Accueil › Forums › Textes contemporains › (O) ESPERIIDAE – La Petite Fille en rose
- Ce sujet contient 13 réponses, 12 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par Esperiidae, le il y a 6 années et 6 mois.
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- 29 mai 2018 à 15h54 #14475729 mai 2018 à 15h54 #161177
Bonjour,
Je retrouve en faisant de l’ordre dans mes dossiers une petite nouvelle, toute simple et très courte, et je saisis l’envie de la partager sur LA pour la soumettre à votre indulgente appréciation…
Il s’agit d’un texte rédigé pour une « série » que j’avais nommée « sillon d’existence », sorte d’exercice que je pratique parfois : observer une scène plus ou moins quelconque durant quelques minutes, et essayer d’en retranscrire la magie, la grâce et la douceur, avec l’intensité du contemplateur (et de la contemplatrice…)
Sillon d'existence – La petite fille en rose pâle ( version audio : http://dl.free.fr/getfile.pl?file=/NEGB0Dly )
La terrasse se vide et se remplit tout en même temps, c’est la chorégraphie des vacances estivales. Devant nous, le soleil joue avec la mer. Il vient chatouiller de petites escarbilles la peau turquoise et la mer tout entière frémit et fait danser les petites fées sur ses éclats de rire. Un vent de mer atténue la chaleur et ébouriffe les phoenix qui battent des feuilles en bruissant d’aise. Sur notre table, deux verres de Ouzo, où flotte un paquet de glaçons, parachèvent le cliché de cette scène crétoise.
Elle, elle est installée à quelques mètres de nous. Elle a dix ans, peut-être douze. Elle semble gênée tant elle est assise d’une façon qui nous semble inconfortable, penchée vers l’avant, les genoux serrés. Ses mains s’amusent l’une avec l’autre d’une manière un peu brutale, par sursaut. Soudain, sa main gauche s’égare dans ses cheveux blonds coupés courts, les ébouriffe convulsivement – cela ne prend pas plus d’une seconde, comme un cri silencieux – puis retourne jouer avec sa compagne qu’elle avait abandonnée sur le plâtre de ses cuisses. Commence alors une cadence douce, les doigts s’entremêlent, les mains se taquinent, comme pour se ré-apprivoiser. De toutes petites oscillations animent le haut de son corps. Est-ce l’écho des battements de son cœur qui se donnent en spectacle ?
Elle regarde le vide devant elle, les yeux fixes, hypnotisée par quelque point invisible. Elle porte un chemisier à carreaux et un short en lin rose pâle qui laisse découvrir des bras et des jambes fins, blancs comme l’albâtre. Parfois, ses lèvres remuent un peu mais ne délivrent aucun son. Elle fixe le vide et si quelqu’un à la bienveillance audacieuse osait en cet instant l’observer, il verrait dans ses yeux verts tout un monde, intangible, bouleversé, bouleversant, un monde aussi vaste et mystérieux qu’un arrière-pays d’être humain.
Un contemplatif à l’oreille habituée aux musiques de la vie entendrait s’élever autour de cette scène une mélodie en si mineur, remplie de solitude et de mélancolie. Un concerto pour violoncelle par exemple, pourquoi pas l’Adagio ma non troppo du concerto n° 2 de Dvořák ?
Les fauvettes et les hirondelles se bagarrent l’azur de vifs ballets d’ailes. Un bébé pleure quelque part. Une nuée de scooters passe en bourdonnant devant le petit restaurant et se dirige vers la plage. De l’essaim des touristes estivaux s’élève un babillage multicolore qui compose un étrange patchwork auditif.
Elle regarde le vide devant elle, assise de façon maladroite sur la chaise en bois vernis. Tu viens t’assoir tout près d’elle, sur la chaise vide, à sa droite. Tu lui souris. Elle ne te voit pas nous semble-t-il, ses mains jouent toujours ensemble, ses lèvres ne prononcent plus de mots silencieux, son corps inlassablement vibre et ses prunelles d’émeraude scellent toujours l’inaccessible. Peut-être frémit-elle tout de même un peu, à l’intérieur ? On ne sait pas, on ne sent rien. Tu poses doucement ta main sur l’accoudoir de ta chaise. Sur l’accoudoir gauche, celui qui est de son côté. Et tu attends. Et soudain – cela ne fait aucun bruit et c’est pourtant aussi retentissant qu’une symphonie – sans décrocher son regard du néant sa main droite s’évade en direction de la tienne, vient la palper, à tâtons, comme on cherche un interrupteur dans la nuit. Tu lui souris toujours et dans ton regard on peut voir et s’émouvoir une cargaison de tendresse.
Rien n’a bougé autour, ou plutôt tout a continué de bouger. Le soleil joue toujours avec la mer, les touristes s’agitent sans relâche, les fauvettes et les hirondelles se chamaillent encore le ciel et le vide remplit toujours le regard immobile de la petite fille en rose pâle, mais une sorte de grâce éclot soudain des graines du temps ; vous êtes belles d’une beauté sans mot pour la décrire.
Voilà… en tous les cas, merci d’avoir pris un peu de votre temps pour la lire !
Esperiidae
29 mai 2018 à 18h38 #161178O
29 mai 2018 à 19h13 #161179O
Très jolie nouvelle, beaucoup de sensibilité et d'élégance dans l'écriture.
29 mai 2018 à 20h19 #161180O
Oh! que l'écriture est belle! Bravo Esperiidae, vous avez su rendre l'intensité de la scène. Merci pour ce petit joyau
29 mai 2018 à 22h31 #161182O
30 mai 2018 à 7h00 #161184O
30 mai 2018 à 7h55 #161186Oui.
30 mai 2018 à 8h19 #161188o
30 mai 2018 à 9h08 #161189O
30 mai 2018 à 16h10 #161190Oui, évidemment! Un très beau moment de sensibilité.
31 mai 2018 à 1h07 #161191p(O)étique
31 mai 2018 à 7h54 #161193O
6 juin 2018 à 21h20 #161203D'ores et déjà, merci à vous tous!
Esperiidae
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