des lendemains qui chantent.
Elle était fiancée, c’était tout, fiancée comme d’autres sont serruriers ou essayeurs de gants.
Tiens, essayeur de gants, Bertilus en aurait bien fait son nouveau métier. Mais pour cela, il lui manquait la boutique, le tailleur et les gants.
Son esprit alla vite en besogne car il était temps, vraiment temps pour lui d’agir. Il vendit tout ce qu’il possédait, surtout des livres, ses éditions rares, ses éditions d’art et s’enquit d’une échoppe dare-dare.
Il s’acoquina ensuite avec Paulin, un couturier revenu récemment d’un séjour à l’ombre et dès les premiers spécimens, ils se mirent tous deux à les essayer, avec beaucoup de soin et d’ardeur. Ils se serraient la main tout le jour avec entrain et Paulin détectait la moindre imperfection dans les formes, dans la place des coutures, dans le choix des matériaux. Ils se serraient la main, dès les premières lueurs de l’aube, joyeusement et avec grande conviction.
Sidonie les encourageait chaleureusement dans ce nouveau métier et elle accourait dans l’atelier de confection, offrant généreusement ses mains à Bertilus et à Paulin, dès qu’elle quittait son travail.
Bertilus trouvait son nouveau métier fort agréable car il réunissait à la fois le plaisir d’être heureux en travaillant, ce qui est de plus en plus rare, et celui d’être heureux avec sa petite amie qui, par ailleurs, avait bientôt décidé de lui offrir autre chose que ses mains.
Le fiancé ne venait jamais en cet endroit. Ce n’était pour lui qu’un lieu de travail, il préférait passer son temps libre dans les cafés, de préférence avec Sidonie, quand elle était libre. Sidonie buvait beaucoup.
A part ce petit penchant pour la boisson, elle était, pour Bertilus, une compagne merveilleuse et tout allait très bien. Quand elle arrivait, il l’embrassait longuement, à tel point qu’il se demandait certains jours s’il ne valait pas mieux être professeur de langue émérite qu’essayeur de gants.
Paulin, son coquin de couturier, tentait de le convaincre, en reluquant la petite, que professeur de langue n’était pas un métier de tout repos, qu’il fallait professer et que professer, de nos jours, n’était plus de la rigolade, alors que, essayer des gants, l’enjeu n’était pas le même. Les gants, on pouvait toujours les remplacer. Non, le métier d’essayeur de gants était vraiment incomparable.
Malgré de courts moments de doute, Bertilus était d’accord avec son couturier, il était persuadé qu’il avait bien choisi son activité, il la savourait toujours grandement, serrant des mains, serrant des mains.
La seule ombre au tableau, qui était légère, était néanmoins gênante : C’était ce goût immodéré de Sidonie pour le vin. Bertilus, qui appréciait qu’elle fut fiancée, appréciait moins son perpétuel état d’ivresse.
Un jour, elle arriva à l’atelier de confection en titubant, s’affala sur les chaises, puis roula aux pieds des deux occupants qui, à leur tour, surpris, déséquilibrés, tombèrent sur elle. Les corps enchevêtrés se débattaient désespérément. L’un d’eux cria : « De l’air ! » à travers le tas de chair amoncelé mais il était trop tard, la promise avait chuté… la promise cuitée ?
PIERO
Comme tous les soirs, Oncle Paul rentra son étalage vers 20 heures. Il commençait à faire un peu froid, le mois d’octobre était arrivé, l’automne, le vent. Les feuilles s’engouffraient en tourbillonnant dans le magasin, aussi laissait-il sa porte fermée maintenant pendant la journée. Une clochette tintait pour l’avertir de l’arrivée d’un client, il était ainsi bien tranquille et pouvait rêver à son aise, sans crainte de désagrément. Oui, il rêvait. Il avait passé la soixantaine mais les rêves, tout au long de sa vie, l’avaient beaucoup occupé. Ce n’était pas des rêves de puissance ou de pouvoir ou d’argent mais des rêves doux. Il était amoureux de l’univers enfantin, des livres d’images et des couleurs, il aimait aussi la beauté de la nature, la force de la terre et l’art de la peinture. Ses jours coulaient tranquillement, il était calme et heureux. Son petit commerce était suffisant pour subvenir à ses besoins. Le soir, chez lui, il lisait beaucoup et feuilletait sans relâche ses livres du Quattrocento, la peinture italienne qu’il affectionnait le plus. Son commerce était à Paris mais il avait hérité de sa mère une maison, entourée d’un grand jardin, pas loin de là. Dans sa campagne, il s’entraînait régulièrement à parler aux oiseaux, comme le « François » de Giotto. Il n’y arrivait pas encore tout à fait et disait qu’il fallait encore alléger son âme. Dans la plus haute pièce de sa maison, il avait fait enlever le plafond pour faire apparaître la charpente, mais la charpente de bois elle-même avait été remplacée par une charpente transparente recouverte d’un toit de verre. Le tout était rétractable à l’aide d’un simple bouton comme dans une voiture décapotable. La lumière inondait les murs de cette pièce incroyable en toutes saisons. Des fresques les couvraient, toujours en chantier, sans cesse recommencées. Des échafaudages permanents y étaient installés, ce qui empêchait totalement de voir l’avancée du travail : Paul s’adonnait à l’art de la fresque, c’était sa passion.
Il partait tous les vendredi soirs et revenait le lundi. Il ouvrait sa boutique dès le mardi vers 11 h 30 du matin et n’en bougeait plus jusqu’au soir. Il mangeait sur place à midi, au milieu de ses livres. Il y en avait partout. Depuis longtemps déjà les rayonnages ne pouvaient plus tous les contenir et il avait installé partout des tables, des bancs, des escabeaux, des caisses et des cartons. C’était une ancienne boulangerie qu’il avait transformée en librairie. Il aimait dire que la nourriture de l’âme avait succédé à celle du corps et que c’était une bonne évolution. Derrière les deux vitrines donnant sur la rue, une belle surface était aménagée. C’était autrefois le lieu de présentation des viennoiseries et autres gâteaux qui faisaient saliver les passants. Paul avait rajouté à cet endroit des étagères, ce qui permettait de mettre des livres sur trois niveaux, une salivation multipliée par trois, pensait-il. Au fond du magasin, il avait laissé le vieux présentoir à pain en fer forgé qui sentait encore la farine. Il l’avait aussitôt recouvert de livres. Il ne critiquait pas les livres numériques, il faut que le temps passe et que la technologie progresse mais il aimait tout particulièrement les odeurs des choses. Non, il n’aurait pu peindre sur son ordinateur par exemple malgré la perfection des logiciels. Il avait besoin de toucher la surface à peindre, de toucher les pigments de sa peinture, d’en avoir plein les mains. Il fallait aussi qu’il puisse manipuler ses livres, en soupeser leur volume, en apprécier leur matérialité. Les ouvrir mainte fois, les refermer, les rouvrir pour un mot, pour une phrase, pour une expression, une forme ou la couleur d’un détail qu’il voulait revoir.
Une fresque le fascinait particulièrement. C’était la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba dans l’ « Histoire de la vraie croix. » Oh cette rencontre ! Oh le regard du roi sur la reine ! Depuis plusieurs années, c’est ce regard qu’il essayait de peindre, dans sa maison, à la campagne. Arriver à rendre ce regard était devenu le but de sa vie.
Comme il était penché sur son livre préféré et qu’il recherchait une fois de plus les yeux mi-clos du roi, son attention fut retenue par un détail insolite. Il regarda la pendule : Cinq heures de l’après-midi, l’heure banale, l’heure creuse où rien ne se passe jamais et où l’ennui est à son comble. Mais là, il se passait vraiment quelque chose. Il connaissait par cœur ce livre qu’il avait sous les yeux pour l’avoir ouvert et fermé des centaines de fois et seul un habitué de ce tableau aurait pu dire ce qui avait changé sur cette page qu’il scrutait avec attention. Il crut un instant qu’il rêvait et qu’il avait hérité du « livre de sable » de Borges. Il alla chercher sa loupe sur le comptoir et revint en proie à une forte agitation. Mais oui, c’était bien ça, la numérotation des pages passait de quarante-huit à cinquante et un. Il manquait deux pages, quarante-neuf et cinquante avaient disparu et l’on distinguait nettement, au centre du livre, avec la loupe, le lieu d’où la feuille avait été retirée, très délicatement d’ailleurs, du beau travail, presque invisible. Stupéfait, il téléphona immédiatement à sa nièce qui partageait la même passion que lui pour la peinture. Il ne pouvait pas garder cette découverte pour lui-même sous peine de devenir fou. Tout à l’heure encore, en ouvrant sa boutique, il avait admiré la page manquante, il l’avait eu sous les doigts, sous les yeux, il l’avait une fois de plus soumise à son jugement. Il n’était d’ailleurs pas exagéré de dire qu’il la regardait tous les jours, cette page ! Un doute, l’avait-il vraiment regardé ce matin ? Victorine arriva tout de suite, la nouvelle était de taille car l’oncle Paul n’avait pas pour habitude de faire des farces. Oui, elle avait bien participé avec lui à la fermeture de la boutique, la veille, mardi et ce livre était alors bel et bien intact. Ils avaient admiré ensemble l’œuvre en question puis avaient rangé le livre à sa place habituelle, à l’écart des autres livres. Cela le rassura par rapport à sa mémoire mais comment la chose avait-elle pu se produire ? Personne n’était entré, de 11 h 30 à 17 h, aucun client malheureusement… Si, une personne et la clochette n’avait pas tinté, il s’en était fait la remarque. Et alors, qu’est-ce-que cela prouvait ? Un jeune homme s’était renseigné pour un ouvrage sur Giotto et était ressorti sans l’acheter, à cause du prix trop élevé. Paul ne l’avait pas quitté des yeux et lui avait promis de baisser le prix s’il se décidait vraiment. Non, tous deux pensaient que l’incident qui les préoccupait n’avait rien à voir avec ce visiteur, ou alors était-ce une feinte, une ruse, une tactique de diversion ? … Faire semblant de s’intéresser à Giotto pour éloigner les soupçons ? Bof !…Il l’aurait bien vu manipuler le livre… Tous deux réfléchissaient tandis que le téléphone sonna. C’était un de ses collègues libraires, marchand de livres d’art comme lui. Celui-ci venait d’être victime d’un vol étrange : tous ses livres sur le Quattrocento avaient disparu d’un seul coup et il n’avait vu personne. Deux autres de ses amis libraires venaient aussi de l’appeler pour lui annoncer la même disparition. On pouvait maintenant appeler ça « l’affaire », cela devenait de plus en plus étrange en prenant de l’ampleur. Victorine eut alors une idée. Habituée depuis longtemps à effectuer des recherches sur « Internet », elle tapa le mot « Quattrocento » sur l’ordinateur dont Paul se servait peu et à son étonnement, elle retrouva toutes ses rubriques habituelles sans aucun changement. Les voleurs n’étaient donc pas des maniaques ou des traitres internationaux mais sans doute des petits voyous du quartier voulant faire une bonne blague aux libraires. Mais comment avaient-ils procédé, le mystère restait entier. Par acquis de conscience, elle tapa encore sans conviction le mot « Piero ». Elle revit la presque totalité de l’œuvre de l’artiste génial, au grand soulagement de Paul, qui était là, lui aussi, pendu à l’écran. Cependant, un doute s’installa dans son esprit et après des recherches plus précises concernant son œuvre, elle s’aperçut qu’un tableau manquait, toujours le même, sur tous les sites du peintre. Leur stupéfaction était à son comble, ils cherchèrent encore et encore d’autres sites, tard dans la nuit mais jamais ils ne revirent cette partie du tableau de l’ « Histoire de la vraie croix » qui montrait la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba. C’était le détail, celui des deux visages, qui avait aussi disparu dans la librairie de Paul et il correspondait aux pages quarante-neuf et cinquante de son livre. Ce détail de la rencontre avait disparu de tous les livres, sur tous les sites.
Ils restaient tous les deux hébétés par leur découverte. Cette disparition au sein de l’œuvre de leur peintre préféré était un véritable tour de force. Qui, quand, comment, pourquoi ? L’énigme était entière, à se taper la tête contre les murs. Elle dépassait de loin finalement les limites de leur quartier et prenait une ampleur internationale. Il n’y avait aucun indice, aucune trace de passage ou d’effraction, rien, le crime était parfait.
C’était mercredi. Ils se séparèrent très tard ce soir-là et ne trouvèrent le sommeil ni l’un ni l’autre. Le lendemain, Victorine revint voir son oncle pour discuter de l’affaire, chercher avec lui une explication, trouver un éventuel suspect mais ce fut en vain. Les autres libraires organisaient également des rendez-vous de discussions dans tout Paris pour essayer de comprendre un tel phénomène, puis ce fut dans toute la France, puis ce fut dans le monde entier que l’on parla de l’évènement. Piero était connu dans le monde entier. Quand vendredi soir arriva, Paul, épuisé, s’éclipsa bien vite dans sa maison afin d’y retrouver la paix. En arrivant, quelques bruits lui parvinrent de la salle aux fresques mais il ne s’en inquiéta pas, les loirs, les mulots et autres rongeurs s’y installaient régulièrement tous les ans. Il était si fatigué qu’il dormit jusqu’au lendemain soir. Samedi, reposé, il monta alors pour faire son mortier et entendit dans les escaliers, les mêmes bruits que la veille. Il n’aperçut aucun petit mammifère mais il crut une fois de plus qu’il devenait fou : Il voyait une silhouette éblouissante qui vociférait. Il se frotta les yeux, mais oui, il y avait bien quelqu’un sur son échafaudage en train d’appliquer des pigments sur sa fresque. Quelle vision extraordinaire !
« Enfin, vous voilà. Depuis des années, je vous observe, à vouloir recopier mon travail, à vouloir le reproduire. Vous n’y arriverez pas, une œuvre d’art est unique, personne ne peut la refaire, vous la détruisez. Je suis venu pour recommencer entièrement votre travail, c’est mon œuvre, je vous défends d’y toucher.»
Paul s’approcha et vit Piero en gloire, dans un halo de lumière. Il avait aussi devant lui la merveille d’Arezzo.
« J’ai refait cette étincelle dans les yeux de Salomon, oui, il aimait déjà la reine dès sa première rencontre, j’ai fini votre fresque. J’ai volé tous les livres de la terre, désormais ce regard ne sera plus qu’à Arezzo et peut-être aussi sur votre mur, prisonnier de la chaux. Servez-vous de votre propre imagination, créez, ne reproduisez pas les œuvres des autres, vous détruisez leur aura. »
« Vous avez raison, balbutia Paul très impressionné, mortifié, penaud, je …j’avais oublié le livre de Walter Benjamin. »
Puis, Piero disparut. Il y avait, au pied de l’échafaudage, des tonnes et des tonnes de livres ouverts à la page de la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba.
On va au cinéma
« On va au cinéma, on va au cinéma, les films plein de mystère, j’aime tellement ça, » avait dit Danièle en entraînant Georges.
L’intrigue, ici, était plutôt enfantine. Pour tout dire, il n’y en avait pas. Tonton avait englouti son sirop de menthe à toute vitesse avant de la suivre. Maintenant derrière l’écran, une professeure s’obstinait à donner un cours à des garnements qui n’avaient aucune attention. Tonton s’énervait, le film manquait vraiment d’intérêt pour lui.
« Mais pourquoi j’ai bu ce sirop de menthe ? Il me reste là, dans le gosier, ce goût de sucre, et cette prof, qu’est-ce qu’elle fout là ?
Danièle avait traîné Georges au cinéma, en effet, devant ce film qui lui rappelait les années où elle était enseignante. Tonton s’était laissé faire. Danièle avait dit qu’il y avait du mystère et une bonne progression dans l’action, elle l’avait lu dans le journal.
Moi, la filleule, j’étais là aussi mais j’étais comme Georges, je ne trouvais pas le film génial du tout. Il était triste et sans rebondissement. Cette prof, franchement, se battait avec ses élèves pour faire entrer la moindre chose dans leur tête. J’en avais bien connu, des profs comme ça et beaucoup d’élèves aussi. Elle se battait, elle se battait comme une folle. On sentait un réel sentiment d’épuisement. Le combat était perdu d’avance. Pourquoi faire un film sur ce sujet-là tellement désespérant et sans issue ?
Georges ne rêvait maintenant que d’un petit verre de rouge, pour faire passer le sucre. Seule, Danièle suivait attentivement le déroulement des images et des pauvres dialogues. Soudain, elle cria à l’adresse de Georges qui commençait à somnoler et qui sursauta :
« Regarde, regarde, les élèves, ils sont peu à peu transformés, métamorphosés, non, pas en bons élèves, non, ils sont changés en statues. Leurs têtes disparaissent petit à petit, leurs corps aussi. Comment le metteur en scène a-t-il pu faire ça si doucement, dans l’extrême ralenti ? »
Pour un œil non attentif, on ne voyait rien venir. Mais Danièle, elle, voyait tout ce qui se passait par le menu, dans l’imperceptible, presque dans l’invisible. C’est qu’elle sentait venir la chose, elle la sentait car elle l’avait déjà éprouvée tellement de fois dans sa carrière, cette impuissance devant une tâche trop lourde, devant des adolescents malmenés, malheureux. C’était une besogne énorme, impossible, un travail monstrueux qui était à faire et elle n’y était pas arrivée : Tous les élèves venaient de se transformer en moulins à vent.
« Aucun intérêt, » dit Georges en se levant et il partit avant tout le monde, libéré par le dénouement, enfin, se rincer la gorge.
Joséphine
Il était une fois une petite fille qui s’appelait Joséphine. Elle avait dix ans, une chevelure noire énorme et bouclée. Elle était toujours un peu triste car sa mère ne l’aimait pas. Elle ne savait que faire pour gagner cet amour impossible. Elle essayait sans cesse de la séduire avec son luth dont elle jouait déjà fort bien mais ses efforts étaient toujours restés vains.
Elle se réfugiait alors dans la forêt, près des animaux, tous très gentils avec elle. Dès qu’elle pénétrait au manoir, elle voyait sa mère commander méchamment aux serviteurs et son regard se pétrifiait, son ventre se serrait, elle savait alors qu’elle n’était pas désirée. Elle cherchait à se faire toute petite, à se rendre invisible. Les amies de sa mère étaient toutes des sorcières. Elles organisaient ensemble des messes noires.
Joséphine était souvent l’enjeu de toutes ces mauvaises pensées réunies. Un jour, l’une d’elles lui jeta un sort qui la mit en sommeil pendant dix ans. Aucun médecin ne put lever le sortilège.
Le temps passa et dans le manoir, Joséphine dormait toujours.
La départementale Dreux-Châteaudun longeait maintenant l’unique forêt du pays et Charlus y conduisait quotidiennement son car qui assurait la liaison entre les deux villes. Mais un jour, une panne d’essence le cloua là, en pleine campagne.
Pourtant, on ne pouvait pas dire que Charlus était insouciant. Il n’était jamais tombé en panne d’essence et celle-ci avait quelque chose d’insolite car le fait lui échappait totalement, sortait de son libre-arbitre comme un chemin tout tracé serait brusquement sorti de sa route. Il senti très fort qu’il devait écouter son destin, ne se lamenta pas, ne se découragea pas, pris cet incident comme un évènement positif et se laissa conduire.
Il fit à pieds le tour des lieux et aperçut une demeure à travers les arbres. Il décida d’aller voir de plus près pour demander de l’aide. Quand il se fut rapproché suffisamment du manoir, les portes s’ouvrirent pour lui laisser libre passage. Il fut bientôt dans une grande pièce et là, au beau milieu, Joséphine dormait.
Il s’approcha et la regarda tendrement.
Elle se réveilla, comprit que son prince était venu, qu’il était temps, saisit son luth et se mit à jouer tellement bien que Charlus en fut tout séduit.
« Salut la compagnie et pas d’chichi, » cria-t-elle en se dirigeant vers la sortie. Elle empoigna son instrument d’une main et de l’autre, la main du chauffeur, en chantant à tue-tête :
« J’me barre en car, j’me barre en car, carambar, caramba !!
Tais-toi donc un peu
J’peux pas, j’peux pas, pis arrête de me regarder comme ça, comme si j’étais enragée. T'as qu’à pas écouter, tu vas faire un tour pis quand tu reviendras, j’aurai p’t-être fini, j’peux pas m’empêcher de parler » avait dit Josiane.
C’était tout le temps comme ça, avec Simon, il ne voulait pas la laisser parler. Il trouvait que son discours manquait trop souvent d’intérêt, qu’elle jacassait comme il disait, qu’elle pérorait, etc…etc… que son « français » était incorrect ou vulgaire. Il ne supportait pas qu’elle prenne la parole à tout propos, pour ne rien dire, d’après lui.
Simon était allé faire un tour, il avait, pour une fois, suivi les conseils de Josiane. Tout allait mieux ainsi. Lui ne parlait pas beaucoup. Il disait que l’air était toujours occupé, un peu comme il aurait dit que l’atmosphère était toujours polluée, pas moyen d’en placer une, pas moyen jamais de faire place au silence.
Mais Josiane, pourquoi parlait-elle ?
Elle parlait car Simon ne parlait pas, et oui, il fallait bien combler cette absence insupportable. Elle disait que rester des heures entières à écouter voler les mouches, ça lui plombait le moral. C’est alors que tous les soucis revenaient, tous les incidents de la journée plus ou moins désagréables arrivaient pêle-mêle dans sa mémoire.
« Tu parles trop, » insistait Simon, et alors Josiane s’arrêtait net et le blues revenait.
Elle était chaque fois très en colère qu’on lui coupe ainsi la parole. Aussi l’idée d’une petite vengeance montait en elle. Simon attendait des nouvelles importantes concernant son emploi. Si c’était elle qui décrochait le téléphone, elle ne le mettrait pas au courant. Et justement, le téléphone avait sonné.
« Personne n’a appelé aujourd’hui, » avait-il demandé en rentrant du travail ?
Elle n’avait pas répondu. Pour une fois, elle s’était murée dans son silence, elle avait réussi à tenir sa langue, elle l’avait laissé poser sa question et celle-ci avait résonné dans le vide. Elle était fière de sa performance.
Le pari
Nous étions quelques-uns à nous aimer d’amitié, une petite bande qui laissait échapper des éclats de rire monstrueux, de quoi réveiller les chauves-souris. D’ailleurs, ça y était, on commençait à les voir sillonner le ciel et amorcer leurs virages à 90° à folle allure. Simone se tenait la tête car elle croyait aux bêtises que les gens racontent, à savoir que les chauves-souris s’accrochaient dans les cheveux. Hélène aussi avait peur de la même chose, sans oser le dire. Les garçons, eux, se moquaient, comme d’habitude.
Il y avait Patrick, il y avait Christian. Ils discutaient en lançant aux filles des regards espiègles. Apparemment, à leur manière de chuchoter, ils étaient en train de préparer un coup fumant. Les éclats de rire continuaient à fuser, les filles se marraient bien quand même avec leurs histoires de peur.
Tous les cinq, avec moi, la narratrice, buvions copieusement, ce qui accentuait encore les hilarités. Tout à coup, Christian fit part de son idée à haute voix : Il s’agissait d’être, dans trois heures, montre en main, au bord de la mer, en Bretagne pour être précis et sans passer par l’autoroute.
Les chauves-souris volaient toujours, pour l’instant, dans la banlieue parisienne. Tous les cinq habitions entre Vincennes et Montreuil, où quelques mètres carrés de verdure et quelques arbres faisaient croire à la campagne.
Bon, le pari était lancé, les femmes protestèrent mollement, évoquant le danger de conduire dans cet état mais personne n’était apte à protester d’une façon plus nette et plus virulente. Les derniers verres bus, nous priment place tous les cinq dans la 403, un des premiers modèles roulants de la gamme, dans la maison Peugeot.
C’était parti. Patrick, assis devant à côté du chauffeur, avait pour mission de tracer l’itinéraire. Bien sûr, les hommes devant, les femmes derrière, on n’avait même pas discuté du sujet, ça allait de soi, c’était ainsi.
Je me souvenais très bien de cette nuit-là, moi, la narratrice. La voiture roulait aussi vite que le permettait son pauvre moteur usé. Nous étions toujours hilares. Un feu rouge nous arrêta. Le conducteur redémarra au vert, joyeusement et dans un éclat de rire avec Patrick, fit une embardée dans la file de voitures stationnées à notre droite et l’on entendit une succession de boum, boum, boum, dans la nuit silencieuse chaque fois qu’une voiture de la file s’encastrait dans la précédente.
Un raté dramatique
C’est une histoire édifiante.
C’est un looser. Dans la cour de récréation, ses camarades se moquent de lui sans arrêt. Il se fait huer pour un oui ou pour un non : ses chaussures, son pantalon, son blouson, son sac, son nom de famille, sa mère, etc… Les adolescents ne sont pas tendres entre eux mais surtout avec lui, tout est sujet à les faire rire à ses dépens. Il n’est pas non plus un très bon élève, ce qui est souvent le cas lorsqu’un collégien est le souffre-douleur des autres. Non, il est un élève sans éclat. Simplement, il n’est pas heureux chez ses parents, sa mère est affectueuse mais sans pouvoir le protéger du père qui est violent.
Il est une victime comme certains sont tout de suite de gros costauds redoutables et redoutés. Il en prend conscience peu à peu. Il n’ose pas encore réagir, il ne se sent pas assez fort, il n’en est pas encore là, il grandit lentement, balloté de droite et de gauche par les insultes, les agressions, le mépris. Ses parents n’ont pas pu faire mieux. Il vit dans l’insécurité depuis qu’il est tout petit, son père a été élevé lui-même dans l’insécurité. Il le frappe tous les jours ou le ridiculise, les mémoires se répètent toujours. Sa mère est une cousine de son père, les deux époux sont dans la consanguinité, ce qui n’arrange certainement pas les choses.
Une souffrance commence à venir, une angoisse, une peur de ne jamais s’en sortir, d’être toujours écrasé ou battu. Rappelons-nous nous-mêmes de ce qui se passait quand nous avions peur, que faisions-nous ? A notre insu, il se développait en nous une force négative qui était aussi un instinct de survie : nous tuions l’araignée par peur qu’elle nous tue car nous ne savions pas estimer le danger à sa juste mesure, la peur exacerbe le danger, l’amplifie, le passe à la loupe. Mais avons-nous le droit pour autant de faire n’importe quoi dans notre vie d’adulte ?
Ainsi, avec la souffrance, une violence arrive aussi et il se jure à lui-même qu’un jour il trouvera la force qui lui manque pour se redresser. Il ne sait pas ce qu’il veut faire quand il sera grand mais à son âge, il a onze ans, c’est normal. Peu d’adolescents le savent. La personnalité et les désirs se forment souvent par éliminations successives, non, je ne serai pas fonctionnaire, non, je ne serai pas inspecteur des douanes…etc. Puis un jour, il y a soudain un projet qui plaît particulièrement, artiste-peintre peut-être, oui. Il faut contrer le père.
Il a maintenant dix-neuf ans, il n’a réussi aucune étude mais une certaine force a grandi en lui. Il fera ce qu’il aura décidé de faire. Il ne fera rien sous la contrainte. Il tente encore de devenir artiste-peintre ou architecte bien qu’il ait déjà raté deux fois son examen d’entrée aux beaux-arts. Cependant, il peint et vit plus ou moins de ses peintures jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.
C’est la vie qui va décider de son destin mais c’est par pur libre-arbitre qu’il devient engagé volontaire dans la première grande guerre mondiale. Il est maintenant soldat. Ce n’est toujours pas brillant quant à ses ambitions personnelles, il a vingt-six ans à la fin de la guerre, il sera blessé, gazé… Mais il aura été un guerrier fanatique, sans aucune fraternité et il restera désormais dans la fascination de la guerre. Celle-ci lui a dévoilé son amour morbide pour la violence. Il restera dans l’armée. Il se
18 décembre 2020 à 10h58 #163368Oui
A.D.
24 décembre 2020 à 20h13 #163386Merci à Alain pour sa réponse favorable
Et merci d’avance pour l’avis des autres lecteurs…
je vous souhaite un très bon Noël…
bien amicalement…
Carole
7 janvier 2021 à 17h46 #163413Bonjour,
je souhaite une bonne année à tous les auditeurs de Littérature audio et à toute l’équipe sympathique qui travaille pour le site…
… je relance… concernant le recueil de nouvelles de Jeanne Guizard dont j’ai proposé la lecture le 17 décembre dernier… pourriez-vous m’indiquer si votre réponse est favorable ?
Un grand merci d’avance
Carole
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