Accueil › Forums › Textes › DEGANDT, Alain – La Drôlatique histoire du roi inuit allant visiter ses terres (Fable moderne)
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- 18 novembre 2016 à 10h47 #14453018 novembre 2016 à 10h47 #159739
LA DRÔLATIQUE HISTOIRE DU ROI INUIT ALLANT VISITER SES TERRES
Jadis, il y a de cela belle lurette,
Un grand roi inuit
De bonne grâce obéissant
Aux tortueuses lois
Qui, par l’effet conjugué
D’alliances subtiles entre familles bien nées
Et de vénales manigances de notaires,
Régissent les destinées des têtes couronnées,
D’un vaste domaine oublié,
Perdu aux confins d’une ancienne province,
Hérita. Les humbles fonctionnaires
Chaque soir adressent à l’État
Une laïque prière,
Afin qu’en ce désert on ne les mute pas,
Tant prospèrent ici-bas la ronce et les calvaires !
Or, de toute sa vie, cet esquimau de prince
Ne s’était guère éloigné de son igloo de maison,
Que pour chasser le phoque et le petit ourson.
Ignorant tout du cycle des saisons
Qui en nos lieux tempérés règle les affaires,
C’est au milieu de notre rude hiver
Qu’il fit affréter attelage,
Afin de prendre possession
De son magnifique héritage.
Le voyage ne manqua pas d’incidents,
Le chemin était si long depuis le pôle !
En montant en voiture, il se démit l’épaule ;
En mordant sur un clou, il se cassa les dents.
Sur les flots agités de la Mer Baltique
Son navire heurta un cargo de barriques.
À Copenhague, dit-on,
En plein cœur de la nuit,
Il fut courtisé sans façons
Par une sirène en folie…
Afin de ne pas lasser l’attention du lecteur
Je passe des épisodes, et des meilleurs !
À l’entrée de son domaine
Il arriva enfin, tout fourbu,
Content d’être vivant
Mais contre les dieux en rage !
Et en bien piteux équipage.
Jugez-en plutôt : son cocher
Ressemblait à s’y méprendre
À un bandit de grand chemin
Qu’on aurait poursuivi pour le pendre !
Ses valets, deux nigauds,
Qu’on aurait cru rentrés de stage
Tout de go,
Du royaume de Naples et des Deux-Siciles,
Où, foin d’omerta,
Chacun sait, comme moi,
Qu’un peuple indocile
Règle à coups de couteau,
Si ce n’est de fusil,
De futiles querelles de voisinage,
Ses valets, vous dis-je,
Semblaient deux loups malingres
En quête d’un plumage.
Ses chevaux, épuisés,
Avaient tout de Rossinante
Et plus rien de fringants destriers !
Ses habits étaient défaits,
Tout crottés, dépareillés, dépenaillés.
Lui, était amaigri et débraillé,
Sa mine était grise et son teint délavé.
Son regard, éteint, traînait à la dérive
Et son esprit, en rade,
Lui donnait l’air hagard
D’un voyageur perdu sur le quai d’une gare.
Après s’être escrimés
Un quart d’heure durant
En vains ronds de jambe
Ridicules courbettes
Et viles salamalecs
Devant notre roi sans divertissement
Qui ne faisait que bâiller en les regardant,
Deux obséquieux domestiques
S’avisèrent soudain
De l’urgente nécessité
D’ouvrir à deux battants
La grille en fer forgé
Qui solennellement dressait sa rouille
Au milieu des orties, des chardons, du chiendent
Et des genêts à fumer les andouilles.
Suant, soufflant, sifflant,
Retenant et poussant
Vaille que vaille,
À hue et à dia tirant,
Au nez des chevaux impatients,
Nos deux fourbes laquais
Parvinrent non sans mal
À forcer le loquet
Qui tenait bien fermé le portail.
Quand il s’ouvrit,
Un cri sinistre retentit
Et par toute la campagne
Se répandit :
On eût dit le contre ut
D’une diva d’opéra
Ou le râle du boxeur
Frappé par l'uppercut.
Le royal convoi, délivré, s'ébranla.
Pénétrant plus avant dans son domaine,
Le roi fut pris d'un vrai ravissement !
Car malgré le froid saisissant,
Qui lui rappelait vaguement
Le cœur de l'été polaire,
Il put admirer tout un camaïeu de vert
Qui se répandait par la nature entière !
La mousse et les lichens
Recouvraient chaque branche
De leur perfide matière.
Le lierre grimpant escaladait les troncs
Et en vampirisait la sève dormante
Pour le plus grand plaisir des yeux.
Des lianes étouffantes
Étranglaient de leurs nœuds
Les pousses les plus récentes.
La vermine habitait les fentes et les souches
Et tous les parasites y avaient fait leur couche,
Se sentant bénis des dieux.
Les arbres portaient à bout de bras
D'énormes boules, d'un vert luisant,
Agrémentées de perles de nacre,
Sous lesquelles des couples de jeunes gens
À bouche que veux-tu
S'embrassaient goulûment,
Tandis que des prêtres barbus,
Armés d'une serpette,
Faisaient de ce trésor
De fameuses emplettes !
Absolument époustouflé,
Émerveillé et subjugué,
Le roi tint à féliciter
Le jardinier qui, par son grand art,
Avait si bien conçu et entretenu
Ce foisonnant et vivant bazar.
On envoya chercher l'artiste.
Ce n'est qu'après avoir fouillé
Vingt ateliers, cinq serres et cent remises,
Qu'on dénicha cet effronté,
Batifolant en simple chemise
Dans une grange à foin
Où, foin du qu'en-dira-t-on,
Sans vergogne il lutinait
Les jupons
D'une Margot, d'une Suzon
Dont les chevilles étaient exquises.
Sans ménagements il fut extrait
De ses joyeux ébats
Et manu militari
Jusqu'à Sa Majesté fut conduit.
D'un violent coup de pied
Judicieusement placé,
Devant le roi
On l'invita fermement à s'incliner.
Face contre terre,
Le soulier d'un laquais coincé entre les deux épaules,
Le drôle fut anobli et élevé
Au rang de Grand Maître de la Jarretière
Et Autres Fariboles,
Ce qui, entre nous soit-dit,
Lui fit une belle guibolle.
Le soulier du laquais se faisant plus pressant,
Le manant remercia le roi
Par d'inaudibles paroles
(La boue du chemin obstruait son gosier).
Et, sans plus tarder, le royal convoi
De nouveau s'ébranla.
Plus on s'approchait
De la Cour d'Honneur,
Plus les arbres perdaient
De leur foisonnante vigueur.
Bientôt on ne vit plus
La moindre tache de verdure.
Et l'entière Nature
Avait partout perdu sa luxuriante parure :
Amputés, rabougris, squelettiques,
Allées, parterres et portiques
Étaient affligés de formes géométriques.
Lignes droites, sphères et fuseaux,
Tout semblait tracé et taillé au cordeau.
Plus de fantaisie pour rêver à loisir,
Plus de coussinets où poser le regard.
La Sévérité et ses grinçants ciseaux,
Associée à la Mort et son austère faux,
Régnaient ici en maîtres
Et vous glaçaient les os.
Offusqué qu'on l'eût mené
Au cœur de cette désolation
Qui plongeait l'âme humaine
En un cafard profond
Et vous mettait les nerfs à vif,
D'un geste sec et peu amène
Sa Majesté ordonna de ses chevaux l'arrêt
Et demanda qu'on lui amène,
Sur le champ, mort ou vif,
L'indigne énergumène, le fautif,
Coupable d'avoir estropié ses massifs.
Inutile cette fois d'aller en bande
Par tout le domaine
Quérir sous les châlits,
Derrière les fagots
Ou dans des coins bizarres,
Le jardinier maudit
Qu'un funeste destin,
Qu'un malheureux hasard,
Avait placé en travers
Du chemin d'un monarque,
Venu du diable vauvert
Piétiner ses plates-bandes :
Il était planté là,
À deux pas du carrosse,
Comme un fiancé falot
Au matin de ses noces.
Car pris d'une frénésie quasi hystérique
À l'annonce de cette royale visite,
Il avait intrigué
Et s'était ingénié
Par cent ruses diverses,
Stratagèmes pervers,
À se faire inviter,
Afin de s'approcher
De ce prince exotique
Et vanter ses mérites,
Dans l'espoir chimérique
D'obtenir de Sa Très Gracieuse Majesté
Une charge, Un diocèse,
Un domaine, Un titre.
Sa révérence exécutée,
Et par sept fois renouvelée,
Il restait humblement prosterné,
Chapeau bas, genou plié,
L'air timide, mains croisées,
Tremblant comme feuille de peuplier
Sous la bourrasque de septembre.
Puis il tint en rougissant
Cet émouvant discours au roi :
« – J'attire, bredouilla-t-il, respectueusement
L'attention de Votre Majesté
Sur l'envergure des travaux
Que quotidiennement
Entreprennent Vos gens,
Afin que les rigueurs de nos frimas
N'affectent par trop l'agencement
Ni l'harmonie qui président,
Depuis des siècles,
À l'excellente renommée
Ainsi qu'à la préservation
De Votre royal domaine.
Et ce, grâce à la pointilleuse attention
Que lui a toujours portée la lignée
De Vos illustres ancêtres
Et aux soins scrupuleux
Prodigués par leurs fidèles sujets.
Aussi est-ce avec fierté
Que je présente à Votre Majesté
Les fruits de notre soumission
D'hommes-liges,
Avec l'espoir qu'ils sauront
À Votre Grâce complaire.»
Le roi se frotta d'abord les yeux
Car il eut peine à croire
Ce qu'il venait de reluquer.
Puis il introduisit chacun de ses auriculaires
Dans chacun de ses conduits auditifs,
Qu'avec vigueur il ramona
Car il eut peine à croire ce qu'il venait d'esgourder.
[Remarque du narrateur : il exécuta cette basse besogne lui-même et sans le secours d'une main experte, contrairement à l'accoutumée et vu l'urgence, ne trouvant pas de chambrière à portée de sceptre pour la faire exécuter à sa place, dans cet environnement hostile et retiré de tout. « – À la guerre, comme à la guerre !» fut sa pensée profonde du jour, que s'empressa de noter son tabellion.]
Ces deux exercices accomplis,
Il se persuada qu'il n'avait pas rêvé :
On venait de se moquer de Sa Royale Personne,
Et ce, de façon éhontée.
Nous étions à n'en point douter
Devant un crime de lèse-majesté.
Il fallait, sans coup férir,
Sévir, sous peine de perdre la face.
Il fallait mettre fin à cette farce
Qui avait assez duré.
Un tribunal fut illico constitué.
Le roi y tiendrait tous les rôles,
À l'exception notoire
De celui de prévenu.
Il déclara ouverte la séance,
En procédure de délit flagrant.
Le Procureur-Roi
Prononça le réquisitoire.
De bonne foi, ne trouvant
Aucune circonstance atténuante,
Il demanda l'application
De la peine capitale.
L'Avocat-Roi dut s'absenter pour une affaire urgente,
Pile au moment de sa plaidoirie.
Les jurés ne reçurent leur convocation
Qu'à la fin de la semaine pascale,
Soit trois mois francs
Après le jugement,
Ce, en raison des nombreuses escales
Que s'octroya la malle-poste
Pour accomplir sa mission,
Selon l'officielle version.
Le Juge-Roi fut contraint, on le comprend,
De faire, séance tenante,
Procéder à l'exécution :
Par son bourreau Scipion,
Dépêché tout exprès de son septentrion,
Au jardinier infâme il fit trancher la tête.
-
Schlak !
Sans plus de fioritures
Le chou du jardinier
S'en vint choir dans la sciure.
De cette affligeante mésaventure
Retenons bien ces deux leçons :
La première, que depuis l’enfance nous savons,
Est que l’habit point ne fait le moine,
Pas plus que l’aronde le printemps
Et que jamais nous ne devons
Juger sur la mine, ni les arbres, ni les gens,
Ni les objets, hormis peut-être les crayons,
Si chatoyants soient-ils dans les vitrines.
La seconde nous exhorte
À ne point trop flatter
Les puissants de ce monde
Ni à leur obéir plus qu’il n’est de raison.
Ils sont si impatients,
Capricieux, versatiles !
Ils vous feraient,
Sans autre forme de procès,
Devenir chèvre,
Tourner en bourrique,
Perdre le Nord,
Qui sait ? Voire même perdre la vie !
Passez inaperçu,
Faites-vous oublier !
Car ne vous connaissant
Ni d’Ève ni d’Adam,
Ces très grands personnages,
Du haut de leur perchoir,
Ne se donneront pas même
La peine de vous voir !
Et de votre jeunesse
Jusqu’à votre grand âge
Ils vous ficheront – quel régal ! –
Une paix on ne peut plus royale !
© Alain DEGANDT – Octobre-Novembre 2016 – Tous droits réservés
19 novembre 2016 à 20h47 #159741Eh bien bravo, monsieur Degandt, pour ce texte magnifique !
C'est tout à fait ce qu'il nous fallait pour retrousser davantage les coins de notre sourire
Un appel à tous : suivons la guillerette parade !
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