FLAUBERT, Gustave – La Femme du monde & Voyage en enfer

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      #151907
      Augustin BrunaultAugustin Brunault
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        FLAUBERT, Gustave – La Femme du monde [1]


           D’où je conclus, Dieu me pardonne et le Diable m’emporte, que Satan fait la queue au Père éternel.

        Auberge des Adrets.

        I

        Tu ne me connais pas, frêle et chétive créature ; eh bien, écoute.

        II

        Mon nom est maudit sur la terre ; pourtant le malheur, le désespoir, l’envie qui y dominent en tyrans m’appellent souvent à leur secours.

        III

        Je me réjouis dans les grandes cités et je dirige mes coups sur les peuples des villes.

        IV

        Pourtant je vais aussi chez le laboureur, je prends ses brebis dans son étable, je prends la chèvre qui broute sur la colline, le chamois qui bondit sur le rocher aigu ; je prends l’oiseau dans son vol, et le roi sur son trône.

        V

        Du jour où Adam et sa compagne furent chassés du paradis, moi, la fille de Satan, je me tins depuis ce temps à la face de tous les empires, de tous les siècles, de toutes les dynasties de rois, que je brisais sous mes pieds de squelette.

        VI

        En vain j’ai entendu des peuples dévorés par la peste crier après la vie, en vain j’ai vu des rois qui se cramponnaient à leur couronne, en vain j’ai vu les larmes d’une mère qui me demandait son enfant ; leur prière me semblait ridicule.

        VII

        Et je broyais avec avidité, sous mes dents, brillante jeunesse, empire puissant, siècles pleins de gloire et d’honneur, rois, empereurs ; j’effaçais leur blason, leur gloire, et, dans mes mains décharnées, je réduisais en poudre le sceptre doré aussi facilement que la houlette du pasteur.

        VIII

        J’aime à m’introduire dans le lit d’une jeune fille, à creuser lentement ses joues, à lui sucer le sang, à la saisir peu à peu et à la ravir à son amant, à ses parents qui pleurent et sanglotent sur cette pauvre rose si vite fanée.

        IX

        Alors je me réjouis sur son front encore blanc, je contemple ses lèvres ridées par la fièvre, j’entends avec plaisir le bourdonnement des mouches qui viennent autour de sa tête, comme signes de putréfaction.

        X

        Et je ris avidement en voyant les vers qui rampent sur son corps.

        XI

        J’aime à prendre place aux banquets royaux, aux gais repas champêtres ; je m’assieds sur la pourpre, je m’étends sur l’herbe, et mon doigt glacé s’applique sur le front des seigneurs, sur le front du peuple.

        XII

        Souvent, en entendant les éclats de rire des enfants, en les voyant se parer de fleurs, je les ai emportés dans mes bras ; j’ai orné ma tête de leurs bouquets et j’ai ri comme eux ; mais, à ce son creux et sépulcral qui sortait de ma maigre poitrine, on reconnaissait que c’était une voix de fantôme.

        XIII

        Non, pourtant ! Ce fantôme était la plus vraie de toutes les vérités de la terre.

        XIV

        Et contre elle venant se briser tout, tout, et le fils de Dieu lui-même.

        XV

        Car cite-moi une vague de l’Océan, une parole de haine ou d’amour, un souffle dans l’air, un vol dans les cieux, un sourire sur les lèvres, qui ne soit effacé.

        XVI

        Tout l’avenir, te dis-je, viendra tomber devant ma faulx tranchante, — et même le monde.

        XVII

        Jadis, au temps des Caligula et des Néron, je hurlais dans l’arène, je venais aider Messaline à ses obscènes supplices, je frappais les chrétiens, et je rugissais dans le Colisée avec les tigres et les lions.

        XVIII

        En France, au temps des rois, je venais siéger à leurs conseils ; j’étais alors, par exemple, la Saint-Barthélemy.

        XIX

        Rien ne m’a échappé, pas même le siècle de Voltaire qui s’élevait haut et grand, la tête fière et le visage arrogant, tout boursouflé de philosophe, de corruption et d’emphase ; je lui ai envoyé 93.

        XX

        Le siècle du grand homme ne m’a pas échappé non plus, qui, avec son air de cagotisme et sa main de philanthrope, est une vieille courtisane qui revient de ses fautes et commence une nouvelle vie.

        XXI

        Eh bien, à lui, si content de ses colonies d’Afrique, de ses chemins, de ses voitures à vapeur, je lui ai envoyé un fléau, une peste, mais une peste qui vient comme une bombe éclater au milieu d’un banquet plein de parfums et de femmes, qui vous prend les hommes, les enfants, et les étouffe aussitôt, le choléra, le hideux choléra qui, avec ses ongles noirs, son teint vert, ses dents jaunes, ses membres qui se convulsionnent, entraîne l’homme à la tombe plus vite que la flèche ne traverse les airs, que l’éclair ne fend les cieux.

        XXII

        Il est vrai de dire que les sangsues du docteur Broussais, la vaccine, le pâte de Regnault aîné, le remède infaillibles pour les maladies secrètes, m’ont déconcertée un peu ; alors j’ai réuni mes forces et j’ai donné la Chambre des Pairs, la mascarade, l’attentat du 28, et la loi Fieschi.

        XXIII

        J’aime la voix d’une vieille femme qui prie sur un mort.

        XXIV

        J’aime le tintement rauque et glapissant des cloches.

        XXV

        J’aime à entendre vibrer son marteau alors qu’il frappe minuit, et que les sorciers se rendent au sabbat avec des sifflements étranges et aigus.

        XXVI

        Je bondis de volupté quand je me vautre à mon aise dans un beau char de parade, quand les hommes déploient la vanité jusqu’au bout ; c’est un curieux spectacle.

        Allons donc, chien, rends des honneurs au chien qui pourrit sur la borne !

        Allons donc, société, rends donc des honneurs au riche qui passe dans un corbillard ; les chevaux, tout couverts d’argent, font étinceler le pavé ; les dais, reluisants d’or et de pierreries, sont magnifiques ; on fait des discours sur les vertus du défunt ; il était libéral sans doute, et magnifique ; les pauvres ont deux sous, un pain et un cierge ; il dépensait splendidement son argent.

        Allons donc, chien, fais le panégyrique du chien que dévorent les corbeaux ; dis qu’il mangeait avec gloutonnerie son morceau de cheval qu’on lui jetait chaque soir.

        XXVII

        J’aime encore à détailler toutes les souffrances qu’endurent ceux que je prends dans mes embrassements.

        Maintenant, me reconnais-tu ? J’ai une tête de squelette, des mains de fer, et dans ces mains une faulx.

        On m’appelle la Mort.

        Le linceul qui entourait ses os se déchira et laissa voir à nu des entrailles à demi pourries que suçait un serpent.



        Notes :

        [1] Dans la nuit du 1er au 2 juin 1836. — Fait en moins d’une demi-heure.

        #151908
        Augustin BrunaultAugustin Brunault
        Maître des clés

          FLAUBERT, Gustave – Voyage en enfer



          I. Et j'étais au haut du mont Atlas, et de là je contemplais le monde, et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil.

          II. Et Satan m'apparut, et Satan me dit : « Viens avec moi, regarde, vois ; et puis ensuite tu verras mon royaume, mon monde à moi. »

          III. Et Satan m'emmena avec lui et me montra le monde.

          IV. Et planant sur les airs, nous arrivâmes en Europe. Là, il me montra des savants, des hommes de lettres, des femmes, des fats, des pédants, des rois et des sages ; ceux-là étaient les plus fous.

          V. Et je vis un frère qui tuait son frère, une mère qui trompait sa fille, des écrivains qui, par le prestige de leur plume, abusaient du peuple, des prêtres qui trahissaient leurs fidèles, des pédants qui faisaient languir la jeunesse, et la guerre qui moissonne les hommes.

          VI. Là, c'était un intrigant qui, rampant dans la boue, arrivait jusqu'aux pieds des grands, leur mordait le talon ; ils tombaient, et alors il tressaillait de la chute qu'avait faite cette tête en tombant dans la boue.

          VII. Là, un roi savourait, dans sa couche d'infamie où de père en fils ils reçoivent des leçons d'adultère, il savourait les grâces de la courtisane favorite qui gouvernait la France, et le peuple, lui, applaudissait ; c'est qu'il avait les yeux bandés.

          VIII. Et je vis deux géants : le premier, vieux, courbé, ridé et maigre, s'appuyait sur un long bâton tortueux appelé pédantisme ; l'autre était jeune, fier, vigoureux, avec une taille d'hercule, une tête de poète et des bras d'or ; il s'appuyait sur une énorme massue que le bâton tortueux avait pourtant abîmée ; la massue, c'était la raison.

          IX. Et tous deux se battaient vigoureusement, et enfin le vieillard succomba. Je lui demandai son nom.
          – Absolutisme, me dit-il.
          – Et ton vainqueur ?
          – Il a deux noms.
          – Lesquels ?
          – Les uns l'appellent : Civilisation, et les autres : Liberté.

          X. Et puis Satan me mena dans un temple, mais un temple en ruines.

          XI. Et le peuple fondait des cercueils pour en faire des boulets, et la poussière qui y était s'envolait de dépit ; c'est que ce siècle-là, c'était un siècle de sang.

          XII. Et les ruines restèrent désertes. Et un homme, un pauvre homme en guenilles, à la tête blanche, un homme chargé de misère, d'infamie et d'opprobre, un de ceux dont le front, ridés de soucis, renferme à vingt ans les maux d'un siècle, s'assit là au pied d'une colonne.

          XIII. Et il paraissait comme la fourmi aux pieds de la pyramide.

          XIV. Et il regarda les hommes longtemps ; tous le regardèrent en dédain et en pitié, et il les maudit tous ; car ce vieillard, c'était la Vérité.

          XV. – Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan.
          – Le voilà !
          – Comment donc ?
          Et Satan me répondit :
          – C'est que ce monde, c'est l'enfer !

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