DOSTOÏEVSKI, Fedor – La Mort de George Sand

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    DOSTOÏEVSKI, Fedor – La Mort de George Sand

    …Et pourtant, ce n’est qu’après avoir lu la nouvelle de cette mort, que j’ai compris toute la place que ce nom avait tenu dans ma vie mentale, tout l’enthousiasme que l’écrivain-poète avait jadis excité en moi, toutes les jouissances d’art, tout le bonheur intellectuel dont je lui étais redevable. J’écris chacun de ces mots de propos délibéré, parce que tout cela est de la vérité littérale.

    George Sand était une de nos contemporaines (quand je dis nos, j’entends bien à nous), une vraie idéaliste des Années trente et quarante. Dans notre siècle puissant, superbe et cependant si malade, épris de l’idéalité la plus nuageuse, travaillé des désirs les plus irréalisables, c’est un de ces noms qui, venus de là-bas, du pays des « miracles saints », ont fait naître chez nous, dans notre Russie toujours « en mal de devenir », tant de pensées, de rêves, de forts, nobles et saints enthousiasmes, tant de vitale activité psychique et de chères convictions ! Et nous n’avons pas à nous en plaindre. En glorifiant, en vénérant de tels noms, les Russes ont servi et servent la logique de leur destinée. Qu’on ne s’étonne pas de mes paroles, surtout au sujet de George Sand, qui jusqu’à présent peut être contestée, qui est, à moitié, sinon presque totalement oubliée chez nous. Elle a fait, en son temps, son oeuvre dans notre pays. Qui donc s’associera à ses compatriotes pour dire un mot sur sa tombe, si ce n’est nous, – nous, les « compatriotes de tout le monde » ? – car enfin, nous autres, Russes, nous avons tout au moins deux patries : la Russie et… l’Europe, même lorsque nous nous intitulons slavophiles. (Qu’on ne m’en veuille pas !) Il n’y a pas à discuter. Cela est. Notre mission, – et les Russes commencent à en avoir conscience, est grande entre les grandes missions. Elle doit être universellement humaine. Elle doit être consacrée au service de l’humanité, non pas seulement de la Russie, non pas seulement du monde slave, du panslavisme, mais au service de l’humanité entière !

    Réfléchissez et vous conviendrez que les Slavophiles ont reconnu la même chose. Et voilà pourquoi ils nous exhortent tous à nous montrer des Russes plus nettement, plus scrupuleusement russes, plus conscients de notre responsabilité de Russes ; car ils comprennent que, précisément, l’adoption des intérêts intellectuels de toute l’humanité est la mission caractéristique du Russe. Tout cela, d’ailleurs, exigerait encore bien des explications. Il faut bien dire que se dévouer à une idée universellement humaine et vagabonder à l’aventure par toute l’Europe, après avoir quitté la patrie à la légère, par suite de quelque hautain caprice, sont deux choses absolument opposées, quoiqu’on les ait confondues jusqu’à présent. Mais beaucoup de ce que nous avons pris à l’Europe et apporté chez nous, nous ne l’avons pas tout uniquement copié comme de serviles imitateurs, ainsi que le voudraient les Potouguines. Nous l’avons assimilé à notre organisme, à notre chair et à notre sang. Il nous est même arrivé de souffrir de maladies morales volontairement importées chez nous, tout comme en pâtissaient les peuples d’Occident, chez lesquels ces maux étaient endémiques. Les Européens ne voudront croire cela à aucun prix. Ils ne nous connaissent pas, et jusqu’à présent c’est peut-être tant mieux. L’enquête nécessaire, dont le résultat, plus tard, étonnera le monde, ne s’en fera que plus paisiblement, sans trouble et sans secousse. Et le résultat de cette enquête, on peut déjà l’entrevoir assez clairement, au moins en partie, par nos relations avec les littératures des autres nations : leurs poètes, à elles, sont aussi familiers à la plupart de nos hommes cultivés qu’aux lecteurs occidentaux. J’affirme et je répète que chaque poète, penseur ou philanthrope européen est toujours compris et accepté en Russie plus complètement et plus intimement que partout au monde, sinon dans son propre pays. Shakespeare, Byron, Walter Scott, Dickens sont plus connus des Russes que, par exemple, des Allemands, bien que, des oeuvres de ces écrivains, il ne se vende pas la dixième partie de ce qui se vend en Allemagne, pays par excellence des liseurs.

    La Convention de 93, en envoyant un diplôme de citoyen au poète allemand Schiller, l’ami de l’Humanité, a, certes, accompli un bel acte, imposant et même prophétique ; mais elle ne soupçonnait même pas qu’à l’autre bout de l’Europe, dans la Russie barbare, l’oeuvre de ce même Schiller a été bien plus répandue, naturalisée, en quelque sorte, qu’en France, non seulement à l’époque, mais encore plus tard, au cours de tout ce siècle. Schiller, citoyen français et ami de l’Humanité, n’a été connu en France que des professeurs de littérature et encore pas de tous, – d’une élite seulement. Chez nous, il a profondément influé sur l’âme russe, avec Joukovski, et il y a laissé des traces de son influence ; il a marqué une période dans les annales de notre développement intellectuel. Cette participation du Russe aux apports de la littérature universelle est un phénomène que l’on ne constate presque jamais au même degré chez les hommes des autres races, à quelque période que ce soit de l’histoire du monde ; et si cette aptitude constitue vraiment une particularité nationale, russe, bien à nous, quel patriotisme ombrageux, quel chauvinisme s’arrogera le droit de se révolter contre un pareil phénomène, et ne voudra, en contraire, y voir la plus belle promesse pour nos destinées futures.

    Oh, certes, il se trouvera des gens pour sourire de l’importance que j’attribue à l’action de George Sand, mais les moqueurs auront tort. Bien du temps s’est écoulé ; George Sand elle-même est morte, vieille, septuagénaire, après avoir peut-être longtemps survécu à sa gloire. Mais tout ce qui nous fit sentir, lors des premiers débuts du poète, que retentissait une parole nouvelle, tout ce qui, dans son oeuvre, était universellement humain, tout cela eut immédiatement son écho chez nous, dans notre Russie. Nous en ressentîmes une impression intense et profonde, qui ne s’est pas dissipée et qui prouve que tout poète, tout novateur européen, toute pensée neuve et forte venue de l’Occident, devient fatalement une force russe.

    D’ailleurs, je n’ai aucune intention d’écrire un article de critique sur George Sand. Je veux seulement dire quelques paroles d’adieu sur sa tombe encore fraîche.

     * * *

    Les débuts littéraires de George Sand coïncident avec les années de ma première jeunesse. Je suis, à présent, heureux de penser qu’il y a déjà si longtemps de cela, car maintenant que plus de trente ans se sont écoulés, on peut parler presque en toute franchise. Il convient de faire observer qu’alors la plupart des gouvernements européens ne toléraient chez eux rien de la littérature étrangère, rien sinon les romans. Tout le reste, surtout ce qui venait de France, était sévèrement consigné à la frontière. Oh, certes, bien souvent, on ne savait pas voir. Metternich lui-même ne savait pas plus voir que ses imitateurs. Et voilà comment des « choses terribles » ont pu passer (tout Bielinski a bien passé !). Mais, en revanche, un peu plus tard, surtout vers la fin de cette période, on se mit, de peur de se tromper, à prohiber à peu près tout. Les romans pourtant trouvèrent grâce à toute époque et dans ce pays ce fut surtout quand il s’agit de romans de George Sand que nos gardiens furent aveugles.

     Rappelez-vous ces vers :

    Il sait par coeur les volumes
    De Thiers et de Rabeau
    Et fougueux comme Mirabeau
    Il glorifie la liberté…

    Ces vers sont d’autant plus précieux qu’ils furent écrits par Denis Davidov, poète et bon Russe. Mais si Denis Davidov a considéré Thiers comme dangereux (sans doute à cause de son Histoire de la Révolution) et a rapproché dans le poème cité, son nom de celui d’un certain Rabeau (il y avait alors un écrivain qui s’appelait ainsi et que, du reste, je ne connais guère), nous pouvons être sûrs que l’on admettait officiellement bien peu d’oeuvres d’auteurs étrangers alors en Russie. Et voici ce qui en résulta : Les idées nouvelles qui firent à l’époque irruption chez nous sous forme de romans, n’étaient que plus dangereuses sous leur vêtement de fantaisie, car Rabeau n’aurait peut-être rencontré que peu d’amateurs, taudis que George Sand en trouva des milliers. Il faut donc faire encore remarquer ici que, chez nous, depuis le siècle passé, et ce, en dépit de tous les Magnitzki et les Liprandi, on a toujours eu très vite connaissance de n’importe quel mouvement intellectuel de l’Europe. Et toute idée neuve était immédiatement transmise par nos hautes classes intellectuelles à la masse des hommes un tant soit peu doués de pensée et de curiosité philosophique. C’est ce qui s’est produit à la suite du mouvement d’idées des années « Trente ». Dès le début de cette période, les Russes ont été tout de suite au courant de l’immense évolution des littératures européennes. Des noms nouveaux d’orateurs, d’historiens, de tribuns, de professeurs, furent promptement connus. Même nous savions plus ou moins bien ce que présageait ladite évolution qui bouleversa surtout le domaine de l’Art. Les romans en subirent une transformation toute particulière, que ceux de George Sand accusèrent plus que les autres. Il est vrai que Senkovski et Boulgarine mettaient le public en garde contre George Sand même avant l’apparition des traductions russes de ses romans. On s’efforçait surtout d’épouvanter nos dames russes en leur révélant que George Sand « portait des culottes » ; on tonnait contre son prétendu libertinage ; on tentait de la ridiculiser. Senkovski, sans dire qu’il s’apprêtait à traduire ses romans dans sa propre revue, la Bibliothèque de Lecture, se mit à l’appeler, dans ses écrits, Mme « Egor » Sand, et l’on assure qu’il était parfaitement ravi de ce trait d’esprit. Plus tard, en l’année 48, Boulgarine, dans son Abeille du Nord, imprima, sur le compte de George Sand, qu’elle se grisait tous les jours, en compagnie de Pierre Leroux, dans des caboulots de barrière, et qu’elle prenait part aux soirées « athéniennes » données au ministère de l’Intérieur par ce « brigand » de Ledru-Rollin. J’ai lu ces choses moi-même et m’en souviens fort bien. Mais alors, en 48, George Sand était déjà connue de tout le public lettré, et personne n’a cru Boulgarine. Les premières oeuvres d’elle traduites en russe parurent dans les Années Trente. Je regrette de ne pas me rappeler quel fut le premier de ses romans dont une version fut donnée dans notre langue ; en tout cas, quel qu’il fût, il dut produire une impression énorme. Je crois que comme moi, qui étais encore un adolescent, tout le monde fut frappé par la belle et chaste pureté des types mis en scène, par la hauteur de l’idéal de l’écrivain, par la tenue des récits. Et l’on voulait qu’une pareille femme « portât des culottes » et se « livrât au libertinage » ! J’avais seize ans, je crois, quand je lus une de ses oeuvres de début, l’une de ses plus charmantes productions. Je m’en souviens bien ; j’en eus la fièvre toute la nuit qui suivit ma lecture. Je ne crois pas me tromper en affirmant que George Sand prit, pour nous, presque immédiatement, la première place dans les rangs des écrivains nouveaux dont la jeune gloire retentit alors par toute l’Europe. Dickens lui-même, qui parut chez nous presque en même temps, passait après elle dans l’admiration de notre public. Je ne parle pas de Balzac, qui fut connu avant elle et qui publia dans les Années Trente des oeuvres comme Eugénie Grandet et le Père Goriot, de Balzac pour lequel Bielinski fut si injuste en méconnaissant la grande place qu’il tenait dans la littérature française. D’ailleurs, je ne prétends pas donner ici la moindre appréciation critique ; je me contente de rappeler le goût de la masse des lecteurs russes d’alors et l’impression produite sur eux.

    Le point essentiel est que ces lecteurs pouvaient se familiariser, dans les romans étrangers, avec toutes les idées nouvelles contre lesquelles on les « protégeait » si jalousement.

    Toujours est-il que vers les « années quarante », le gros public russe lui-même savait plus ou moins bien que George Sand est l’un des plus éclatants, des plus fiers, des plus probes représentants de la nouvelle génération européenne de cette époque, de ceux qui ont nié le plus énergiquement ces fameuses « acquisitions positives » par lesquelles la sanglante Révolution française (ou plutôt européenne) de la fin du siècle passé a complété son oeuvre. Après elle – après Napoléon Ier – on a tenté de révéler, par le livre, de nouvelles aspirations et tout un idéal nouveau. Les esprits d’avant-garde ont vite compris que ce n’était pas telle ou telle modification apparente d’un réel despotisme qui pouvait se concilier avec les besoins d’une ère neuve, que l’« ôte-toi de là que je m’y mette » des nouveaux maîtres ne résolvait rien, que les récents vainqueurs du monde, les bourgeois, étaient peut-être pires que les nobles, ces despotes de la veille, et que la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’est composée que de mots sonores. Ce n’est pas tout. Alors surgirent des doctrines qui prouvèrent que ces vocables éclatants ne concrétaient que des impossibilités. Les vainqueurs ne prononcèrent bientôt plus, ou mieux ne se rappelèrent plus les trois mots sacramentels qu’avec une sorte d’ironie. La Science elle-même, dans la personne de quelques-uns de ses plus brillants adeptes (les économistes), qui semblèrent alors apporter des formules inédites, vint au secours de la raillerie et condamna nettement les trois mots utopiques pour lesquels tant de sang avait été versé. Ainsi, à côté des vainqueurs exultants, apparurent de tristes et mornes visages qui inquiétèrent les triomphateurs.

    C’est alors que tout à coup se fit entendre une parole vraiment nouvelle, que des espoirs nouveaux naquirent. Des hommes vinrent, qui proclamèrent que c’était à tort et injustement que l’on avait interrompu l’oeuvre de rénovation ; qu’on n’avait abouti à rien par un changement de figuration politique ; que l’oeuvre de rajeunissement social devait s’attaquer aux racines mêmes de la société. Oh ! certes, on alla parfois trop loin dans les conclusions. Des théories pernicieuses et monstrueuses se firent jour ; mais l’essentiel est que, de nouveau, brilla l’espoir et que la croyance recommença à germer.

    L’histoire de ce mouvement est connue. Il dure encore aujourd’hui et ne semble avoir aucune tendance à s’arrêter. Je ne me propose nullement de parler ici pour ou contre lui. Je tiens seulement à préciser la part d’action de George Sand dans ce mouvement. Nous la trouverons dès les débuts de l’écrivain. Alors l’Europe, en la lisant, disait que ses prédications avaient pour but de conquérir pour la femme une nouvelle situation dans la société et qu’elle prophétisait les futurs droits de l’« épouse libre » (l’expression est de Senkovski) ; mais cela n’était pas tout à fait exact, puisqu’elle ne prêchait pas seulement en faveur de la femme et n’imaginait aucune espèce d’« épouse libre ». George Sand s’associait à tout mouvement en avant et non pas à une campagne uniquement destinée à faire triompher les droits de la femme.

    Il est évident que, femme elle-même, elle peignait plus volontiers des héroïnes que des héros ; il est non moins clair que les femmes de l’univers entier doivent à présent porter le deuil de George Sand, parce que l’un des plus nobles représentants du sexe féminin est mort, parce qu’elle fut une femme d’une force d’esprit et d’un talent presque inouïs. Son nom, dès à présent, devient historique, et c’est un nom que l’on n’a pas le droit d’oublier, qui ne disparaîtra jamais de la mémoire européenne. Quant à ses héroïnes, je répète que je n’avais que seize ans quand je fis leur connaissance. J’étais tout troublé par les jugements contradictoires que l’on portait sur leur créatrice. Quelques-unes parmi ces héroïnes ont incarné un type d’une telle pureté morale qu’il est impossible de ne pas se figurer que le poète les a créées à l’image de son âme, une âme très exigeante au point de vue de la beauté morale, une âme croyante, éprise de devoir et de grandeur, consciente du Beau suprême et infiniment capable de patience, de justice et de pitié. Il est vrai qu’à côté de la pitié, de la patience, de la claire intelligence du devoir, on entrevoyait chez l’écrivain une très haute fierté, un besoin de revendications, voire des exigences. Mais cette fierté elle-même était admirable, car elle dérivait de principes élevés sans lesquels l’humanité ne saurait vivre en beauté. Cette fierté n’était pas le mépris quand même du voisin auquel on dit : je suis meilleur que toi ; tu ne me vaudras jamais ; elle n’était que le hautain refus de pactiser avec le mensonge et le vice, sans que, je le répète, ce refus signifiât le rejet de tout sentiment de pitié ou de pardon. Cette fierté s’imposait aussi d’immenses devoirs. Les héroïnes de George Sand avaient soif de sacrifice, ne rêvaient que grandes et belles actions. Ce qui me plaisait surtout dans ses premières oeuvres, c’étaient quelques types de jeunes filles de ses contes dits « vénitiens », types dont le dernier spécimen figure dans ce génial roman intitulé Jeanne, qui résout de façon lumineuse la question historique de Jeanne d’Arc. Dans cette oeuvre, George Sand ressuscite pour nous, dans la personne d’une jeune paysanne quelconque, la figure de l’héroïne française et rend en quelque sorte palpable la vraisemblance de tout un cycle historique admirable. C’était une tâche digne de la grande évocatrice, car, seule de tous les poètes de son époque, elle porta dans son âme un type idéal aussi pur de jeune fille innocente, puissante par son innocence même.

    Tous ces types de jeunes filles se retrouvent plus ou moins modifiés dans des oeuvres postérieures ; l’un des plus remarquables est étudié dans la magnifique nouvelle la Marquise. George Sand nous y présente le caractère d’une jeune femme loyale et honnête, mais inexpérimentée, douée de cette chasteté fière qui ne craint rien et ne peut se souiller même au contact de la corruption. Elle va droit au sacrifice (qu’elle croit qu’on attend d’elle) avec une abnégation qui brave tous les périls. Ce qu’elle rencontre sur sa route ne l’intimide en rien, au contraire. Sa bravoure s’en exalte. Ce n’est que dans le danger que son jeune coeur prend conscience de toutes ses forces. Son énergie s’en exaspère ; elle découvre des chemins et des horizons nouveaux à son âme, qui s’ignorait encore, mais qui était fraîche et forte, non encore salie par des concessions à la vie. Avec cela, la forme du poème est irréprochable et. charmante. George Sand aimait les dénouements heureux, le triomphe de l’innocence, de la franchise, de la jeune et simple bravoure. Était-ce là ce qui pouvait troubler la société, faire naître des doutes et des craintes ?

    Bien au contraire, les pères et les mères les plus rigides permettaient à leur famille la lecture de George Sand et ne cessaient de s’étonner de la voir dénigrée de tous côtés. Mais alors éclatèrent des protestations. On mettait le public en garde contre ces fières revendications féminines, contre cette témérité de pousser l’innocence à la lutte contre le mal. On pouvait découvrir là, disait-on, les indices du poison du « féminisme ». Peut-être avait-on raison en parlant de poison. Il y avait peut-être là un poison qui s’élaborait, mais on n’a jamais été d’accord sur les effets de ce poison. On nous affirme – est-ce bien vrai ? – que toutes ces questions sont à présent résolues…

    * * *

    Il nous faut faire remarquer, à ce propos, qu’au cours des années quarante, la gloire de George Sand était si haute et la foi que l’on professait pour son génie si complète, que nous tous, ses contemporains, nous attendions d’elle quelque chose d’immense, d’inouï, dans un avenir prochain, voire des solutions définitives.

    Ces espoirs ne se réalisèrent pas. Il semble que, dès cette époque, c’est-à-dire vers la fin des années quarante, George Sand avait dit tout ce qu’il était dans sa mission de dire, et maintenant, sur sa tombe à peine refermée, nous pouvons prononcer des paroles définitives.

    George Sand n’est pas un penseur, mais elle est de ces sibylles qui ont discerné dans le futur une humanité plus heureuse. Et si, toute sa vie, elle proclame la possibilité, pour l’humanité, d’atteindre à l’Idéal, c’est qu’elle-même était armée pour y atteindre.

    Elle est morte déiste, croyant fermement en Dieu et à l’immortalité. Mais c’est trop peu dire et j’estime qu’elle a été, parmi les écrivains de son temps, la chrétienne par excellence, non qu’elle crût à la divinité du Christ. Cette Française n’eût pas admis que la glorification du Christ eût en soi assez d’efficacité pour conférer le salut, concept qui est à la base de la foi orthodoxe. Mais la contradiction est ici dans la terminologie plus que dans l’essence, et je maintiens que George Sand aura été une des grandes sectatrices du Christ.

    Son socialisme, ses convictions, ses espoirs, elle les a fondés sur sa foi en la perfectibilité morale de l’homme. Elle avait, en effet, de la divinité humaine, une haute notion, qu’elle exaltait de livre en livre, et ainsi s’associait-elle par la pensée et par le sentiment à l’une des idées fondamentales du christianisme. Je veux dire au principe de libre arbitre et de responsabilité. D’où sa nette conception du devoir et de nos obligations morales. Peut-être, parmi les penseurs ou écrivains français, ses contemporains, n’y en a-t-il pas un qui ait compris aussi fortement que « ce n’est pas de pain seulement que l’homme a besoin pour vivre ». Quant à sa fierté, à ses exigeantes revendications, je répète qu’elles n’excluaient jamais la pitié, le pardon de l’offense, voire une patience sans bornes, qu’elle avait trouvée dans sa pitié même pour l’offenseur. George Sand a, maintes fois, célébré ces vertus dans ses oeuvres et a su les incarner dans des types. On a écrit d’elle que, mère excellente, elle a travaillé assidûment jusqu’à ses derniers jours et que, amie sincère des paysans de son village, elle fut aimée d’eux avec ferveur.

    Elle tirait, paraît-il, quelque satisfaction d’amour-propre de son origine aristocratique (par sa mère elle se rattachait à la maison de Saxe), mais, bien plus qu’à ces naïfs prestiges, elle était sensible, il faut le dire, à cette aristocratie vraie dont le seul apanage est la supériorité d’âme.

    Elle n’eût su ne pas aimer ce qui était grand, mais elle était peu apte à percevoir les éléments d’intérêt que recèlent les choses mesquines. En cela, elle se montrait peut-être trop fière. Il est bien vrai qu’elle aimait peu à faire figurer dans ses romans des êtres humiliés, justes mais passifs, innocents mais maltraités, comme on en voit dans presque toutes les oeuvres de ce grand chrétien de Dickens. Loin de là. Elle campait fièrement ses héroïnes et en faisait presque des reines. Elle aimait cette attitude de ses personnages et il convient de remarquer cette particularité. Elle est caractéristique.

    Journal d’un écrivain, juin 1876, traduit du russe par J.-W. Bienstock et John-Antoine Nau, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1904.

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