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- 30 novembre 2013 à 16h22 #14392130 novembre 2013 à 16h22 #156399
Bonjour à tous,
J’aimerais proposer ce second texte personnel, sur litteratureaudio. Selon la procédure, je me permets de le soumettre à votre jugement. Version audio ICI
Le Jeu du Taquin
à GJ
A tous ceux qui voudraient voir une auto-
biographie dans ce roman : Rien n’est vrai.
Tout est vrai.
Monique Laederach
« La Femme séparée »
Il y a dans ma tête comme des fissures d’aurore. Une aube éternelle qui oscille, tergiverse, bourgeonne, mais ne donnera jamais le jour.
J’ai pris le train tôt ce matin. Je voulais aller écouter la bise faire chanter les drisses et les étais des plaisanciers du port d’Ouchy. J’avais dans mes poches des quignons de pain sec, pour les oiseaux du lac, et quelques idées noires dans l’abîme de ma déraison. J’ai jeté tout le pain et me voilà maintenant traînant mes idées noires sous le regard sévère d’un cygne qui me guette. Il s’est posté en plein milieu du quai. Immobile, il me jauge en agitant parfois la tête, de haut en bas, sans me quitter du regard. Je ne comprends pas s’il est malveillant ou joueur. Je reste là, sans plus oser bouger. Je voudrais pouvoir lui voler une plume pour écrire toutes mes maladresses sur l’écume du lac. Réunir les fragments de silence qu’il me reste à l’intérieur et me composer une nouvelle histoire.
Je sors celle que j’ai décomposée il y a quelques mois. Tous ces mots dans ma tête, des mots que je détestais tant ils me ressemblaient, qui bouillonnaient, tout cet effroi, auquel venait s’ajouter un autre effroi, auquel venait s’ajouter… L’automne peint en rouge sang toutes les feuilles de l’arbre et les décroche, une à une, lentement. Elles virevoltent dans l’air humide, dansent en silence, se frôlent. Caresses. Puis elles touchent le sol et c’est un fracas, un séisme. Il ne reste qu’un hêtre dépouillé, qui cherche une lumière, tend ses ramures dénudées mais le ciel a déjà disparu au-dessus d’une chape de plomb. Et la neige qui tombe des nues a une couleur cendre. C’est avec ces copeaux de charbon, mélangés à l’eau de mes larmes, de cette encre de seiche, que j’ai composé mon épilogue. Dire, pour pouvoir partir. Ecrire pour se donner le courage d’en finir.
On écrit, on écrit, on délivre sa tête
et son cœur
et son âme
et le courage s’effrite
Le courage, ce qui m’a toujours fait défaut. Il fuit par ma peau, parois de futaille à l’intérieur de laquelle se forme – réaction chimique avec la moisissure de la mère – tout le vinaigre de mon être.
Pourtant, il m’en a fallu de la vigueur, pour déposer larme et coquille… Décrocher le téléphone, appeler le médecin, debout, pieds nus sur l’arête effilée de mes dernières forces. Dans l’océan acétique, une petite fille résiste, encouragée par le regard patient du gardien de l’Ombre. Tenir. Résister aux anguilles d’angoisse qui se faufilent dans le varech de la nuit. Elles cherchent le trésor dans l’épave engloutie, elles cherchent à me voler ma vie.
Entre mes mains, les deux feuilles, où j’ai grafouillé la faim de ma fin, sont en miettes. Tout en déroulant de fil des souvenirs j’en ai fait des confettis, que je remets dans mes poches. Je m’offrirais bien la liberté d’éparpiller ces scories, de laisser le vent faire son nettoyage. Mais le cygne me regarde d’un œil brillant et je me retiens de commettre cette incivilité. L’anatidé ne veut pas céder sa place et me barre toujours le passage.
Il n’y a aucun bateau sur l’eau et la bise, agressive, ride la surface du miroir. Mon regard s’égare dans les plissures du lac.
Quand j’ai refusé les médicaments qu’on voulait me prescrire, je savais que je décidais de prendre le chemin le plus long. Je savais aussi que lui, le tout frais et pimpant psychiatre, ne réussirait peut-être jamais à me pardonner ce rejet. Je comprenais son trouble et quand il m’a demandé, d’une voix suppliante et ferme, de lui promettre alors de ne plus rien tenter contre ma vie tant que nous travaillerions ensembles,
j’ai su
à quel point l’on peut tout à la fois être loin et proche
des êtres qui traversent nos vies
J’ai compris. J’ai promis. Il a accepté de détacher sa main de ses boîtes de Clomipramine et autres pilules multicolores, pour me la tendre, paume ouverte, maladroitement, courageusement. Il a balbutié une esquisse de thérapie et dès le second rendez-vous, s’est lancé. Une vraie catastrophe !
Je suis assise sur le canapé bleu comme la mer où l’on coule quand on ne sait pas nager. Un siège trop grand, trop mou, trop doux. Il est assis tout juste devant moi, les genoux à dix centimètres des miens, si proches que son souffle se mélange au mien et je n’arrive plus à trouver mon air. Je voudrais me lever, je voudrais fuir, aller m’asseoir parterre là-bas au plus profond du coin. Je voudrais sentir la verticalité des murs tout contre moi, des bras larges et solides, glacés, rassurants, qui m’enserreraient et me retiendraient dans la réalité.
Mais insensible à mon trouble il me sifflote en préambule un « Allez-y » sec et autoritaire, puis il ferme la porte de son regard, ouvre le gouffre de son isoloir, et attend.
Il est là, devant moi, strict et droit et le non-regard qu’il me lance traverse mon âme et s’en va frémir contre le mur derrière moi. Il me cherche mais je ne suis plus là. Il n’y a maintenant plus qu’un abîme entre lui et moi, et dans ma tête. Je m’accroche du regard aux branches du lilas qui balayent l’air dans le jardin de l’hôpital. Rester là, garder conscience, ne pas couler, s’accrocher au-dehors. De mes yeux ruisselle un acide qui brûle mes joues. Je lutte et lutte en vain pour garder en moi tous ces flots et ma tête va bientôt éclater. Je cherche tout au fond de mon ventre une forme assez fine, assez ferme, un mot qui saurait se glisser entre les parois de ma gorge, collées l’une à l’autre par l’effroi de cette situation.
Il y a une épaisse fumée noire qui s’avance et ronge les champs de fleurs
il y a des bâtons qui frappent le sol il y a le tonnerre qui fait vibrer le ciel il y a une tornade qui éjecte dans l’air tous les toits des maisons
il y a tout cela et tellement plus encore
c’est la mort qui m’appelle
je vais sauter par la fenêtre
Puis le lilas qui gesticule dans le parc penche tout à coup ses fleurs sous le soupir du vent, le soleil, qui guigne entre les nuages, glisse un rayon ambré entre les minuscules coroles. Une voix, la petite perce-neige plantée dans le terreau de ma conscience par le gardien de l’Ombre, agite ses pétales : le bureau du médecin, il est comme ton moral, « au rez-de-chaussée ». Tout ce que tu réussiras à faire c’est te casser les cils !
La gorge s’ouvre, des mots s’échappent, se tendent, supplient : s’il vous plaît…
Le médecin a rempli à nouveau son regard et le temps a repris sa course.
Il était là, devant moi, comme ce cygne magnifique et fier et l’étoile qui brillait dans ses yeux noirs n’était ni d’amour ni de haine ; elle était Vie, fragile et puissante, sensible et secrète. « Il a des larmes dedans ses yeux » a chuchoté l’enfant assise sur mes genoux. Mais j’étais la seule à l’entendre car le médecin, lui, ne pouvait la voir. Pas encore…
Un petit garçon s’est approché du cygne depuis quelques minutes. Il lui jette des morceaux de pain qu’il arrache à son sandwich. Il rit, en regardant le palmipède « niaquer » à toute vitesse les miettes qu’un congénère reluque depuis le bassin.
Je m’éloigne et je vais me glisser sous un cèdre. Je n’arrive pas à sentir la rugosité de son écorce à travers mon gros manteau d’hiver, mais je ressens son énergie et un sentiment de liberté et d’espoir grignote un peu le mal-être que je ressens depuis trop longtemps.
Durant les semaines qui suivirent ce premier échec avec ce psychiatre, j’ai cherché à suivre du doigt, comme une aveugle, les saillies du poinçon qui avait gravé l’Histoire sur ma peau, creusé dans chacune de mes cellules le lit de mes laideurs. Et comment faire alors, lorsque l’on découvre, pétrifiée, que le bourreau de notre vie n’est autre que soi-même ? J’ai pris mon courage à deux mains et je suis retournée dans le laboratoire du psychiatre pour tenter avec lui de poursuivre l’expérience de la délivrance de mon âme.
Il vient de m’écouter conter mon calvaire de la dernière séance et renonce à ériger devant ses yeux le grillage du confessionnal. Il est un peu tendu mais il sourit. Je serre fort contre moi la petite fille assise sur mes genoux et je me jette à l’eau. Je parle, parle, crache la masse de cendres incandescentes qui m’envahit à en devenir elles toute entière. Je raconte de mots-tisons la genèse de l’immonde, je me livre, pour me délivrer. Et tandis que mes mots s’éparpillent à ses pieds
et tandis que mon âme se dévêt de sa haine
l’abîme
se déshabille de sa couverture de flotte
et mon navire
se retrouve en cale sèche
Néanmoins, l’amertume
enfin hors de moi
Devant moi l’homme, que mes flots ont submergé, fond. Je vois son visage se décomposer, ses yeux se noyer, ses épaules avaler sa tête, tout son être écrasé par le poids de toutes ces pensées impansables que j’expulse, comme un volcan.
Il faut survivre à cela, à la lave brûlante, au poison des effluves à la poussière dense et nocive.
Il a survécu. Mais s’il eut un jour quelque empathie pour moi elle est dorénavant calcinée, à jamais.
Et moi, suis-je donc encore vivante ?
Je n’ai plus d’âme à moi. Je suis
fumerolle que l’évent
forme et déforme à son gré
Mais à l’instant de me quitter, serrant dans la sienne ma main, il dépose ses deux yeux noirs aux creux des miens. Il me chuchote avec une infinie tendresse « Prenez soin de vous » et je comprends alors
qu’il vient de faire connaissance
avec la petite fille assise sur mes genoux
Deux gamins passent en galopant juste devant mes pieds. Un troisième petit gars les course en hurlant des insultes. Je passe la main sur mon visage pour essuyer les larmes que je sens rouler sur mes joues, mais je me rends compte avec stupéfaction que mes yeux sont parfaitement secs. Ce n’est que le souvenir de ces jours de sinistre, tatoués sur ma peau, qui m’inspire ce réflex.
Il y avait trop de tout en moi, et au dehors. Il faut ployer me disait le roseau, mais le bois de mon armure, asséché par un Loo violent, avait perdu le peu de souplesse que le gardien de l’Ombre avait mis tant d’années à m’enseigner.
Sourd alors en moi cette impression de retour en arrière, de constant combat contre rien et pour rien, qui me laisse le goût âcre de l'échec en cœur. Parce que je ne savais plus écouter, plus respecter, plus accepter, plus tolérer, j'ai gâché tant de choses ! Tout est à recommencer. Je ne veux plus penser à tout cela. Le vent gelé fouette mon visage et malgré la capuche et le col que j’ai remonté sur mes joues, je ne sens bientôt plus mon visage. Je me relève. Le froid, la mauvaise posture, l’âge, un mélange de tout cela fait grincer ma carcasse. Il y a un petit restaurant un peu plus loin. Je cours jusqu’au seuil. Une clochette tinte tristement lorsque je pousse la porte. Je m’installe dans un coin et après avoir commandé un café, je sors le livre que j’ai trimbalé avec moi, histoire de me passer le temps durant le trajet en train. « La déchirure» d’Henry Bauchau. Le titre me parle, ou plutôt me crie dessus ; il est d’occasion. Ce n’est jamais que notre histoire que nous compulsons entre les lignes écrites par d’autres. Les mots gouttent sur le sol de notre caverne et l’écho résonne, et déraisonne, jusqu’aux confins de notre inconscient. Que l’on s’en rende compte ou non. Le coton des mots à beau être doux ce n’est jamais qu’avec nos mains que nous refilons l’histoire à l’intérieur de nous. Un mot à l’endroit, un mot à l’envers, nous nous tricotons des chandails pour l’hiver, ou des procès pour nos abjections. On s’emmêle les pieds dans le fil de l’histoire, on trébuche sur les mots, on se créer des liens, on s’y enroule, on s’y étouffe. Selon notre humeur…
« La déchirure ». Ça craque déjà, sous ma surface.
L'oubli, l'espoir. Le renouveau
Voilée de brume, l'aurore
Mystère. Promesse
Et l'espoir, toujours l'espoir
Celui du vent
Le vent dans les cheveux des enfants qui rient du temps
Le vent dans les voilures aux fenêtres ouvertes
Le vent sur un désert, qui façonne un visage
Un rivage
Pour que demain, je…
J’ouvre le livre. Je suis une indocile, espiègle et curieuse. Je m'engouffre avec résolution dans la forêt qui se dresse devant moi, regardant la tranchée avec défiance. Le bois regorge de dangers et je sens, derrière chaque bosquet, une menace, un défi. Une bête est tapie dans l'ombre et m'attend. Je la sens frémir et mon cœur crache dans mes veines un sang épais, chargé d'énergie. La peur s'est muée en audace. J'avance.
Je lis. Assise à mes côtés une petite fille joue au Jeu du Taquin…
30.11.2013
Texte ©Judith Beuret
Musique ©Luca Cerullo
30 novembre 2013 à 16h36 #156400O
30 novembre 2013 à 19h02 #156401O
De belles images dans votre texte, quoiqu'il me paraisse parfois un peu obscure.
Je vous signale une petite faute, vers la fin : “on se créer des liens”
Bonne continuation sur votre chemin de mots !
Plume
1 décembre 2013 à 10h13 #156403O
1 décembre 2013 à 12h34 #156404O
2 décembre 2013 à 1h39 #156405O
Magnifique.
J’espère juste que vous saurez toujours vous épargner, et ne remplirez jamais vos poches de cailloux comme le fit un jour Virginia Woolf.
L’écriture peut parfois être salvatrice, m’avait écrit Samuel Beckett quand j’étais jeune. Il avait ajouté : « Se voir – depuis Sirius – aide quelquefois. »
Alors qui sait, peut-être que Sirius illuminera votre âme, que je trouve déjà fort belle.
Amitiés,
Ahikar
2 décembre 2013 à 8h47 #156406De très belles images, en effet; Mais beaucoup trop nombreuses à mon goût car elles obscurcissent le sens de l'histoire que j'avoue ne pas comprendre.
Pomme
3 décembre 2013 à 15h05 #156409O
Très beau texte, félicitations !
(N.B. : Attention, erreur de frappe : ensemble, adverbe, est invariable dans “… tant que nous travaillerions ensemble”)
3 décembre 2013 à 18h06 #156410Ahikar,
Merci pour votre commentaire. Je vous envoie un MP
A Plume et à Pomme,
Je vous remercie pour votre sincérité. Je me rends compte en vous lisant qu'effectivement, trop d'images, cela peut nuire à la compréhension. Je prends vos commentaires de façon constructive, encore merci.
Merci également Plume, ainsi qu’Alain, pour les corrections !
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