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- 31 décembre 2011 à 15h52 #14350031 décembre 2011 à 15h52 #154459
ESPERIIDAE – Fantôme (fiction)
Envie d’écrire, mais je ne sais pas quoi. Plus besoin qu’envie d’ailleurs peut-être… Alors j’empoigne mon stylo, je le retourne comme s’il s’agissait d’un sablier. L’encre qui va inexorablement s’en écouler me fera-t-elle des histoires ?…
Cela bouillonne à l’intérieur, j’ai des choses à dire. Simplement, je ne sais pas lesquelles… J’ai des mots plein la tête, comme des gros nuages noirs remplissant le ciel, alors j’étends un parterre de feuilles vierges et voilà, j’en suis là. J’attends que le silence et la tranquillité de l’instant éventrent les nuages – le calme avant la tempête – que la pluie se déverse, que de chaque graine de flotte éclose un mot. Et que pousse l’histoire qui est partout à l’intérieur de moi mais que je ne connais pas encore.
Cela fait six mois que j’ai quitté mon appartement de célibataire, perché au sixième étage d’un immense immeuble déglingué
d’une ville
Ça paraît un peu dépouillée, « une ville » posée nue ainsi, simplement, entre les lignes. Et bien elle était comme ça cette ville ; dépouillée, rabougrie, vide d’espoir et de chaleur. Et l’amitié !? N’en parlons même pas.
Je l’avais choisie pourtant, sans contrainte, comme terre d’asile, comme lieu d’exil. Fuir la campagne et ses fouines mesquines qui fourrent leur nez dans la moindre de vos petites affaires, qui lâchent dans votre dos toute la vermine qu’elles ont dans leurs fourrures graisseuses et qui par devant vous font des ronds de jambes en espérant s’en attirer le double en échange.
Je croyais qu’il n’y avait rien de pire qu’un ciel gris sur les ruelles désertes d’un village dortoir. Rien de pire que le soleil se cassant la figure et se râpant les rayons sur le gravier des cours d’école désaffectées. Rien de pire que le rire des pies fouillant le feuillage des platanes de la place du village et se moquant du dernier mohican local venant traîner sa barbe blanche sous l’ombrage à la recherche de quelque souvenir d’enfance.
Je n’avais pas compris que ce qu’il n’y avait rien de pire, c’était en réalité ton départ, ton absence, inadmissible absence. Ton enlèvement, par la grande faucheuse, trois ans auparavant – déjà cinq ans maintenant ! Je n’avais pas compris que la mort, lors de sa visite, avait oublié sa toge et que c’est ce voile de ténèbres qui recouvrait depuis le village, et ma vie.
Peut-être, si je l’avais compris, aurais-je pu crocher un des fils de sa robe, le tirer, tirer, et défaire à grands coups de patience la trame de cette tristesse. Peut-être alors me serais-je réconciliée avec l’endroit, avec les gens, avec la vie, peut-être serais-je restée, peut-être…
Oui mais voilà, je ne l’avais pas compris. Alors on rembobine le film des suppositions, on le range sur l’étagère de l’indéfiniment derrière soi et on reprend le fil de l’histoire, qui lui, n’est pas fait de peut-être mais d’être, à l’infinitif, au passé et au présent.
Me voilà donc, après avoir fui la campagne, après avoir fui la ville, après avoir fui la réalité et avec elle une bonne tranche de ma vie, me voilà donc maintenant, assise sous un olivier, enrubannée par la fragrance d’une lavande à l’apogée de sa croissance, à 750 kilomètres de tous ces souvenirs. La nature cymbalise à tue tête, le soleil me fait des clins d’œil et me chicane comme un gosse rieur entre le feuillage, et écrasées sous le poids de mes cinquante balais quelques touffes de broussaille tirent la langue dans la poussière d’ocre. Je me sens bien ; un bloc de papier sur les genoux, océan blanc tendu à toucher l’horizon, un stylo entre les dents, corsaire, je me sens prête à affronter les vagues de mots. Alors maintenant j’ai assez tourné autour du pot de moutarde, il faut que j’y plonge mon couteau. Moutarde, moutard, jolie opportunité de transition, mon inconscient me tend la perche… Moutarde. Cette gamine tendre et insouciante, ma gosse, qui m’a été raflée, soufflée, arrachée ! Une môme vit, une voiture passe, pfouitt ! Plus là la môme ! Fini. Bonjour madame on a quelque chose à vous annoncer.
Quand ils sont venus sonner à ma porte, ces gens que je connaissais et qui n’avaient rien à faire là, mon esprit surpris n’a pas compris mais mon corps a tout de suite reçu en pleine cellule la tragédie. Leur être tout entier transpirait l’horreur qu’ils venaient m’annoncer et avant même qu’ils n’aient prononcé un seul mot mes jambes ont flanché. Je n’ai jamais compris ce qui fait que mon corps ait ainsi su avec tant de clarté des choses pas encore dites et qui n’existaient pas encore dans ma conscience. Comme si les cellules de notre corps étaient autant d’oreilles bien plus fines que les deux coquillages plaqués de chaque côté de notre crâne. Comme si l’immense empathie que ces deux ambassadeurs de l’horreur portaient en eux était plus bruyante et plus explicite que tous les mots qu’ils me dirent ensuite, et que je n’arrivais pas à comprendre. ?? Qui a cassé sa voiture ? …
J’étais sonnée. J’avais mal au vide qu’on venait de me faire dans mon ventre, et qui avalait d’un coup, tout mon sang, toutes mes forces, hémorragie, ma vie jetée en trombe aspirée dans cette béance qui venait de se créer.
On m’a peut-être portée jusque dans mon salon, allongée sur le canapé, ou peut-être dans ma chambre ? Je ne me souviens de rien, ma conscience venait d’être balayée par un coup de grisou. Je ne suis pas allée la voir dans son cercueil. On me l’a interdit-c’est-pour-ton-bien, c’est ma sœur qui est allée reconnaître la méconnaissance du corps de ma petite fille déchiquetée, à moi on ne m’a laissé que l’histoire, et mon imagination, et débrouille-toi avec ça ! Ai-je été à l’enterrement ? Oui, je suppose, car c’est ce qui se fait… Je n’ai pas touché à sa chambre, ses affaires d’école étalées sur le bureau, son ipod mis en charge et qui charge et charge encore semaine après semaine, sa collection de chouchous, pinces, barrettes, partout sur son lit parce que ce matin on sait pas quoi mettre alors on étale tout, on essaye tout, puis faut filer en vitesse parce qu’on est en retard. Ses habits sales cachés sous le lit, sous le bureau, derrière l’armoire, dans la moindre petite fente mais surtout pas dans le panier à linge sale, tout au plus une chaussette, une seule, jetée sur le couvercle. J’ai rien touché, c’est son espace, et quand elle reviendra elle n’aimera pas si je lui ai mis du désordre dans son désordre…
Ils se sont bien rendu compte, qu’ils ne pouvaient plus me laisser seule dans cette maison, que je perdais la tête, que je n’agissais pas normalement et que je faisais tout comme si elle était encore là. Je préparais les repas pour deux, j’allais à la boucherie du coin acheter pour notre repas quatre fricandeaux parce que maintenant elle mange bien la gamine, elle grandit ! Je téléphonais à Mme Piscardi pour savoir si Celia n’était pas vers Emilie parce qu’il est déjà sept heures et qu’elle n’est pas encore rentrée, mais elle traîne où cette gamine ! Ils se sont bien rendu compte, alors ils sont venus me chercher un jour, ils m’ont dit qu’il fallait que je me repose et ils m’ont placée à l’hôpital.
Alors j’ai commencé à les détester.
Tout ces gens, là, baignant dans leur bonheur, arrogants, me gavant de leur gentillesse, me truffant de regards compatissants « alors Solange, tu reprends le dessus c’est si terrible comme choc ma pauvre » « Allez Solange, sors, viens au marché de Noël dimanche, ça te fera du bien » « Solange… nous aussi on l’aimait beaucoup ».
Taisez-vous ! Pourquoi vous cherchez à tuer mon enfant ! Assassins !
Crier crier crier à recouvrir le rire des anges
Déchirer le ciel à grands coups de griffe
Éventrer la panse céleste
Arracher les étoiles
une
à
une
te chercher reviens !
Sarcler l’éther
pour que renaissent
les graines de toi
Taisez-vous ! Elle est là, dans sa chambre, elle se repose parce qu’aujourd’hui elle a de la fièvre !
La terre continue de tourner pendant que je cogite tout cela et le soleil maintenant a fini de se couper aux petites lames-feuilles de mon olivier parasol. Il tend maintenant franchement ses rayons d’or par-dessous la jupe vert argent, c’est tout joli de richesses mais ça me mord les pieds et commence de croquer franchement mes mollets. Je me déplace un peu pour retrouver l’ombrage, et repose sur mes genoux mon carnet, immaculé mais néanmoins moucheté de marques translucides. Armée de mon stylo et bien déterminée à lui tordre le bout pour lui faire suer son encre s’il me faisait résistance, je pensais que ce serait lui qui tacherait mon papier, mais c’est le bout de mon cœur que je viens de me tordre en faisant ressurgir le passé, et se sont mes larmes qui « mottent » le plan désert blanc.
Ça me fait étrange de pleurer. Je pensais que cela me ferait plus de mal, une vague idée que l’on perdait quelque chose d’essentiel caché dans ces gouttelettes, liqueur de mortification. Mais qu’est-ce que j’imaginais ? Que c’est toute ma vie qui allait s’écouler, jusqu’à me noyer ? Que ça brûlerait mon visage, que ça le défigurerait, le transformerait en cicatrice géante, effrayante, permanente ? La dernière fois que cela m’était arrivé je devais avoir… je ne sais pas, il y a longtemps j’ai bien dû en déverser des vagues d’émoi et des coulis de morves, comme toutes les petites filles, mais depuis « que je suis une grande fille », tout cela a bien été fini. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Que léguais-je donc à mes larmes que je ne voulais pas lâcher ?… J’aurais dû suivre une thérapie avec un psy compétent qui m’aurait aidé à le découvrir, mais tous ceux qui ont tenté de se glisser dans ma tête durant mon séjour à l’hôpital psychiatrique étaient des espèces de gaillards hautains qui ne m’inspiraient que méfiance ou colère. Je les ai repoussés, j’ai avalé docilement tous mes antidépresseurs et j’ai toute seule, comme une grande idiote farouche, empoigné une petite cuillère et tout bien ramassé mon âme brisée, éclatée, mortifiée, bazardé le tout pêle-mêle dans mon être et – souriez, le petit oiseau va sortir – au-revoir messieurs-dames ! Et je suis rentrée à la maison, car ma fille m’attendait et avait besoin de moi…
Je n’arrive pas encore à déterminer avec exactitude le degré de conscience que j’avais de la mort ou non de ma fille. Je me jouais la comédie, mais j’étais si bonne comédienne que je me leurrais à la perfection ! Avec tous ces gens qui gravitaient autour de moi, je faisais « comme si ». « Oui oui je vais au cimetière les dimanches changer ses fleurs » répondais-je avec une lassitude hautaine aux voisins plus suspicieux que les autres qui venaient me demander s’il m’arrivait souvent « de la voir ». Mais en mon for intérieur je riais de leur naïveté et je m’imaginais déjà racontant l’anecdote à Celia dès que j’aurais franchi le seuil de notre foyer…
Parfois je faisais une incursion dans la réalité et c’était alors un tapis de cauchemar sur lequel s’étalaient les journées, comme de la mélasse sur un pain ranci. Les volets restent clos et je cherche désespérément dans les pièces tous les recoins où tu pourrais te cacher, et tous ceux où tu ne pourrais pas, dessous les meubles, à l’intérieur du panier à linge sale, dans les tiroirs de la cuisine, mais je suis folle qu'est-ce que je cherche !!? Et la nuit dégouline sur moi et m’englue
Nuit
d’insomnie, serpent de ténèbres se glisse entre le grillage de l’obscurité
nébulosités extérieures
noircissures intérieurs
m’enveloppe m’envahit me bouffe me consume m’oppresse
un peu plus lourdement, un peu plus profondément, dans chaque cellule, à chaque inspiration.
Les images, film spectral de mes manques et de ma tristesse passe et repasse en boucle sur l’écran de mon désespoir.
Bruissement de mes larmes s’écroulant sur les draps, résonne dans le silence et l’écho en déchire les parois de ma raison.
J’ai mal.
Béance.
Je m’y effondre.
Je voudrais pouvoir me relever et marcher, courir courir mourir plus vite encore, plus désespérément, longer ce long couloir obscure, dérouler tout le fil de ma vie jusqu’à ce que plus rien de moi ne subsiste. Jusqu’à ce que cette mort qui bouffe mon ventre m’avale toute entière et qu’à nouveau nous soyons réunies…
Une brise glacée court sur ma peau, me retrousse chaque poil et j’ai soudain la chair de poule malgré l’écrasante chaleur de cette superbe journée d’été provençal. Me remémorer ces instants me glace d’effroi. Il faut du cran pour regarder la folie, ne pas prendre ses jambes à son cou devant celle des autres ; mais affronter la sienne en demande plus encore. Seulement, j’en suis arrivée à ce point bascule où la souffrance, bouffie, entretenue sans retenue dans le secret de la négation, sustentée par elle, déborde de sa cage. Le quotidien se cloque de petites boursouflures qui éclatent sous la moindre caresse. On ne peut indéfiniment l’éviter, un jour un visage, un regard, une présence, effleurent le cœur brisé rafistolé au mensonge et c’est la fissure. Petit lézard qui dort au soleil et qu’un geste – une seconde, une minute, un sourire – soudain réveille, et file le lézard et file sur le mur, petit pas léger comme un éclair. Et la brisure se crevasse et la crevasse recrache en paquet ce qu’on n’a pas digéré.
J’ai vécu trois années dans ce village ou les gens avec désolation disaient de moi « c’est si triste, depuis la mort de sa fille elle devient toquée » puis le temps passe, le laïus s’étiole, la clémente définition se résume, on dit « la toquée ».
C’est vrai pourtant que j’étais devenue toquée. Et franchement plutôt deux fois qu’une. Je parlais sans cesse à ma fille-fantôme, lui racontant mes journées et quand j’en avais fini avec elles je lui racontais ma vie, ma mère, mon père, le sien, le sien que j’avais fini par haïr ! Et je terminais alors les journées dans des marres de fange tant son mépris et son lâche départ me submergeaient de rancœur
Jeter un enfant dans une mère comme on crache une glaire
le balancer par-dessus corps puis s’évaporer
l'éjaculer hors de la mort, pour exister
le balancer par-dessus bord
puis l'oublier !!!
Avoir ainsi privé un enfant, mon enfant, de présence et d’amour paternel ! Je le détestais plus que tout autre lui, parce qu’il était le père, parce qu’il était celui qui m’avait rempli avec cette petite vie et maintenant il n’y a en moi plus que gros vide !
« Petite fille ne pleure pas je suis là, je suis là, et je serai forte pour deux ». Et je la déposais dans son lit-cocon, petite princesse aux grandes ailes de papillon qui rêvait d’espace et de liberté où batifoler. Je la couvrais de baiser, je lui racontais des histoires jusqu’à ce que ses yeux se ferment et même encore longtemps après. Et le matin se levait sur ma carcasse rabougrie en chien de fusil au pied de son lit… vide.
Parfois les jours de grand beau, je partais gambader dans les forêts odorantes et j’accrochais aux épines des sapins de longs rubans de chansons joyeuses et enfantines que j’entonnais à tue-tête avec ma Celia-fantôme et nous courrions nous courrions jusqu’à perdre notre chemin. J’étais à la fois fière et radieuse de cette extraordinaire complicité, de notre extraordinaire unicité…
Dans ce concert de bonheur pourtant quelque chose n’allait pas, le train train de la symphonie avait quelque chose qui déraillait, les violons grinçaient des notes absurdes ; dans mon esprit ravagé et mélancolique comme l’automne ma fille grandissait à l’envers. Plus les jours passaient et plus l’arbre des âges de mon enfant perdait des années. Ainsi, j’achetais pour son Noël un élégant petit sac « girly » rempli d’accessoires pour jeune demoiselle, puis quelques semaines après, j’empaquetais pour son anniversaire un coquet coffret à bijoux Winx garni de mignonnes parures en perlettes colorées. A peine six mois plus tard, je lui offrais une dînette « Charlotte aux fraises » et je l’installais vers moi à la cuisine pendant que je préparais nos repas.
Quelque chose ne va pas dans cette maison, dans ce village, quelque chose ne va pas ! Mon enfant m’échappe, fond comme neige au soleil, l’image s’étiole, la brume envahi chaque pièce et gagne mon âme et je lutte, lutte, contre la mélancolie qui grignote l’illusion. Je m’égare et m’étouffe dans les plis des flétrissures de mon âme. Il faut que je sorte d’ici, quitte ce village, fuie ces regards partout derrière mes fenêtres, ces voix assourdissantes et raisonnables qui veulent anéantir mon mirage et couper le fil de soie qui me retient à la vie.
Quelques semaines plus tard j’emménageais dans un vétuste 4 pièces perché au sixième étage d’un immense immeuble déglingué…
Sur mes genoux les pages indéfiniment blanches frissonnent sous la brise légère qui vient de se lever. Les mots qui se sont échappés de mon âme depuis deux bonnes heures maintenant n’ont percuté que l’éther. Je n’ai rien écrit et le brûlant besoin que j’avais de le faire depuis quelque jours semble pourtant assouvi. Je me sens épuisée.
Le soleil a vaincu ma vigilance et sa morsure rougit douloureusement mes jambes jusqu’aux genoux. Il est temps que je regagne mon mas.
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