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- 30 décembre 2008 à 19h10 #142436
COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans
Traduction : Paul Louisy (1884).
Chapitre 1
“Mon oreille et mon coeur sont prêts à vous entendre
Quelque malheur mondain que vous veniez m’apprendre
Parlez! ai-je perdu mon sceptre et mes Etats?”
Shakespeare.Un trait particulier aux guerres coloniales de l’Amérique du Nord, c’est qu’avant d’en venir à une rencontre avec l’ennemi, il fallait se résoudre à subir les fatigues et les dangers d’une marche en plein désert.
Une ceinture large, et en apparence inaccessible, de forêts séparait les possessions des provinces hostiles de la France et de l’Angleterre. Il arrivait souvent au colon robuste, et à l’Européen discipliné qui combattait à ses côtés, de passer des mois entiers à lutter contre le courant des fleuves, ou à franchir les âpres défilés des montagnes, en cherchant l’occasion de déployer leur courage dans une lutte plus martiale. Bientôt rivalisant de patience et d’abnégation avec les guerriers indigènes, ils apprirent d’eux à surmonter tous les obstacles; et à la fin, il n’y eut pas de bois si sombre, de retraite si profonde, que ne pénétrassent les invasions de ces hommes qui bravaient la mort pour satisfaire leur soif de représailles, ou pour soutenir la politique froide et égoïste des monarchies lointaines de l’Europe.
Sur toute l’étendue des frontières intermédiaires, le pays qui, à cette époque, offrait le tableau le plus animé de la cruauté et de l’acharnement qui signalaient alors cette guerre farouche, était le territoire compris entre les eaux supérieures de l’Hudson et les lacs adjacents.
Les facilités que la nature y offrait aux mouvements des combattants étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s’étendait depuis le Canada jusqu’aux limites de la province voisine de New-York, formant un passage naturel dans la moitié de la distance dont les Français étaient obligés de se rendre maîtres avant de pouvoir frapper leurs ennemis. A son extrémité méridionale, ce vaste réservoir recevait le tribut d’un autre lac, dont les eaux étaient si limpides, que les missionnaires en avaient fait choix pour l’accomplissement des rites purificateurs du baptême, ce qui lui avait fait donner le nom de “lac du Saint-Sacrement”. Les Anglais, moins dévots, crurent faire assez d’honneur à la clarté de ses eaux, en lui imposant celui de Georges, le roi régnant et le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations s’accordaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sans défense de ces rives pittoresques et boisées du droit héréditaire de perpétuer son nom primitif de “lac Horican”.
Serpentant parmi d’innombrables îles, et enclavé dans un cercle de hauteurs, le “Saint-Lac” se prolongeait à une douzaine de lieues plus loin vers le sud. Le plateau qui opposait à son écoulement une barrière naturelle offrait un passage (“portage”) de la même étendue, qui conduisait le voyageur sur les bords de l’Hudson, à un endroit, où, sauf les obstacles ordinaires élevés par les rapides ou “rifts”, comme on les appelait alors dans le patois du pays, le fleuve devenait navigable à la marée.
Si, d’une part, dans l’exécution de leurs plans audacieux d’agression, le courage infatigable des Français essayait même de franchir les gorges éloignées et difficiles de l’Alleghany, on n’aura point de peine à croire, de l’autre, que leur perspicacité proverbiale dut apercevoir les avantages naturels de la région que nous venons de décrire. Ce fut là, en effet, le sanglant théâtre de la plupart des batailles qui se livrèrent au dernier siècle pour obtenir la souveraineté des colonies. Sur les différents points qui commandaient les passages les plus faciles de la route, on éleva des forts, qui furent pris et repris, rasés ou rebâtis, selon que la victoire venait à sourire ou la nécessité à commander. Tandis que le colon abandonnait ces parages dangereux, pour chercher sa sécurité dans les limites des établissements plus anciens, on voyait des armées, souvent plus nombreuses que celles qui, dans la mère-patrie, se disputaient les couronnes, se précipiter dans ces forêts, d’où elles ne revenaient jamais que par bandes clairsemées, épuisées de fatigue, ou abattues par les revers.
Bien que les arts de la paix fussent inconnus dans cette région fatale, ses forêts n’en témoignaient pas moins de l’activité humaine: clairières et vallons retentissaient des sons d’une musique guerrière, et les échos de ses montagnes répétaient les rires et les cris de joie d’une foule de jeunes et vaillants soldats, qui les traversaient, pleins d’espoir et d’ardeur, pour s’endormir bientôt dans une longue nuit d’oubli.
C’est sur cette scène de combats et de carnage que se passèrent en 1757 les événements que nous allons raconter, c’est-à-dire pendant la troisième année de la dernière guerre que se livrèrent l’Angleterre et la France pour la possession d’une terre qu’heureusement ni l’une ni l’autre n’était destinée à conserver.
L’incapacité de ses généraux à l’étranger et le manque d’énergie de ses conseils à l’intérieur avaient abaissé la réputation de la Grande-Bretagne, en la faisant déchoir du haut rang où l’avaient placée autrefois le talent et l’audace de ses guerriers et de ses hommes d’Etat. Elle n’était plus redoutée de ses ennemis, et ses serviteurs perdaient rapidement cette confiance salutaire qui résulte du respect qu’on se porte à soi-même. Dans ce honteux abaissement, les colons, quoique innocents de sa faiblesse, et trop chétifs pour avoir été les agents de ses fautes, en subissaient naturellement les conséquences. Qu’avaient-ils vu naguère? De cette mère-patrie à laquelle ils portaient un respect tout filial, et qu’ils avaient crue jusque-là invincible, était venue une armée d’élite, sous les ordres d’un chef recommandé par de rares talents militaires; mise en déroute par une poignée de Français et d’Indiens, elle n’avait dû son salut qu’au sang-froid et à l’intrépidité d’un jeune officier virginien, Georges Washington, dont la gloire, mûrie par les années, s’est depuis répandue jusqu’aux derniers confins de la chrétienté.
Une vaste étendue de frontières avait été laissée à découvert par ce désastre inattendu, et des maux trop réels étaient précédés par l’appréhension de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages dans chaque bouffée de vent qui leur arrivait des interminables forêts de l’ouest. Le caractère terrible de leurs impitoyables ennemis venait accroître, au delà de toute mesure, l’horreur naturelle qu’inspire la guerre. Le souvenir de massacres récents et multipliés vivait encore dans leur mémoire; et il n’y avait personne dans toute la province qui n’eût prêté une oreille avide au récit de quelque histoire effrayante de meurtres nocturnes, scènes barbares dans lesquelles les Indiens des bois jouaient toujours le principal rôle. En entendant le voyageur crédule retracer avec exaltation les périls du désert, les timides sentaient leur sang se glacer de terreur, et les mères jetaient un regard d’anxiété sur les enfants qui reposaient dans la sécurité des villes populeuses. Enfin, la peur, qui grossit tout, commença à rendre inutiles les calculs de la raison, et à soumettre au joug de la plus vile des passions ceux qui auraient dû se rappeler leur dignité d’homme. Les coeurs les plus confiants et les plus fermes doutèrent dès lors de l’issue de la lutte; et d’heure en heure s’accrut le nombre de cette classe abjecte qui voyait déjà en imaginative les possessions anglaises en Amérique entièrement acquises aux Français, ou dévastées par les incursions de leurs sauvages alliés.
Aussi, lorsqu’au fort qui couvrait la limite méridionale de la plaine entre l’Hudson et les lacs, on apprit que Montcalm s’avançait sur le Champlain avec une armée “nombreuse comme les feuilles des forêts”, cette nouvelle fut accueillie avec l’hésitation pusillanime d’hommes attachés aux arts de la paix, plutôt qu’avec la joie farouche du guerrier heureux de voir enfin l’ennemi à sa portée.
La nouvelle était arrivée sur le soir d’un jour d’été, par un courrier indien, porteur aussi d’une demande urgente de Munro, commandant du fort élevé sur la rive du Saint-Lac, qui sollicitait du renfort. L’intervalle entre les deux postes n’était que de cinq lieues. A l’origine, un rude sentier leur servait de ligne de communication; mais il avait été élargi pour le passage des chariots, en sorte que la distance parcourue en l’espace de deux heures par le coureur des bois, pouvait être aisément franchie par un détachement de troupes, accompagnées de leurs bagages, entre le lever et le coucher d’un soleil d’été.
Les loyaux serviteurs de la couronne britannique avaient donné à l’une de ces redoutes forestières le nom de William-Henry, et à l’autre celui d’Edouard, qui rappelaient deux des princes favoris de la maison régnante.
Le premier fort était occupé par le vétéran écossais que nous venons de nommer, avec un régiment d’infanterie régulière et un contingent de la milice provinciale; forces beaucoup trop faibles pour tenir tête à l’armée formidable que conduisait Montcalm contre ces remparts de terre. Dans le second fort était le général Webb, qui commandait en chef dans le Nord, avec un corps de plus de cinq mille hommes. En réunissant les divers détachements placés sous ses ordres, ce dernier aurait pu opposer un nombre double de combattants au hardi Français qui, avec une armée très peu supérieure en nombre, avait osé s’aventurer si loin de sa base d’opérations. Mais, sous l’influence désastreuse de leur étoile, officiers et soldats paraissaient plus disposés à attendre derrière leurs retranchements l’approche de l’adversaire qu’à s’opposer à sa marche, en suivant l’heureux exemple donné par les Français au fort Du Quesne, et en écrasant leur avant-garde.
Après que la première surprise causée par cette nouvelle fut un peu calmée, un bruit se répandit dans le camp retranché s’étendant le long du rivage de l’Hudson, et formant une chaîne d’ouvrages avancés jusqu’au fort principal: on annonça qu’un détachement d’élite, au nombre de quinze cents hommes, devait partir à la pointe du jour pour William-Henry, poste situé dans le nord, à l’extrémité de la plaine. Ce qui n’était d’abord qu’un bruit vague devint bientôt une certitude, lorsque des ordres du quartier général parvinrent aux différents corps choisis pour ce service, leur enjoignant de se préparer à un prompt départ.
Il ne resta donc plus aucun doute sur les intentions de Webb, et pendant une heure ou deux tout fut en mouvement. Le novice allait çà et là, retardant ses préparatifs par l’excès d’un zèle violent et inconsidéré; le vétéran au contraire, vieux routier, faisait les siens avec un sang-froid qui dédaignait jusqu’à l’apparence de la précipitation; néanmoins son oeil inquiet trahissait suffisamment sa répugnance pour cette guerre du désert tant redoutée, et qu’il n’avait point encore faite.
Enfin, le soleil se coucha dans sa gloire derrière les hauteurs de l’occident; la nuit tira son voile sur ce lieu isolé, et le bruit des préparatifs diminua. La dernière lumière s’éteignit dans la hutte de l’officier; les arbres projetèrent une ombre plus épaisse sur les remparts et sur les flots ridés de la rivière; et le camp fut bientôt plongé dans le même silence que la vaste région boisée qui l’environnait.
Conformément aux ordres donnés la veille, le lourd sommeil de l’armée fut interrompu par les roulements du tambour qui battait le rappel et dont les sons, répétés par les échos dans l’air humide, débouchaient de toutes les issues de la forêt, au moment où l’aube laissait poindre en lignes confuses quelques hauts pins du voisinage, qui se projetaient sur l’éclat d’un ciel d’Orient. Aussitôt le camp fut en rumeur; tout le monde, jusqu’au dernier soldat, se leva vivement pour assister au départ des camarades, pour jouir de ce moment et en partager l’enthousiasme.
La troupe choisie ne tarda point à former ses rangs. Tandis que les mercenaires réguliers et disciplinés du roi allaient, d’un air hautain et délibéré, occuper la droite de la ligne, les miliciens, moins présomptueux, prirent humblement position à la gauche, avec une docilité qu’une longue pratique avait rendue facile. Les éclaireurs partirent; de forts détachements précédèrent et suivirent les lourds chariots qui portaient les bagages; et avant que la lumière grisâtre du matin fût échauffée par les rayons du soleil levant, le corps principal des combattants défila en colonne, et sortit du camp avec une fierté martiale qui dissipa les appréhensions secrètes de plus d’un conscrit allant faire ses premières armes. Tant qu’ils furent en vue de leurs camarades, les soldats conservèrent la même fierté et le même ordre dans les rangs, jusqu’à ce que, les sons de leurs fifres s’étant perdus dans l’éloignement, la forêt à la fin parut engloutir cette masse vivante, qui pénétrait lentement sous ses ombrages.
La brise avait cessé d’apporter les bruits mourants de la colonne qui s’éloignait, et le dernier traînard avait déjà disparu; mais on travaillait aux préparatifs d’un autre départ en face d’une baraque plus vaste et mieux aménagée, devant laquelle se promenaient de long en large les sentinelles commises à la garde du général anglais.
On avait amené là une demi-douzaine de chevaux. Deux d’entre eux étaient destinés à servir de montures à des femmes d’un rang qu’on n’était pas accoutumé à rencontrer dans les solitudes de ce pays. Un troisième portait le harnais et les armes d’un officier de l’état-major; les autres, d’après la simplicité de leur accoutrement et les valises dont ils étaient chargés, devaient être évidemment montés par des domestiques, qui semblaient déjà attendre le bon plaisir et les ordres de leurs maîtres. A une distance respectueuse se tenaient divers groupes de curieux et d’oisifs; quelques-uns admiraient la beauté et la vigueur du superbe cheval de bataille; d’autres regardaient les préparatifs avec l’hébétement d’une curiosité vulgaire.
Il y avait parmi cette foule un spectateur que sa mine et ses gestes mettaient hors de pair, car il n’était point oisif et n’avait pas l’air d’un ignorant.
L’extérieur de ce remarquable individu était disgracieux au dernier point, sans être pourtant affligé d’une difformité particulière. Bâti comme les autres hommes, il péchait par défaut d’ensemble: debout, sa stature surpassait celle de ses compagnons; assis, elle était réduite aux limites ordinaires. La disproportion de ses membres semblait se reproduire dans toute sa personne. Il avait la tête grosse, les épaules étroites, les bras longs et pendants, et partant les mains petites sinon délicates; ses jambes et ses cuisses étaient grêles jusqu’à en être décharnées, mais d’une longueur surprenante; et ses genoux auraient pu passer pour des blocs monstrueux, sans les fondations plus énormes encore qui soutenaient cette architecture humaine, formée de l’assemblage de plusieurs ordres superposés.
Les vêtements mal ajustés et de mauvais goût que portait ce personnage ne servaient qu’à faire ressortir encore davantage sa gaucherie: un habit bleu de ciel, à basques larges et courtes et à collet bas, exposait au rire des mauvais plaisants son long cou maigre, et ses jambes plus longues et plus maigres encore. Il avait des culottes de nankin jaune tout à fait collantes, et attachées à la jarretière par de grosses bouffettes de rubans blancs que le temps avait flétries et fripées. Des bas de coton chinés, et des souliers à l’un desquels était fixé un éperon plaqué, complétaient l’habillement de ce corps, où courbes et angles, loin d’être dissimulés, étaient au contraire mis ostensiblement en relief, grâce à la gloriole ou à la simplicité du personnage. De la poche béante d’une sale veste brodée en soie et lourdement ornée d’un galon d’argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie aussi guerrière, pouvait à la rigueur être pris pour une arme dangereuse et inconnue. Tout petit qu’il était, cet engin peu commun avait éveillé la curiosité de la plupart des Européens qui se trouvaient dans le camp, bien que plusieurs miliciens le maniassent sans crainte, et même avec une sorte de familiarité. Un grand chapeau bourgeois à trois cornes, comme ceux que portaient les ecclésiastiques au commencement du siècle, surmontait tout l’édifice, et donnait un air de dignité à une figure bonasse et insignifiante, qui avait besoin sans doute de cette aide artificielle pour soutenir la gravité de quelque fonction extraordinaire.
Tandis que la foule se tenait à l’écart du groupe des voyageurs par respect pour l’enceinte sacrée du quartier général de Webb, le personnage que nous avons décrit s’avança sans façon au milieu des domestiques qui attendaient avec les chevaux, dont il se mit à faire librement la critique ou l’éloge, selon qu’ils étaient ou non de son goût.
“Voilà une bête, l’ami, qui, à mon idée, n’a pas été élevée ici; elle vient des pays étrangers, ou peut-être de la petite île sur l’eau bleue,” dit-il d’une voix aussi remarquable par la douceur du timbre que sa personne l’était peu par l’harmonie des formes. “Je puis parler de ces choses sans passer pour un hâbleur, car j’ai vu les deux ports d’embarquement: l’un situé à l’embouchure de la Tamise, et qui porte le nom de la capitale de la vieille Angleterre, et l’autre qu’on appelle “Haven”, en y ajoutant le mot “New”. J’ai vu aussi les senaux et les brigantins chargeant leur cargaison, et faisant entrer à leur bord, comme Noé dans l’arche, des quadrupèdes qu’ils allaient revendre à la Jamaïque. Mais un cheval qui répondît comme celui-là aux coursiers de guerre de l’Ecriture sainte, je n’en ai jamais vu. “De ses pieds il bat le vallon et se réjouit dans sa force; il court au-devant des hommes armés. Au milieu des clairons, il hennit d’orgueil, et il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines et les cris de guerre.” On dirait que la race des chevaux d’Israël s’est perpétuée jusqu’à nos jours; n’est-ce pas, l’ami?”
Ne recevant pas de réponse à cette bizarre apostrophe, qui, lancée avec toute la vigueur d’une voix pleine et sonore, méritait quelque attention, celui qui venait ainsi de citer un célèbre passage de la Bible se tourna vers l’être silencieux auquel il s’était par hasard adressé, et trouva dans l’objet qui frappa sa vue un nouveau et plus puissant sujet d’admiration. Son regard était tombé sur la figure immobile, droite et sévère du coureur indien qui avait apporté au camp les fâcheuses nouvelles du soir précédent. Quoique dans un état de repos complet, et affectant une sorte de dédain pour le mouvement et la confusion qui régnaient autour de lui, il y avait en lui une tristesse farouche mêlée au calme du sauvage, capable de fixer l’attention d’hommes plus expérimentés que celui dont les yeux le contemplaient avec un étonnement qu’il ne cherchait point à dissimuler.
L’Indien portait le tomahawk et le coutelas de sa tribu, et cependant son aspect ne répondait pas tout à fait à celui d’un guerrier. Au contraire, il y avait dans toute sa personne un air de négligence qu’on eût pu attribuer à quelque grande fatigue subie récemment, et dont il n’avait pas eu le temps de se remettre. Les couleurs du tatouage des guerriers se croisaient confusément sur son dur visage, et donnaient à ses traits cuivrés un caractère encore plus repoussant que s’il se fût appliqué à produire ce résultat, fruit du hasard. Son oeil seul, qui brillait comme une étoile étincelante dans un ciel chargé de nuages, avait conservé la férocité de sa nature primitive. Un moment ses regards perçants et circonspects rencontrèrent ceux de son interlocuteur, et aussitôt changeant de direction, par astuce ou par dédain, ils restèrent fixés sur l’horizon, comme s’il eût cherché à pénétrer à travers la lointaine atmosphère.
Il est impossible de dire quelle remarque inattendue cette communication rapide et silencieuse entre deux hommes si étranges aurait inspirée au grand Européen, si son active curiosité n’avait été attirée sur d’autres objets. Le mouvement général des domestiques et le son de voix douces annoncèrent l’approche de celles dont on n’attendait plus que la présence pour mettre la cavalcade en marche. Le naïf admirateur du cheval de bataille s’approcha aussitôt d’une jument basse, efflanquée, à la queue dégarnie, qui près de là paissait nonchalamment l’herbe du camp; alors accoudé sur la couverture qui remplaçait la selle, il se mit à regarder le départ, tandis que de l’autre côté de la bête un poulain achevait son repas du matin.
Un jeune homme, revêtu de l’uniforme des troupes royales, conduisit vers leurs montures deux femmes qui, à en juger par leur costume, se préparaient à braver les fatigues d’un voyage à travers les forêts.
La plus jeune, quoiqu’elles le fussent toutes deux, laissa entrevoir un teint éblouissant, une belle chevelure blonde, des yeux bleus et vifs, grâce à la fraîche brise qui soulevait à son insu le voile vert attaché à son chapeau de castor. Les teintes qui coloraient l’horizon au-dessus des pins avaient moins d’éclat et de délicatesse que l’incarnat de ses joues; et le lever du jour n’était pas plus riant que le joli sourire dont elle remercia le jeune homme, qui l’aidait à se mettre en selle. L’autre dame, qui paraissait obtenir une part égale dans les attentions de l’officier, dissimulait ses charmes aux regards des soldats avec un soin et une réserve qui semblaient annoncer l’expérience de quatre ou cinq années de plus. On pouvait néanmoins apercevoir que sa personne, bien qu’avec la même perfection de formes, dont aucune n’était cachée par son habit de voyage, avait plus d’embonpoint et de maturité que celle de sa compagne.
A peine ces dames furent en selle que leur compagnon monta légèrement sur le cheval de guerre, et tous trois saluèrent Webb, qui, pour leur faire honneur, assistait à leur départ du seuil de sa baraque.
Détournant alors la tête de leurs bêtes, ils prirent l’amble, suivis des domestiques, et se dirigèrent vers la sortie septentrionale du camp. En traversant ce court espace, tous trois gardèrent le silence; mais la plus jeune des dames laissa échapper une légère exclamation, au moment où le coureur indien passa rapidement à ses côtés, pour se mettre en tête de la cavalcade sur la route militaire. Le déplacement subit de l’Indien n’arracha aucun cri de surprise à l’autre dame; seulement son voile s’entr’ouvrit et laissa voir une expression indéfinissable de pitié, d’admiration et d’horreur, tandis que son oeil noir suivait les mouvements agiles du sauvage. Sa chevelure était noire et brillante comme le plumage du corbeau. Son teint n’était pas brun, mais richement coloré; pourtant il n’y avait ni dureté, ni absence d’harmonie dans ses traits pleins de dignité, d’une régularité exquise et d’une beauté incomparable.
Elle sourit de ce moment d’oubli involontaire, et découvrit des dents dont l’éclatante blancheur eût fait honte à l’ivoire; puis rabattant son voile, elle baissa la tête et marcha en silence, comme si sa pensée se fût reportée vers d’autres objets que ceux qui l’entouraient.30 décembre 2008 à 19h10 #148468Chapitre 2
“Seule! seule! hélas, toute seule!”
Shakespeare.Pendant qu'une des aimables voyageuses dont nous avons offert au lecteur une si rapide esquisse était plongée dans ses réflexions, l'autre se remit promptement de la légère alarme qui lui avait arraché un cri, et, riant de sa frayeur, elle dit gaiement au jeune homme qui chevauchait à son côté:
“Heyward, de pareilles apparitions sont-elles fréquentes dans le bois, ou bien serait-ce un divertissement dont on a voulu nous régaler? Dans ce dernier cas, la reconnaissance doit nous fermer la bouche; mais dans le premier il est évident que Cora et moi nous devrons nous armer du courage héréditaire qui fait notre orgueil, avant même de rencontrer le redoutable Montcalm.
-Cet indien est un coureur de notre armée, et parmi ses compatriotes on peut le regarder comme un héros,” répondit le jeune officier à celle qui lui adressait la parole. “Il s'est offert à nous conduire au lac par un sentier peu connu et une voie plus courte, et par conséquent plus agréable que si nous avions suivi la marche de la colonne.
-Cet homme ne me plaît pas,” dit la dame en tressaillant d'une terreur moitié affectée, moitié réelle. “Vous le connaissez, Duncan; autrement vous ne vous seriez pas ainsi confié à sa garde?
-Dites plutôt, Alice, que je ne vous aurais pas confiée,” reprit le jeune homme avec émotion. “Oui, je le connais, sans quoi il n'aurait pas ma confiance, surtout en ce moment. On le dit Canadien, et cependant il a servi chez nos amis, les Mohawks, qui, comme vous le savez, sont l'une des Six Nations alliées. Il a été amené parmi nous, m'a-t-on dit, à la suite de je ne sais quel étrange incident, où votre père se trouvait mêlé, et dans lequel ce sauvage fut traité avec beaucoup de rigueur; c'est une histoire qui m'est sortie de la tête. Il est aujourd'hui de notre bord, cela suffit.
-S'il a été l'ennemi de mon père, il me plaît encore moins!” s'écria la jeune fille, devenue sérieusement inquiète. “Parlez-lui, major Heyward; que j'entende sa voix. C'est une folie de ma part, mais vous savez combien j'ai foi au son de la voix humaine.
-Ce serait peine perdue; il ne répondrait probablement que par une exclamation. Quoiqu'il comprenne l'anglais, il affecte, comme la plupart de ses pareils, de ne pas en savoir un mot; il voudra bien moins encore condescendre à parler cette langue, maintenant que la guerre exige de lui le maintien rigoureux de sa dignité. Ah! le voilà qui s'arrête; le sentier secret par lequel nous devons passer débouche sans doute près d'ici.”
Le major Heyward ne se trompait pas; quand ils eurent atteint l'endroit où l'Indien se tenait, en montrant du doigt la clairière qui bordait la route militaire, ils aperçurent un sentier caché et étroit, où l'on ne pouvait pénétrer qu'un à un et sans trop de facilités.
“Voici notre chemin,” dit le jeune homme à voix basse. “Ne témoignez aucune défiance: ce serait provoquer le danger que vous paraissez craindre.
-Qu'en pensez-vous, Cora?” demanda la jeune fille troublée. “En voyageant avec les troupes, leur présence aurait sans doute peu d'agrément pour nous; mais ne serions-nous pas plus en sûreté?
-Etrangère aux moeurs des sauvages, Alice, vous voyez du danger où il n'y en a pas,” repartit Heyward. “Si les ennemis ont atteint le passage de la plaine, ce qui n'est nullement probable, puisque nos éclaireurs battent la campagne, ils voltigeront sur les flancs de la colonne pour y trouver l'occasion de manier leur scalpel. La route du détachement est connue, tandis que la nôtre, qui n'a été fixée qu'au moment du départ, doit être encore ignorée.”
Cora intervint.
“Faut-il nous défier de cet homme, parce que ses manières ne sont pas les nôtres, et qu'il a la peau cuivrée?” demanda-t-elle d'un ton calme.
Alice ne balança plus; mais donnant à sa monture un petit coup de cravache, elle écarta la première les branches du buisson, et suivit le coureur dans le sentier sombre et obstrué. L'officier regarda avec admiration celle qui venait de parler, et laissant marcher seule sa compagne plus blanche, mais non certes plus belle, il se hâta de frayer un passage à celle que nous avons appelée Cora. Les domestiques avaient, paraît-il, reçu des ordres antérieurs; car, au lieu de traverser la clairière, ils suivirent la route de la colonne. “La sagacité de son guide avait dicté cette mesure,” assura Heyward, “afin de diminuer les traces de leur passage, dans le cas où les sauvages canadiens auraient précédé d'aussi loin l'avant-garde de leur armée.”
Pendant quelques minutes, les difficultés de la marche rendirent toute conversation impossible; après quoi, ils quittèrent la vaste enceinte de broussailles qui avoisinaient la route militaire, et entrèrent sous la voûte haute et sombre de la forêt. Là on trouva moins d'obstacles; et du moment que leur guide s'aperçut que les dames pouvaient régler les mouvements de leurs bêtes, il partit d'un pas qui tenait de la marche et du trot, de manière à tenir à un amble rapide, mais facile, les coursiers excellents et au pied sûr qu'elles montaient.
Le jeune homme s'était retourné pour adresser la parole à Cora, quand on entendit sonner en arrière, sur le sentier pierreux, les sabots d'un cheval. Il s'arrêta, et ses compagnons l'ayant imité, on fit une halte pour obtenir l'explication de cet incident inattendu.
Au bout de quelques instants, on vit apparaître un poulain courant comme une bête fauve à travers les pins, puis le disgracieux personnage décrit dans le chapitre précédent, s'avançant avec toute la vitesse qu'il pouvait faire supporter à sa rossinante, sans en venir avec elle à une rupture ouverte. Dans leur court trajet du quartier général de Webb au lieu où les attendaient leurs domestiques, nos voyageurs n'avaient pas eu l'occasion de distinguer l'individu qui maintenant se dirigeait de leur côté.
S'il méritait de fixer les regards lorsqu'il déployait à pied toutes les beautés de sa haute stature, les grâces qu'il montrait à cheval n'étaient pas moins dignes d'attention. Nonobstant l'application constante de son unique éperon au flanc de sa jument, tout ce qu'il pouvait obtenir d'elle était un temps de galop des jambes de derrière, allure que celles de devant soutenaient de leur mieux, bien qu'elles revinssent vite au petit trot. Peut-être la rapidité avec laquelle s'effectuait le changement d'un de ces pas à l'autre créait-elle une illusion d'optique qui exagérait la vigueur de la bête. Toujours est-il certain qu'Heyward, qui se connaissait en chevaux, ne parvenait pas, avec toute son habileté, à décider quelle allure imprimait à sa bête celui qui accourait sur ses traces avec tant de persévérance. Les efforts et les évolutions du cavalier n'étaient pas moins extraordinaires que ceux de son coursier. A chaque changement d'allure du roussin, le maître se dressait de toute sa hauteur sur ses étriers; ce qui produisait, grâce à l'insigne longueur de ses jambes, un va-et-vient de métamorphoses qui mettait en défaut toute conjecture à son sujet. Ajoutez que, par suite de l'application partielle de l'éperon, un côté de la jument paraissait se trémousser plus vite que l'autre, et qu'on pouvait reconnaître le flanc sacrifié aux coups incessants de la queue, et nous aurons complété le double portrait du cheval et du cavalier.
L'humeur qui commençait à rembrunir le front noble, ouvert et mâle du major se dissipa peu à peu, et un sourire effleura ses lèvres à la vue de l'étranger. Alice ne fit pas grand effort pour retenir un éclat de rire, et dans l'oeil noir et pensif de Cora parut un éclair de gaieté que l'habitude plutôt que sa volonté parut réprimer.
“Cherchez-vous quelqu'un ici?” demanda Heyward quand l'autre fut arrivé assez près pour ralentir sa marche. “Vous n'êtes, je l'espère, porteur d'aucune mauvaise nouvelle?
-Comme vous dites,” répondit l'étranger en agitant son castor triangulaire assez vivement pour établir la circulation dans l'air pesant de la forêt, et en laissant ses auditeurs dans l'incertitude de savoir à laquelle des questions il avait voulu répondre.
Toutefois, après s'être essuyé le visage et avoir repris haleine, il continua:
“Vous vous rendez, m'a-t-on dit, au fort de William-Henry; comme j'y vais aussi, j'ai pensé qu'une compagnie agréable ne vous déplairait pas plus qu'à moi.
-Le compte des voix ne serait pas égal,” reprit Heyward; “nous sommes trois, et vous n'avez que vous à consulter.
-Que parlez-vous d'inégalité? Il n'y en a pas plus là qu'à un seul galant de protéger deux jeunes dames,” dit l'autre, d'un ton qui tenait le milieu entre l'ingénuité et la raillerie vulgaire. “Mais si le galant a pris charge de véritables femmes, elles se chamailleront entre elles, et, par esprit de contradiction, n'auront d'autre avis que le sien. Vous n'avez donc, comme moi, à consulter que vous-même.”
La jolie blonde baissa les yeux, en souriant, sur la bride de son cheval, et les teintes délicates de ses joues firent place au plus vif incarnat; mais les roses du teint de sa compagne se changèrent en une pâleur soudaine, et elle continua à marcher en avant, comme si déjà l'entrevue l'eût fatiguée.
“Si vous vous rendez au lac, vous lui tournez le dos,” dit Heyward avec hauteur; “la route passe à plus d'une demi-lieue derrière vous.
-D'accord,” reprit l'étranger sans être déconcerté par cette froide réception. “Je me suis arrêté une semaine au fort Edouard, et à moins d'être muet, force était bien de m'informer de la route à suivre; et si j'étais muet, adieu le métier!”
Après une petite grimace à l'appui d'un trait d'esprit tout à fait inintelligible à ses auditeurs, il continua plus gravement:
“Il serait peu sage à un homme de ma profession de se familiariser avec ceux qu'il est chargé d'instruire; c'est pourquoi je n'ai pas suivi la colonne. En outre, je me suis dit qu'un gentilhomme de votre rang doit savoir mieux que personne quel est le plus sûr chemin; j'ai donc pris la résolution de me joindre à vous pour rendre le voyage plus agréable et jouir du plaisir de votre société.
-Voilà une résolution arbitraire et un peu irréfléchie!” s'écria Heyward, ne sachant s'il devait se fâcher ou rire au nez du personnage. “Mais vous parlez d'instruction et de métier… Etes-vous adjoint au contingent provincial comme professeur de la noble science de la défense et de l'attaque? ou ne seriez-vous pas de ces gens qui tracent des lignes et des angles sous couleur d'enseigner les mathématiques?”
L'étranger regarda un moment son interrogateur avec un étonnement prononcé; puis, remplaçant son air satisfait par l'expression d'une sérieuse humilité, il répondit:
“En fait d'attaque, il n'y en a, j'espère, ni d'une part ni de l'autre; quant à la défense, je n'en ai aucune à faire; car, par la grâce de Dieu, je n'ai pas, que je sache, commis de péché grave depuis la dernière fois que j'ai imploré son pardon. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par vos lignes et angles, et je laisse l'enseignement à ceux qui ont été appelés et spécialement destinés à remplir cette sainte fonction. Mes prétentions ne vont pas au delà des actions de grâces et des prières accompagnées de l'art de la psalmodie.
-Nous avons affaire à un disciple d'Apollon, c'est clair,” s'écria Alice, qui était revenue de son embarras momentané. “Je le prends sous ma protection expresse. Ne froncez pas le sourcil, Duncan, et, par complaisance pour mes oreilles curieuses, laissez-le voyager avec nous. D'ailleurs,” ajouta-t-elle en baissant la voix, et en jetant un regard sur Cora qui, à quelques pas de là, marchait lentement sur les traces de leur guide silencieux et sombre, “ce sera un ami ajouté à notre force, en cas d'événement.
-Croyez-vous, Alice, que je conduirais ce que j'aime par un chemin où il pourrait y avoir le moindre danger à craindre?
-Ce n'est pas à quoi je songe en ce moment; mais cet étranger m'amuse, et puisqu'il a de la musique dans l'âme, ne soyons pas assez malhonnêtes pour refuser sa compagnie.”
Elle lui lança un regard persuasif, puis, étendant sa houssine, lui montra le sentier. Leurs yeux se rencontrèrent un instant; le jeune officier, cédant à la magique influence, fit sentir l'éperon à son cheval et fut bientôt à côté de Cora.
“Je suis charmée de vous avoir rencontré, l'ami,” dit la jeune fille à l'étranger, en lui faisant signe de la suivre, et en remettant sa monture à l'amble. “Des parents remplis d'indulgence m'ont presque persuadée que je ne suis pas tout à fait indigne de figurer dans un duo; et nous pourrons égayer la route en nous livrant à notre goût favori. Ignorante comme je le suis, ce serait pour moi un grand bonheur que de recevoir les avis d'un maître de l'art.
-C'est un rafraîchissement pour l'âme comme pour le corps de psalmodier en temps convenable,” répliqua le maître de chant, en la suivant sans se faire prier, “et rien ne soulage autant l'esprit qu'une communion si consolante. Mais il faut absolument quatre parties pour produire une mélodie parfaite. Vous avez tout ce qui annonce un dessus aussi velouté que riche; par une faveur spéciale du ciel, je puis porter le ténor jusqu'à la note la plus élevée; mais il nous manque une haute-contre et une basse-taille. Cet officier du roi, qui hésitait à m'admettre dans sa compagnie, pourrait se charger de cette dernière partie, à en juger par les intonations de sa voix parlée.
-Prenez garde! Ne jugez pas témérairement et trop à la hâte,” dit Alice en souriant; “les apparences sont souvent trompeuses. Quoique le major Heyward puisse quelquefois produire les tons de la basse-taille, je puis vous assurer que le son naturel de sa voix approche beaucoup plus du ténor.
-A-t-il donc beaucoup de pratique dans l'art de la psalmodie?” lui demanda son naïf compagnon.
Alice se sentait prise d'une forte envie de rire, mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour maîtriser cet accès de gaieté.
“Je crains,” répondit-elle, “qu'il n'ait plus de goût pour les chants profanes. La vie d'un soldat, les périls auxquels il est exposé, ses travaux continuels, ne sont guère propres à lui donner des inclinations rassises.
-La voix est donnée à l'homme comme les autres talents,” répliqua l'étranger, “pour en faire usage, et non pour en abuser. Personne ne peut me reprocher d'avoir jamais négligé les dons que j'ai reçus. Quoique ma jeunesse, comme celle du roi David, dont je porte le nom, ait été entièrement consacrée à la musique, je rends grâces au ciel de ce que jamais une syllabe de vers mondains n'a souillé mes lèvres.
-Vos études se sont donc bornées au chant sacré?
-Précisément. De même que les psaumes de David offrent des beautés qu'on ne trouve dans aucune autre langue, de même la mélodie que les théologiens et les sages du pays y ont adaptée est au-dessus de toute harmonie profane. Ma bouche, j'ai le bonheur de le dire, n'exprime que les désirs et les pensées du roi d'Israël lui-même; car bien que le temps et les circonstances puissent exiger quelques légers changements, néanmoins la version répandue dans la colonie de la Nouvelle-Angleterre l'emporte tellement sur toutes les autres par sa richesse, son exactitude et sa simplicité spirituelle, qu'elle approche autant qu'il est possible de l'oeuvre sublime du roi-poète. Jamais je ne marche, je ne séjourne, ni ne me couche, sans avoir sous la main un exemplaire de ce livre sacré. Tenez, le voici. C'est la vingt-sixième édition, publiée à Boston, l'an du Seigneur 1744, et intitulée: “Psaumes, Hymnes et Cantiques spirituels de l'Ancien et du Nouveau Testament, fidèlement traduits en vers anglais pour l'usage, l'édification et la consolation des saints en public et en particulier, et spécialement dans la Nouvelle-Angleterre.”
Pendant qu'il prononçait l'éloge de cette production des poètes de son pays, l'étranger tirait le livre de sa poche; ayant mis sur son nez une paire de besicles montées en fer, il ouvrit le volume avec l'air de vénération et de gravité approprié à la circonstance. Alors, sans plus de circonlocution ni d'excuse que le mot: “Ecoutez!” il appliqua à sa bouche l'instrument dont nous avons parlé, en tira un son très aigu, que sa voix répéta une octave plus bas, et se mit à chanter les paroles suivantes d'un ton plein, doux et harmonieux, qui bravait la musique, la poésie, et même l'allure cahotante de sa mauvaise monture:
“Oh! qu'il est doux, oh! qu'il est bon
De vivre en bonne intelligence!
Ainsi sur la tête d'Aaron
L'huile, coulant en abondance,
Mouillait sa barbe et son menton,
Et puis sa chemise et sa panse.”
Le chant de ces vers élégants était accompagné d'un geste ascendant et descendant de la main droite; en se levant, sa main faisait une sorte de moulinet dont l'imitation n'était pas facile, et quand elle se baissait, elle venait toucher un instant les feuillets du livre saint. Une longue habitude lui avait probablement rendu nécessaire cet accompagnement manuel, car il le continua jusqu'à la fin de la strophe, et il appuya tout particulièrement sur les deux syllabes du dernier vers, si habilement choisi à cet effet par le rimailleur.
Une telle interruption du silence de la forêt ne pouvait manquer de frapper les autres voyageurs qui étaient un peu en avant. L'Indien articula quelques mots en mauvais anglais, et le major, retournant sur ses pas et s'adressant à l'étranger, coupa court à l'exercice de ses talents harmoniques.
“Quoique nous ne courions aucun danger,” dit-il, “la prudence nous fait un devoir de traverser cette forêt avec le moins de bruit possible. Pardonnez-moi donc, Alice, d'être un trouble-fête en priant votre compagnon de réserver ses chants pour un moment plus convenable.
-Un vrai trouble-fête, ma foi,” répondit Alice d'un ton malin, “car je n'ai jamais vu si peu d'accord entre les sons et les paroles; et je m'occupais de recherches scientifiques sur les causes de cette disparate, quand votre basse-taille est venue rompre le charme de mes méditations.
-J'ignore ce que vous entendez par ma basse-taille,” répondit Heyward évidemment piqué de cette remarque; “mais je sais que votre sûreté, Alice, que la sûreté de Cora, m'occupent infiniment plus que toute la musique d'Haendel.”
Le major se tut tout à coup, tourna vivement la tête vers un gros buisson qui bordait le sentier, et jeta un regard de soupçon sur le guide indien, qui continuait à marcher avec une gravité imperturbable. Il sourit de sa méprise, car il croyait avoir vu briller à travers les feuilles les yeux noirs de quelque sauvage; il reprit la conversation que cette pensée d'alarme avait interrompue.
La méprise d'Heyward n'avait consisté qu'à laisser endormir un instant son active vigilance. La cavalcade ne fut pas plutôt passée que les branches du buisson s'entr'ouvrirent pour faire place à une tête d'homme, aussi hideuse que pouvaient la rendre l'art d'un sauvage et ses plus mauvaises passions. Il suivit des yeux les voyageurs qui se retiraient; une satisfaction féroce se peignit sur les traits de l'habitant des forêts, en voyant la direction que prenaient les victimes désignées à sa rage et qui marchaient en avant sans avoir conscience du péril.
Les formes légères et gracieuses des deux dames, que la mâle figure du major suivait pas à pas, se montrèrent encore quelques instants à travers les sinuosités du chemin couvert, jusqu'à ce qu'enfin le maître de chant, qui formait l'arrière-garde, devint invisible à son tour derrière les arbres innombrables qui s'élevaient en lignes sombres dans l'espace intermédiaire.30 décembre 2008 à 19h11 #148469Chapitre 3
“Avant qu'un bras laborieux
D'abondantes moissons eût couronné ces lieux,
Nos fleuves à pleins bords coulaient: le bruit des ondes
Enchantait de nos bois les retraites profondes;
La cascade grondait, et la voix des torrents
Se mêlait aux soupirs des ruisseaux murmurants.”
J.-C. Bryant.Laissons le confiant Heyward et sa compagne rassurée s'enfoncer toujours plus avant dans les profondeurs d'une forêt qui contenait des hôtes si perfides; nous allons user du privilège des conteurs, et transporter la scène à quelque distance du lieu où nous avons quitté nos voyageurs.
Ce jour-là, on voyait deux hommes arrêtés sur les bords d'une rivière, étroite mais rapide, à une heure de marche du camp de Webb. Ils avaient l'air d'attendre le retour d'un absent ou l'approche de quelque événement prévu.
La forêt s'étendait de l'une à l'autre rive, et l'épaisse voûte de feuillage projetait de larges teintes noirâtres sur les eaux. Les rayons du soleil commençaient à devenir moins ardents, et la chaleur intense du jour diminuait, à mesure que les vapeurs du soir s'élevaient des sources et des fontaines, flottant comme un voile dans l'atmosphère. Ces lieux retirés étaient plongés dans ce silence solennel qui accompagne en Amérique les chaleurs assoupissantes de juillet, silence à peine troublé par la conversation à voix basse des deux hommes, par les coups de bec du pivert contre un tronc d'arbre, le cri discordant d'un geai au brillant plumage, ou le mugissement monotone d'une cataracte lointaine.
Ces bruits faibles et irréguliers étaient trop familiers à l'oreille de nos solitaires pour détourner leur attention d'un entretien qui semblait les intéresser. L'un deux avait la peau rouge et le bizarre accoutrement d'un enfant de la forêt; l'autre, sous ses vêtements grossiers et non moins hétéroclites, indiquait par son teint plus clair, bien que brûlé du soleil et depuis longtemps fané, qu'il avait droit de réclamer une origine européenne.
L'Indien était assis au bout d'une énorme souche, dans une attitude qui lui permettait d'ajouter à son langage plein de chaleur le secours des gestes calmes mais expressifs d'un guerrier qui discute. Son corps, presque entièrement nu, présentait l'image d'un squelette tracé par un mélange de couleur blanche et noire. Sa tête, rasée de fort près, et sur laquelle on n'avait laissé, par une sorte de bravade, que la fameuse touffe à scalper, n'avait aucune espèce d'ornement, à l'exception d'une plume d'aigle qui la surmontait en travers et lui retombait sur l'épaule gauche. Il portait à sa ceinture un tomahawk et un couteau scalpel, de fabrique anglaise; une courte carabine, du genre de celles dont la politique des Blancs armait leurs sauvages alliés, reposait sur ses genoux nus et nerveux. La large poitrine, les membres bien formés et la grave contenance de ce guerrier semblaient indiquer la vigueur de l'âge, qu'aucun symptôme de déclin n'avait encore diminuée.
Le corps du Blanc, à en juger par ce que ses vêtements laissaient à découvert, était celui d'un homme qui, dès son jeune âge, avait été exposé à de grandes fatigues. Sa taille musculeuse annonçait plus de maigreur que d'embonpoint; mais l'inclémence des saisons et les labeurs d'une vie active semblaient lui avoir donné une tension vigoureuse. Il portait une blouse de chasse en drap vert, rehaussée de franges jaunes, et un bonnet de peau dont la fourrure était toute pelée. Il avait aussi un couteau à sa ceinture en coquillages (wampum), semblable à celle qui retenait les rares vêtements de l'Indien, mais point de tomahawk. Ses mocassins étaient ornés avec luxe, à la manière des indigènes, et ses jambes couvertes d'une paire de guêtres lacées en dehors, et attachées au-dessus du genou avec un nerf de daim. Une gibecière et une poudrière complétaient l'équipement de sa personne; une longue carabine, que l'expérience des Blancs avait appris aux Indiens à considérer comme l'arme à feu la plus meurtrière, était appuyée contre un arbre voisin. Les yeux du chasseur ou de l'éclaireur, quel qu'il fût, étaient petits, vifs, pénétrants et mobiles, roulant sans cesse pendant qu'il parlait, comme s'il eût guetté du gibier, ou craint la survenance subite de quelque ennemi caché.
Malgré ces symptômes de méfiance habituelle, non seulement ses traits n'avaient rien de faux, mais au moment où nous le mettons en scène, ils portaient l'expression d'une brusque honnêteté.
“Vos traditions elles-mêmes plaident en ma faveur, Chingachgook,” dit-il en usant de la langue familière à toutes les peuplades établies autrefois dans le pays qui s'étend entre l'Hudson et le Potomac. “Vos pères sont venus du soleil couchant, ont traversé le grand fleuve, combattu les habitants du pays, et occupé leur territoire; les miens sont venus du ciel vermeil de l'aurore, au delà du grand lac salé, et ils ont fait leur besogne à peu près de la manière dont les vôtres leur avaient donné l'exemple. Que Dieu juge donc entre nous, et que des amis s'épargnent d'inutiles querelles!
-Mes pères ont combattu l'homme rouge à armes égales,” répondit l'Indien fièrement et dans la même langue. “N'y a-t-il pas de différence, Oeil de Faucon, entre la flèche de pierre de nos guerriers et la balle de plomb avec laquelle vous tuez?
-Il y a de la raison dans un Indien, quoique la nature lui ait donné une peau rouge,” murmura le Blanc en secouant la tête, comme un homme qui sentait la justesse de cet argument.
Un moment il parut convaincu de la faiblesse de sa cause; puis revenant à la charge, il répondit à l'objection de son antagoniste aussi bien que le lui permirent les limites étroites de ses connaissances:
“Je ne suis pas savant, et peu m'importe de l'avouer; mais si j'en juge par ce que j'ai vu faire à vos gaillards de là-bas à la chasse aux daims et aux écureuils, je pense qu'un fusil entre les mains de leurs ancêtres devait être moins dangereux qu'un arc et une flèche à pointe de pierre, ajustée et décochée par un Indien.
-C'est là l'histoire que répètent vos pères,” repartit l'autre en faisant de la main un geste de superbe dédain. “Que disent vos vieillards? Apprennent-ils aux jeunes guerriers que les Visages Pâles, lorsqu'ils ont combattu les hommes rouges, étaient peints pour la guerre, et armés de la hache de pierre ou du fusil de bois?
-Je n'ai point de préjugés, et je ne tire pas avantage de mes privilèges naturels; et pourtant mon ennemi le plus acharné, et c'est un Iroquois, devra convenir que je suis un vrai Blanc,” reprit le chasseur, en jetant un oeil satisfait sur la peau tannée de sa main sèche et nerveuse; “et je ne fais pas difficulté d'avouer qu'il y a chez mes compatriotes bien des choses qu'en honnête homme je ne saurais approuver. Ainsi, ils ont la manie d'écrire dans les livres ce qu'ils ont fait et vu, au lieu de le raconter dans leurs villages, où un lâche fanfaron peut recevoir un démenti en face, et le brave soldat invoquer le témoignage de ses camarades à l'appui de la vérité de ses paroles. En conséquence de cette sotte coutume, un homme qui a trop de conscience pour gaspiller son temps, au milieu des femmes, à apprendre les noms de marques noires, n'aura jamais l'occasion de connaître les exploits de ses ancêtres, et ne pourra mettre son orgueil à les surpasser. Pour moi, je suis sûr que tous les Bumppos étaient d'habiles tireurs; car j'ai à manier le fusil une adresse naturelle qui doit m'avoir été transmise de génération en génération, puisque nos saints commandements disent que toutes nos qualités nous sont dispensées, bonnes et mauvaises. Pourtant, en des matières de ce genre, je ne voudrais pas répondre pour d'autres. Mais toute histoire a deux faces; ainsi je vous demande, Chingachgook, ce qui s'est passé la première fois que mes pères ont rencontré les vôtres.”
Il y eut alors une minute de silence pendant laquelle l'Indien resta muet; puis, s'armant de toute sa dignité, il commença son court récit d'un ton solennel qui servait à en relever l'apparence de vérité.
“Ecoutez-moi, Oeil de Faucon,” dit-il, “et vos oreilles ne boiront pas de mensonges. Je vous raconterai ce que mes pères ont dit et ce que les Mohicans ont fait.”
Il hésita un instant et, jetant un regard circonspect sur son compagnon, il continua d'un ton qui tenait de l'interrogation et de l'affirmation tout ensemble:
“Cette rivière qui coule à nos pieds ne se dirige-t-elle pas vers le soleil, jusqu'à ce qu'enfin ses eaux deviennent salées et le courant remonte vers sa source?
-Il est certain que vos traditions disent vrai sous ces deux rapports,” dit le Blanc, “car j'ai été dans ce pays-là et j'ai vu ce que vous dites. Quant à savoir pourquoi l'eau, si douce à l'ombre, devient amère au soleil, c'est un changement dont je n'ai jamais pu me rendre compte.
-Et le courant?” demanda l'Indien, qui attendait sa réponse avec cette sorte d'intérêt qu'un homme attache à voir confirmer son témoignage sur une chose qui l'étonne, bien qu'il y ajoute foi. “Les pères de Chingachgook n'ont pas menti, j'espère!
-La sainte Bible n'est pas plus vraie, et il n'y a rien de plus réel dans la nature. On appelle ce courant qui remonte, la marée; c'est une chose claire et facile à expliquer. Pendant six heures les eaux descendent, et pendant six autres heures elles remontent, et en voici la raison: quand il y a plus d'eau dans la mer que dans la rivière, elle y entre jusqu'à ce que la rivière s'élève à son tour, et alors elle en sort de nouveau.
-Dans les bois et sur les grands lacs, les eaux coulent du haut en bas, jusqu'à ce qu'elles soient dans la position où est ma main,” dit l'Indien en étendant sa main devant lui sur une ligne horizontale “et alors elles ne coulent plus.
-Aucun honnête homme ne le niera,” dit le chasseur, un peu piqué du peu de confiance que témoignait son interlocuteur sur son explication des mystères de la marée; “et je conviens que cela est vrai sur une petite échelle et là où le terrain est de niveau. Mais tout dépend de l'échelle sur laquelle vous mesurez les choses. Or, sur une petite échelle la terre est de niveau, mais sur une grande elle est ronde. De cette manière, les mares et les étangs, et même les grands lacs d'eau douce, peuvent être stagnants, comme nous le savons, vous et moi qui les avons vus; mais lorsque vous venez à étendre l'eau sur une grande surface comme la mer, cette surface étant arrondie, comment l'eau pourrait-elle être en repos? C'est comme si vous vouliez que le fleuve restât immobile au bord des rochers noirs qui sont là-bas à un quart de lieue, quoique vous entendiez le vacarme qu'il fait en ce moment même en sautant par-dessus!”
Si les raisonnements philosophiques de son compagnon ne semblaient pas le satisfaire, l'Indien avait trop de dignité pour laisser apercevoir son incrédulité. Il écoutait en homme convaincu, et reprit son récit du même ton solennel qu'auparavant:
“Nous vînmes de l'endroit où le soleil se cache pendant la nuit, en traversant de grandes plaines où paissent les bisons, jusqu'à ce que nous eûmes atteint la grande rivière. Là nous combattîmes les Alligewis, et la terre fut rougie de leur sang. Des bords de la grande rivière jusqu'aux rives du lac salé, nous ne trouvâmes plus personne. Les Maquas nous suivaient à quelque distance. Nous dîmes alors que le pays serait à nous depuis le lieu où l'eau ne remonte plus dans cette rivière jusqu'à une autre à vingt soleils de distance vers le sud. Le territoire que nous avions pris en guerriers, nous le gardâmes en hommes; nous rejetâmes les Maquas dans les bois avec les ours: ils ne goûtèrent le sel que du bout de la langue; ils ne pêchèrent point dans le grand lac; nous leur jetâmes les arêtes de nos poissons.
-J'ai entendu conter tout cela, et je le crois,” dit le Blanc, voyant que l'Indien s'arrêtait; “mais c'était longtemps avant que les Anglais débarquassent dans le pays.
-Il y avait alors un pin à la place de ce châtaignier. Les premiers Visages Pâles qui vinrent parmi nous ne parlaient pas l'anglais; ils vinrent dans un grand canot, lorsque déjà mes pères avaient enterré le tomahawk et fini la guerre avec les hommes rouges qui les entouraient. Alors, Oeil de Faucon,” et le sauvage ne trahit sa profonde émotion qu'en donnant à sa voix ce ton grave et guttural qui rend parfois si musicale la langue qu'il parlait; “alors, Oeil de Faucon, nous étions un peuple, et nous étions heureux. Le lac salé nous fournissait son poisson, le bois ses daims, et l'air ses oiseaux. Nous prîmes des femmes qui nous donnèrent des enfants, nous adorions le Grand-Esprit, et nous tenions les Maquas à une telle distance qu'ils ne pouvaient entendre nos chants de triomphe!
-Savez-vous quelque chose de votre famille à cette époque? Mais vous êtes un homme juste pour un Indien; et comme je pense que vos pères vous ont transmis leurs qualités, ils doivent avoir été des guerriers braves et des hommes sages au feu du conseil.
-Ma tribu est l'aïeule des nations, et moi je suis un homme de race pure; le sang des chefs coule dans mes veines, où il restera toujours… Les Hollandais débarquèrent et donnèrent à mon peuple l'eau de feu; il en but jusqu'à ce que le ciel parût se confondre avec la terre, et il s'imagina follement avoir trouvé le Grand-Esprit. Alors on le dépouilla de son domaine. Peu à peu, on le repoussa loin du rivage, en sorte que moi qui suis un chef et un Sagamore, je n'ai jamais vu briller le soleil qu'à travers les arbres, et n'ai jamais visité les tombeaux de mes pères.
-Les tombeaux,” répliqua le Blanc, vivement touché de la douleur résignée de son compagnon, “inspirent des pensées solennelles, et fortifient souvent un homme dans ses bonnes intentions. Pour ce qui est de moi, je m'attends à laisser mes os sans sépulture blanchir dans les forêts ou devenir la proie des loups. Et maintenant, où se trouve votre nation qui est venue, il y a déjà bien des étés, se réunir à ses frères du Delaware?
-Où sont les fleurs de tous ces étés? Tombées une à une. Il en a été ainsi de toute ma famille; chacun de mes parents est parti à son tour pour le pays des esprits. Je suis au sommet de la montagne, il me faudra descendre dans la vallée; et quand Uncas m'aura suivi, il ne restera plus une goutte du sang des Sagamores, car mon fils est le dernier des Mohicans.
-Uncas est ici,” dit derrière lui une autre voix avec le même ton doux et guttural. “Que lui voulez-vous?”
Le Blanc tira son couteau de sa gaine de cuir, et porta involontairement la main vers son fusil à cette interrogation subite; mais l'Indien, toujours calme, ne tourna même pas la tête vers la voix qu'il venait d'entendre.
Au même instant, un jeune guerrier se glissa entre eux d'un pas léger, et alla s'asseoir sur le bord du fleuve rapide. Le père ne laissa échapper aucune exclamation de surprise, il n'échangea avec son fils aucune parole pendant quelques minutes; chacun d'eux paraissait attendre le moment où il pourrait parler sans montrer la curiosité d'une femme ou l'impatience d'un enfant. Le Blanc, se conformant à leur exemple, laissa retomber son fusil qu'il avait déjà saisi, et observa la même réserve.
Enfin Chingachgook, reportant lentement ses regards vers son fils, lui dit:
“Les Maquas osent-ils laisser dans ce bois l'empreinte de leurs mocassins?
-J'ai suivi leurs traces,” répondit le jeune Indien, “et je sais qu'ils y sont en nombre égal aux doigts de mes deux mains; mais ils se cachent comme des poltrons.
-Piller et scalper, voilà ce qu'ils cherchent, les brigands!” dit le Blanc, que nous appellerons désormais Oeil de Faucon, comme le nommaient ses compagnons. “Montcalm, ce Français audacieux, enverra ses espions jusque dans notre camp, mais il apprendra sur quelle route nous marchons.
-C'est bon,” répondit le père, en jetant les yeux vers le soleil, qui inclinait sur l'horizon, “nous les chasserons de leurs broussailles comme des daims. Oeil de Faucon, mangeons ce soir, et demain nous ferons voir aux Maquas qu'ils ont affaire à des hommes.
-L'un me va comme l'autre, et je suis prêt,” dit le chasseur, “mais, pour combattre les Iroquois, il faut les débusquer de leurs trous et pour manger, il faut du gibier… Ah! si l'on parle du diable, on en voit les cornes… Voici la plus belle paire de bois que j'aie encore vus cette année! Comme ils remuent dans les broussailles, au bas de la colline! A présent, Uncas,” continua-t-il à demi-voix, et en riant en dedans, pour ainsi dire, en homme qui avait appris à se tenir sur ses gardes, “je parie trois charges de poudre contre une aune de “wampum”, que j'atteins la bête entre les yeux, plus près de l'oeil droit que du gauche.
-C'est impossible!” dit le jeune Indien, qui se dressa sur ses pieds avec toute la vivacité de la jeunesse. “On n'aperçoit que le bout de ses cornes.
-Quel enfant!” dit le Blanc en secouant la tête, et en s'adressant au père. “Croit-il donc qu'un chasseur, à la vue d'une partie de l'animal, ne peut pas dire où est le reste?”
Déjà il mettait sa carabine en joue, et il allait fournir une preuve de cette adresse dont il se vantait, quand Chingachgook, rabattant l'arme avec la main:
“Oeil de Faucon,” dit-il, “voulez-vous combattre les Maquas?
-Ces Indiens ont un instinct pour connaître la nature des bois,” reprit le chasseur, en abaissant son fusil comme un homme convaincu de son erreur. “J'abandonne ce daim à votre flèche, Uncas; autrement nous le tuerions pour servir de pâture à ces voleurs d'Iroquois.”
Le père témoigna son assentiment par un geste expressif. Aussitôt Uncas se jeta ventre à terre, et s'approcha de l'animal en rampant. Lorsqu'il fut à quelques pas du couvert, il ajusta une flèche à son arc avec le plus grand soin, tandis que l'animal agitait ses cornes, comme s'il eût flairé un ennemi dans l'air imprégné d'émanations étrangères. Un moment après, on entendit le bruit de la détente de l'arc; une ligne blanche sillonna les broussailles, et le daim blessé se précipita sur l'assaillant. Evitant l'attaque de l'animal, Uncas fit un saut de côté et lui plongea son couteau dans la gorge; le daim tomba d'un dernier bond au bord de la rivière, dont il teignit les eaux de son sang.
“Voilà de la besogne indienne, et de la bonne,” dit Oeil de Faucon, en témoignant son contentement par son rire silencieux, “Ma foi, cela méritait d'être vu! Cependant une flèche ne se tire que de près, et il faut un couteau pour achever l'ouvrage.
-Chut!” dit son compagnon, en se retournant vivement comme un chien qui flaire le gibier. “Chut!
-Ah! çà, il y en a donc une troupe?” s'écria le chasseur, dont les yeux commencèrent à briller de toute l'ardeur de sa profession accoutumée. “S'ils passent à portée de balle, je leur en lâcherai une, dussent les Six Nations aux aguets être à même de me surprendre!… Qu'avez-vous entendu, Chingachgook? Pour mes oreilles les bois sont muets.
-Il n'y avait qu'un seul daim, et il est mort,” répondit l'Indien en se penchant tellement que sa tête touchait presque la terre. “J'entends un bruit de pas.
-Des loups peut-être, qui ont traqué la bête et qui cherchent sa trace.”
L'Indien se releva d'un air digne et vint reprendre sa place sur le tronc d'arbre.
“Non,” dit-il alors, “j'entends un bruit de chevaux… Il y a des hommes blancs. Ce sont vos frères, Oeil de Faucon; vous leur parlerez.
-Soit, et je leur parlerai un anglais auquel le roi lui-même ne ferait pas difficulté de répondre. Mais je ne vois rien, et je n'entends ni hommes ni bêtes. Il est étrange qu'un Indien reconnaisse les sons qui annoncent l'approche d'un Blanc mieux qu'un homme tel que moi, qui, de l'aveu de mes ennemis, n'ai que du sang pur dans les veines, quoique j'aie vécu assez longtemps avec les Peaux-Rouges pour être soupçonné d'en faire partie… Ah! quelque chose a craqué comme une branche sèche… Maintenant j'entends remuer les broussailles… Oui, oui, c'est un bruit de pas, et moi qui prenais cela pour le grondement de la chute d'eau… et… Mais les voici qui arrivent… Dieu les garde des Iroquois!”30 décembre 2008 à 19h12 #148470Chapitre 4
“Fais ce que tu voudras; ce bois est ta prison.
De cette injure il faut que j'aie enfin raison.”
Shakespeare, “le Songe d'une nuit d'été”.Oeil de Faucon parlait encore, quand le premier de ceux dont l'oreille vigilante de l'Indien avait deviné l'approche se montra à découvert.
Un de ces sentiers pratiqués par le passage périodique des daims traversait un vallon peu éloigné, et aboutissait à la rivière au point où s'étaient postés le Blanc et ses compagnons rouges. C'est par là que les voyageurs qui avaient produit une surprise si rare dans les profondeurs de la forêt s'avançaient lentement vers le chasseur qui, placé en avant des deux Indiens, s'apprêtait à les recevoir.
“Qui va là?” demanda-t-il, en même temps qu'il rejetait négligemment son fusil en travers de son bras gauche et qu'il mettait sur le chien l'index de sa main droite, tout en évitant de donner à cette action la moindre apparence de menace. “Qui vient dans ce désert malgré les fatigues et les bêtes féroces?
-De bons chrétiens, des amis de la loi et du roi,” répondit celui qui marchait en tête de la cavalcade; “des gens qui ont voyagé depuis le lever du soleil, dans les ombres de la forêt, sans aucune nourriture, et qui sont terriblement fatigués de la route…
-En un mot, vous vous êtes perdus,” interrompit le chasseur, “et vous savez à présent dans quel embarras on se trouve alors qu'on ignore s'il faut aller à droite ou à gauche.
-C'est tout à fait cela; des enfants à la mamelle ne sont pas plus à la merci de leurs nourrices, que nous qui sommes grands, et grands de taille bien plus qu'en connaissances. Savez-vous la distance qu'il y a d'ici à un poste de la couronne nommé William-Henry?
-Oh! oh!” s'écria le chasseur, qui ne s'épargna pas le rire, bien qu'aussitôt il en réprimât les éclats dangereux, pour n'être pas entendu d'ennemis cachés. “Hé bien! vous voilà dépistés à l'égal d'un chien qui aurait l'Horican entre lui et le daim qu'il poursuit! Le fort William-Henry! Camarade, si vous êtes des amis du roi, et que vous vouliez rejoindre l'armée, suivez le cours de la rivière jusqu'au fort Edouard, c'est le meilleur parti. Là, vous conterez votre affaire à Webb, qui perd son temps au lieu de pousser en avant dans les défilés, et d'obliger ces impudents Français à repasser le Champlain et à rentrer dans leur tanière.”
Avant que l'étranger pût répondre à cette proposition inattendue, un autre cavalier franchit les broussailles, et passa devant lui.
“A quelle distance sommes-nous donc du fort Edouard?” demanda le nouveau venu. “Nous avons quitté ce matin l'endroit où vous nous conseillez d'aller, et nous nous rendons à l'extrémité supérieure du lac Georges.
-Il faut alors que vous ayez perdu la vue avant de perdre votre chemin; car la route qui traverse la plaine a pour le moins cinq toises de largeur; elle est aussi grande qu'aucune de celles qui passent dans Londres, et devant le palais du roi lui-même.
-Nous ne contestons pas l'excellence de la route,” répliqua Heyward, car c'était lui, comme on l'a sans doute deviné. “Qu'il vous suffise, pour le moment, d'apprendre que nous nous sommes confiés à un guide indien pour nous conduire par un sentier détourné mais plus court, et que nous avons eu tort de compter sur sa connaissance des lieux. Bref, nous ne savons pas où nous sommes.
-Un Indien qui se perd dans les bois!” repartit le chasseur en secouant la tête d'un air d'incrédulité. “S'égarer à une époque de l'année où le soleil grille le sommet des arbres, et où les chutes d'eau coulent à pleins bords; quand chaque brin de mousse lui indique de quel côté brille l'étoile polaire pendant la nuit! Et les sentes tracées de tous côtés par les daims, et qui conduisent aux mares et aux cours d'eau, lieux connus de tout le monde? D'ailleurs les oies sauvages n'ont pas encore pris leur vol pour le Canada. Hum! il est bien étonnant qu'un Indien se perde entre l'Horican et le coude de la rivière. Est-ce un Mohawk?
-Pas de naissance, bien qu'il ait été adopté dans cette tribu; je crois qu'il est né plus au nord, et qu'il est de ceux que vous appelez Hurons.
-Ouf!” s'écrièrent à la fois les deux amis d'Oeil de Faucon.
Jusqu'à cet endroit du dialogue, ils étaient restés assis, immobiles et en apparence indifférents à ce qui se passait; mais ils se levèrent avec une vivacité et une émotion qui montraient assez à quel point la surprise les avait fait sortir de leur réserve habituelle.
“Un Huron!” répéta brusquement le chasseur, en branlant de nouveau la tête en signe de défiance manifeste. “N'importe qui les adopte, c'est une race de voleurs! On n'en fera jamais que des coquins et des vagabonds. Du moment que vous vous êtes confié à un individu de cette nation, ce qui m'étonne seulement, c'est que vous n'en ayez pas rencontré d'autres.
-Cela n'est guère à craindre, puisque nous sommes encore si loin de William-Henry. Au surplus, vous oubliez ce que je vous ai dit: notre guide est devenu un Mohawk, il est de nos amis et sert sous nos drapeaux.
-Et moi je vous dis qu'un Mingo mourra toujours dans la peau d'un Mingo,” reprit l'autre d'un ton positif. “Un Mohawk, allons donc! Pour l'honnêteté parlez-moi d'un Delaware ou d'un Mohican; et quand ils accepteront la bataille, -ce qu'ils ne feront pas tous, car ils ont souffert que les Maquas, leurs rusés ennemis, les appellent des femmes,- enfin quand ils voudront bien se battre, prenez vos guerriers parmi les Delawares et les Mohicans!
-En voilà assez!” dit Heyward impatienté. “Je n'ai pas besoin de renseignements sur un homme que je connais, et que vous ne pouvez pas connaître. Vous n'avez pas encore répondu à ma question: combien y a-t-il d'ici au fort Edouard où le gros de l'armée est cantonné?
-Cela dépend beaucoup de l'habileté de votre guide. Si je ne m'abuse, un cheval comme le vôtre doit faire bien du chemin entre le lever et le coucher du soleil.
-Je ne veux pas faire avec vous, l'ami, assaut de paroles inutiles,” dit Heyward dévorant son mécontentement et prenant un ton de voix plus doux. “Si vous voulez me dire à quelle distance est le fort Edouard et m'y conduire, votre peine ne sera pas perdue.
-Et qui sait si, en vous servant de guide, je ne conduis pas un ennemi, un espion de Montcalm? Il ne suffit pas de parler anglais pour être un sujet fidèle.
-Si vous appartenez à l'armée, dont vous êtes sans doute un des éclaireurs, vous devez connaître le 60e, un des régiments du roi?
-Le 60e! Il n'y a pas de corps royal que je ne connaisse aux colonies, quoique je porte une blouse de chasse au lieu d'un habit rouge.
-En ce cas, vous devez savoir le nom du major de ce régiment.
-Le major!” répéta le chasseur, relevant la tête en homme pénétré de son importance. “S'il y a au monde quelqu'un qui ait connu major Effingham, vous le voyez devant vous.
-Il y a dans ce corps plusieurs majors; celui que vous citez est le plus ancien; mais je parle du plus jeune, celui qui commande les compagnies en garnison à William-Henry.
-Oui, oui, j'ai ouï dire que cette place est occupée par un jeune gentilhomme très riche, venu de l'une des provinces les plus méridionales. Il est bien jeune pour remplir un tel grade et prendre le pas sur des anciens dont la tête commence à grisonner; mais, à ce qu'on dit, il sait son métier de soldat, et c'est un galant homme.
-Quel qu'il soit, c'est lui qui vous parle en ce moment; par conséquent vous n'avez pas à craindre un ennemi.”
Le chasseur regarda un moment Heyward d'un air étonné; puis, se découvrant la tête, il répondit d'un ton moins assuré qu'avant, mais où perçait encore quelque doute:
“J'ai appris qu'un détachement devait quitter le camp ce matin pour se porter vers le lac.
-On vous a dit vrai; mais j'ai préféré prendre un chemin plus court, me confiant aux assurances de l'Indien dont je vous ai parlé.
-Et cet homme vous a trompés, puis abandonnés?
-Ni l'un ni l'autre; du moins, il ne s'est pas enfui, car il est là en arrière.
-Je serais bien aise de dévisager cette créature-là; si c'est un véritable Iroquois, je le verrai à son air de bassesse et à son tatouage.”
A ces mots, Oeil de Faucon, quittant Heyward, passa derrière la jument du psalmodiste, dont le poulain profitait d'un moment de halte pour mettre à contribution la mamelle maternelle. Après avoir écarté les broussailles et s'être avancé de quelques pas, il rencontra les dames qui attendaient avec inquiétude, et non sans appréhension, le résultat de la conférence. Un peu en arrière se tenait le coureur, adossé à un arbre; il soutint l'examen sévère du chasseur, d'un air impassible, mais avec une physionomie si sombre et si farouche qu'elle suffisait à inspirer l'épouvante.
Satisfait de son inspection, notre homme revint sur ses pas: il paya un tribut de franche admiration à la beauté des deux voyageuses, et remercia d'un regard de sympathie l'aimable salut d'Alice; en repassant près de la jument, il accorda à son cavalier une minute d'investigation inutile, secoua la tête et revint auprès d'Heyward.
“Un Mingo est toujours un Mingo,” dit-il, “et puisque Dieu l'a fait ainsi, il n'est au pouvoir des Mohawks ni de personne de le changer. Si nous étions seuls et s'il vous plaisait de faire aux loups, cette nuit, le sacrifice de ce beau cheval, je pourrais moi-même vous conduire au fort Edouard, en une heure de temps, et il n'en faudrait pas davantage; mais, avec la compagnie de ces dames, c'est impossible!
-Pourquoi pas? Elles sont fatiguées, mais elles fourniront bien encore cette traite.
-Il y a impossibilité naturelle,” répliqua le chasseur d'un ton résolu. “M'engager dans les bois après la nuit tombée, dans la société de ce coureur, je ne m'y risquerais pas pour la meilleure carabine des colonies! Ils sont pleins d'Iroquois en campagne, et votre coquin de Mohawk sait trop bien où les trouver pour que sa compagnie me convienne.
-Vous croyez?” dit Heyward en se penchant sur sa selle et en parlant à voix basse. “Je n'ai pas été, je l'avoue, sans quelques soupçons, bien que j'aie fait mon possible pour les dissimuler, et que j'aie affecté, à cause de ces dames, une confiance que je n'avais pas toujours. C'est parce que je me défiais de lui que, refusant de le suivre plus longtemps, je l'ai fait marcher derrière, comme vous voyez.
-A peine mes yeux sont-ils tombés sur lui, j'ai jugé que c'était un fourbe,” reprit le chasseur, en plaçant un doigt contre son nez en signe de circonspection. “Le sacripant est adossé au tronc de l'érable à sucre que vous voyez là-bas s'élever au-dessus du fourré; sa jambe droite est placée le long de l'arbre, et,” ajouta-t-il en frappant sur son fusil, “de l'endroit où nous sommes, je puis lui envoyer, entre la cheville et le genou, une balle qui le mettra dans l'impuissance de reprendre, avant un ou deux mois, ses caravanes dans la forêt. Si je retournais auprès de lui, la rusée vermine se douterait de quelque chose, et décamperait à travers les buissons comme un daim effarouché.
-Gardez-vous-en bien! Il peut être innocent, et cela me répugne. Ah! si j'avais la certitude de sa trahison…
-Bah! On ne risque jamais de se tromper en affirmant la scélératesse d'un Iroquois.”
Tout en parlant, il mit son fusil en joue par une sorte de mouvement instinctif.
“Arrêtez!” s'écria Heyward. “Je m'y oppose… Cherchons un autre moyen; et pourtant j'ai bien des raisons de croire que le drôle s'est joué de moi.”
Le chasseur, qui, sur l'ordre du major, avait déjà renoncé à son projet de mutiler le coureur, réfléchit un moment, puis il fit un geste, qui sur-le-champ amena près de lui ses deux compagnons rouges. Ils s'entretinrent pendant quelque temps avec vivacité, mais à voix basse, dans la langue delaware; et aux gestes du Blanc, plusieurs fois dirigés vers l'érable dont on apercevait les hautes branches, il était facile de juger qu'il indiquait la retraite de leur ennemi. Ses compagnons ne furent pas longtemps à saisir ses intentions, et déposant leurs armes à feu, ils partirent chacun en prenant un côté différent du sentier, et s'enfoncèrent dans le taillis avec tant de précaution qu'on ne pouvait entendre le bruit de leurs pas.
“Retournez maintenant là-bas,” dit le chasseur à Heyward, “et faites causer le brigand; ces Mohicans que vous voyez vont s'emparer de sa personne, sans même toucher à sa peinture.
-Non,” dit Heyward avec fierté, “je veux le saisir moi-même.
-Eh! que pouvez-vous faire à cheval contre un Indien dans les broussailles?
-Je mettrai pied à terre.
-Lorsqu'il vous verra ôter un pied de l'étrier, croyez-vous qu'il vous donnera le loisir de dégager l'autre? Quiconque a affaire dans les bois à des indigènes doit employer leurs méthodes, s'il veut réussir. Allez donc; parlez à haute voix à ce mécréant, et faites semblant de le regarder comme l'ami le plus sincère que vous ayez au monde.”
Heyward se prépara à agir en conséquence, bien qu'il éprouvât de la répugnance pour la nature de l'expédient auquel il était obligé de recourir.
Cependant le temps pressait, et lui faisait sentir la situation critique dans laquelle son aveugle confiance avait placé le dépôt précieux confié à sa garde. Le soleil avait déjà disparu, et les bois, tout à coup privés de sa lumière, commençaient à prendre une teinte sombre, qui lui rappelait vivement l'approche de l'heure choisie habituellement par le sauvage pour exécuter ses actes barbares d'hostilité et de vengeance. Stimulé par ces pressantes alarmes, il ne répondit rien et quitta le chasseur; celui-ci se mit à causer à haute voix avec l'étranger qui, sans cérémonie, s'était joint à la compagnie des voyageurs.
En passant près des dames, Heyward leur adressa quelques paroles d'encouragement, et fut charmé de voir que, bien que fatiguées de l'exercice de la journée, elles paraissaient croire que le présent embarras provenait seulement d'un accident fortuit. Après leur avoir donné à entendre qu'il s'occupait d'une consultation sur le chemin à suivre, il poussa son cheval, et l'arrêta à quelques pas du lieu où le coureur était encore adossé à l'arbre.
“Eh! bien, Magua,” dit-il, en s'efforçant de prendre un air d'aisance et de franchise, “la nuit tombe, et cependant nous ne sommes pas plus près de William-Henry qu'au lever du soleil, en quittant le camp de Webb. Tu as perdu ta route, et je n'ai pas mieux réussi que toi. Heureusement, nous avons rencontré un chasseur, celui qui cause avec le chanteur là-bas; il connaît les tours et détours de la forêt, et il promet de nous conduire dans un lieu où nous serons en sûreté jusqu'à demain.”
L'Indien fixa sur l'officier ses yeux étincelants et demanda en mauvais anglais
“Est-il seul?
-Seul!” répondit en hésitant le major, pour qui l'art de dissimuler était chose nouvelle. “Oh! il n'est certes pas seul, Magua, puisque nous sommes avec lui.
-Alors le Renard Subtil s'en ira,” reprit le coureur, en ramassant froidement une petite valise posée à ses pieds; “et les Visages Pâles ne verront plus que des gens de leur couleur.
-Comment! s'en aller? Qui appelles-tu le Renard Subtil?
-C'est le nom qu'ont donné à Magua ses pères canadiens,” dit le sauvage d'un air qui indiquait à quel point il était fier d'une distinction dont il ignorait probablement le sens. “Le jour et la nuit sont indifférents au Subtil quand Munro l'attend.
-Et quel compte rendra le Renard des deux filles du commandant de William-Henry? Osera-t-il dire au bouillant Ecossais qu'il a laissé ses enfants sans guides, bien que Magua eût promis de leur en servir?
-La Tête Blanche a la voix forte et le bras long; mais le Renard entendra-t-il l'une ou sentira-t-il l'autre dans les bois?
-Et que diront les Mohawks? Ils lui feront des jupons et le condamneront à rester au “wigwam” avec les femmes, car il ne mérite plus qu'on le traite en homme.
-Le Subtil connaît le chemin des grands lacs, et il peut y retrouver les ossements de ses pères.
-Assez, Magua, ne sommes-nous pas amis? Pourquoi échanger des paroles amères? Munro a promis au retour de récompenser tes services, et j'ai aussi une dette à acquitter envers toi. Repose tes membres fatigués; ouvre ton bissac, et mange. Nous avons quelques moments à nous; ne les perdons pas à nous disputer comme des femmes. Quand nos dames auront pris quelques rafraîchissements, nous nous remettrons en route.
-Les Visages Pâles se font les chiens de leurs femmes,” marmotta l'Indien dans sa langue maternelle, “et quand elles ont besoin de manger il faut que les guerriers posent le tomahawk pour nourrir leur paresse.
-Que dis-tu, Renard?
-Le Renard dit que c'est bien.”
L'Indien leva les yeux sur le visage ouvert du major, mais ayant rencontré son regard, il détourna promptement le sien. S'asseyant à terre, il tira de sa valise les restes de son dernier repas, et commença à manger, non toutefois sans avoir observé attentivement l'endroit où il se trouvait.
“Allons,” continua Heyward, “le Renard aura repris assez de force, et il verra assez clair pour retrouver sa route demain matin.”
Il s'arrêta, car il entendit dans les broussailles voisines le craquement d'une branche sèche et le froissement des feuilles; se remettant aussitôt, il reprit:
“Il faudra partir avant le lever du soleil, sans quoi Montcalm pourrait se trouver sur notre passage, et nous barrer l'entrée du fort.”
Magua laissa retomber sur sa cuisse la main qu'il portait à sa bouche, et bien que ses regards fussent fixés vers la terre, il détournait la tête, élargissait ses narines, et les oreilles même semblaient se dresser plus qu'à l'ordinaire; on eût dit la statue de la Vigilance.
Heyward, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, dégagea tout doucement un de ses pieds de l'étrier pendant qu'il glissait la main sous la peau d'ours qui couvrait ses pistolets d'arçon. Il était impossible de découvrir quel objet attirait surtout l'attention du coureur; ses regards, qu'on eût cru immobiles, étaient néanmoins dans une agitation continue, et ne paraissaient se fixer sur rien de particulier. Pendant que notre officier hésitait sur ce qu'il avait à faire, le Renard se leva avec des mouvements si lents et tant de circonspection qu'il ne causa pas le plus léger bruit. Heyward sentit alors que le moment d'agir était arrivé; passant une jambe par-dessus la selle, il mit pied à terre dans la résolution de saisir son perfide compagnon, et comptant sur sa vigueur pour y réussir. Toutefois, afin de ne pas lui donner d'alarme, il conserva un air de calme et d'amitié.
“Le Renard Subtil ne mange pas?” dit-il, en employant le surnom qui flattait le plus la vanité de l'Indien. “Son grain est trop sec et paraît mal grillé. Voyons cela… Il y aura peut-être dans mes provisions quelque chose qui excitera davantage son appétit.”
Magua, acceptant son offre, lui tendit son bissac; il lui laissa même toucher ses mains, sans trahir la moindre émotion, ni rien changer à son attitude d'attention profonde. Mais quand il sentit les doigts d'Heyward remonter doucement le long de son bras nu, il se dégagea d'un coup brusque, et, poussant un cri perçant, plongea d'un seul bond dans le taillis en face.
L'instant d'après, on vit apparaître derrière l'érable la figure tatouée de Chingachgook qui, semblable à un spectre, s'élança à la poursuite de Magua. Sur une exclamation d'Uncas, une lueur soudaine illumina la forêt, et on entendit la détonation de la carabine du chasseur.30 décembre 2008 à 19h12 #148471Chapitre 5
“La nuit régnait ainsi; le temps était pareil
Quand Thisbé du matin devança le réveil,
Et que, pâle et tremblante à travers le bois sombre,
Avant le lion même, elle aperçut son ombre.”
Shakespeare, “le Marchand de Venise.”La fuite soudaine du guide et les cris farouches de ceux qui le poursuivaient, plongèrent quelques instants Heyward dans une immobile stupeur. Se rappelant enfin de quelle importance il était de s'assurer du fugitif, il écarta les broussailles qui l'environnaient, et se joignit à la poursuite.
Avant d'avoir fait une centaine de pas, il rencontra les trois enfants de la forêt, revenant déjà de leur chasse infructueuse.
“Pourquoi vous déranger si vite?” s'écria-t-il. “Le coquin doit être caché derrière quelqu'un de ces arbres, et on peut encore s'en emparer. Tant qu'il sera en liberté, notre sûreté sera compromise.
-Voulez-vous mettre un nuage à la poursuite du vent?” répondit Oeil de Faucon désappointé. “J'ai entendu le démon se glisser comme un serpent noir à travers les feuilles sèches, et l'ayant entrevu un instant contre ce grand pin, je l'ai tiré au vol pour ainsi dire, et j'ai perdu mon coup!… Cependant j'avais bien visé, et si tout autre que moi eût lâché la détente, j'aurais dit que c'est un fin tireur; on ne peut nier que j'aie de l'expérience en pareille matière, et que je doive m'y connaître. Voyez plutôt ce sumac: ses feuilles sont rouges, et tout le monde sait qu'elles n'ont pas cette couleur au mois de juillet!
-C'est du sang! Magua est blessé, mourant peut-être…
-N'en croyez rien. Il se peut que je lui aie égratigné le cuir, mais l'animal n'en détalera que plus vite. Une balle agit sur une bête qui court, quand elle l'effleure, comme un coup d'éperon sur un cheval: elle accélère ses mouvements et, au lieu de lui ôter la vie, elle lui en donne. Mais si la balle fait trou, après un bond ou deux, il est d'habitude qu'on ne saute plus, qu'on soit un cerf ou un Indien.
-Nous voici quatre bien portants contre un homme blessé, et…
-Etes-vous las de vivre?” interrompit le chasseur. “Ce diable rouge vous attirerait sous le coup des tomahawks de ses camarades, avant que vous eussiez pris goût à la chasse. C'est même une imprudence chez un homme qui, comme moi, a si souvent dormi au bruit des cris de guerre, d'avoir fait feu pendant que des ennemis embusqués pouvaient nous entendre. Mais que voulez-vous! la tentation était forte, et bien naturelle. Allons, amis, décampons au plus vite, et de manière à dépister la ruse d'un Mingo; ou, avant demain soir, à pareille heure, nos chevelures courent risque de sécher au vent en face du camp de Montcalm.”
Cette déclaration effrayante, que le chasseur articula avec la froide assurance d'un homme qui calculait toute la portée du danger sans avoir l'intention de s'y soustraire, servit à rappeler au souvenir d'Heyward l'importance du dépôt qui lui avait été confié. Jetant les yeux autour de lui, il fit d'inutiles efforts pour percer la profondeur des ténèbres qui envahissaient la forêt; il lui sembla qu'ainsi privées de tout secours humain, ses compagnes sans défense ne tarderaient pas à tomber entre les mains de barbares qui, comme des bêtes féroces, n'attendaient que la nuit pour porter à leurs victimes des coups plus dangereux et plus sûrs. Son imagination alarmée, trompée par les lueurs du crépuscule, transformait en formes humaines chaque rameau qui se balançait, chaque tronc d'arbre tombé à terre; et vingt fois il s'imagina voir les faces horribles de ses ennemis aux aguets, hors de leur retraite, et épiant tous les mouvements de la petite troupe.
Cependant les nuages légers et veloutés que le soir avait semés sur un ciel bleu commençaient à prendre une teinte rose, et le fleuve qui coulait près de là ne se distinguait plus que par la sombre bordure de ses rives boisées. Dans la perplexité où se débattait son âme en face d'un péril si menaçant, le major se tourna vers ses nouveaux amis.
“Quel parti prendre?” demanda-t-il. “Au nom de Dieu, ne m'abandonnez pas! Défendez les personnes que j'accompagne, et fixez vous-mêmes votre salaire.”
Ses compagnons, qui parlaient entre eux dans la langue de leur tribu, ne firent pas attention à cette apostrophe soudaine et pressante. Quoique leur conversation eût lieu à voix basse et avec beaucoup de circonspection, Heyward, en s'avançant, distingua facilement le ton animé du jeune guerrier de la parole plus rassise de son père. Il était évident qu'ils débattaient la convenance de quelques mesures qui concernaient de près la sûreté des voyageurs. Cédant à l'intérêt qu'il avait lui-même à l'objet en discussion, et impatient d'un délai qui pouvait ajouter au péril, Heyward se rapprocha du groupe qui était dans les ténèbres, dans l'intention de faire des offres plus précises de récompense. En ce moment, le Blanc se retourna, avec un geste de la main comme pour indiquer qu'il cédait le point contesté, et dit en anglais dans une sorte de monologue:
“Il a raison, Uncas: ce ne serait pas agir en hommes que d'abandonner à leur sort des êtres sans défense, lors même qu'il devrait en résulter pour nous la perte de notre asile… Monsieur,” ajouta-t-il en s'adressant à l'officier, “si vous voulez sauver ces tendres fleurs de la dent des reptiles les plus cruels, vous n'avez ni temps ni résolution à perdre.
-Comment pouvez-vous douter de mes sentiments?” répondit Heyward. “N'ai-je pas déjà offert…
-Offrez vos prières,” interrompit l'autre avec calme, “à celui qui seul peut nous accorder assez de prudence pour déjouer la malice des diables qui remplissent cette forêt; mais laissez là vos offres d'argent; sommes-nous assurés de vivre, vous pour les tenir, moi pour en profiter? Ce qu'il est possible de faire pour protéger ces fleurs, qui, toutes charmantes qu'elles sont, n'ont pas été faites pour nos déserts, nous le ferons, les deux Mohicans et moi; et cela sans attendre d'autre récompense que celle que Dieu accorde toujours aux actions honnêtes. Mais d'abord il faut nous promettre deux choses en votre nom et au nom de vos amis; sinon, nous pourrions nous nuire à nous-mêmes sans vous être utiles.
-Lesquelles?
-L'une est de garder, quoi qu'il arrive, un silence aussi profond que cette solitude; l'autre, de ne découvrir à qui que ce soit le lieu où nous allons vous conduire.
-Je ferai mon possible pour que ces deux conditions soient remplies.
-Suivez-nous donc, car nous perdons des moments aussi précieux qu'est le sang du coeur à un daim blessé.”
Heyward put distinguer le geste impatient du chasseur à travers l'ombre croissante du soir, et il s'empressa de le suivre vers l'endroit où il avait laissé le reste de la compagnie. Quand il eut rejoint les dames qui l'attendaient avec une inquiétude grandissante, il leur fit part brièvement des conditions de leur nouveau guide et de la nécessité qu'il y avait de faire céder toute espèce de crainte à des efforts immédiats et énergiques.
Cette communication alarmante ne fut pas reçue sans beaucoup de terreur par ses compagnes; néanmoins, le ton pressant et sérieux dont il parla, joint peut-être à la nature du danger, réussit à les mettre en état de supporter cette épreuve nouvelle et inattendue. En silence et sans perdre un moment, il les aida à mettre pied à terre. Tous alors se hâtèrent de descendre jusqu'au bord de la rivière, où déjà Oeil de Faucon avait réuni ses amis à l'aide de gestes expressifs plutôt que par des paroles.
“Et que ferons-nous de ces créatures muettes?” dit le chasseur, qui semblait seul chargé de la direction future de la troupe. “Leur couper la gorge et les jeter ensuite dans la rivière, ce serait encore perdre bien du temps; et les laisser ici serait avertir les Mingos qu'ils n'ont pas bien loin à aller pour trouver leurs maîtres.
-Jetez-leur la bride sur le cou,” proposa le major, “et chassez-les dans la forêt.
-Non; il vaudrait mieux donner le change à ces coquins, et leur faire croire qu'il faudra courir avec la rapidité d'un cheval s'ils veulent atteindre leur proie. Ah! ah! cela leur jettera de la poudre aux yeux. Holà! Chingachgook… Mais qu'est-ce qui remue dans la brousse?
-C'est le poulain.
-Tant pis pour le poulain: qu'il meure!” reprit le chasseur, en saisissant la crinière de l'agile animal, qui lui échappa. “Uncas, une flèche!
-Arrêtez!” s'écria le propriétaire de l'animal condamné, en élevant la voix, sans faire attention que ses compagnons ne parlaient qu'à voix basse. “Epargnez l'enfant de Miriam! c'est l'aimable rejeton d'une jument fidèle, et il est incapable de nuire à personne.
-Quand des hommes sont réduits à lutter pour conserver la vie que Dieu leur a donnée,” dit le chasseur d'un ton sévère, “ils n'épargnent pas plus leurs semblables que les bêtes des forêts. Un mot de plus, et, je vous abandonne à la merci des Maquas… Prenez une de vos flèches, Uncas, et tirez à bout portant; nous n'avons pas le temps de nous y reprendre à deux fois.”
On entendait encore sa voix sourde et grave, quand le poulain blessé à mort, se dressant sur ses jambes de derrière, s'abattit sur ses genoux. Presque aussitôt, et avec la rapidité de l'éclair, Chingachgook l'éventra d'un coup de couteau, et le poussa dans le fleuve, qui se referma sur la victime, et des bulles nombreuses annoncèrent les efforts qu'elle faisait dans son agonie pour aspirer un dernier souffle d'air.
Cet acte d'une cruauté apparente, mais rigoureusement nécessaire, fut pour les voyageurs comme un sombre avant-coureur des périls qui les attendaient, impression qui s'augmenta encore à la vue de la résolution ferme et calme des acteurs de cette scène. Les deux soeurs se serrèrent en frémissant l'une contre l'autre; Heyward, par un mouvement machinal, porta la main sur l'un des pistolets qu'il venait de passer à sa ceinture, et se plaça entre les personnes confiées à sa garde et ces ombres épaisses qui semblaient tirer devant la forêt comme un voile impénétrable.
Cependant les Indiens, sans hésiter un moment, prirent la bride des chevaux, et, malgré leur effroi et leur résistance, les forcèrent à entrer dans le lit de la rivière.
A quelque distance, ils firent un détour, et sous la protection des hauts escarpements du rivage, ils s'avancèrent en remontant le cours de l'eau. En même temps, le chasseur mit à découvert un canot d'écorce caché sous des broussailles, dont les basses branches se confondaient avec le courant, et, sans prononcer une parole, il fit signe aux dames d'y entrer. Elles obéirent à l'instant, non sans jeter plus d'un regard d'effroi derrière elles, vers ces épaisses ténèbres qui s'étendaient, comme une barrière noire, le long des rives du fleuve.
Cora et Alice furent à peine assises que le chasseur dit à Heyward de soutenir un côté de la fragile embarcation, et, se plaçant à l'autre bout, il lui fit remonter le courant, suivi de l'affligé propriétaire du poulain mort. Ils avancèrent ainsi quelque temps, dans un silence qui n'était interrompu que par le remous des eaux autour d'eux, ou par le léger bruit qu'ils faisaient en marchant d'un pas plein de précaution. Le major abandonna la direction du canot à la discrétion entière du chasseur: celui-ci s'approchait ou s'éloignait du rivage, pour éviter les écueils ou les tourbillons, avec une habileté qui montrait une parfaite connaissance de cette route peu commune. De temps à autre, il s'arrêtait; et au milieu du silence profond que le mugissement croissant de la cataracte ne servait qu'à rendre plus imposant, il prêtait une oreille attentive pour saisir le moindre son qui pourrait s'échapper de la forêt endormie. Lorsqu'il s'était assuré que tout était tranquille, et qu'à l'aide de ses sens exercés il n'avait pu découvrir aucun signe qui lui annonçât l'approche d'un ennemi, il reprenait tranquillement sa marche prudente.
A la fin, ils atteignirent un point de la rivière, où les yeux inquiets d'Heyward se fixèrent sur je ne sais quoi de noir, qu'on voyait à un endroit où l'élévation de la rive jetait sur les eaux une obscurité plus profonde. Ne sachant trop s'il devait avancer, il désigna ce lieu à l'attention de son compagnon.
“Oui,” dit le chasseur avec calme, “les Indiens ont caché les chevaux avec la sagacité de véritables indigènes. L'eau ne laisse pas de traces, et un hibou ne verrait goutte dans ce trou ténébreux.”
La troupe entière fut bientôt réunie sur ce point, et le chasseur tint avec les Mohicans une nouvelle consultation, durant laquelle ceux dont la vie était à la merci de la fidélité et de l'intelligence de ces coureurs des forêts eurent le loisir d'examiner leur situation de plus près.
La rivière était encaissée entre des rochers escarpés, dont l'un surplombait au-dessus de l'anse où le canot était arrêté. Comme tous ces rochers étaient surmontés de grands arbres, qui paraissaient chanceler sur la crête du précipice, on eût dit que la rivière coulait dans un ravin étroit et profond. Au-dessous de la masse granitique et de ces arbres difformes qui tranchaient en lignes noires sur le fond du ciel étoilé, tout était obscurité et ténèbres. Derrière eux, la vue était arrêtée par un coude que faisait la rivière, et l'on n'avait sous les yeux qu'une ligne de bois sombres; mais en face, et à une distance plus grande qu'on ne l'aurait cru, l'eau semblait tomber du ciel dans de vastes cavernes, d'où s'échappaient les sons lugubres dont l'air du soir avait été chargé. C'était une retraite choisie, pour ainsi dire, à plaisir pour un amant de la solitude, et je ne sais quel sentiment de bien-être se glissa dans l'âme des deux soeurs, lorsqu'elles promenèrent leurs regards sur ce site romantique et sauvage. Un mouvement général parmi leurs guides les arracha à la contemplation des charmes que la nuit prêtait au paysage, pour les rappeler au sentiment de leur situation.
On avait attaché les chevaux à des arbustes épars qui croissaient dans les fentes des rochers; c'est là qu'on les laissa, les pieds dans l'eau, pour passer la nuit. Oeil de Faucon fit placer le major et ses compagnons de voyage à l'un des bouts du canot, et se tint lui-même à l'autre, aussi droit et ferme que s'il eût été sur une embarcation faite de matériaux plus solides. Les Indiens retournèrent avec précaution à l'endroit qu'ils avaient quitté; alors le chasseur, appuyant une perche contre un rocher, d'un coup vigoureux poussa la barque au milieu même du fleuve impétueux.
Pendant quelques minutes, la lutte entre le canot et le courant fut pénible et douteuse. N'osant à peine respirer, de peur d'exposer leur fragile soutien à la furie du fleuve, les passagers suivaient avec une émotion poignante la résistance des eaux. Vingt fois ils crurent qu'un tourbillon allait les engloutir; mais la main de l'adroit pilote présentait la poupe du canot au courant, et leurs yeux erraient sur une masse confuse d'ondes bouillonnantes, tant était rapide le mouvement dans lequel les flots et la barque se croisaient. Le voyage se termina par un long et vigoureux effort, qui saisit d'effroi les deux soeurs. Au moment où Alice se couvrait les yeux d'épouvante, convaincue qu'ils allaient être submergés dans la cataracte, le canot s'arrêta près de la plate-forme d'un rocher qui était au niveau de l'eau.
“Où sommes-nous?” demanda Heyward, lorsqu'il vit que le chasseur avait cessé de ramer. “Qu'avons-nous à faire?
-Vous êtes au pied du Glenn,” répondit l'autre à haute voix, ne craignant plus d'être entendu au milieu du fracas de la cataracte. “Il faut débarquer au plus vite, autrement le canot pourrait chavirer et vous redescendriez le chemin avec plus de rapidité. Il est difficile de remonter le courant quand la rivière est un peu haute, et dans un pareil hourvari, c'est une charge que cinq personnes pour une méchante barque composée de gomme et d'écorce de bouleau. Montez tous sur le rocher pendant que j'irai chercher les Mohicans et la venaison. Autant vaudrait courir le risque d'être scalpé que de mourir de faim au sein de l'abondance.”
Les passagers exécutèrent cet ordre avec empressement. Dès que le dernier pied se fut posé sur le rocher, le canot dévala comme une flèche. Un instant on vit la haute taille du chasseur glisser sur les ondes; puis elle disparut dans l'ombre impénétrable qui couvrait le lit du fleuve.
Privés de guide, les voyageurs restèrent d'abord dans l'ignorance complète de ce qu'ils avaient à faire; ils n'osaient même bouger de place sur le roc crevassé, de peur qu'un faux pas ne les précipitât dans une des nombreuses cavités qui les entouraient, et où l'eau s'engouffrait avec un épouvantable fracas. Bientôt ils furent tirés d'inquiétude: avec l'aide des deux Mohicans, le chasseur ramena le canot, qu'il laissa flotter le long de la plate-forme.
“Nous voilà maintenant dans un fort, avec une garnison et des vivres,” s'écria gaiement Heyward, “et nous pouvons tenir tête à Montcalm et ses alliés. Eh bien! ma vigilante sentinelle, pouvez-vous voir sur la rive quelqu'un de ces gens que vous appelez Iroquois?
-Je les appelle Iroquois,” répondit Oeil de Faucon, “parce que tout indigène qui parle une langue étrangère est pour moi un ennemi, lors même qu'il prétendrait servir le roi. Si Webb veut des Indiens fidèles et honnêtes, qu'il appelle les tribus des Delawares, et qu'il renvoie ses Mohawks et ses Oneidas, gens fourbes et avides, avec leurs Six Nations de sacripants; qu'il les laisse aux Français, à qui ils appartiennent de droit!
-Nous changerions alors des amis belliqueux contre des alliés inutiles. On m'a dit que les Delawares ont déposé la hache et se laissent traiter de femmes.
-C'est vrai, et honte soit aux Hollandais et aux Iroquois qui par leurs diableries les ont amenés à conclure un pareil traité! Mais je les ai connus pendant vingt ans, et j'appellerai menteur quiconque dira que du sang de lâche coule dans les veines d'un Delaware. Vous avez chassé leurs tribus des bords de la mer, et sur la foi de leurs ennemis vous croyez pouvoir dormir en paix. Non, non! pour moi, tout Indien qui parle une langue étrangère est un Iroquois, que le siège de sa tribu soit York ou le Canada!”
Heyward, s'apercevant que l'attachement opiniâtre d'Oeil de Faucon à la cause de ses amis les Delawares et les Mohicans,
-car c'étaient des branches de la même nation,- menaçait de prolonger une discussion inutile, changea adroitement le sujet de la conversation.
“En dépit de tous les traités du monde,” reprit-il, “je suis convaincu que vos deux compagnons sont des guerriers prudents et braves. Ont-ils quelque soupçon de nos ennemis?
-Un Indien est un homme qu'il faut sentir à la piste avant de le voir à l'oeil nu,” répondit le chasseur, qui monta au sommet du rocher et jeta nonchalamment le daim à ses pieds. “C'est à d'autres signes qu'à ceux qui frappent la vue que je m'en rapporte quand je suis la trace des Mingos.
-Vos oreilles vous disent-elles qu'ils aient découvert notre retraite?
-J'en serais bien fâché, quoique l'endroit soit favorable à des gens de coeur pour y faire une chaude résistance. J'avouerai pourtant que les chevaux ont frissonné tout à l'heure quand j'ai passé près d'eux, comme s'ils eussent senti les loups, et le loup est un animal accoutumé à rôder autour des embûches des Indiens, attiré par les débris du gibier qu'ils ont tué.
-Vous oubliez le daim qui est à vos pieds; ou plutôt n'est-ce pas au poulain mort que nous devons leur visite?
-Pauvre Miriam!” murmura le chanteur. “Ton enfant était prédestiné à devenir la proie des loups dévorants.”
Alors élevant la voix, au milieu du fracas éternel des eaux, il chanta ces vers:
“Les premiers nés, troupe innocente,
Tombèrent sous ses coups vengeurs;
Pharaon et ses serviteurs
Eprouvèrent sa main pressante!”
“La mort de son poulain lui pèse sur le coeur,” dit Oeil de Faucon. “Mais c'est bon signe de voir un homme attaché à ses serviteurs muets: il a une religion consolante en croyant qu'il n'arrive que ce qui devait arriver; et, de cette façon-là, il ne tardera point à reconnaître à quel point il est raisonnable de sacrifier une créature à quatre pattes au salut de plusieurs êtres humains… Quant aux loups, il est possible que vous soyez dans le vrai,” continua-t-il en faisant allusion à la dernière observation d'Heyward. “C'est un motif de plus pour dépecer notre gibier, et en jeter la carcasse dans la rivière, sans quoi nous aurions une troupe d'affamés hurlant le long des rochers, et nous reprochant en quelque sorte chaque bouchée que nous avalerions. D'autre part, si la langue delaware est inconnue aux Iroquois, les rusés mâtins ont assez de malice pour comprendre ce qui fait hurler un loup.”
Tout en causant, le chasseur blanc s'occupait de divers préparatifs nécessaires; puis il s'éloigna en silence du groupe des voyageurs, accompagné des Mohicans, qui avaient l'air de saisir ses intentions avec une promptitude instinctive. On les vit disparaître successivement tous trois devant la surface noire d'un roc perpendiculaire, qui s'élevait à quelques pieds au-dessus de la surface de l'eau.30 décembre 2008 à 19h13 #148472Chapitre 6
“Ces cantiques, jadis si doux à Sion, il en fit un choix judicieux, et d'un air solennel: “Adorons le Seigneur”,
dit-il.”
Burns.Heyward et ses compagnes virent s'opérer cette marche mystérieuse avec une inquiétude secrète. Bien que la conduite du chasseur blanc eût été jusque-là irréprochable, son équipement grossier, sa parole brusque, ses antipathies énergiques, le choix de ses compagnons silencieux, tout cela était bien capable de jeter la défiance dans des esprits qu'avait naguère troublés la trahison d'un Indien.
L'étranger seul semblait indifférent à tout ce qui se passait. Affaissé sur une saillie de rocher, il ne donnait de signes de vie que par les gros soupirs que lui arrachaient à chaque instant les luttes intérieures de son esprit.
On entendit bientôt des voix étouffées; on eût dit des gens qui s'appelaient l'un l'autre dans les entrailles de la terre, quand tout à coup une lumière apparut aux yeux des voyageurs, et leur dévoila le grand secret de ce rivage.
A l'extrémité d'une caverne étroite et profonde, dont la longueur paraissait augmenter par les reflets de la lumière qui l'éclairait, était assis le chasseur, tenant en main une branche de pin allumée. La lueur vive de la flamme, tombant en plein sur sa physionomie rude et basanée et sur son bizarre accoutrement, prêtait un air d'étrangeté romanesque à la personne d'un individu qui, vu à la lumière du jour, frappait déjà les regards par son attirail, sa constitution de fer, et le singulier mélange de sagacité, de vigilance et d'extrême simplicité qui se peignaient tour à tour sur son visage.
A quelque distance de lui se tenait Uncas, que sa proximité permettait de distinguer à loisir. Les voyageurs considérèrent avec intérêt la taille droite et flexible du jeune Mohican, ainsi que la grâce de son attitude et la liberté de ses mouvements. Il avait le corps couvert plus qu'à l'ordinaire par une blouse de chasse verte et à franges, comme celle du Blanc. On voyait briller ses yeux noirs et intrépides, au regard terrible et calme à la fois. Sa figure mâle et d'un galbe harmonieux offrait la teinte rouge de sa nation dans toute sa pureté; son front était élevé, et sa tête, fièrement portée, n'avait d'autre chevelure que l'héroïque touffe réservée au scalpel.
C'était la première fois que Duncan Heyward et ses compagnes avaient l'occasion d'observer en détail les traits de leur guide indien, et ils se sentirent soulagés d'un doute pénible à la vue du jeune guerrier, dont les traits ouverts respiraient un noble orgueil et une sauvage résolution. Tout plongé qu'il était dans les ténèbres de l'ignorance, un tel être gratifié par la nature de dons magnifiques ne semblait pas capable de tramer une trahison. L'ingénue Alice contemplait sa mine libre et fière comme elle eût regardé quelque chef-d'oeuvre du ciseau grec qu'un miracle eût appelé à la vie; et, de son côté, le major, accoutumé pourtant à la perfection plastique, qui n'est pas rare chez les Indiens vivant en dehors de la corruption des civilisés, exprimait ouvertement l'admiration que lui inspirait ce magnifique modèle des plus belles proportions de l'homme.
“Je dormirais en paix,” dit Alice, “sous la protection d'un gardien qui paraît d'une nature si brave et si généreuse. Oh! certes, Duncan, ces tueries barbares, ces épouvantables tortures dont on parle tant et dont j'ai lu tant de fois le récit, ne doivent jamais avoir lieu en présence d'hommes semblables.
-C'est certainement un rare et brillant exemple des qualités naturelles où excelle cette race,” répondit l'officier. “Oui, Alice, je pense comme vous qu'un tel front et de tels yeux sont faits plutôt pour intimider l'ennemi que pour tendre des pièges; mais ne nous faisons pas illusion en attendant des indigènes d'autres vertus que celles qui sont à leur portée. Les peuples chrétiens offrent rarement l'exemple de grandes qualités; pourquoi en serait-il autrement chez les païens, et j'admets cependant, à la gloire de la nature humaine, que cela n'est pas impossible? Espérons donc que ce Mohican ne trompera pas notre attente, et qu'il se montrera, comme il en a l'air, ami loyal et brave.
-Voilà comme il faut parler, major Heyward,” dit Cora. “En regardant cet enfant de la nature, qui pourrait songer à la couleur de sa peau?”
Une courte pause où se montrait quelque embarras suivit cette remarque caractéristique; le silence fut interrompu par la voix d'Oeil de Faucon, qui criait aux voyageurs de venir le rejoindre.
“Ce feu commence à donner une clarté trop vive,” poursuivit-il quand ils furent entrés dans la caverne; “il pourrait attirer les Mingos sur nos traces. Uncas, baissez la couverture, afin que les coquins n'y voient que du noir… Ce n'est pas là un souper digne d'un major du Royal-Américain, mais j'ai connu des détachements de ce corps qui se trouvaient contents de manger leur gibier cru, et sans assaisonnement encore. Quant au sel, il ne manque pas ici, et en un clin d'oeil nous allons faire une grillade… Il y a là des rameaux de sassafras sur lesquels ces dames peuvent s'asseoir: ce sont des sièges moins brillants que leurs chaises d'acajou, mais ils fleurent une odeur plus douce que tous les bois étrangers, n'importe d'où ils viennent… Allons, mon ami, ne regrettez plus votre poulain; c'était une innocente créature et qui n'avait guère peiné en ce monde; sa mort lui épargnera bien des douleurs de reins et de jambes!”
Uncas fit ce qu'on lui avait ordonné; et quand Oeil de Faucon eut cessé de parler, le mugissement de la cataracte arriva aux oreilles comme le roulement lointain du tonnerre.
“Sommes-nous au moins en sûreté dans cette caverne?” demanda Heyward. “N'y a-t-il pas de danger d'être surpris? Un seul homme armé, embusqué à l'entrée, nous tiendrait tous en échec.”
Une longue figure, semblable à un spectre, se dressa dans l'ombre derrière le chasseur, et saisissant un tison enflammé en éclaira le fond de leur lieu de refuge. Alice poussa un faible cri, et Cora même se leva en voyant cet effrayant personnage se mouvoir à la clarté de la torche. Un seul mot d'Heyward suffit à les calmer: c'était leur ami, Chingachgook. Soulevant une autre couverture, l'Indien leur montra que la caverne avait deux issues; puis, sans quitter le tison, il se glissa à travers une crevasse étroite et profonde, coupée à angle droit avec le réduit où ils étaient, mais à ciel ouvert et aboutissant à une grotte en tout pareille à la première.
Oeil de Faucon se prit à rire.
“De vieux renards comme Chingachgook et moi,” dit-il, “ne se laissent pas prendre dans un terrier qui n'a qu'une issue. Eh bien, êtes-vous rassurés? La place vous paraît-elle bonne? Le rocher est de pierre calcaire, qui est molle, comme tout le monde le sait; ça sert d'oreiller, et pas trop désagréable, quand on n'a à son service ni brousse ni bois de sapin. Autrefois, la cataracte tombait à quelques pas d'ici, et elle formait, je vous jure, une nappe d'eau aussi belle et régulière qu'on puisse en voir le long de l'Hudson. Mais le temps fait grand tort aux belles choses, comme ces jolies dames ont encore à l'apprendre; les lieux sont bien changés! Les rocs sont pleins de crevasses; la pierre est plus molle en certains endroits qu'en d'autres, et l'eau s'y est creusé des réduits profonds, jusqu'à ce qu'enfin elle a reculé d'une centaine de pieds, brisant par ci, rongeant par là, et maintenant les deux chutes n'ont plus ni forme ni figure.
-De quel côté sommes-nous?” demanda le major.
“Ma foi, nous sommes près du lieu où la Providence avait d'abord placé la cataracte, mais où il paraît qu'elle a refusé de rester. A droite et à gauche, les eaux, ayant trouvé la roche plus tendre, ont laissé à sec le milieu de la rivière, en commençant par pratiquer les deux petits trous qui nous servent de retraite.
-Alors nous sommes dans une île?
-Oui, nous avons une chute de chaque côté, et la rivière par devant et par derrière. S'il faisait jour, il vaudrait la peine de gravir le sommet du rocher, pour se convaincre de la perversité de l'eau. Figurez-vous qu'elle procède sans règle aucune: tantôt elle saute, tantôt elle dégringole; elle jaillit ou se laisse tomber, là elle est blanche comme la neige, ici verte comme du gazon; en certains endroits, elle s'enfonce et court en grondant et en ébranlant la terre: en d'autres, elle a le murmure d'un ruisseau, ou bien elle forme des gouffres et des tourbillons dans le vieux roc, comme s'il n'était pas plus dur que l'argile. La rivière semble n'avoir pas de plan arrêté. D'abord elle coule paisiblement comme si sa seule intention était d'obéir aux ordres qu'elle a reçus; puis elle tourne à angle droit et fait face au rivage; il y a même des moments où elle jette un regard en arrière, ayant l'air de regretter le désert avant de se fondre dans l'eau salée. Oui, ma belle dame, ce tissu aussi fin qu'une toile d'araignée, que vous portez au cou, est plus grossier qu'un filet de pêche, comparé à certaines places que je puis vous montrer, où la rivière fabrique mille dessins délicats, comme si, une fois affranchie du joug, elle se plaisait à essayer de tout. En somme, à quoi cela vient-il aboutir? Après avoir laissé quelque temps l'eau agir à sa guise comme un enfant têtu, la main qui l'a créée la réunit tout entière, et à quelques lieues en aval on peut la voir s'avancer d'un cours tranquille vers la mer, selon l'ordre qui avait été établi depuis l'origine du monde.”
Cette description sans art de la grotte du Glenn fit comprendre aux voyageurs qu'ils se trouvaient en lieu de sûreté; quant à ses beautés sauvages, ils les contemplèrent d'un oeil moins favorable qu'Oeil de Faucon. Leur situation, il est vrai, ne permettait guère de goûter les charmes de la nature, et comme le chasseur, tout en causant, n'avait pas jugé nécessaire d'interrompre ses préparatifs culinaires, si ce n'est pour montrer, du bout d'une fourchette cassée, quelque particularité du fleuve rebelle, ils souffrirent qu'on appelât leur attention sur la question essentielle, quoique plus vulgaire, de leur souper.
Le repas, auquel ne nuisit pas l'addition des friandises qu'Heyward avait eu la précaution d'emporter avant qu'on se séparât des chevaux, venait on ne peut plus à propos pour la compagnie excédée de fatigue. Uncas se chargea de pourvoir aux besoins des dames, et remplit ses fonctions d'écuyer servant avec un mélange de grâce timide et de dignité qui amusa beaucoup le major; il savait, en effet, que c'était une innovation complète aux moeurs des Indiens, qui interdisent aux guerriers toute occupation domestique, et surtout à l'égard de leurs femmes. Toutefois, comme les lois de l'hospitalité sont sacrées parmi eux, cette légère dérogation à la gravité masculine ne donna lieu à aucun commentaire.
S'il se fût trouvé dans la compagnie quelqu'un qui eût eu l'esprit assez libre pour jouer le rôle d'observateur, il aurait pu voir que le jeune chef ne mettait pas dans la répartition de ses services une impartialité complète. Sans doute il présentait à Alice, avec une dose suffisante de politesse, la calebasse d'eau douce et l'assiette à venaison proprement taillée dans le coeur d'un gommier; mais il fallait le voir auprès de sa soeur, et, comme son oeil noir s'arrêtait sur le teint brillant, les traits expressifs de Cora, avec une douceur qui en tempérait les éclairs de fierté! Une ou deux fois il fut obligé de parler pour appeler l'attention de celle qu'il servait, et il le fit en un mauvais anglais, mais suffisamment intelligible, et que sa voix grave et gutturale savait rendre si doux et si musical, que les deux dames ne pouvaient s'empêcher de le regarder avec étonnement et admiration.
Au cours de ces civilités, on échangea quelques mots qui établirent entre les parties les apparences d'un commerce amical.
Cependant, la gravité de Chingachgook ne se laissa point entamer. Il s'était rapproché du feu; aussi ses hôtes, dont les regards inquiets se tournaient souvent vers lui, avaient toute commodité pour étudier l'expression naturelle de ses traits, sous l'épouvantail artificiel du tatouage. Ils trouvèrent entre le père et le fils beaucoup de ressemblance, sauf la différence que devaient y apporter l'âge et les fatigues. La fierté habituelle de sa physionomie avait fait place à ce calme indolent qui distingue un guerrier indien, quand les grands intérêts de son existence ne réclament pas l'emploi de ses facultés. Toutefois il était aisé de voir, aux éclairs qui sillonnaient de temps en temps son visage cuivré, qu'il ne fallait que soulever ses passions pour donner une expression terrible à la physionomie arbitraire qu'il avait adoptée afin d'intimider ses ennemis.
D'autre part, l'oeil vif et mobile du chasseur était rarement en repos; il mangeait et buvait avec un appétit qu'aucune appréhension ne pouvait troubler, mais sa vigilance ne l'abandonnait jamais. Vingt fois, pendant que la calebasse et le morceau de venaison étaient suspendus à ses lèvres, il détourna la tête comme s'il eût prêté l'oreille à quelques bruits suspects et lointains; geste qui ne manquait pas de rappeler ses hôtes, occupés de la nouveauté de leur demeure, au souvenir des raisons alarmantes qui les y avaient amenés. Comme ces pauses fréquentes n'étaient suivies d'aucune observation, le malaise momentané qu'elles causaient se dissipait promptement.
Sur la fin du repas, Oeil de Faucon tira de dessous un lit de fougère un petit baril, et adressant la parole à l'étranger qui, assis à son côté, faisait grand honneur à sa cuisine:
“Allons, l'ami,” dit-il, “goûtez-moi cette bière de sapinette: elle vous ôtera toute envie de songer au poulain et vous mettra la gaieté au coeur. Je bois au progrès de notre amitié, et j'espère qu'un nabot de cheval ne sèmera pas la rancune entre nous. Comment vous nommez-vous?
-La Gamme, David la Gamme,” répondit le maître de chant, en essuyant machinalement sa bouche avant de noyer ses chagrins dans une copieuse lampée du breuvage que lui offrait le chasseur.
Après avoir ingurgité un coup d'une longueur qui annonçait toute son admiration pour la bière de sa fabrique, l'autre reprit haleine et répondit:
“La Gamme? Un fameux nom, et qui vous a été transmis, j'en suis sûr, par une ribambelle d'honnêtes parents. Je suis admirateur des noms, quoique sous ce rapport les chrétiens le cèdent de beaucoup aux sauvages. Le plus grand lâche que j'aie jamais connu s'appelait Lion; et pour fâcher sa femme, nommée Patience, il fallait moins de temps qu'à un daim pour franchir un fossé. Chez l'Indien, c'est une affaire de conscience; en général, il est ce qu'indique son nom. Par exemple, Chingachgook, qui signifie Grand Serpent, n'est en réalité un serpent ni gros ni petit; mais il connaît les détours et les replis de la nature humaine; il est silencieux et frappe ses ennemis au moment où ils s'y attendent le moins… Et quel est votre métier?
-Je suis maître indigne en l'art de psalmodier.
-Hein?
-J'apprends à chanter aux conscrits de la levée du Connecticut.
-Vous pourriez vous occuper plus utilement. Les jeunes vauriens rient et chantent déjà trop dans les bois, où ils ne devraient pas plus souffler qu'un renard dans son terrier. Savez-vous nettoyer un fusil, ou manier une carabine?
-Dieu soit loué! je n'ai jamais eu occasion de faire usage de ces engins destructeurs.
-Vous tenez peut-être le compas? et vous tracez sur le papier le cours des eaux et la position des montagnes du désert, afin que ceux qui le traversent puissent tout reconnaître à l'aide des noms?
-Non, ce n'est pas là mon affaire.
-Avec une paire de jambes comme les vôtres, on peut raccourcir une longue route; vous êtes chargé, j'imagine, de porter quelque-fois des nouvelles au général?
-Jamais. Ma vocation spéciale est d'enseigner la musique sacrée.
-Drôle de métier!” marmotta Oeil de Faucon, avec un rire silencieux. “Passer sa vie, comme l'oiseau moqueur, à imiter tous les sons hauts et bas qui sortent du gosier de l'homme! Fort bien, mon ami; c'est dans doute le talent que vous avez reçu en partage, et il est aussi respectable que celui de bon tireur, ou quelque autre inclination préférable. Voyons, donnez-nous un échantillon de votre savoir-faire; ce sera une manière amicale de terminer la soirée; car il est temps que ces dames aillent réparer leurs forces pour la traite de demain, qui sera longue et pénible; et il faudra partir de grand matin, avant que les Maquas soient en l'air.
-J'y consens très volontiers,” répondit David, qui ajusta aussitôt ses besicles en fer sur son nez et tira de sa poche son cher petit volume, qu'il présenta à Alice. “Que saurait-il y avoir de plus convenable et consolant que d'offrir à Dieu notre prière du soir, après une journée si pleine de dangers?”
Alice sourit, et, jetant les yeux sur Duncan, elle rougit et hésita.
“Ne vous gênez pas,” lui dit-il tout bas. “La demande du brave homme mérite d'être encouragée en un pareil moment.”
Forte de son assentiment, Alice s'abandonna à ses inclinations pieuses et à son goût pour la musique. Le livre fut ouvert à un hymne qui s'accordait assez bien avec leur situation, et où le traducteur, n'étant plus tourmenté par l'ambition de surpasser le roi d'Israël, avait trouvé quelques inspirations vraies et touchantes. Cora manifesta le désir d'accompagner sa soeur, et le cantique sacré commença après que le méthodique David eut préludé pour donner le ton avec son instrument, préliminaire indispensable en ces sortes d'occasions.
L'air était lent et solennel. Tantôt il s'élevait aussi haut que pouvait monter la voix richement timbrée des jeunes filles qui, pénétrées d'un pieux enthousiasme, se tenaient penchées sur le petit livre; tantôt il baissait au point que le grondement des eaux semblait former l'accompagnement obligé de la mélodie. Le goût naturel et l'oreille juste de David dirigeaient et modifiaient le chant de manière à l'adapter à l'étroite caverne, dont chaque fente et chaque crevasse répercutaient les notes brillantes de leur voix flexible.
Les Indiens, immobiles et les yeux fixés sur le rocher, prêtaient l'oreille avec une attention qui leur donnait l'air de véritables statues. Quant au chasseur, il écouta d'abord, le menton appuyé sur la main, avec l'expression d'une froide indifférence. Peu à peu ses traits rigides se relâchèrent, jusqu'à ce qu'enfin, à mesure que les strophes se succédaient, il sentit sa nature de fer vaincue: la mémoire le reporta aux jours de son enfance, alors que ses oreilles avaient été habituées, dans les établissements de la colonie, à entendre, par des voix plus rudes, de semblables choeurs d'actions de grâces. Ses paupières devinrent humides, et avant que l'hymne fût terminé, de grosses larmes jaillirent d'une source qui semblait tarie depuis longtemps, et sillonnèrent des joues plus accoutumées aux eaux battantes des orages qu'à ces témoignages de faiblesse.
Les chanteurs appuyaient sur un de ces accords bas et mourants qui laissent à un auditoire tant de charme et de regret, lorsqu'un cri, qui semblait n'avoir rien d'humain ni de terrestre, s'éleva dans les airs, et pénétra non seulement dans les entrailles de la caverne, mais jusqu'au fond du coeur de tous ceux qui y étaient réunis. Il fut suivi d'un silence profond, comme si cette clameur horrible et extraordinaire eût suspendu le cours orageux du fleuve.
“Ah! mon Dieu!” gémit Alice, après quelques instants d'anxiété terrible.
“Qu'est-ce que cela?” demanda Heyward à haute voix.
On ne lui répondit pas. Oeil de Faucon et les Indiens avaient le cou tendu, comme s'ils allaient ouïr se répéter le même bruit, et on lisait sur leurs visages l'étonnement dont ils étaient frappés. Enfin, ils s'entretinrent ensemble avec vivacité dans la langue delaware; puis Uncas quitta la caverne par l'issue la plus cachée.
Quand il fut parti, le chasseur dit en anglais:
“Quel est ce bruit, personne ici n'en sait rien; et pourtant deux d'entre nous battent les forêts depuis plus de trente ans. J'aurais juré qu'il n'y avait pas un cri d'Indien ou de bête sauvage que je n'eusse entendu; mais ceci me prouve que je n'étais qu'un mortel rempli de présomption et de vanité.
-Ne serait-ce pas,” dit Cora, en ajustant son voile avec un calme que sa soeur était loin de partager, “le cri que poussent les guerriers lorsqu'ils veulent effrayer leurs ennemis?
-Non, non,” reprit le chasseur; “c'était un hurlement sinistre, affreux, quelque chose de surnaturel. Quand on a une fois entendu le cri de guerre, on ne peut plus le confondre avec un autre… Eh bien, Uncas,” poursuivit-il en voyant le jeune Indien de retour, “qu'y a-t-il? que voyez-vous? Notre lumière perce-t-elle à travers les couvertures?”
La réponse fut courte, et elle parut décisive.
“Du dehors on ne voit rien,” continua Oeil de Faucon, en secouant la tête d'un air mécontent, “et notre retraite est plongée encore dans les ténèbres. Passez dans l'autre caverne, vous qui avez besoin de repos, et allez dormir. Il faut, je le répète, que nous soyons sur pied bien avant le lever du soleil, afin d'arriver au fort Edouard, pendant que les Mingos feront la grasse matinée.”
Cora se leva, et donna l'exemple avec une promptitude qui fit comprendre à la tremblante Alice la nécessité d'obéir; avant de sortir néanmoins, elle pria tout bas le major de les accompagner. Uncas releva la couverture pour leur donner passage; et, au moment où les deux soeurs se retournèrent pour le remercier de cette attention, elles aperçurent le chasseur assis devant les restes du foyer le front entre ses mains, et dans une attitude qui témoignait assez quel souci lui causait le bruit inexplicable qui était venu interrompre leurs dévotions du soir.
Heyward prit un tison enflammé, qui éclaira de sombres lueurs l'étroite enceinte de leur nouvel asile. Ayant placé ce fanal dans un endroit convenable, il rejoignit les dames, qui se trouvaient alors seules avec lui pour la première fois depuis qu'elles avaient quitté les remparts amis du fort Edouard.
“Ne nous quittez pas, Duncan!” dit Alice. “Comment pourrait-on dormir dans un lieu pareil avec cet horrible cri qui résonne toujours à nos oreilles?
-Examinons d'abord si vous êtes en sûreté dans votre forteresse,” répondit le jeune homme, “et puis nous parlerons du reste.”
Au fond de cette seconde grotte, il trouva une issue, dissimulée, comme les autres, par des couvertures. On respirait au dehors l'air frais et vivifiant de la cataracte. Un bras de la rivière occupait un ravin profond et resserré, que le courant avait creusé dans le roc droit aux pieds du major et qui formait, autant qu'il en put juger, une protection efficace; un peu plus loin, au milieu de tourbillons d'écume, l'eau se précipitait avec furie.
“La nature a établi de ce côté une barrière infranchissable,” dit-il en montrant aux soeurs, avant de laisser retomber la couverture, le versant taillé à pic qui flanquait le courant tumultueux; “et comme en avant vous êtes gardées par des hommes sûrs et intrépides, je ne vois pas pourquoi vous ne suivriez pas le conseil de l'honnête chasseur. Cora, j'en suis certain, pense, comme moi, que le sommeil vous est nécessaire à toutes deux.
-Tout en partageant votre avis, Cora peut être incapable de le mettre en pratique,” répondit la soeur aînée, qui s'était placée à côté d'Alice sur un lit de feuilles de sassafras. “Lors même que nous n'aurions pas entendu ce bruit mystérieux, d'autres motifs nous empêcheraient de dormir. Je vous le demande, Heyward, nous est-il possible d'oublier les inquiétudes d'un père qui ignore où ses enfants passent la nuit, en plein désert et entourées de tant de périls?
-C'est un soldat: il sait apprécier à leur juste valeur les difficultés d'un tel voyage.
-Il est père, et la nature ne perd jamais ses droits.
-Comme il a été bon pour moi en dépit de mes folies!” s'écria la cadette en sanglotant. “Avec quelle tendresse, quelle indulgence il a subi tous mes caprices! Ah! nous avons été bien coupables, ma soeur, de vouloir nous rendre à tout hasard près de lui.
-J'ai peut-être demandé son consentement avec trop de vivacité dans un moment si critique,” répondit l'aînée; “mais j'avais à coeur de lui prouver que, si d'autres le négligeaient dans son isolement, ses enfants du moins lui restaient fidèles.
-Quand il apprit votre arrivée au fort Edouard,” dit Heyward, “il sentit son coeur partagé entre la crainte et l'amour paternel; mais ce dernier sentiment, ravivé par une longue séparation, l'emporta à la fin. “C'est le courage de ma noble Cora qui les conduit, me dit-il, et je ne tromperai point son espoir. Plût au ciel que tous ceux qui ont sous leur garde l'honneur de notre royal maître eussent la moitié de sa fermeté!”
-Et n'a-t-il pas aussi parlé de moi, Duncan?” demanda Alice avec une sorte d'affection jalouse. “Certes, il n'avait pas tout à fait oublié sa petite Elsie!
-Cela était impossible, après l'avoir si bien connue,” reprit le jeune officier. “Il vous donna je ne sais combien de petits noms d'amitié, que je n'oserai prendre sur moi de répéter, mais dont je reconnais bien vivement la justesse. Je me rappelle qu'une fois il me disait…”
Duncan cessa de parler; car, pendant que ses yeux étaient fixés sur ceux d'Alice, qui semblait boire ses paroles avec toute l'anxiété de la piété filiale, le même cri horrible qu'ils avaient déjà entendu, remplit l'air une seconde fois.
Saisis de stupeur, ils se regardèrent tous trois, attendant avec une angoisse mortelle la répétition du même bruit.
Enfin, la couverture de la première grotte se souleva, et le chasseur parut. On lisait sur sa physionomie troublée que sa fermeté chancelait en présence d'un mystère, menaçant présage de dangers contre lesquels son adresse et son expérience pourraient demeurer impuissantes.30 décembre 2008 à 19h14 #148473Chapitre 7
“Non, ils ne dorment pas;
Tout tremblants, sur ces rocs ils sont assis là-bas.”
Gray.Rester cachés plus longtemps quand de tels bruits retentissent dans la forêt,” dit Oeil de Faucon, “ce serait négliger un avertissement donné pour notre bien. Les jeunes dames peuvent se tenir à l'abri, mais les Mohicans et moi nous allons monter la garde sur le rocher, où je suppose qu'un major des troupes royales aura envie de nous rejoindre.
-Le cas,” dit Cora, “est-il donc si pressant?
-Celui dont le pouvoir produit des choses si étranges, et qui les communique à l'homme pour son bénéfice, celui-là seul connaît notre danger. Je me croirais rebelle à sa volonté si je m'enterrais dans une caverne avec de tels avertissements dans l'air. Il n'est pas jusqu'au coeur faible qui passe sa vie à chanter, que ce bruit n'ait ému, et il se dit “prêt à marcher au combat.” S'il ne s'agissait que de bataille, ce serait chose facile à comprendre et qui s'arrangerait tout de suite; mais à ce que j'ai ouï dire, quand des cris semblables éclatent entre ciel et terre, ils sont les avant-coureurs d'une autre espèce de guerre.
-Si nous n'avons à redouter que des hostilités provenant du monde surnaturel,” reprit Cora sans se départir de son calme, “nous n'avons guère sujet de nous alarmer. Etes-vous certain que nos ennemis n'aient pas inventé quelque nouveau moyen pour nous frapper de terreur, afin de rendre leur victoire plus facile?
-Madame,” répondit le chasseur d'un ton grave, “j'ai prêté l'oreille à tous les bruits de la forêt pendant trente ans, comme un homme dont la vie ou la mort dépend de la finesse de ses sens. Hurlements plaintifs de la panthère, sifflements de l'oiseau moqueur, inventions diaboliques des Mingos, il n'y a rien qui puisse me tromper. J'ai entendu les forêts gémir comme des hommes dans leur affliction; j'ai entendu le vent se démener dans les arbres; j'ai entendu la foudre craquer dans l'air comme le pétillement d'un fagot embrasé, pendant qu'il darde des étincelles et des flammes; et dans tous ces bruits je n'ai pensé entendre autre chose que le bon plaisir de celui qui se fait un jeu de ses propres créations. Mais ni les Mohicans, ni moi qui suis un Blanc sans mélange, nous ne pouvons expliquer le cri qui par deux fois a frappé nos oreilles. Nous croyons en conséquence y voir un signe manifeste pour notre bien.
-C'est fort extraordinaire!” s'écria Duncan en prenant ses pistolets à l'endroit où il les avait déposés. “Que ce soit un présage de paix ou un signal de guerre, il faut en tenir compte. Montrez-moi le chemin, mon ami, et je vous suis.”
Tous quittèrent alors la caverne, et le passage de l'air concentré de ces retraites à l'atmosphère pure et vivifiante de la rivière rafraîchit leur sang et retrempa leur énergie.
La brise du soir agitait la surface des eaux et engouffrait le mugissement de la cataracte dans les profondeurs souterraines, d'où il s'échappait pour aller se perdre avec un fracas de tonnerre sur les montagnes de l'horizon. La lune était levée, et plaquait de lueurs argentées le cours supérieur du fleuve, en laissant encore dans l'ombre le sommet du rocher où ils se tenaient. Excepté le vacarme de la chute et le souffle du vent qui venait parfois agiter l'air, partout régnait le silence de la nuit et de la solitude. En vain chacun fouillait d'un oeil inquiet l'une et l'autre rive, afin d'y surprendre quelque signe de vie qui pût expliquer la nature des sons mystérieux; déçus par la lumière trompeuse de la lune, ils ne pouvaient découvrir autour d'eux que des rochers nus ou des arbres droits et immobiles.
“On ne voit ici que le calme et la mélancolie d'une belle soirée,” dit Duncan à voix basse. “Combien nous plairaient, dans tout autre moment, un pareil tableau et cette admirable solitude! Figurez-vous, Cora, que vous n'avez rien à craindre, et ce qui contribue à augmenter vos terreurs pourrait devenir une source de jouissances.
-Ecoutez!” interrompit Alice.
L'avis était inutile. Le même cri éclata pour la troisième fois: il semblait sortir du lit de la rivière, et s'échappant de l'enceinte étroite des rochers qui la bordaient, on l'entendait onduler dans la forêt, où il allait s'affaiblissant d'écho en écho.
“Y a-t-il ici quelqu'un qui puisse donner un nom à semblable prodige?” demanda Oeil de Faucon, quand le dernier écho s'éteignit dans les bois. “S'il en est ainsi, qu'il parle; quant à moi, je soutiens que cela ne vient pas de terre.
-C'est moi qui vais vous détromper,” dit le major. “Ce bruit, je le connais, car je l'ai entendu sur le champ de bataille, et dans des circonstances qui se renouvellent fréquemment dans la vie d'un soldat. C'est l'horrible cri que pousse un cheval à l'agonie; tantôt la souffrance le lui arrache, tantôt aussi la terreur. En ce moment, ou mon cheval est la proie des fauves de la forêt, ou il se voit en danger sans aucun moyen de s'y soustraire. Je m'étais mépris là-dessus à l'intérieur de la grotte, mais au grand air je suis sûr de ne pas me tromper.”
Le chasseur et ses compagnons écoutèrent cette explication toute simple avec l'empressement de gens qui ne demandent pas mieux que de soulager leur esprit de préoccupations pénibles. Les deux sauvages articulèrent leur exclamation habituelle et expressive: “Ouf!” lorsque la vérité leur fut démontrée; et Oeil de Faucon, après avoir réfléchi un moment, prit sur lui de répondre.
“Je n'ai pas d'objection à faire,” dit-il, “car je me connais peu en chevaux, quoiqu'il n'en manque pas au pays où je suis né. Il est probable que les loups rôdent au-dessus d'eux sur la rive, et les pauvres bêtes affolées appellent le secours de l'homme aussi bien qu'elles le peuvent… Uncas, sautez dans le canot, et lancez un brandon au milieu de la bande; sans quoi la peur fera ce que les loups ne peuvent faire, et nous nous trouverons sans montures quand nous aurons besoin de détaler au plus vite.”
Le jeune Indien était déjà descendu pour exécuter cet ordre; tout à coup il s'éleva du bord de longs hurlements qui se prolongèrent au loin, comme si les loups, frappés d'une panique soudaine, abandonnaient d'eux-mêmes leur proie. Uncas, averti d'instinct, remonta sur-le-champ, et prit part à une secrète conférence avec son père et le Blanc.
“Ce soir,” dit ce dernier en se détournant, “nous avons été comme des chasseurs qui ont perdu le nord et qui n'ont pas vu le soleil depuis plusieurs jours; à cette heure, nous commençons à entrevoir de quel côté nous diriger, et le sentier où nous marchons n'a plus d'épines. Asseyez-vous à l'ombre du rocher; elle est plus épaisse que celle que donnent les pins, et attendons ce qu'il plaira au Seigneur de nous envoyer. Parlez tout bas; il serait même mieux, et peut-être au bout du compte plus sage, que de quelque temps on ne parlât pas du tout.”
Le chasseur, sans montrer aucun signe de crainte ou de faiblesse, prononça ces mots d'un ton sérieux et de manière à faire impression sur ses auditeurs. Il était évident que sa défaillance momentanée avait disparu avec l'explication d'un mystère que son expérience personnelle ne lui avait pas permis d'approfondir; maintenant, bien qu'il sentît tout ce que leur position actuelle avait de périlleux, il était préparé à faire face aux événements avec toute l'énergie de sa forte nature. Ce sentiment parut aussi partagé par les Mohicans, qui se postèrent de façon à surveiller complètement les deux rives, sans être découverts eux-mêmes.
Dans de telles circonstances, la prudence exigeait de nos voyageurs qu'ils suivissent l'exemple qui leur venait d'une autorité si compétente. Le jeune officier alla chercher dans la caverne quelques brassées de sassafras, qu'il plaça dans l'espèce de couloir qui séparait les deux grottes, et y fit asseoir les jeunes filles. Après les avoir ainsi mises à l'abri des projectiles entre les hautes parois de pierre, et rassurées sur l'imminence d'un danger extérieur, il s'installa assez près d'elles pour pouvoir leur parler sans trop élever la voix. David, imitant les Indiens, se blottit dans une crevasse de manière à ne pas offrir aux regards l'aspect disgracieux de sa persosonne.
Plusieurs heures se passèrent sans aucune interruption nouvelle.
La lune était arrivée à son zénith, et sa douce clarté tombait d'aplomb sur le groupe charmant des deux soeurs endormies paisiblement dans les bras l'une de l'autre. Duncan étendit le grand châle de Cora sur un spectacle qu'il lui était doux de contempler, et chercha à son tour un oreiller sur la pierre nue. David commençait à proférer des sons discordants qui, à l'état de veille, auraient offensé son oreille délicate; enfin tous, à l'exception d'Oeil de Faucon et des Mohicans, s'abandonnèrent à un repos dont ils avaient le plus pressant besoin.
Mais la vigilance de ces protecteurs infatigables ne céda ni à la fatigue ni au sommeil. Immobiles comme le roc dont ils semblaient faire partie, ils étaient là, promenant sans cesse leurs regards le long de la lisière des bois. Aucun son ne leur échappait; l'examen le plus attentif aurait à peine pu reconnaître s'ils respiraient. Excès de précaution que leur conseillaient les leçons d'une expérience que toute la malice de leurs ennemis ne pouvait mettre en défaut! Leur surveillance s'exerça de la sorte jusqu'à ce qu'enfin la lune disparut à l'horizon, et une pâle lueur au sommet des arbres, à l'endroit où la rivière formait un coude, annonça l'approche du jour.
Alors on vit remuer Oeil de Faucon pour la première fois: rampant le long du rocher, il alla tirer Duncan de son profond sommeil.
“Voici l'heure de nous mettre en marche,” lui dit-il à voix basse. “Eveillez ces dames, et soyez prêts à entrer dans le canot dès que je l'amènerai à la plate-forme.
-Avez-vous eu une nuit tranquille?” dit le major. “Pour moi, je crois que le sommeil l'a emporté sur ma vigilance.
-Tout est calme encore comme à minuit. Du silence, et hâtons-nous!”
Duncan, qui avait secoué son engourdissement, alla lever le châle qui servait de couverture aux deux beautés endormies. Ce mouvement les éveilla à demi: l'aînée étendit la main comme pour le repousser, et Alice murmura d'une voix douce: “Non, cher père, nous n'étions pas abandonnées; Duncan était avec nous!”
“Oui, innocente fille,” se dit le jeune homme transporté, “Duncan est avec vous, et tant qu'il lui restera un souffle de vie, tant qu'il y aura une ombre de danger, il ne vous quittera pas.”
Puis il ajouta à voix haute:
“Cora! Alice! Eveillez-vous! Voici l'heure du départ.”
Un cri perçant poussé par la plus jeune des deux soeurs, et la vue de l'aînée, debout devant lui comme la statue de l'égarement, furent l'unique réponse qu'il reçut. Il n'avait pas fini de parler qu'une tempête de hurlements s'éleva, qui refoula vers son coeur tout le sang de ses veines. On eût dit que tous les démons de l'enfer déchaînés aux alentours exhalaient en un concert barbare leur sauvage fureur.
D'où partaient ces cris? Il était impossible de le préciser; ils emplissaient l'étendue de la forêt, et semblaient s'échapper des cavernes, de la cataracte, des rochers, du lit de la rivière et même de l'air au-dessus de leurs têtes.
Réveillé en sursaut, David se leva de toute sa hauteur en se bouchant les oreilles.
“Quel tintamarre!” s'écria-t-il. “L'enfer a-t-il ouvert ses portes qu'il soit donné aux humains d'ouïr une telle musique?”
En même temps, une douzaine d'éclairs illuminèrent les deux rives, autant de coups de feu éclatèrent, et l'infortuné maître de chant s'affaissa privé de sentiment à la place où il venait de dormir. Les Mohicans ripostèrent hardiment par leur cri de guerre aux acclamations farouches que poussèrent leurs ennemis en voyant tomber David. Les détonations devinrent plus vives et plus pressées; mais, de part et d'autre, on était trop habile pour s'exposer à découvert.
Duncan, persuadé que la fuite était leur unique ressource, attendait avec une fiévreuse impatience que le bruit des rames se fît entendre; sur le courant rapide encore plongé dans l'obscurité, le canot n'apparaissait pas. Il n'était pas loin d'accuser le chasseur de les avoir livrés à eux-mêmes, lorsqu'une traînée de lumière jaillissant du rocher inférieur, et qui fut suivie d'un hurlement terrible, mêlé à un cri d'agonie, annonça que le messager de mort parti de l'arme fatale d'Oeil de Faucon avait atteint une victime. A ce léger échec, les assaillants s'éloignèrent au plus vite, et peu à peu tout redevint aussi tranquille qu'avant ce tumulte inattendu.
Le major profita de cette accalmie pour transporter le chanteur dans la retraite qui abritait les deux soeurs.
Bientôt la petite troupe fut réunie en cet endroit, où l'on était relativement en sûreté.
“Le pauvre diable a sauvé sa chevelure,” dit Oeil de Faucon, en passant froidement la main sur la tête de David; “mais il offre la preuve qu'un homme peut avoir quelquefois la langue trop longue. Il y avait une véritable folie à montrer aux sauvages furieux six pieds de chair et de sang sur un rocher nu; et ce qui m'étonne, c'est qu'il s'en soit tiré la vie sauve!
-N'est-il pas mort?” demanda Cora d'une voix entrecoupée qui annonçait en elle une lutte intérieure entre un effroi bien naturel et la fermeté qu'elle affectait. “Pouvons-nous quelque chose pour assister ce malheureux?
-Non, non, la vie n'est pas éteinte encore, et lorsqu'il aura reposé un peu, il reviendra à lui, et n'en sera que plus sage jusqu'à l'heure de sa mort véritable.”
Et tout en jetant un regard oblique sur le corps inanimé du chanteur, Oeil de Faucon s'occupait de recharger son fusil avec un admirable sang-froid.
“Portez-le dans la caverne, Uncas,” ajouta-t-il, “et couchez-le sur le sassafras. Plus long sera son engourdissement, mieux cela vaudra pour lui, car je doute qu'un si grand cadavre puisse trouver sur ces roches un abri convenable; et auprès des Iroquois il ne lui servirait de rien de chanter.
-Vous croyez donc,” dit Duncan, “qu'ils vont revenir à la charge?
-Puis-je croire qu'un loup affamé se contente d'une bouchée? Ils ont perdu un homme, et leur coutume est de reculer lorsqu'ils éprouvent une perte et échouent dans une surprise; mais nous les verrons recommencer l'attaque avec de nouveaux artifices pour nous envelopper et se rendre maîtres de nos chevelures. Notre seul espoir,” continua-t-il en relevant la tête, pendant qu'une ombre d'inquiétude passait comme un nuage sur son visage sévère, “est de nous maintenir ici jusqu'à ce que Munro nous envoie du secours. Dieu veuille que ce soit bientôt, et que le détachement soit commandé par un chef qui connaisse à fond la tactique indienne!
-Vous voyez la position où nous sommes, Cora,” dit le major, “et vous savez que nous avons tout à attendre des inquiétudes et de l'expérience de votre père. Descendez donc avec Alice dans la caverne; vous y serez du moins à l'abri du feu meurtrier de nos ennemis, et vous pourrez prodiguer à notre infortuné camarade les soins qui sont l'apanage de votre sexe.”
Les deux soeurs le suivirent dans la grotte extérieure, où David commençait à donner, par ses gémissements, des symptômes de vie. Après avoir recommandé le blessé à leur compatissante attention, il se mit en devoir de les quitter.
“Duncan!” dit Cora d'une voix tremblante qui arrêta les pas du major au moment où il allait franchir l'entrée de la caverne.
Il se retourna: le teint brillant de la jeune fille avait fait place à une pâleur mortelle; ses lèvres palpitaient d'émotion, et elle lui jeta un regard si expressif et si attendri, qu'il revint immédiatement à ses côtés.
“Rappelez-vous, Duncan,” poursuivit-elle, “que votre salut est nécessaire au nôtre… qu'un père vous a confié un dépôt sacré… Songez que tout dépend de votre sang-froid et de votre prudence; enfin,” ajouta-t-elle, et en même temps un vif incarnat colora ses joues et jusqu'à son front, “songez à combien de titres vous êtes cher à tout ce qui porte le nom de Munro.
-Si quelque chose pouvait ajouter à mon amour de la vie,” répondit Heyward en laissant errer à son insu ses regards sur les formes charmantes de la silencieuse Alice, “ce serait une assurance comme celle-là. En ma qualité de major des troupes royales, notre hôte vous dira que je dois prendre ma part du combat; mais rassurez-vous, notre tâche sera facile: elle consiste uniquement à tenir ces misérables chiens en respect pendant quelques heures.”
Sans attendre de réponse, il s'arracha de la présence des deux soeurs, et alla rejoindre le Blanc et ses compagnons, encore abrités dans l'étroit chemin de communication.
“Je vous le répète, Uncas,” disait le premier lorsque Duncan arriva, “vous gaspillez la poudre, et le recul du fusil nuit à votre point de mire. Peu de poudre, peu de plomb, et un long bras, voilà ce qu'il faut pour arracher à un Mingo son cri de mort. Du moins, c'est l'expérience que j'ai faite de ces créatures. Allons, mes amis, chacun à son poste, car nul ne peut dire ni où ni quand un Maqua frappera son ennemi.”
Les Indiens allèrent en silence prendre position dans des crevasses d'où ils dominaient les approches de la cataracte. Au centre de l'îlot, quelques pins courts et rabougris avaient pris racine, et formaient une espèce de taillis dans lequel Oeil de Faucon s'élança avec la vitesse d'un daim, suivi de l'agile Duncan. Ils s'y logèrent tant bien que mal derrière des arbustes et un tas de pierres qui étaient là éparses. Au-dessus d'eux surplombait un rocher nu et arrondi, que le fleuve battait à droite et à gauche avant de se précipiter dans les abîmes inférieurs de la manière que nous avons décrite.
Comme le jour commençait à paraître les deux rives n'offraient plus un dessin confus et impénétrable, et la vue pouvait distinguer les objets sous la voûte que formaient les pins et les sapins.
Longtemps ils restèrent à leur poste, sans que l'attaque parût devoir se renouveler, et le major commença à espérer que les sauvages, démoralisés par les effets d'une résistance meurtrière, avaient jugé à propos de battre en retraite. Quand il se hasarda à communiquer cette idée au chasseur, celui-ci secoua la tête d'un air d'incrédulité.
“Vous ne connaissez guère la nature d'un Maqua,” répondit-il, “en vous imaginant qu'il va tourner les talons sans enlever une seule chevelure. S'ils n'étaient pas quarante à beugler ce matin, il n'y en avait pas un seul! et ils savent trop bien qui nous sommes, et en quel petit nombre, pour abandonner la chasse de sitôt. Tenez, regardez là-bas dans la rivière, à l'endroit où elle se brise contre les rochers: que je meure si les enragés n'ont pas eu l'audace de longer la chute à la nage! et par malheur pour nous, ils vont atteindre la pointe de l'île. Chut! tenez-vous à l'abri, ou vous aurez le crâne scalpé en un tour de main.”
Heyward releva un peu la tête, et vit ce qu'il considéra avec raison comme un prodige d'adresse et de témérité. L'action rongeante de l'eau avait usé l'extrémité du rocher de manière à rendre la première chute moins escarpée et moins plongeante qu'il n'arrive d'ordinaire dans les cataractes. Sans autre guide que le bouillonnement de la rivière, à l'endroit où elle rencontre la pointe de l'île, un certain nombre de leurs insatiables ennemis s'étaient aventurés dans le courant, et nageaient vers ce point, sachant que, s'ils réussissaient à y prendre pied, ils ne tarderaient pas à atteindre leurs victimes.
Au moment où Oeil de Faucon cessa de parler, quatre têtes d'hommes émergèrent au-dessus de quelques pièces de bois flottant, arrêtées sur ces roches nues, et dont la présence avait probablement suggéré l'idée de cette entreprise téméraire.
Bientôt parut un cinquième nageur sur l'extrême bord de la cataracte, mais pas tout à fait dans la direction de l'île. Le sauvage luttait avec effort pour gagner l'endroit où il serait en sûreté; favorisé par l'eau étincelante, il tendait déjà un bras à l'étreinte de ses compagnons, lorsqu'il fut emporté par le tourbillon du courant; on le vit se redresser les bras en l'air et les yeux sortant de leur orbite, puis tomber dans l'abîme béant au-dessus duquel il était suspendu. Un seul cri de désespoir s'éleva du fond du gouffre et domina le sombre mugissement de la cataracte, puis tout rentra dans un silence de mort.
Entraîné par un mouvement généreux, Duncan allait s'élancer au secours de l'homme qui périssait, mais il se sentit cloué à sa place par le poignet de l'impassible chasseur.
“Voulez-vous attirer sur nous tous une mort infaillible, en indiquant aux Mingos où nous sommes?” dit Oeil de Faucon d'un ton ferme. “C'est une charge de poudre épargnée, et les munitions à cette heure nous sont aussi précieuses que le souffle à un daim poursuivi. Rafraîchissez l'amorce de vos pistolets; le brouillard de la cascade peut avoir mouillé la poudre; et préparez-vous à combattre corps à corps sitôt que j'aurai fait feu.”
A ces mots, il mit un doigt dans sa bouche et fit entendre un sifflement aigu et prolongé, auquel on répondit des rochers inférieurs gardés par les Mohicans. Ce signal fit lever la tête aux nageurs, qui se cachèrent presque aussitôt derrière les souches flottantes. Un léger bruit attira ensuite l'attention du major; il se tourna et vit à quelques pas Uncas qui se glissait jusqu'à eux en rampant. Oeil de Faucon lui adressa la parole en delaware, et le jeune chef alla occuper le poste qui lui était assigné avec beaucoup de circonspection et un sang-froid imperturbable.
Ce fut pour Heyward un moment d'anxiété insupportable; néanmoins le chasseur crut l'occasion propice pour donner une leçon à ses jeunes compagnons sur l'art de manier habilement les armes à feu.
“De toutes les armes,” dit-il, “la carabine longue, rayée et bien trempée est la plus dangereuse entre des mains habiles; mais, pour briller dans toute sa beauté, elle exige un bras vigoureux, un coup d'oeil juste et beaucoup de prudence à charger. Les armuriers montrent peu d'intelligence en leur métier lorsqu'ils fabriquent des fusils de chasse et des pistolets qui…”
Il fut interrompu par Uncas, qui poussa le grondement sourd habituel aux indigènes:
“Ouf! ouf!
-Je les vois, mon garçon, je les vois,” continua Oeil de Faucon; “ils se préparent à sauter sur nous, autrement ils ne risqueraient pas leur sale carcasse hors de l'eau. Eh bien, qu'ils viennent!” ajouta-t-il en examinant la pierre de son fusil. “Le premier qui s'avance aura creusé sa tombe, fût-ce Montcalm en personne!”
En ce moment, les bois retentirent de clameurs épouvantables, et à ce signal quatre sauvages s'élancèrent du milieu des bois flottants qui les abritaient. Heyward, dont la surexcitation était arrivée à son paroxysme, brûlait d'envie de courir à leur rencontre; le calme de ses compagnons le retint. Les envahisseurs, en poussant des cris féroces, se mirent à gravir l'escarpement des rochers à grandes enjambées.
Quand ils furent arrivés à une distance de quelques toises, le chasseur leva lentement sa carabine; le coup partit, et l'Indien qui marchait le premier bondit comme un daim blessé, et fut précipité du haut de la falaise.
“Maintenant, Uncas,” s'écria l'adroit tireur en dégainant son coutelas et les yeux étincelants d'ardeur, “chargez-vous du chat-huant qui est en arrière; nous nous occuperons des deux autres.”
Uncas obéit; et il ne resta plus en face que deux adversaires. Le major avait remis un de ses pistolets à Oeil de Faucon; ils s'élancèrent ensemble le long d'une crevasse en pente et firent feu au même instant, avec aussi peu de succès l'un que l'autre.
“Je m'y attendais, et je vous le disais bien,” s'écria le chasseur en lançant d'un geste dédaigneux cette arme misérable dans la cataracte. “Avancez, chiens de l'enfer! vous allez avoir affaire à un Blanc de pur sang!”
Il achevait à peine de parler qu'il se trouva vis-à-vis d'un sauvage d'une taille gigantesque et d'un aspect effroyable; de son côté, Duncan affronta le second dans une lutte corps à corps.
Avec une adresse égale, Oeil de Faucon et son antagoniste se saisirent par celui de leurs bras qui tenait le fatal couteau. Pendant près d'une minute, ils se mesurèrent des yeux, tout en s'efforçant peu à peu de déployer à leur profit la puissance de leurs muscles. La force nerveuse du Blanc finit par l'emporter sur les membres moins exercés de l'Indien: le bras de celui-ci céda lentement à la vigueur toujours croissante du chasseur qui, s'arrachant d'un coup sec à l'étreinte de son ennemi, lui enfonça jusqu'au coeur l'arme acérée.
Heyward avait à soutenir un duel plus hasardeux. Sa légère épée fut brisée au premier choc, et comme c'était son seul moyen de défense, il dut chercher son salut dans sa force physique et sa résolution. Bien qu'il ne manquât d'aucune de ces qualités, il avait affaire à un adversaire qui le valait. Heureusement pour lui, il réussit bientôt à le désarmer; son coutelas tomba à terre, et de ce moment il s'engagea entre eux une lutte terrible: c'était à qui précipiterait l'autre de cette effrayante hauteur dans les gouffres de la cataracte. Tout nouvel effort les rapprochait de plus en plus de l'abîme, et Duncan sentit qu'il fallait absolument vaincre ou périr. Chacun des combattants déploya toute sa vigueur dans une tentative suprême, et déjà tous deux chancelaient sur le bord du précipice.
L'officier commençait à perdre haleine sous la dure étreinte du sauvage, qui le tenait à la gorge; il voyait sur ses lèvres un rictus féroce, qui marquait l'horrible espérance de l'entraîner dans sa chute; il se sentait succomber à une puissance irrésistible, et éprouvait l'agonie d'un pareil moment dans toute son horreur.
En cette minute d'extrême danger, l'éclair d'un couteau brilla devant lui…
L'Indien lâcha prise; un flot de sang jaillit des tendons de son poignet, qui venait d'être coupé; et tandis que le bras libérateur d'Uncas ramenait Heyward en arrière, les regards de ce dernier, comme sous l'empire d'un pouvoir magique, restèrent fixés sur les traits convulsés par une fureur déçue de son ennemi, qui roula sans retour au fond des eaux.
Oeil de Faucon venait au même instant d'en finir avec son adversaire.
“Abritons-nous!” cria-t-il. “Vite!… Notre vie en dépend; l'oeuvre n'est qu'à moitié faite!”
Le jeune Mohican poussa un grand cri de triomphe, et nos trois vainqueurs, gravissant de nouveau le rocher d'où ils étaient descendus pour combattre, retournèrent se placer derrière l'abri protecteur des grès et des arbustes.30 décembre 2008 à 19h15 #148474Chapitre 8
“Vengeurs de leur pays, ils combattent encore.”
Venant d'Oeil de Faucon, l'avis n'était pas sans motif.
Tant qu'avait duré le combat acharné que nous venons de décrire, aucune voix humaine n'avait troublé le mugissement de la cataracte. En effet, l'intérêt qu'attachaient au résultat de la lutte les Indiens rassemblés sur le rivage les tenait comme en suspens, tandis que les évolutions rapides et les changements soudains qui s'opéraient dans la position des combattants leur interdisaient un feu qui aurait pu être également fatal à un ami et à un ennemi.
Dès que la victoire eut prononcé, l'air fut rempli de hurlements de rage et de vengeance. Une vive fusillade commença, et les assaillants criblèrent l'îlot de balles, comme s'ils eussent voulu décharger leur fureur impuissante sur le théâtre inanimé du combat.
Chingachgook, pendant ce temps-là, avait gardé son poste avec une constance inébranlable. Quand le cri de victoire d'Uncas était parvenu à ses oreilles, il avait répondu par un cri semblable, après quoi il ne trahit plus sa présence que par la détonation de son fusil.
C'est ainsi que plusieurs minutes s'écoulèrent avec la vitesse de la pensée, les sauvages continuant leur feu, tantôt par volées, tantôt par coups détachés. Bien qu'autour des assiégés les pierres, les arbres et les arbustes fussent criblés de balles, ils étaient si bien à couvert que jusque-là David était le seul de leur petite troupe qui eût été blessé.
“Laissons-les brûler leur poudre,” dit le chasseur avec sang-froid, pendant que les balles sifflaient près du lieu où il était retranché; “une fois l'affaire terminée, nous ferons une fameuse récolte de plomb, et les coquins se lasseront au jeu avant que ces vieilles pierres demandent quartier. Uncas, mon enfant, vous gaspillez les noyaux en mettant double charge, et jamais fusil qui recule n'a porté juste. Je vous avais dit d'atteindre ce mécréant qui se démène au-dessous de la ligne blanche de son tatouage, et votre balle a passé deux pouces au-dessus. Les Mingos ont la vie dure, et l'humanité nous enseigne à en finir vite avec ces serpents.”
Un tranquille sourire éclaira les traits altiers du jeune Mohican, et prouva qu'il avait compris ce que l'autre venait de lui dire en anglais; mais il garda le silence et ne chercha pas à se justifier.
“Je ne puis vous permettre,” dit le major, “d'accuser Uncas de manquer de jugement ou d'adresse; il m'a sauvé la vie avec un courage et une présence d'esprit admirables, et il a désormais en moi un ami qui n'oubliera jamais ce qu'il lui doit.”
Uncas se souleva à demi pour tendre la main à Heyward. Pendant qu'ils se donnaient cette marque d'amitié, les deux jeunes gens échangèrent des regards d'intelligence qui firent oublier à Duncan la couleur et la condition du sauvage. Quant à Oeil de Faucon, témoin calme mais affectueux de cette explosion de sentiments juvéniles, il se contenta de répondre:
“La vie est une obligation qu'au désert des amis se doivent souvent l'un à l'autre. Moi-même, je ne crains pas de le dire, j'ai rendu à Uncas quelques services de ce genre, et j'ai bonne mémoire qu'il s'est placé cinq fois entre la mort et moi, trois fois en combattant les Mingos, une autre en traversant l'Horican, et la dernière…
-Voilà un coup mieux ajusté que d'ordinaire!” s'écria Duncan, qui s'écarta involontairement, en voyant rebondir une balle qui avait écaillé le rocher à côté de lui.
Le chasseur ramassa la balle et, après l'avoir examinée, il dit en secouant la tête:
“Une balle ne s'aplatit pas en tombant, à moins qu'elle vienne des nuages!”
Le fusil d'Uncas était déjà pointé vers le ciel, et les yeux de ses compagnons, se portant dans cette direction, découvrirent aussitôt le mystère. Un vieux chêne à moitié dépouillé croissait sur la rive droite presque en face de la position qu'ils occupaient; son branchage, avide d'espace, s'était incliné si loin que les tiges supérieures se projetaient en voûte sur le bras du fleuve qui coulait de ce côté. Parmi le feuillage le plus élevé qui masquait à peine les branches noueuses et rabougries, s'était niché un sauvage de mauvaise mine; posté derrière le tronc de l'arbre, il s'était en partie découvert et se penchait en avant pour s'assurer de l'effet produit par son feu perfide.
“Quels démons! ils escaladeraient le ciel, je crois, pour consommer notre ruine,” dit Oeil de Faucon. “Amusez-le, Uncas, jusqu'à ce que ma carabine soit au point; alors nous le canarderons de chaque côté de l'arbre en même temps.”
Uncas différa son feu. Au signal donné, les deux coups partirent; les feuilles et l'écorce du chêne jaillirent en éclats, dispersés par le vent; mais l'Indien répondit par un rire insultant et leur envoya une autre balle qui jeta par terre le bonnet d'Oeil de Faucon. Les hurlements recommencèrent dans la forêt, et une grêle de plomb siffla sur la tête des assiégés, comme pour les contraindre à rester dans un lieu où ils seraient facilement immolés par le guerrier entreprenant qui s'était établi à la cime du chêne.
“Il faut mettre ordre à cela!” dit le chasseur, jetant autour de lui des regards inquiets. “Uncas, appelez votre père; nous avons besoin de toutes nos armes pour déloger cette rusée chenille.”
Le signal fut aussitôt donné, et avant qu'Oeil de Faucon eût rechargé son fusil, Chingachgook les rejoignit. Quand son fils lui eut montré le poste qu'occupait leur dangereux ennemi, il proféra son exclamation habituelle: “Ouf!” et ce fut la seule expression de surprise ou d'alarme qui lui échappa. Le chasseur et les Mohicans échangèrent ensemble quelques phrases, après quoi ils se séparèrent afin d'exécuter le plan qu'ils avaient rapidement arrêté.
Le guerrier posté sur le chêne ne cessait de tirer sur le rocher, mais sans aucun succès. La vigilance de ses ennemis l'empêchait de viser, car au moindre mouvement qui le forçait à se découvrir, il leur servait de point de mire. Cependant son feu devenait de plus en plus inquiétant: ainsi le major, que son uniforme mettait en évidence, eut ses habits percés en divers endroits, et une balle le blessa légèrement au bras.
Enhardi par la longue patience de ses ennemis, le Huron essaya d'ajuster avec plus de précision, et ce mouvement démasqua sa jambe droite. L'imprudence qu'il avait commise fut aperçue à travers le rare feuillage par l'oeil exercé des Mohicans: ils firent feu en même temps, et le sauvage blessé laissa à découvert une partie de son corps. Prompt comme la pensée, Oeil de Faucon saisit ce moment, et déchargea son arme redoutable sur le sommet du chêne. Les feuilles furent agitées violemment, l'Indien laissa échapper son fusil, et après quelques efforts inutiles, il tomba, et dans sa chute s'accrocha à une basse branche que ses mains serraient avec l'énergie du désespoir.
“Achevez-le, par pitié!” s'écria Heyward en détournant les yeux de cette horrible agonie. “Envoyez-lui une dernière balle!
-Pas un noyau!” dit Oeil de Faucon. “Sa mort est certaine, et nous n'avons pas de poudre à perdre; car les combats des Indiens durent quelquefois des journées entières. Il y va de leurs chevelures ou des nôtres; et Dieu, notre créateur, nous a mis dans le coeur l'amour de la vie.”
Il n'y avait rien à répondre à cette logique sévère et si évidemment conforme à la prudence.
A dater de ce moment, les hurlements cessèrent dans la forêt, le feu se ralentit, et tous les yeux, amis ou ennemis, se fixèrent sur le malheureux suspendu entre le ciel et l'eau. Son corps cédait à l'impulsion du vent; bien qu'il ne lui échappât ni plainte ni gémissement, il lançait, par instants, des regards pleins de haine vers ses ennemis; et malgré l'éloignement, on pouvait distinguer sur ses traits cuivrés les affres du désespoir. Trois fois, par un mouvement de compassion, Oeil de Faucon leva sa carabine; trois fois, cédant aux conseils de la prudence, il en reposa la crosse à terre. Enfin une main du Huron lâcha prise, et retomba inerte à son côté; en vain épuisa-t-il ses dernières forces à ressaisir la branche: on le vit se débattre dans les convulsions d'une volonté de plus en plus chancelante. L'éclair n'est pas plus prompt que la flamme qui partit alors du fusil d'Oeil de Faucon; les membres de la victime se contractèrent dans une contorsion d'agonie, sa tête retomba sur sa poitrine, et le corps, comme une masse de plomb, entrouvrit l'onde écumante qui, dans son cours torrentueux, se referma sur lui… Le malheureux avait disparu pour toujours.
Aucun cri de triomphe ne suivit cette importante victoire, et les Mohicans s'entre-regardèrent en silence, pétrifiés d'horreur. Un cri solitaire résonna dans les bois, mais ce fut tout.
Oeil de Faucon, le seul qui durant cette scène eût conservé sa présence d'esprit, secoua la tête, et s'accusa tout haut d'avoir cédé à un moment de faiblesse.
“C'était ma dernière charge de poudre,” dit-il; “j'ai agi comme un enfant… Qu'importait qu'il tombât dans l'eau mort ou vivant? Tôt ou tard, il devait en finir par là… Uncas, mon garçon, allez au canot et apportez-moi la grande corne; c'est notre reste de poudre, et nous en aurons besoin jusqu'au dernier grain, ou je ne connais rien aux Mingos.”
Le jeune chef s'éloigna, laissant le chasseur occupé à retourner sa gibecière et à secouer sa poire vide avec de nouvelles exclamations de mécontentement.
Il fut interrompu dans ce fâcheux examen par un cri perçant que poussa Uncas, et qui retentit à l'oreille peu exercée de Duncan comme le signal de quelque malheur inattendu. Saisi d'angoisse pour le dépôt précieux qu'il avait abrité dans la caverne, le jeune homme se leva sur-le-champ, sans songer au péril qu'il courait en s'exposant à découvert. Sous l'impulsion d'un sentiment commun, ses compagnons l'imitèrent et tous ensemble se dirigèrent vers le défilé qui conduisait aux deux grottes, avec une ardeur qui rendit inutile le feu irrégulier de leurs ennemis. L'appel d'alarme avait fait sortir les dames ainsi que le blessé de leur lieu de refuge, et un coup d'oeil suffit à chacun pour apprécier l'étendue du désastre qui avait ébranlé jusqu'au stoïcisme éprouvé du jeune Indien.
A peu de distance du rocher, flottait la petite barque, emportée par le fleuve, de manière à indiquer qu'elle était manoeuvrée par quelque agent caché. Le chasseur, à cette vue, mit son fusil en joue par un mouvement machinal; l'étincelle jaillit, mais il n'y eut point d'explosion.
“Trop tard! trop tard!” cria-t-il en laissant retomber son arme inutile avec un dépit amer. “Le brigand a gagné le courant, et alors même que nous aurions de la poudre, c'est à peine si une balle pourrait l'atteindre.”
Comme il achevait ces mots, l'audacieux Huron, tapi au fond du canot, se redressa, agita les mains, tout en glissant rapidement sur la vague, et jeta un cri de triomphe, auquel répondirent des ricanements de mépris et mille vociférations, comme si une horde de démons eussent fait éclater leur joie impie à la chute d'une âme chrétienne.
“Ah! vous avez bien sujet d'être contents, enfants du diable!” dit Oeil de Faucon, en s'asseyant sur un quartier de roche et en laissant tomber son fusil à ses pieds. “Les trois meilleures carabines du pays ne peuvent pas plus servir à présent que si c'étaient des brins d'herbe ou les cornes dépouillées par les daims l'année dernière!
-Que faire?” demanda Duncan, dont l'accès de désappointement avait fait place à un mâle désir de revanche. “Qu'allons-nous devenir?”
Oeil de Faucon, pour toute réponse, passa une main autour de son crâne d'une manière si expressive qu'il était impossible de se méprendre à l'éloquence muette de ce geste.
“Eh quoi! en serions-nous réduits à une telle extrémité?” reprit le major. “Les Hurons n'ont pas encore abordé l'île… On peut s'opposer à leur débarquement.
-Avec quoi?” demanda froidement son interlocuteur. “Est-ce avec les flèches d'Uncas ou des larmes de femmes? Non, non!… Vous êtes jeune, riche; vous avez des amis; vous êtes à un âge, je le sais, où il est dur de mourir… Mais,” ajouta-t-il, en jetant les yeux sur les Mohicans, “nous sommes des hommes de pur sang, ne l'oublions pas, et montrons à ces enfants de la forêt que le sang des Blancs peut couler aussi facilement que celui des Rouges, quand l'heure est venue.”
Heyward porta ses regards dans la direction qu'avaient prise les yeux de son compagnon, et l'attitude des deux Indiens le confirma dans toutes ses craintes.
Chingachgook, assis près de là, dans une pose pleine de dignité, avait déposé à terre son coutelas et son tomahawk; il enlevait la plume d'aigle qui ornait sa tête et passait la main sur l'unique touffe de ses cheveux, comme pour la préparer à son dernier et funeste office. Son visage était calme quoique pensif, et dans ses yeux noirs et brillants peu à peu l'ardeur du combat cédait à une expression plus conforme à la destinée qui l'attendait.
“Notre situation n'est pas sans remède, c'est impossible,” dit le major. “Qui sait s'il ne va point nous arriver du secours? Il n'y a plus d'ennemis en vue… Ils ont dû se retirer, lassés d'une lutte dans laquelle ils ont tant à perdre et si peu à gagner.
-Les maudites vipères nous feront grâce d'une minute, ou peut-être d'une heure, avant de nous tomber dessus; il est possible qu'au moment où nous parlons ils soient, ici près, à nous écouter; c'est dans leur nature, mais soyez certain qu'ils reviendront, et de manière à ne nous laisser aucun espoir… Chingachgook, mon frère,” ajouta-t-il en delaware, “nous avons livré ensemble notre dernier combat, et les Maquas vont triompher de la mort du grand sage des Mohicans et du Visage Pâle, dont les yeux peuvent faire de la nuit le jour, et abaisser les nuages au niveau des vapeurs des fontaines.
-Que les femmes des Mingos pleurent leurs morts!” répondit l'Indien avec l'orgueil de sa race. “Le Grand Serpent des Mohicans s'est glissé dans leurs wigwams et il a empoisonné leur triomphe avec les gémissements des enfants dont les pères ne sont pas revenus! Onze guerriers dorment loin des tombeaux de leur tribu depuis la fonte des neiges, et nul ne pourra dire où ils sont enfouis tant que la langue de Chingachgook restera muette. Qu'ils fassent étinceler le coutelas le plus tranchant, et tournoyer le tomahawk le plus lourd, car leur plus mortel ennemi est en leur pouvoir. Uncas, mon fils, dernier rejeton d'une noble tige, dis à ces lâches de se hâter, ou leurs coeurs s'attendriront, et ils ne seront plus que des femmes!
-Ils cherchent leurs morts parmi les poissons,” répondit la voix grave et douce du jeune chef. “Les Hurons flottent avec les anguilles de la rivière; ils tombent des arbres comme les fruits mûrs, et les Delawares se moquent d'eux!
-Oui, oui,” murmura le chasseur, qui avait prêté une oreille attentive à ces discours, “ils ont échauffé leur fierté indienne, et bientôt ils provoqueront les Maquas à les expédier au plus vite. Pour moi, qui n'ai que du sang de Blanc dans les veines, je dois mourir ainsi qu'il sied à un homme de ma couleur, sans paroles insultantes à la bouche, sans amertume dans le coeur.”
Cora, qu'une terreur bien naturelle avait jusque-là paralysée, s'avança vers Oeil de Faucon.
“Que parlez-vous de mourir?” dit-elle. “De tous côtés le passage est ouvert. Fuyez dans les bois, et invoquez le secours du ciel! Allez, braves gens, nous vous avons déjà trop d'obligations; ne vous obstinez pas davantage à suivre notre désastreuse fortune!
-Vous ne connaissez guère les tours des Iroquois, Madame, si vous croyez qu'ils ont laissé le passage libre pour gagner la forêt,” répondit Oeil de Faucon, qui ajouta toutefois avec simplicité: “Le courant, il est vrai, peut nous entraîner en quelques minutes hors de la portée de leurs carabines et du son de leurs voix.
-Profitez donc de la rivière, et n'augmentez pas le nombre des victimes de nos implacables ennemis. Pourquoi tarder?
-Pourquoi?” répéta le chasseur en promenant fièrement ses regards autour de lui. “Parce qu'il vaut mieux pour un homme mourir en paix avec lui-même que de vivre tourmenté par une conscience coupable. Que répondre à Munro quand il nous demandera ce que nous avons fait de ses enfants et où nous les avons laissés?
-Allez le trouver,” reprit Cora dans un transport d'enthousiasme, “et dites-lui que vous les avez quittés pour chercher du secours. Dites-lui que les Hurons nous entraînent dans les déserts du Nord, mais qu'avec de la vigilance et de la promptitude il est encore possible de les délivrer. Et si, après tout, le ciel permettait que l'assistance arrivât trop tard…” et le ton de sa voix faiblit jusqu'à se changer en un murmure étouffé, portez-lui l'amour, les voeux, les dernières prières de ses filles… et au lieu de pleurer leur fin prématurée… qu'il songe avec une humble confiance au séjour bienheureux… où la foi chrétienne doit le réunir à ses enfants.”
Les traits endurcis du chasseur parurent agités d'une manière sensible pendant qu'elle parlait. Quand elle eut fini, il appuya son menton sur une de ses mains et parut méditer profondément sur la nature de cette proposition.
“Il y a de la raison dans ses paroles!” dit-il enfin. “Oui certes, et elles portent l'empreinte de l'esprit chrétien. Ce qui semble bon et convenable chez un Peau-Rouge peut être mal pour un homme qui n'a pas une goutte de sang mêlé à fournir pour excuse. Chingachgook! Uncas! avez-vous compris ce que vient de dire la fille aux yeux noirs?”
Il se mit à converser en delaware, et son discours, quoique prononcé d'un ton calme et posé, n'en respirait pas moins une sorte de résolution. Le vieux chef l'accueillit avec sa gravité accoutumée; après y avoir réfléchi, il fit comprendre du geste qu'il donnait son assentiment et ajouta même en anglais le mot “Bien!” à la façon emphatique de sa nation. Replaçant alors coutelas et tomahawk à sa ceinture, le guerrier s'avança en silence sur le bord du rocher le plus caché aux regards des sauvages qui couvraient la rive opposée. Là, il s'arrêta un instant, montra de la main la forêt, dit quelques mots en sa langue, comme pour indiquer la route qu'il se proposait de suivre, se laissa tomber dans la rivière, et disparut.
Oeil de Faucon différa son départ, pour adresser de bons conseils à la généreuse Cora, qui commençait de respirer plus à l'aise en voyant le succès de son exhortation.
“La sagesse,” dit-il, “est quelquefois accordée aux jeunes aussi bien qu'aux vieillards, et ce que vous avez dit est sage, pour n'en pas dire plus. Si l'on vous mène dans les bois, c'est-à-dire ceux d'entre vous dont on aura pour un temps épargné la vie, brisez sur votre passage les jeunes pousses des taillis, et rendez aussi apparentes que vous le pourrez les traces de vos pas; s'il est possible à des yeux mortels de les apercevoir, comptez sur un ami qui vous suivra jusqu'au bout du monde avant de vous abandonner.”
Là-dessus, il serra affectueusement la main de Cora, ramassa son fusil, et après l'avoir regardé avec une sollicitude douloureuse, il le cacha dans un coin écarté, et se dirigea vers l'endroit où Chingachgook venait de disparaître. Jetant les yeux autour de lui d'un air soucieux, il ajouta avec amertume:
“Ah! si la poudre ne m'avait pas manqué, jamais nous n'aurions subi une telle honte!”
Puis il s'élança dans l'eau qui se referma sur lui, et fut presque aussitôt hors de vue.
Uncas demeurait appuyé contre le bloc crevassé dans un calme imperturbable.
“Vos amis, vous le voyez, n'ont pas été aperçus,” lui dit Cora, “et il est probable qu'ils sont maintenant en sûreté. N'est-il pas temps que vous les suiviez?
-Uncas ne partira pas,” répondit tranquillement en mauvais anglais le jeune chef. “Il reste ici.
-Ne voyez-vous pas que ce serait accroître l'horreur de notre captivité, et diminuer les chances de notre délivrance?” reprit Cora en baissant les yeux sous le regard ardent du Mohican, et peut-être avec la conviction de l'influence qu'elle exerçait sur lui. “Partez, généreux jeune homme! Allez trouver mon père, comme je l'ai dit, et soyez le plus sûr de mes messagers; dites-lui de vous confier les moyens de racheter la liberté de ses filles. Partez, je le désire, je vous en conjure!”
Une expression de tristesse assombrit les traits de l'Indien, mais il n'hésita plus. D'un pas silencieux il franchit le rocher et se jeta à son tour dans le fleuve. Ceux qu'il laissait derrière lui respirèrent à peine jusqu'au moment où, bien loin dans le courant, ils le virent reparaître pour plonger de nouveau sous les vagues.
Ces trois épreuves successives, selon toute apparence couronnées de succès, n'avaient employé que quelques minutes d'un temps qui était à cette heure si précieux.
Dès qu'Uncas eut disparu, Cora se retourna et, d'une voix tremblante, s'adressa à Heyward:
“J'ai entendu vanter votre habileté à la nage, Duncan,” dit-elle; “suivez donc le sage exemple que vous ont donné ces hommes simples et fidèles.
-Est-ce là,” répondit-il avec un triste sourire, “la preuve de dévouement que Cora Munro exige de celui qui doit la protéger?
-Ce n'est pas le moment de se payer de subtilités et de paradoxes,” réplique-t-elle, “mais au contraire d'envisager froidement son devoir. Vous ne pouvez plus nous être utile ici, et il faut conserver vos jours pour des amis qui vous touchent de plus près que nous.”
Il ne répondit pas, mais son regard tomba avec émotion sur la charmante Alice, qui s'attachait à son bras comme un enfant à sa mère. Cora, pour sa part, semblait en proie à une douleur plus vive qu'aucune de celles que ses appréhensions avaient fait naître.
“Après tout,” ajouta-t-elle, “ce qui peut nous arriver de pire, c'est la mort, tribut que doit toute créature à l'époque assignée par Dieu.
-Il est des maux pires que la mort,” dit Duncan d'une voix sombre, et comme importuné de ses sollicitations, “et que peut détourner la présence d'un homme prêt à mourir pour vous.”
Cora n'insista plus, et ramenant son châle sur sa figure, elle entraîna avec elle au fond de la caverne sa soeur presque évanouie.30 décembre 2008 à 19h15 #148475Chapitre 9
“Rassurez-vous, ô ma belle maîtresse!
Eclaircissez ce front tout chargé de tristesse.”
“La Mort d'Agrippine.”Si brusque fut le passage des incidents excitants du combat au calme qui régnait autour de lui, qu'il produisit sur l'imagination échauffée d'Heyward l'effet d'un rêve tumultueux.
Bien que les images et les événements qui avaient passé sous ses yeux restassent profondément gravés dans sa mémoire, il ne pouvait se persuader qu'avec peine de leur réalité. Ignorant encore le destin de ceux qui s'étaient confiés à la rapidité du courant, il prêtait l'oreille au moindre bruit, au moindre signal qui pût annoncer le bon ou le mauvais succès de leur hasardeuse entreprise. Toute son attention fut vaine; car avec Uncas toute trace de ces gens de coeur avait disparu, et rien ne lui faisait connaître ce qu'ils étaient devenus.
Dans un moment de doute si pénible, Duncan n'hésita pas à se lever et à inspecter l'horizon, sans demander aux rochers une protection qui tout à l'heure encore lui avait été si nécessaire. Toutefois les efforts qu'il fit pour découvrir quelque indice de l'approche de leurs ennemis cachés furent aussi inutiles que ceux qu'il avait faits pour s'assurer du sort de ses compagnons.
Pas un être vivant ne se montrait sur les rives boisées du fleuve. Les clameurs que répétaient naguère les voûtes de la forêt avaient cessé, et l'on n'entendait plus dans l'air que la sauvage harmonie de la cataracte. Un balbuzard, qui, perché sur la branche la plus élevée d'un pin desséché, avait été de loin spectateur du combat, prit son essor et se mit à planer sur les eaux en quête d'une proie; tandis qu'un geai, dont la voix bruyante avait été réduite au silence par le vacarme des Indiens, fit de nouveau entendre ses sons criards, comme s'il eût repris possession de ses domaines. Duncan puisa dans ces indices de solitude un rayon d'espérance; il se prépara à lutter avec énergie, et sentit renaître en son coeur une confiance nouvelle.
“Les Hurons ont disparu,” dit-il en s'adressant à David, qui ne s'était pas encore remis des effets du choc étourdissant qu'il avait subi. “Retirons-nous dans la caverne, et abandonnons le reste à la Providence.
-Je me souviens,” répondit le psalmodiste d'un air un peu égaré, “d'avoir uni ma voix à celle de deux aimables jeunes filles, pour offrir à Dieu nos prières et nos actions de grâces; depuis lors, le jugement du ciel m'a châtié de mes péchés. J'ai été plongé dans un semblant de sommeil, et autour de moi retentissaient des bruits discordants, comme si la consommation des temps fût arrivée, et que la nature eût oublié son harmonie.
-Pauvre garçon! ta propre consommation a été, il est vrai, bien près de s'accomplir! Allons, levez-vous et suivez-moi; je vais vous conduire dans un lieu où vous n'entendrez autre chose que l'écho de vos cantiques.
-Il y a une mélodie dans le bruit de la cataracte, et le mugissement des eaux est doux à l'oreille,” dit David en passant sa main sur son front, comme s'il eût cherché à coordonner ses idées confuses. “L'air n'est-il pas encore rempli de hurlements et de cris, et les âmes des damnés…
-Non, non,” interrompit l'impatient Heyward, “ils ont cessé, et ceux qui les poussaient sont, je l'espère, également partis. A l'exception de la cataracte, tout est calme et silence. Entrez donc là, et vous pourrez y produire ces sons que vous avez tant de plaisir à entendre.”
David sourit tristement; et néanmoins cette allusion à sa vocation chérie fit luire sur son visage un éclair passager de satisfaction. Il n'hésita plus à se laisser conduire dans un lieu qui promettait un soulagement si pur à ses sens fatigués; et, appuyé sur le bras du major, il franchit l'ouverture étroite de la caverne.
Le premier soin de Duncan fut de boucher le passage par un amas de branches de sassafras, de manière à en dérober complètement la vue, et derrière ce fragile rempart, il étendit les couvertures abandonnées par les Indiens. Par ce moyen, l'extrémité intérieure de la grotte était plongée dans les ténèbres, tandis que l'autre recevait un faible jour d'un étroit ravin, où s'engouffrait un bras de rivière, qui allait se joindre un peu plus bas au courant principal.
Tout en achevant ses préparatifs, le jeune officier s'efforçait par des paroles réconfortantes de relever le moral de ses compagnons.
“Je n'aime pas,” disait-il, “le principe des Indiens qui leur apprend à se résigner sans résistance dans les cas qui leur paraissent désespérés. Notre maxime qui dit: S'il y a de la vie, il y a de l'espérance est plus consolante et mieux appropriée au caractère d'un soldat. Quant à vous, Cora, il est inutile de vous encourager; vous trouverez dans votre propre vaillance, dans votre raison imperturbable, tout ce qui peut convenir à votre sexe; mais cette soeur tremblante qui pleure dans vos bras, ne parviendrons-nous pas à sécher ses larmes?
-Je suis plus calme, Duncan,” dit Alice en venant à lui, ses pleurs à demi essuyés; “je suis beaucoup plus calme à présent. Il est impossible que dans cette retraite ignorée on arrive à nous découvrir; nous y sommes en sûreté, à l'abri de tout accident. D'ailleurs, nous avons tout à espérer de ces hommes dévoués qui ont déjà couru tant de périls pour nous sauver.
-Bravo! notre charmante Alice parle en véritable fille de Munro,” dit Heyward en lui serrant la main. “Avec deux pareils modèles de courage devant lui, un homme rougirait de ne pas se montrer un héros.”
Il s'assit au centre de la grotte, pressant d'une main ferme le pistolet qui lui restait, tandis que la contraction de ses sourcils annonçait une résolution sombre et désespérée. “Les Hurons, s'ils viennent, ne s'empareront pas de la place aussi facilement qu'ils se l'imaginent,” murmura-t-il; et, appuyant sa tête contre la muraille, il parut attendre l'événement avec patience, les yeux obstinément fixés sur l'issue par où arrivait le jour.
Un silence morne et prolongé régna dans la caverne. L'air frais du matin y avait pénétré, et son influence se faisait graduellement sentir à ceux qui l'occupaient. Le temps s'écoulait, et rien ne venait troubler leur sécurité; peu à peu l'espoir ranima tous les coeurs, bien que chacun craignît d'exprimer tout haut des illusions que le moment d'après pouvait détruire.
David seul semblait étranger à cet enchaînement d'émotions. Un rayon de lumière, filtrant à travers l'étroite ouverture, éclairait son visage pâli, et tombait sur les pages du petit volume dont il s'occupait à tourner les feuillets, y cherchant sans doute quelque cantique plus convenable à leur situation qu'aucun de ceux qu'il avait parcourus, et agissant d'après un souvenir confus de la promesse du major. A la fin sa recherche fut récompensée, et, sans explication ni préambule, il s'écria à haute voix: “L'île de Wight!” C'était le titre d'un des airs favoris de la psalmodie américaine. Puis ayant accordé son diapason, il préluda avec l'accent le plus doux de sa voix musicale.
“Mais,” fit Cora, “n'y a-t-il pas de danger?
-Le pauvre homme!” répondit le major. “Sa voix est trop faible pour qu'on l'entende au milieu du bruit de la cataracte; d'ailleurs la caverne le protège. Laissons-le donc se livrer à ses goûts, puisqu'il peut le faire en toute sûreté!
-L'île de Wight!” répéta David en regardant son auditoire, et de ce ton de dignité avec lequel autrefois il imposait silence au bavardage d'une troupe d'écoliers. “C'est un air magnifique, et l'on y a mis depuis des paroles solennelles; chantons-le avec tout le respect convenable.”
Après quelques minutes de recueillement pour commander l'attention de ses auditeurs, David attaqua le chant, d'abord en notes basses et à peine distinctes, qui montèrent insensiblement à un ton plus élevé, jusqu'à ce qu'enfin l'enceinte de la grotte fût remplie de sons harmonieux rendus plus pénétrants encore par les modulations tremblantes de sa voix affaiblie. La mélodie, d'un charme délicat, étendit peu à peu son influence sur ceux qui l'écoutaient; elle triomphait même des misérables paroles sous lesquelles l'auteur avait travesti l'inspiration du psalmiste. Alice, quoi qu'elle en eût, sécha ses larmes et fixa ses regards humides sur les traits pâles du chanteur avec une naïve expression de chaste ravissement qu'elle ne cherchait point à déguiser. Cora donna un sourire d'approbation aux pieux efforts de l'homonyme du prince juif, et le visage assombri d'Heyward se détendit un moment sous cette influence.
La sympathie évidente de ses auditeurs excita la verve du musicien, dont la voix regagna toute sa richesse et son volume sans rien perdre de la douceur touchante qui en faisait la séduction. C'est ainsi qu'il se laissait aller au lyrisme de sa nature, quand un cri horrible lancé au-dehors coupa court à son pieux concert.
“Ah!” s'écria Alice en se réfugiant dans les bras de sa soeur. “Nous sommes perdus!
-Pas encore, pas encore,” dit Heyward troublé mais toujours intrépide. “Ce cri vient du centre de l'île; c'est la vue de leur compagnon mort qui l'a occasionné… Nous ne sommes pas découverts… Il y a encore de l'espoir.”
Quelque faible que fût cette lueur de salut, l'observation de Duncan eut pour effet de relever l'énergie des deux soeurs, qui attendirent l'événement en silence. D'autres cris suivirent le premier; plusieurs voix résonnèrent sur divers points de l'îlot, et se réunirent enfin sur le quartier de roche qui servait de toit à la double caverne. Là, après un grand cri de joie, l'air retentit de clameurs telles, que l'homme seul plongé dans l'état le plus complet de barbarie peut en produire.
Cette scène bruyante ne tarda pas à s'étendre à toutes les directions. Les uns appelaient leurs compagnons du bord de l'eau, et on leur répondait du haut des rochers. Ces signes effrayants éclatèrent bientôt aux alentours du passage de communication, et ils se mêlaient à ceux qui partaient du petit bras de la rivière. Bref, le tumulte se propagea avec une si foudroyante rapidité et se rapprocha à un tel point que nos réfugiés étaient à même d'entendre distinctement les mots qui s'échangeaient au-dessus de leur tête.
Au milieu de ce vacarme infernal, un hurlement de triomphe s'éleva à quelques pas de l'issue bouchée de la grotte. Heyward abandonna pour le coup toute espérance, convaincu qu'ils étaient découverts; mais il se rassura en entendant le bruit s'éloigner et les mêmes voix se réunir à l'endroit où Oeil de Faucon avait caché avec tant de regret sa bonne carabine. Au milieu du jargon des dialectes indiens, il lui fut facile de comprendre non seulement des mots, mais des phrases entières exprimées dans la langue du Canada, c'est-à-dire dans un français corrompu.
“La Longue Carabine!” s'écrièrent une foule de voix, et les sauvages de la rive répétèrent ce nom donné à un chasseur, qui avait souvent servi d'éclaireur aux Anglais. Heyward apprit ainsi quel était celui qui avait été son compagnon.
“La Longue Carabine! la Longue Carabine!”
Les mots passèrent de bouche en bouche, et la foule se pressa autour d'un trophée qui semblait annoncer la mort de son redoutable propriétaire. Après une bruyante consultation plus d'une fois couverte par les éclats d'une joie cruelle, les Hurons se dispersèrent, en proclamant le nom d'un ennemi dont le major crut deviner qu'ils espéraient trouver le corps dans quelque crevasse de l'île.
“Maintenant,” dit-il à voix basse aux soeurs tremblantes, “voici le moment de la crise. Si notre retraite échappe à leurs recherches, nous sommes sauvés! En tout cas, nous sommes sûrs, d'après ce que je viens d'entendre, que nos amis ont réussi à s'enfuir, et d'ici à deux heures Webb nous aura délivrés.”
Il y eut alors quelques minutes d'un poignant silence, et tout faisait prévoir que les sauvages apportaient dans leurs investigations plus de vigilance et de méthode. Plus d'une fois on put distinguer le bruit de leurs pieds sur le sassafras, le froissement des feuilles et le craquement des branches. A la fin, la barrière qu'il avait amoncelée céda un peu, un coin de la couverture se décrocha, et un faible rayon de jour pénétra dans l'intérieur de la caverne. Cora, saisie de terreur, pressa Alice contre son sein, et Duncan se jeta au-devant d'elles. Des cris d'appel sourds et rapprochés annoncèrent que l'asile était découvert et que les sauvages venaient d'y pénétrer. D'après le nombre de voix, il parut certain que la troupe y était rassemblée tout entière, ou du moins à l'entrée.
Les deux grottes étaient si rapprochées l'une de l'autre, que le major, dans la conviction que toute chance de salut était perdue, alla se placer entre les deux soeurs et l'issue par où les sauvages devaient arriver. Réduit au désespoir par le péril de la situation, il s'avança vers le fragile rempart qui ne le séparait plus que par un intervalle de quelques pieds de la poursuite infatigable de ses ennemis, et regardant à travers la petite ouverture que le hasard y avait pratiquée, il se mit à épier leurs mouvements avec une stoïque indifférence.
A portée de son bras, et lui tournant le dos, un Indien de taille gigantesque, à la voix grave et impérieuse, semblait dicter des ordres. Plus loin, la première caverne était pleine de gens qui saccageaient et culbutaient en tous sens le modeste mobilier du chasseur. Le sang qui avait coulé de la blessure de David avait rougi les feuilles de sassafras avant la saison où elles prennent cette couleur; à cette preuve de leurs succès, ils jetèrent un hurlement semblable à celui que poussent des limiers qui ont retrouvé une piste perdue. Aussitôt ils fouillèrent la couche odorante, et en portèrent une à une les branches dans le passage de communication, ayant soin au préalable de les secouer comme s'ils les eussent soupçonnées de receler l'homme qu'ils avaient si longtemps haï et redouté.
Un guerrier aux traits féroces s'approcha du chef, avec une brassée de feuillage, et lui montra, d'un air de triomphe, les taches de sang qui y étaient empreintes, entremêlant son discours d'exclamations et du nom de “la Longue Carabine”. Puis il jeta son fardeau sur la pile qu'avait élevée Duncan, ce qui boucha le jour qui y était pratiqué. Son exemple fut suivi par les autres qui entassèrent de la sorte tout le sassafras, ajoutant ainsi sans le savoir à la sécurité de ceux qu'ils cherchaient. L'avantage de cette barrière était dans sa faiblesse même, car au milieu de la confusion générale il ne pouvait venir à l'idée des sauvages de remuer un monceau de broussailles élevé de leurs propres mains.
Les couvertures ayant cédé à la pression extérieure, et les branches s'étant affaissées au point de former une masse compacte, Duncan commença à respirer librement. D'un pas léger et le coeur plus léger encore, il revint se poster au centre de la grotte, d'où il pouvait voir l'issue qui donnait sur la rivière. Sur ces entrefaites, les Indiens, ayant l'air de se raviser, sortirent tous ensemble du passage, et on les entendit parcourir l'île et se diriger vers le point d'où ils étaient d'abord venus. Un hurlement de deuil indiqua qu'ils étaient de nouveau rassemblés autour des cadavres de leurs compagnons.
Duncan alors se hasarda à jeter les yeux sur les jeunes filles; car, au moment le plus critique, il avait appréhendé que l'inquiétude peinte sur son front ne contribuât à redoubler les alarmes d'êtres trop impressionnables pour soutenir un pareil choc.
“Ils sont partis, Cora,” dit-il à voix basse. “Alice, ils sont retournés à l'endroit du débarquement; nous sommes sauvés. Remercions le ciel qui nous a soustraits à la fureur d'impitoyables ennemis!
-Ah! que Dieu en soit loué!” dit Alice en s'agenouillant sur le roc avec un sentiment de gratitude fervente. “Ce Dieu bon qui a épargné des larmes à un père en cheveux blancs, qui a conservé les jours de ceux qui me sont si chers…”
Heyward et Cora, quoique plus maîtres d'eux-mêmes, ne purent assister, sans être vivement émus, à cet élan de sensibilité involontaire. Jamais, aux yeux du major, la piété n'avait revêtu des formes aussi attrayantes que celles que lui prêtaient les charmes et la jeunesse d'Alice; dans ses yeux brillait le feu de la reconnaissance; l'incarnat de la beauté animait ses joues, et sa physionomie ingénue laissait voir que son âme allait s'épancher toute dans sa prière.
A peine ses lèvres venaient-elles de s'ouvrir que la parole s'y arrêta, glacée par un frisson subit. Son visage prit les teintes d'une pâleur mortelle; ses yeux humides semblèrent tout à coup pétrifiés; un sentiment d'horreur les rendit durs et fixes, les mains qu'elle élevait vers le ciel s'abaissèrent devant elle en ligne horizontale, montrant quelque chose avec une agitation convulsive. Heyward tourna la tête dans cette direction, et, par-dessus le rebord de l'ouverture pratiquée sur la rivière, il aperçut la figure du guide qui l'avait trahi, le Renard Subtil.
Dans cet instant d'horrible surprise, la présence d'esprit de Duncan ne l'abandonna pas. Il vit à l'air incertain de l'Indien que ses yeux, accoutumés au grand jour, n'avaient pu encore distinguer les objets à la lueur sombre qui régnait dans les profondeurs de la grotte; il pensait à se retirer avec les jeunes filles dans un renfoncement du rocher où leurs personnes se confondraient avec l'obscurité, mais l'expression qui tout à coup brilla sur la physionomie de l'Indien lui apprit qu'il était trop tard, et qu'on les avait découverts.
Voir triompher l'abominable traître, c'en était trop pour la fierté du major: ne prenant conseil que de son ressentiment, il dirigea son pistolet contre l'Indien et fit feu. L'explosion retentit dans la caverne comme l'éruption d'un volcan, et lorsque le courant d'air qui venait du ravin eut dissipé la fumée, le traître avait disparu. Courant à l'ouverture, Heyward l'aperçut s'enfuyant comme une ombre le long du rocher par un rebord bas et étroit qui bientôt le déroba à sa vue.
Parmi les sauvages, un profond silence succéda à cette détonation, qui leur sembla sortir des entrailles de la terre; mais sitôt que le Renard, élevant la voix, eut poussé un cri significatif et prolongé, tous les guerriers y répondirent par des vociférations. L'île se remplit de nouvelles clameurs, et avant que Duncan eût le temps de se remettre, la faible barrière de feuillage fut abattue, la grotte envahie par ses deux issues, et ceux qui s'y trouvaient furent entraînés sur la plate-forme, où ils se virent entourés de toute la troupe des Hurons triomphants.30 décembre 2008 à 19h16 #148476Chapitre 10
“Nous nous lèverons tard, mais ce n'est pas merveille
Après avoir, la nuit, prolongé notre veille.”
Shakespeare, “le Songe d'une nuit d'été.”Dès qu'il fut revenu du premier choc que lui avait fait éprouver cette soudaine catastrophe, Heyward commença à faire ses observations sur les façons et la conduite de ses vainqueurs.
Contrairement à leurs habitudes, les naturels, au lieu d'abuser de la victoire, avaient respecté non seulement la personne des deux soeurs, mais même la sienne. Les riches ornements de son uniforme avaient, il est vrai, attiré l'attention des sauvages, et plusieurs d'entre eux y avaient porté la main avec l'ardent désir de s'en emparer; mais, avant tout acte de violence, un ordre impérieux du chef eut le pouvoir de les arrêter sur cette pente, et dès lors Heyward fut convaincu qu'on les réservait pour quelque fin d'une haute importance.
Pendant que les guerriers les plus jeunes manifestaient ainsi leur vanité, les plus expérimentés continuaient leurs recherches dans les deux cavernes avec une ardeur qui dénotait combien la capture qu'ils venaient de faire était loin de leur suffire. Dans l'impuissance de découvrir de nouvelles victimes, ils se rapprochèrent des prisonniers en prononçant le nom de la Longue Carabine d'un ton sur lequel il n'était pas possible de se tromper. Duncan affectait de ne pas comprendre le sens de leurs questions violentes; quant à David, son ignorance du français le dispensait de recourir à cet artifice. Enfin, fatigué de leurs importunités et craignant d'irriter ses vainqueurs par un mutisme trop opiniâtre, le major chercha des yeux Magua, afin qu'il pût lui transmettre ces questions multipliées, qui à chaque instant devenaient plus menaçantes.
La conduite de ce sauvage formait un contraste frappant avec celle de ses compagnons. Tandis que les autres s'occupaient exclusivement de satisfaire leur passion enfantine pour la parure, en pillant jusqu'aux misérables effets du chasseur, ou qu'avec des cris de haine, ils étaient en quête de leur propriétaire, le Renard se tenait à quelque distance des prisonniers, et l'on pouvait juger, à son air satisfait, que lui, du moins, il avait atteint le but principal de sa trahison. Quand les yeux d'Heyward rencontrèrent le regard sinistre, quoique tranquille, de son ancien guide, il les détourna d'abord avec horreur. Cependant, surmontant sa répugnance, il lui adressa la parole.
“Le Renard Subtil est un véritable guerrier,” dit-il. “Refusera-t-il d'apprendre à un ennemi désarmé ce que lui demandent ses vainqueurs?
-Ils veulent savoir où est le chasseur qui connaît tous les sentiers de la forêt,” répondit Magua en mauvais anglais; et en même temps il posait la main, avec un sourire féroce, sur les feuilles qui bandaient son épaule blessée. “Je parle de la Longue Carabine! Son fusil est bon et son coup d'oeil est sûr; mais, comme le petit fusil du chef blanc, il ne peut rien contre la vie du Renard Subtil.
-Le Renard est trop brave pour se rappeler les blessures qu'il a reçues à la guerre, ou les mains qui les lui ont faites.
-Etait-ce la guerre, quand l'Indien fatigué se reposait au pied de l'arbre à sucre pour manger son grain? Qui avait rempli les broussailles d'ennemis rampants? qui a tiré le couteau? qui avait la paix sur la langue et le sang dans le coeur? Magua avait-il dit que sa hache était hors de terre et que sa main l'en avait retirée?”
Comme Heyward n'osait rétorquer l'argument de son accusateur, en lui rappelant sa trahison, et qu'il dédaignait de désarmer son ressentiment par des paroles d'excuse, il garda le silence.
Magua parut également disposé à terminer là la controverse, ainsi que toute espèce de communication, et reprit contre le rocher l'attitude indifférente dont il s'était un instant départi. Mais le cri “la Longue Carabine!” recommença de plus belle, dès que les sauvages impatients s'aperçurent que l'entretien avait cessé.
“Tu l'entends,” reprit Magua d'un air de nonchalance; “les Hurons exigent la vie de la Longue Carabine, sinon ils s'en prendront à ceux qui le cachent.
-Il est parti, et à cette heure il est hors d'atteinte.”
Le Renard sourit avec un froid mépris.
“Quand l'homme blanc meurt,” répliquant-il, “il se croit en paix; mais les hommes rouges savent le moyen de torturer jusqu'aux ombres de leurs ennemis. Où est son corps? Que les Hurons voient sa chevelure!
-Il n'est pas mort, te dis-je; il s'est échappé.
-Est-il un oiseau pour déployer ses ailes?” dit Magua incrédule. “Est-il un poisson qui puisse nager sans voir le soleil? Le chef blanc lit dans ses livres et s'imagine que les Hurons manquent de sens.
-Sans être un poisson, celui que vous appelez la Longue Carabine sait nager; il s'est laissé aller au courant quand toute sa poudre a été brûlée, et qu'il y avait un nuage sur les yeux des Hurons.
-Et pourquoi le chef blanc ne l'a-t-il pas suivi? Est-il une pierre qui va au fond de l'eau, ou sa chevelure lui brûle-t-elle la tête?
-Demande à celui d'entre vous qui est tombé dans la cataracte s'il vivait encore, il vous apprendrait si je suis de pierre,” dit le jeune homme irrité, et employant dans sa colère le langage ampoulé qui ne manquait jamais de plaire aux Indiens. “L'homme blanc pense qu'il n'appartient qu'aux lâches d'abandonner leurs femmes.”
Magua grommela entre ses dents quelques mots inintelligibles, puis il reprit tout haut:
“Et les Delawares? savent-ils nager aussi bien que ramper dans la brousse? Où est le Grand Serpent?”
Duncan vit, par l'emploi de ces dénominations canadiennes, que ses anciens compagnons étaient beaucoup mieux connus de ses ennemis que de lui-même; aussi répondit-il avec hésitation:
“Il a également pris le chemin de la rivière.
-Le Cerf Agile, non plus, n'est pas ici.
-Le Cerf Agile?” répéta le major, heureux de ce prétexte pour gagner du temps. “J'ignore de qui tu veux parler.
-Uncas,” reprit Magua, en prononçant ce nom Delaware avec plus de difficulté encore que les mots anglais. “Bounding Elk” ou Cerf Agile est le nom que l'homme blanc a donné au jeune Mohican.
-Il y a entre nous une confusion de mots, Renard,” dit Duncan dans l'espoir de provoquer une discussion. “En français, “deer” signifie daim, et “stag” cerf; le mot élan est celui que les Français emploient pour désigner “l'elk” des Anglais.
-Oui,” murmura l'Indien dans sa langue naturelle, “les Visages Pâles sont des femmes babillardes: ils ont deux mots pour chaque chose, tandis qu'un Peau-Rouge explique tout par l'accent de la voix.”
Alors, reprenant l'usage de l'anglais, il continua, en se conformant toujours à la nomenclature imparfaite de sa province:
“Le daim est léger, mais faible; le cerf est agile, mais fort; et le fils du Grand Serpent est le Cerf Agile. A-t-il sauté de la rivière dans les bois?
-Si c'est du jeune Delaware que tu parles, il s'est enfui de la même manière que les deux autres.”
Comme il n'y avait rien d'improbable pour un Indien dans ce genre d'évasion, Magua admit la vérité de ce que lui disait Duncan, avec une facilité qui prouvait le peu de valeur qu'il attachait à la capture de ces trois individus. A cet égard ses compagnons pensaient différemment.
Les Hurons avaient attendu avec une patience caractéristique, et dans un silence profond, le résultat de cette conversation. Quand Heyward eut cessé de parler, tous les yeux se portèrent sur Magua, comme pour lui demander le sens de ce qui avait été dit. Leur interprète, montrant du doigt la rivière, leur expliqua tout, plus par des gestes que par des paroles.
Après cette brève communication, les sauvages poussèrent un effroyable hurlement, indice de la déception qu'ils éprouvaient: les uns coururent au bord de l'eau, battant l'air avec des gestes frénétiques; d'autres crachaient sur le fleuve comme pour le punir de sa prétendue trahison en les privant des droits légitimes de leur victoire. Quelques-uns, et ceux-là étaient des plus redoutables, jetèrent sur les captifs restés en leur pouvoir des regards sanguinaires où la cruauté n'était tempérée que par l'habitude de se maîtriser. Il y en eut un qui s'élançant auprès d'Alice, enroula d'une main la chevelure qu'elle portait flottante, et agita de l'autre un couteau autour de sa tête, comme pour indiquer la manière horrible dont cette magnifique parure allait lui être enlevée. Notre jeune officier tenta de voler au secours de la jeune fille; mais on lui avait lié les bras, et au premier mouvement qu'il fit, il sentit sur son épaule la dure étreinte du chef de la troupe. Convaincu de l'impuissance de ses efforts, il se soumit à sa destinée, et se borna à adresser à ses deux compagnes des paroles d'encouragement, leur donnant à entendre que chez les Indiens la menace allait toujours plus loin que l'action.
Si Duncan cherchait à consoler les deux soeurs et à calmer leur épouvante, il n'était pas assez insensé pour se faire illusion à lui-même. Il savait fort bien que l'autorité d'un chef indigène était peu respectée, et qu'elle s'appuyait plus souvent sur la force corporelle que sur la supériorité morale. Le danger devait donc se calculer en proportion du nombre des créatures barbares qui les entouraient. Il était à craindre à chaque instant que l'ordre le plus impérieux de celui qu'ils paraissaient reconnaître pour chef ne fût enfreint par le premier furieux à qui l'envie aurait pu venir de sacrifier une victime aux mânes d'un ami ou d'un parent. Tout en conservant une apparence extérieure de calme et de fermeté, il sentait son coeur battre avec force chaque fois qu'un des Indiens s'approchait des soeurs sans défense, ou fixait seulement des regards farouches sur des êtres si peu capables de résister à la violence.
Toutefois ses terreurs eurent un moment de répit en voyant le chef appeler ses guerriers autour de lui pour tenir conseil. La délibération fut courte, et à en juger par le silence du plus grand nombre, la décision fut unanime: le peu d'orateurs qui prirent la parole étendaient fréquemment la main dans la direction du camp de Webb, ce qui semblait indiquer qu'ils craignaient de ce côté l'approche de quelque danger. Cette considération hâta probablement leur résolution et accéléra les mouvements qui en furent la suite.
Pendant la conférence, Heyward, soulagé de ses plus grandes craintes, eut le loisir d'admirer la manière prudente dont les Hurons avaient opéré leur débarquement, même après la fin des hostilités.
Ainsi qu'on l'a vu, le noyau de l'île était un rocher nu, sans autre moyen d'y aborder que quelques souches flottantes. Ils avaient choisi ce point pour y faire leur descente, et à cet effet transporté le canot à travers bois en remontant le fleuve jusqu'au-dessus de la cataracte. Après avoir déposé leurs armes dans l'embarcation, une douzaine d'hommes s'appuyant sur ses rebords suivaient à la nage, tandis que deux des plus habiles la dirigeaient en se plaçant de façon à ne point perdre de vue le passage dangereux. A la faveur de cet arrangement, ils avaient gagné la pointe de l'île au même endroit qui avait été si fatal à leurs devanciers, mais avec l'avantage du nombre et la possession d'armes à feu. Il n'y avait pas lieu de douter qu'ils n'eussent agi de la sorte pour débarquer; car Duncan les vit retirer le canot de la pointe du rocher, et le placer dans cette partie de la rivière qui avoisinait l'issue de la grotte extérieure.
Aussitôt le changement effectué, le chef fit signe aux prisonniers de descendre et d'entrer dans la barque.
La résistance était impossible et toute remontrance inutile. En conséquence, Heyward donna l'exemple de la soumission en marchant le premier vers le canot, où il fut bientôt placé avec les soeurs et David qui n'était pas encore revenu de sa stupéfaction. Bien que les Hurons ignorassent où se trouvaient les écueils et les bas-fonds du fleuve, ainsi que la direction des divers courants, néanmoins les signes ordinaires de ce genre de navigation leur étaient trop familiers pour qu'ils commissent aucune erreur grave. Quand le pilote choisi eut pris place, toute la troupe plongea dans la rivière, le frêle esquif effleura la surface du courant, et au bout de quelques minutes les prisonniers abordèrent sur la rive méridionale, presque en face de l'endroit où ils étaient arrivés la veille.
Là, on tint une autre consultation, qui fut courte mais vive, et pendant laquelle les chevaux, dont les hennissements de terreur avaient contribué à faire découvrir leurs maîtres, furent amenés du lieu où on les avait entravés. La troupe alors se divisa: le chef à la haute taille monta le cheval du major et, suivi de la plupart de ses gens, traversa la rivière à gué et disparut dans les bois, laissant les prisonniers sous la garde de six sauvages, à la tête desquels était le Renard Subtil. Duncan observa ces dispositions avec un redoublement d'inquiétude.
La modération des Indiens, si peu d'accord avec leur conduite habituelle, lui avait donné à croire qu'on voulait simplement les livrer à Montcalm. La pensée de ceux qui souffrent s'endort rarement, et l'imagination n'est jamais plus active que lorsqu'elle est stimulée par la moindre lueur d'espérance. Aussi Duncan avait-il pensé qu'on chercherait à tirer parti des sentiments paternels de Munro pour l'amener à trahir son devoir de sujet fidèle; car, bien que le général français jouît d'un renom mérité de hardiesse et de bravoure, il passait pour exceller dans ces expédients politiques qui ne respectent pas toujours les obligations strictes de la morale, et qui déshonoraient si fréquemment la diplomatie européenne de cette époque.
Ces conjectures ingénieuses furent détruites par la conduite des Hurons. Le chef et le gros de la troupe avaient pris la route de l'Horican, et l'unique chance qui dès lors restait aux prisonniers fut d'être retenus dans une captivité indéfinie par leurs farouches vainqueurs.
Désireux de connaître leur sort, et voulant, en cette circonstance critique, essayer le pouvoir de l'argent, Heyward mit de côté la répugnance qu'il éprouvait à parler à Magua. S'adressant donc à celui qui naguère était son guide, et qui maintenant affectait les allures d'un homme qui dirige et commande, il lui dit d'un ton aussi amical et confiant qu'il lui fut possible:
“Je désirerais dire à Magua quelque chose qu'un grand chef doit seul entendre.
-Parle,” répondit celui-ci, qui le toisa d'un air méprisant. “Les arbres n'ont point d'oreilles.
-Mais les Hurons ne sont pas sourds, et ce qui convient aux premiers guerriers d'une nation rendrait ivres les jeunes hommes. Si Magua ne veut pas écouter, l'officier du roi saura se taire.”
D'un air indifférent, le sauvage adressa quelques mots à ses compagnons, qui s'occupaient gauchement à harnacher les chevaux destinés aux deux soeurs; puis, se mettant à l'écart, il fit à Heyward un signe discret pour l'engager à le suivre.
“Parle maintenant,” lui dit-il. “Voyons si tes paroles sont telles que Magua puisse les entendre.
-Le Renard Subtil s'est montré digne du nom honorable que ses pères canadiens lui ont donné,” commença le major. “Je reconnais sa sagesse et tout ce qu'il a fait pour nous, et je m'en souviendrai quand viendra l'heure de la récompense. Oui, certes, le Renard a prouvé non seulement qu'il est un grand chef dans le conseil, mais encore qu'il sait l'art de tromper ses ennemis.
-Vraiment!” dit froidement l'Indien. “Qu'a donc fait le Renard?
-Eh quoi? n'a-t-il pas vu que les bois étaient infestés de rôdeurs ennemis, et que le serpent ne pouvait pas glisser inaperçu au milieu d'eux? Alors, n'a-t-il pas perdu sa route pour tromper les yeux des Hurons? n'a-t-il pas fait semblant de rejoindre sa tribu qui l'avait maltraité et chassé comme un chien de ses wigwams? Et quand nous nous sommes aperçus de son dessein, ne l'avons-nous pas secondé en usant de dissimulation, afin de faire croire aux Hurons que l'homme blanc prenait son ami pour un ennemi? Tout cela n'est-il pas vrai? Et quand par sa sagesse, le Subtil a eu fermé les yeux et bouché les oreilles des siens, n'ont-ils pas oublié qu'ils l'avaient maltraité et forcé de fuir chez les Mohawks? Et ne l'ont-ils pas laissé avec leurs prisonniers sur la rive méridionale du fleuve, tandis qu'eux-mêmes, ils se sont sottement dirigés vers le nord? L'intention du Renard n'est-elle pas de revenir sur ses pas, comme un vrai renard, et de ramener à leur père les filles du riche Ecossais à la tête blanche? Oui, oui, Magua, j'ai vu tout cela, et déjà je me suis demandé comment récompenser tant de sagesse et de fidélité. D'abord le chef du fort William-Henry donnera ce que doit donner un grand chef pour un tel service. La médaille de Magua ne sera plus d'étain, mais d'or battu; sa corne regorgera de poudre; les dollars abonderont dans sa bourse comme les cailloux sur le bord de l'Horican; et les daims lui lécheront les mains, car ils sauront qu'ils tenteraient vainement de fuir devant la carabine qu'on lui donnera. Pour moi, comment pourrai-je surpasser en générosité la reconnaissance de l'Ecossais? Je l'ignore, mais je… oui, je…”
Voyant son tentateur hésiter, parce qu'il voulait mettre le comble à ses promesses par l'espoir de quelque don sans prix aux yeux d'un sauvage, Magua vint à la rescousse, en disant:
“Que donnera le jeune chef venu des lieux où se lève le soleil?
-Il fera couler devant le wigwam de Magua,” répondit Heyward, “l'eau de feu des Iles du lac salé, en quantité aussi grande que les eaux de l'Hudson, jusqu'à ce que le coeur de l'Indien devienne plus léger que les plumes de l'oiseau-mouche, et son haleine plus douce que le parfum du chèvrefeuille sauvage.”
Le Renard avait écouté dans un profond silence ce discours insinuant. Quand le major avait parlé de l'artifice qu'il supposait avoir été employé par l'Indien envers sa propre nation, ses traits s'étaient voilés d'une expression de gravité prudente. Lorsqu'il avait fait allusion à l'injure que le Huron avait reçue des siens, il surprit dans les yeux de Magua un éclair de férocité si indomptable qu'il crut, pour le coup, avoir touché la corde sensible; enfin, cette partie de sa harangue, où il s'était efforcé d'exciter la soif de l'or et de la vengeance avait conquis de la part de son auditeur une attention particulière. La question du Renard avait été faite sans colère et avec toute la gravité indienne, et la réponse, qui était habile, reçue le plus sérieusement du monde.
Le Huron réfléchit un moment, et, portant la main sur les grossiers bandages de sa blessure, il s'écria avec énergie:
“Les amis font-ils de pareilles marques?
-Crois-tu que la Longue Carabine se contenterait d'infliger à un ennemi une blessure si légère?
-Les Delawares rampent-ils sur ceux qu'ils aiment comme des serpents qui s'enroulent avant de mordre?
-Le Grand Serpent se serait-il laissé entendre par des oreilles qu'il aurait voulu rendre sourdes?
-Est-ce que l'homme blanc brûle sa poudre à la face de ses frères?
-Manque-t-il jamais son coup s'il a l'intention de tuer?”
Cet échange de phrases sentencieuses eut lieu rapidement, et fut suivi d'un long intervalle de silence. Duncan crut que l'Indien chancelait, et, afin de compléter sa victoire, il allait recommencer l'énumération des récompenses qu'il lui destinait, quand celui-ci l'arrêta d'un geste expressif.
“Assez!” dit-il. “Le Renard est un chef sage, et on verra ce qu'il jugera convenable de faire. Va, et que ta bouche soit close… Quand Magua parlera, il sera temps de répondre.”
Heyward, s'apercevant que les yeux du sauvage se fixaient avec inquiétude sur les hommes de sa troupe, s'éloigna aussitôt, de crainte d'avoir l'air d'entretenir avec leur chef des intelligences suspectes. Magua s'approcha des chevaux, et affecta de se montrer satisfait des soins qu'on avait pris pour les équiper. Il fit signe au major d'aider les deux soeurs à monter en selle, car il ne s'abaissait à s'exprimer en anglais que dans des occasions sérieuses.
Il n'y avait plus de prétexte plausible à différer le départ, et Duncan, bien à contre-coeur, fut obligé de se soumettre. En s'acquittant de son office, il fit part, à voix basse, de ses espérances nouvelles aux jeunes filles qui, tremblant de rencontrer les regards farouches de leurs gardiens, osaient à peine lever la tête. La jument de David avait été emmenée par le gros de la troupe, de sorte que son maître se vit contraint d'aller à pied. Duncan ne regretta point d'en être réduit à la même nécessité, qui lui fournissait un motif de retarder la marche; en outre, il comptait sur le fort Edouard et tournait souvent les yeux de ce côté, dans l'espoir de saisir, dans cette partie de la forêt, quelques bruits précurseurs de l'approche d'un prompt secours.
Quand tout fut prêt, Magua donna le signal du départ, et se mit à la tête du convoi pour le conduire en personne. Venait ensuite David, qui, à mesure qu'il ressentait moins les suites de sa blessure, arrivait à comprendre sa véritable situation. Après lui chevauchaient les deux soeurs, escortées du fidèle major; les Indiens étaient en flanc et en arrière, surveillant tout avec une vigilance qui semblait ne jamais se lasser.
Ils s'avancèrent ainsi au milieu d'un silence interrompu seulement par les paroles d'encouragement qu'Heyward adressait aux dames, et par les exclamations de David, pieux témoignage de sa résignation aux décrets de la Providence. Ils marchaient vers le sud, et dans une direction presque opposée à la route de William-Henry. Malgré cette conformité à la détermination primitive de ses vainqueurs, Duncan ne pouvait supposer que Magua résistât à la tentation des offres qu'il lui avait faites, et il n'ignorait pas que le chemin le plus détourné en apparence mène toujours droit au but l'Indien qui se croit forcé d'user d'artifice.
Cependant le temps s'écoulait; on continuait d'avancer péniblement à travers des bois sans limites, et rien n'annonçait encore le terme du voyage. Heyward suivait des yeux le cours du soleil, qui était à son midi et dorait la cime des grands arbres; il soupirait après le moment où la politique de Magua changerait de route pour en prendre une plus favorable à ses espérances. Quelquefois il s'imaginait que le cauteleux sauvage, désespérant d'échapper aux éclaireurs de l'armée française, se dirigeait vers un établissement de la frontière, où un officier distingué de la couronne, qui jouissait des bonnes grâces des Six Nations, possédait de vastes domaines et faisait sa résidence habituelle. Etre remis entre les mains de sir William Johnson lui paraissait une alternative préférable à celle d'être conduit dans les déserts du Canada; mais pour cela il fallait traverser une grande étendue de forêts, et chaque pas l'éloignait de plus en plus du théâtre de la guerre, et par conséquent du poste où l'appelaient l'honneur et le devoir.
Cora seule n'avait pas oublié la recommandation qu'Oeil de Faucon leur avait faite en les quittant; et, chaque fois que l'occasion s'en présentait, elle étendait le bras pour briser la tige qui venait sous ses doigts; mais la vigilance des Indiens rendait cet acte de précaution aussi difficile que dangereux. Souvent il lui fallait renoncer à son projet en rencontrant le regard défiant d'un de ses gardiens, et, afin d'écarter leurs soupçons, elle feignait une alarme qu'elle n'éprouvait pas, comme de simuler avec le bras étendu des gestes de terreur. Une fois pourtant, une seule fois, elle réussit à briser la branche d'un grand sumac, et, par une inspiration soudaine, laissa tomber un de ses gants. Cet indice, destiné à ceux qui pourraient la suivre, fut remarqué par un des Hurons: il ramassa le gant, et acheva de casser les branches qui restaient à l'arbre, de manière à faire croire que le dégât provenait de quelque bête fauve; puis il porta la main à son tomahawk, avec un regard tellement significatif, qu'il mit entièrement fin à ces traces furtives de leur passage. Les chevaux laissaient, il est vrai, sur la terre l'empreinte de leurs sabots; mais comme chaque troupe d'Indiens en avait emmené en nombre égal, cette circonstance était pour dérouter quiconque aurait entrepris de secourir les prisonniers.
Vingt fois Heyward fut sur le point d'aborder Magua et de lui faire des représentations; il était retenu par la sombre réserve du sauvage. Durant tout le temps il se retourna à peine et ne desserra pas les dents. N'ayant que le soleil pour guide, et à l'aide seulement des points de repère connus de la sagacité des Indiens, il allait droit son chemin à travers des forêts de pins, des vallons fertiles, des torrents, des ruisseaux et des collines; il semblait obéir à un instinct infaillible, et sa marche était aussi sûre et directe que le vol de l'oiseau. Il ne montrait jamais d'hésitation: que le sentier fût nu et bien battu, qu'il fût indiqué par places ou totalement effacé, il n'avançait ni moins vite ni d'un pas moins assuré. La fatigue même ne semblait pas avoir de prise sur lui. En foulant un sol couvert de détritus et de feuilles pourries, si les voyageurs levaient les yeux, ils apercevaient en avant sa noire silhouette se dessiner à travers les arbres, marchant le regard droit, et la tête haute, surmontée d'une plume légère sans cesse agitée par la rapidité de ses mouvements.
Après avoir traversé une vallée basse, dans laquelle serpentait un ruisseau, Magua se mit à gravir une colline si raide que les deux soeurs, incapables de le suivre, furent obligées de descendre de cheval. Arrivée au sommet, la troupe se trouva sur une plate-forme, où croissaient quelques bouquets d'arbres, à l'ombre desquels Magua avait déjà étendu sa sinistre personne pour y goûter un repos dont tout le monde avait le plus grand besoin.30 décembre 2008 à 19h18 #148477Chapitre 11
“Lui pardonner, jamais! Maudite soit plutôt ma tribu!”
Shakespeare, “le Marchand de Venise.”Magua avait choisi pour la halte une de ces collines escarpées, en forme de pyramide, et semblables à des élévations artificielles, qu'on rencontre si fréquemment dans les vallées des Etats-Unis.
Cette espèce de tumulus était haut et en pente rapide; le sommet, comme d'habitude, en était aplati, et l'un des versants plus irrégulier qu'on ne les voit en général. Il n'avait pour un lieu de repos d'autre avantage apparent que son escarpement et sa forme, qui rendaient la défense facile et la surprise presque impossible. Comme Heyward ne comptait guère sur une délivrance que le temps et la distance rendaient de plus en plus problématique, il regardait ces petites circonstances d'un oeil indifférent, s'occupant uniquement de ses compagnes et cherchant à les consoler.
On laissa les chevaux paître la rare verdure de cette colline, et ce qui restait de provisions de bouche fut étalé devant les prisonniers, assis à l'ombre d'un bouleau qui étendait sa ramure en éventail au-dessus de leurs têtes.
Malgré la rapidité du voyage, un des Indiens avait trouvé l'occasion de tuer à coups de flèches un faon égaré, et avait porté patiemment l'animal sur ses épaules jusqu'au lieu de la halte. Sans le secours de l'art culinaire, il se gorgea aussitôt de cette nourriture, d'une digestion facile, et ses compagnons en firent autant, à l'exception du Renard Subtil qui, demeuré seul à l'écart, paraissait plongé dans de sérieuses réflexions.
Cette abstinence, si remarquable chez un Indien, attira l'attention d'Heyward. Persuadé que le Huron méditait un moyen d'éluder la vigilance des naturels afin d'obtenir la récompense promise; désirant en outre aider de ses conseils les plans qu'il pourrait former, et ajouter encore à la force de la tentation, il se leva, et tout en paraissant errer au hasard, s'arrêta près de l'endroit où le guide était assis.
“Magua n'a-t-il pas eu assez longtemps le soleil en face pour n'avoir plus rien à craindre des Canadiens?” lui demanda-t-il comme s'ils étaient parfaitement d'accord. “Le chef de William-Henry ne sera-t-il pas plus satisfait de revoir ses filles avant qu'une autre nuit ait endurci son coeur contre leur perte et l'ait rendu moins libéral dans ses dons?
-Matin ou soir,” riposta froidement l'Indien, “les Visages Pâles en aiment-ils moins leurs enfants?
-Non, certes,” reprit Heyward, se hâtant de réparer l'erreur qu'il appréhendait d'avoir commise. “L'homme blanc peut oublier, et oublie souvent en effet, les tombeaux de ses pères; il cesse quelquefois de se rappeler ceux qu'il devrait aimer et qu'il a promis d'aimer toujours; mais la tendresse d'un père pour son enfant ne s'éteint jamais qu'avec lui.
-Le coeur du chef à tête blanche est-il donc si tendre, et pensera-t-il aux enfants que ses femmes lui ont donnés? Il est bien dur pour ses guerriers, et ses yeux sont de pierre.
-Les oisifs et les méchants se plaignent de sa sévérité, mais il est juste et humain pour ceux qui se conduisent en braves. J'ai connu beaucoup de parents affectueux, mais jamais un père plus dévoué. Tu as vu la Tête Blanche au milieu de ses guerriers, Magua, mais moi j'ai vu ses yeux se remplir de larmes en parlant des enfants qui sont maintenant en ton pouvoir.”
Duncan s'interrompit, car il ne savait comment interpréter l'expression singulière qui contracta les traits de l'Indien attentif. D'abord, on eût dit qu'il éprouvait un sentiment de joie avide à l'idée de la récompense promise, dont l'amour paternel devait lui assurer la possession; puis sa joie revêtit un caractère de férocité telle, qu'il était impossible de ne pas appréhender qu'elle eût sa source dans quelque passion plus sinistre que la cupidité.
“Va,” dit le Huron, en réprimant sur-le-champ toute marque extérieure d'émotion, “va dire à la fille aux cheveux noirs que Magua l'attend pour lui parler. Le père se souviendra de ce que l'enfant aura promis.”
Duncan vit dans ces paroles le désir d'avoir une sécurité de plus pour la récompense stipulée; il s'éloigna à regret, retourna près du bouleau, sous lequel les soeurs se délassaient de leurs fatigues, et transmit à Cora le message de leur guide.
“Vous savez quels sont les appétits d'un Indien,” lui dit-il en la conduisant vers l'endroit où elle était attendue; “n'épargnez pas les offres de poudre et de couvertures. Cependant les gens de sa sorte préfèrent à tout les liqueurs spiritueuses; il ne serait pas mal non plus d'y ajouter quelque don de votre main, avec cette grâce qui vous est si naturelle. Ne perdez pas ceci de vue, Cora: de l'adresse et de la présence d'esprit que vous saurez mettre en oeuvre vont dépendre jusqu'à un certain point votre vie et celle d'Alice.
-Et la vôtre, Heyward?
-La mienne est peu de chose; elle appartient déjà à mon roi et au premier ennemi qui pourra la prendre. Je n'ai point de père qui regrette mon absence, et bien peu d'amis pour pleurer une mort que j'ai recherchée comme un bonheur avec toute l'ardeur de la jeunesse. Mais, chut! nous voici arrivés… Magua, la personne à laquelle tu désires parler est devant toi.”
L'Indien se leva lentement, et demeura quelque temps silencieux et immobile; puis il fit signe à Heyward de s'éloigner.
“Quand le Huron parle à des femmes,” dit-il froidement, “sa tribu se bouche les oreilles.”
Duncan hésitant à obéir, Cora lui dit avec un calme sourire
“Il faut quitter la place; la délicatesse vous en fait un devoir. Allez retrouver Alice, et faites en sorte que ce nouveau rayon d'espoir lui rende le courage.”
Elle attendit qu'il fût parti; alors se tournant vers Magua avec toute la dignité de son sexe et dans l'attitude et dans la voix, elle ajouta:
“Que veut dire le Renard à la fille de Munro?
-Ecoute,” répondit l'Indien, et, sans doute pour commander plus fortement son attention, il lui saisit le bras, étreinte passagère dont elle se dégagea par un mouvement ferme et calme à la fois. “Magua était un chef et un guerrier parmi les Hurons rouges des lacs; il avait vu les soleils de vingt étés fondre dans les rivières les neiges de vingt hivers avant de rencontrer un Visage Pâle, et Magua était heureux. Alors ses pères du Canada vinrent dans les forêts, et lui apprirent à boire l'eau de feu, et il devint un vaurien. Les Hurons le chassèrent loin des tombeaux de ses pères, comme ils auraient chassé un bison. Il erra le long des lacs, jusqu'à ce qu'il arrivât à la ville du canon. Là il vivait de chasse et de pêche, mais on le repoussa encore dans les bois, au milieu de ses ennemis. Le chef qui était né Huron devint enfin un guerrier parmi les Mohawks.”
Il s'arrêta pour réprimer les passions dont la flamme brûlante se réveillait en lui au souvenir de ses prétendues injures.
“J'avais,” dit Cora, “quelque connaissance de cette histoire.
-Etait-ce la faute du Renard,” reprit-il, “s'il n'avait pas une tête de rocher? Qui lui a versé l'eau de feu? Qui a fait de lui un misérable? C'est un Visage Pâle, l'homme de ta couleur.
-Et moi, est-ce ma faute, s'il existe des êtres sans principes dont la couleur ressemble à la mienne? Dois-je répondre pour eux?
-Non, Magua est un homme et non pas un fou; les gens qui te ressemblent n'ouvrent jamais leurs lèvres au liquide brûlant. Le Grand Esprit t'a donné la sagesse en partage.
-Que puis-je donc avoir de commun avec tes malheurs, pour ne pas dire tes fautes?
-Ecoute encore. Quand les Français et les Anglais déterrèrent la hache, le Renard prit son poste de guerre dans les rangs des Mohawks et marcha contre sa propre nation. Les Visages Pâles ont repoussé les Peaux-Rouges de leur terrain de chasse, et si maintenant ceux-ci combattent entre eux, c'est un homme blanc qui les commande. A notre tête était ton père, le vieux chef de l'Horican. Il disait aux Mohawks: Faites ceci et cela, et on lui obéissait. Il établit par une loi que, si un Indien buvait de l'eau de feu et entrait ensuite dans les wigwams de toile de ses guerriers, il ne serait pas oublié. Magua eut la folie d'ouvrir la bouche, et la liqueur brûlante l'entraîna dans la cabane de Munro. Que fit la Tête Blanche? Que sa fille le dise.
-Il tint parole, et rendit justice en punissant le coupable.
-Justice!” répéta l'Indien, en jetant sur l'intrépide Cora un regard oblique où se peignait la soif des représailles. “Est-ce juste de faire le mal et d'en punir les autres? Magua n'était pas dans son bon sens; c'est l'eau de feu qui avait parlé et agi à sa place; mais Munro refusa de le croire. En présence de tous les guerriers au visage pâle, le chef huron fut saisi, attaché au poteau et battu de verges comme un chien.”
Force fut à Cora de garder le silence, dans l'impuissance où elle se trouvait de rendre excusable aux yeux d'un sauvage cet acte d'une discipline peut-être trop rigoureuse.
“Regarde,” continua Magua, en écartant le léger tissu de calicot qui recouvrait à demi sa poitrine tatouée. “Voici des cicatrices faites par des couteaux et des balles; un guerrier peut les montrer avec orgueil à sa nation; mais la Tête Blanche a laissé sur le dos du chef huron des marques qu'il est obligé de cacher, comme le ferait une femme, sous cette étoffe peinte des Blancs.
-Je croyais,” répondit Cora, “qu'un guerrier indien était patient, et que son esprit demeurait insensible aux souffrances de son corps.
-Quand les Chipeouais lièrent Magua au poteau, et lui firent cette balafre,” reprit-il, en posant fièrement le doigt sur une large cicatrice qui sillonnait sa poitrine, “le Huron leur rit à la face, en disant que des femmes seules portaient de si faibles coups: son esprit planait alors dans les nuages. Mais, en recevant les coups de Munro, son esprit était dans le bouleau qui le frappait… L'esprit d'un Huron n'est jamais ivre; il se souvient toujours.
-Mais on peut l'apaiser. Si mon père a été injuste à ton égard, montre-lui qu'un Indien sait pardonner une injure, et ramène-lui ses filles. Le major Heyward t'a offert…”
Magua secoua la tête, comme pour lui défendre de répéter des propositions qu'il méprisait. Quelle cruelle déception d'apprendre que le trop généreux Duncan avait été la dupe d'un rusé sauvage!
“Alors,” dit-elle, “que veux-tu?
-Ce qui plaît à un Huron: rendre le bien pour le bien, le mal pour le mal.
-C'est-à-dire venger le mal que t'a fait Munro sur ses filles sans défense? Il serait plus courageux d'aller le trouver et de lui demander la réparation d'un guerrier.
-Les armes des Visages Pâles sont longues et leurs couteaux bien affilés,” répondit le sauvage avec un rire mauvais. “Le Renard irait-il chercher la Tête Blanche au milieu des mousquets de ses guerriers, lorsqu'il tient son esprit entre les mains?
-Quelle est ton intention, Magua? Exprime-la clairement,” dit Cora, en s'efforçant de conserver son sang-froid. “Est-ce de nous emmener prisonnières dans les bois ou de nous infliger des maux plus grands encore? N'y a-t-il donc aucune récompense, aucun moyen qui puisse expier l'injure et désarmer ton coeur? Du moins, mets ma pauvre soeur en liberté, et fais tomber sur moi ta colère; échange-la contre des richesses. Une seule victime doit suffire à ta vengeance. La perte de ses deux filles conduirait le vieillard au tombeau, et que deviendrait alors la jouissance du Renard?
-Ecoute,” reprit l'Indien. “La fille aux yeux bleus pourra retourner à l'Horican et rapporter au vieux chef ce qui s'est passé, si la fille aux cheveux noirs veut jurer par le Grand Esprit de ses pères de ne pas dire mensonge.
-Que faut-il que je promette?” demanda Cora, qui, par la dignité de son maintien, conservait encore quelque ascendant sur les passions indomptables de l'Indien. “Parle.
-Lorsque Magua quitta sa nation,” reprit ce dernier, “on donna sa femme à un autre chef. Maintenant les Hurons sont ses amis, et il va revenir près des tombeaux de ses pères, sur les rives du grand lac. Que la fille du chef anglais le suive, et qu'elle habite pour toujours dans son wigwam!”
Quelque révoltante que fût pour Cora une telle proposition, elle garda, malgré son dégoût, assez d'empire sur elle-même pour y répondre sans trahir la moindre faiblesse.
“Et quel plaisir trouverait Magua,” dit-elle, “à partager sa cabane avec une femme qu'il n'aimerait pas, d'une nation et d'une couleur différentes de la sienne? Mieux vaudrait prendre l'or de Munro, et, avec les dons de sa munificence, acheter le coeur d'une jeune Huronne.”
L'Indien resta près d'une minute sans répondre; mais la manière dont il la regarda obligea la jeune fille à baisser les yeux, car il lui sembla avoir rencontré pour la première fois des regards qu'une femme chaste ne saurait soutenir. Pendant qu'elle sentait son sang se glacer, par la crainte que quelque proposition plus révoltante que la première ne vînt blesser son oreille, Magua dit avec un accent de perversité inouïe:
“Alors que les coups de verges écorchaient son dos, le Huron savait où trouver la femme qui en supporterait la souffrance. La fille de Munro puiserait son eau, cultiverait son grain et ferait cuire sa venaison. Le corps de la Tête Blanche dormirait au milieu des canons; mais son coeur, le Renard le tiendrait sous son couteau.
-Monstre! tu mérites bien ton nom de traître!” s'écria Cora dans une explosion d'indignation filiale qu'elle ne put comprimer. “Il n'y a qu'un démon qui puisse méditer une telle vengeance! Mais tu as trop présumé de ton pouvoir. C'est le coeur de Munro que tu veux tenir? Eh bien, tu verras qu'il est en état de braver toute ta perversité.”
Magua répondit à ce défi audacieux par un sourire infernal qui indiquait une résolution immuable, et pour mettre un terme à leur entretien il lui fit signe de se retirer.
Cora, presque au regret d'avoir amené un tel dénouement par trop de précipitation, était sur le point de s'éloigner, car déjà Magua l'avait quittée pour aller rejoindre ses voraces compagnons. Heyward courut au-devant de la jeune fille, et lui demanda le résultat d'une conversation qu'il avait surveillée de loin avec anxiété; mais dans la crainte d'alarmer Alice, elle évita de faire une réponse directe, laissant seulement lire dans ses traits le mauvais succès de son entrevue, et suivant d'un oeil inquiet les moindres mouvements de ses gardiens.30 décembre 2008 à 19h20 #148478Aux questions pressantes de sa soeur sur le sort qui leur était réservé, elle montra du geste le groupe des Indiens, avec une agitation dont elle n'était pas maîtresse et, pressant Alice dans ses bras:
“Là! là!” murmura-t-elle. “Tu peux lire notre destin sur leurs visages… Nous allons voir.”
Le geste et la voix entrecoupée de Cora firent plus d'impression que ses paroles, et aussitôt l'attention générale se porta sur le lieu où la sienne était fixée avec une anxiété que ne justifiait que trop l'importance de la question qui allait se décider.
Cependant Magua avait rejoint les sauvages qui, après avoir terminé leur dégoûtant festin, s'étaient étendus à terre comme des animaux repus. Il se mit à les haranguer avec toute la dignité d'un chef indien. Aux premiers mots qu'il prononça, ses auditeurs se levèrent dans l'attitude d'une attention respectueuse. Comme le Huron s'exprimait dans sa langue natale, les prisonniers, que la défiance de leurs gardiens tenait à la portée de leurs tomahawks, ne pouvaient comprendre que d'une manière conjecturale le sujet de son discours, d'après ces gestes significatifs dont l'éloquence d'un Indien est toujours accompagnée.
D'abord l'action et le langage de Magua eurent un caractère de calme et de modération. Quand il eut réussi à éveiller suffisamment l'attention de ses compagnons, il étendit si souvent la main dans la direction des grands lacs, qu'Heyward en conclut qu'il leur parlait du pays de leurs aïeux et de leur tribu lointaine. Les auditeurs laissaient échapper des signes fréquents d'approbation et, en répétant leur “Ouf” expressif, semblaient faire tacitement l'éloge de l'orateur.
Le Renard était trop habile pour négliger cet avantage. Il parla alors de la route longue et pénible qu'ils avaient faite en quittant leurs vastes territoires de chasse et leurs heureux villages pour venir combattre les ennemis de leurs pères du Canada. Il fit l'énumération des guerriers de leur parti, exalta leurs mérites divers, les services nombreux qu'ils avaient rendus à la nation, leurs blessures et le nombre des chevelures qu'ils avaient enlevées. Toutes les fois qu'il faisait allusion à quelqu'un de ceux qui étaient présents -et le subtil Indien n'eut garde d'en oublier aucun,- un éclair de joie orgueilleuse illuminait le visage de l'intéressé, qui ne manquait pas de confirmer par un applaudissement la vérité des paroles qu'on venait d'entendre.
Alors la voix de l'orateur baissa, et perdit l'accent animé et triomphant dont il avait célébré leurs exploits et leurs victoires. Il décrivit la cataracte de Glenn, la position imprenable de cette île de rochers, avec ses cavernes, ses courants rapides et ses tourbillons; il prononça le nom de la Longue Carabine et attendit, avant de poursuivre, que le dernier écho de la forêt eût répété le long hurlement de deuil dont fut accueilli ce nom abhorré. Il désigna le jeune officier captif, et rappela le souvenir d'un guerrier renommé que sa main avait précipité dans l'abîme. Il peignit ensuite la mort de cet autre guerrier qui, suspendu entre le ciel et la terre, avait offert à tous un spectacle si horrible; il alla plus loin: il renouvela l'effroi de ses auditeurs, en représentant à leurs yeux, sur les branches d'un arbre, cette scène poignante, la situation périlleuse de l'infortuné, son héroïsme et sa mort. Enfin il raconta la manière dont chacun de leurs amis avait succombé, n'oubliant jamais de faire un pompeux étalage de son courage et de ses vertus.
Ce récit terminé, sa voix changea de nouveau, et prit un accent guttural, doux, plaintif et harmonieux. Il parla des femmes et des enfants de ceux qui avaient péri, il peignit leur indigence, leur détresse physique et morale, leur injure laissée sans vengeance. Alors, montant sa voix sur un ton d'énergie terrible, il ajouta:
“Les Hurons sont-ils des chiens pour endurer tant d'outrages? Qui osera dire à la femme de Menougua que les poissons ont sa chevelure et que sa nation ne l'a pas vengé? Qui osera aller à la rencontre de la mère de Ouassaouattimi, cette femme si fière, avec des mains qui ne seront point teintes de sang? Que dirons-nous aux vieillards lorsqu'ils nous demanderont des chevelures, et que nous n'aurons pas un seul cheveu de la tête d'un Blanc à leur faire voir? Les femmes nous montreront au doigt. Il y a une tache noire sur le nom des Hurons, et il faut du sang pour la laver.”
Dès lors, sa voix se perdit au milieu des cris de fureur qui firent retentir l'air, comme si, au lieu de quelques individus, la nation entière eût été réunie sur cette colline.
Pendant qu'il parlait, ceux qui étaient le plus intéressés au résultat de son discours pouvaient suivre clairement les progrès de l'orateur dans les traits de ceux auxquels il s'adressait. Ils s'étaient associés à ses récits de tristesse et de deuil par la sympathie et l'affliction; à ses assertions par des gestes d'assentiment; à la peinture de leur triomphe par une exaltation turbulente. Quand il parla de courage, leur contenance était ferme et résolue; quand il rappela leurs injures, la fureur s'alluma dans leurs yeux; quand il fit allusion aux railleries de leurs femmes, ils baissèrent la tête de honte; mais au mot de vengeance, il toucha une corde qui ne manque jamais de vibrer dans le coeur d'un Indien.
A peine leur eut-il dit que cette vengeance était en leur pouvoir, que tous se levèrent comme un seul homme, poussèrent un cri de rage, et coururent ensemble vers les prisonniers, en brandissant leurs couteaux et tomahawks. Heyward se précipita entre les deux soeurs et ces furieux; il saisit le premier qui s'avança, avec une force qui tenait du désespoir, et qui, pour un instant, réprima sa violence.
Cette résistance inattendue donna à Magua le temps d'interposer son autorité et, par ses exclamations rapides, ses gestes animés, il attira de nouveau à lui l'attention des sauvages. Habile à manier la parole, il réussit à les détourner de toute action immédiate, et les exhorta à prolonger les souffrances de leurs victimes. Sa proposition fut accueillie par des acclamations et exécutée avec la rapidité de la pensée.
Deux guerriers robustes se jetèrent à la fois sur Heyward, tandis qu'un autre s'assurait du maître de chant, beaucoup moins dangereux. Néanmoins aucun des deux captifs ne céda avant d'avoir opposé une résistance acharnée, bien qu'inutile. David lui-même étendit son assaillant par terre; et ce ne fut qu'après sa défaite que les Indiens, réunissant leurs efforts, vinrent à bout du jeune officier. Il fut garrotté et attaché au tronc du sapin, dont les branches avaient servi au Renard pour peindre au vif la chute du Huron dans la cascade.
Lorsque Duncan eut repris son sang-froid, il eut la douloureuse certitude que le même sort les attendait tous. A sa droite était Cora, liée comme lui, pâle et agitée, mais dont le regard brillant ne perdait aucun des mouvements de la troupe. A sa gauche, les liens qui enchaînaient Alice à un autre arbre lui prêtaient un secours que ses membres délicats, prêts à s'affaisser, n'avaient pas la force de lui donner; ses mains étaient croisées devant elle comme pour prier, mais au lieu de lever les yeux vers le ciel qui seul pouvait les délivrer, elle les fixait malgré elle sur Duncan avec une expression de faiblesse enfantine. David avait combattu, et cette circonstance, toute nouvelle pour lui, le rendait muet, occupé à réfléchir sur la convenance de sa conduite.
La vengeance des Hurons avait pris une direction nouvelle, et ils se préparaient à l'exécuter avec tous les raffinements de barbarie que leur avait transmis une pratique de plusieurs siècles. Les uns apprêtaient le bois du bûcher; celui-ci taillait des chevilles de pin pour les enfoncer toutes brûlantes dans la chair des condamnés; d'autres inclinaient vers la terre deux jeunes arbres voisins pour y attacher Heyward par les bras et leur laisser ensuite reprendre la direction verticale.
Mais il fallait à la haine de Magua des jouissances autrement cruelles.
Pendant que la fureur brutale de ses compagnons préparait ces moyens connus de tortures vulgaires sous les yeux mêmes de leurs victimes, il s'approcha de Cora, et lui faisant remarquer avec un air de méchanceté noire le destin qui l'attendait:
“Eh bien,” ajouta-t-il, “que dit à présent la fille de Munro? Sa tête est trop précieuse pour trouver un oreiller dans le wigwam du Renard! Aime-t-elle mieux qu'elle roule jusqu'au bas de la colline pour servir de jouet aux loups? Son sein ne veut pas nourrir les enfants d'un Huron; elle verra les Hurons cracher dessus.
-Je n'ai pas compris,” dit Heyward étonné. “Que signifie cela?
-Rien!” répondit-elle avec douceur et fermeté. “C'est un sauvage, un être ignorant et barbare, qui ne sait ce qu'il fait. Demandons à Dieu en mourant qu'il se repente et qu'il ait son pardon.
-Mon pardon!” répéta Magua, se méprenant sur le sens de ses paroles. “La mémoire d'un Indien est plus longue que la main des Visages Pâles; sa merci plus courte que leur justice! Réponds: enverrai-je la fille aux cheveux blonds à son père, et veux-tu suivre Magua aux grands lacs, pour porter son eau et préparer son grain?”
Cora lui fit signe de se retirer avec un sentiment de dégoût qu'elle ne put retenir.
“Laisse-moi,” dit-elle d'un ton solennel qui imposa un instant à ce barbare. “Tu mêles de l'amertume à mes prières et tu te places entre mon Dieu et moi!”
L'impression qu'elle avait produite sur Magua ne fut pas de longue durée. Il reprit en montrant Alice avec une ironie insultante:
“Vois, l'enfant pleure; elle est bien jeune pour mourir! Il faut la rendre à Munro pour peigner ses cheveux blancs, et conserver la vie dans le coeur du vieillard.”
Cora leva les yeux sur sa jeune soeur, et rencontra son regard suppliant qui trahissait l'amour de la vie.
“Que dit-il, chère Cora?” demanda la voix tremblante d'Alice. “N'a-t-il pas parlé de me renvoyer à notre père?”
Après l'avoir regardée fixement, l'âme en proie à des émotions contradictoires, Cora lui répondit, et sa voix pleine et sonore prit une expression de tendresse presque maternelle.
“Alice, le Huron nous offre la vie à toutes deux,” dit-elle; “il fait plus encore, il offre de vous rendre, ainsi que notre admirable Duncan, à nos amis, à notre père, à notre malheureux père qui pleure l'absence de ses enfants, si j'abaisse ma fierté rebelle, mon orgueil inflexible, jusqu'à consentir…”
La voix lui manqua, et joignant les mains, elle regarda le ciel, comme si, dans sa détresse, elle eût imploré le secours de la sagesse infinie.
“Achève,” s'écria Alice. “Consentir à quoi, ma chère Cora? Oh! s'il s'était adressé à moi… Pour te sauver, pour consoler notre vieux père, pour délivrer Duncan, avec quel bonheur je consentirais à mourir!
-Mourir!” répéta Cora d'un accent plus ferme. “Cela est facile; mais l'alternative le serait moins. Il exige,” ajouta-t-elle, en baissant la voix et toute honteuse de révéler une proposition si dégradante, “il exige que je le suive au désert, que j'aille habiter chez les Hurons, que j'y demeure; en un mot, que je devienne sa femme!… Parle à présent, mon Alice, fille de mon coeur, soeur de mon amour, et vous aussi, major Heyward; aidez ma faible raison de vos conseils. Dois-je racheter la vie par un tel sacrifice? Alice, et vous Duncan, consentez-vous à la tenir de moi à ce prix?… Répondez… Disposez tous deux de moi, car je vous appartiens entièrement.
-Moi y consentir!” s'écria le jeune homme indigné. “Cora, Cora, c'est se jouer de notre misère! Ne parlez plus de cette abominable alternative; la seule pensée en est plus horrible que mille morts.
-Je m'attendais à cette réponse,” reprit Cora, le teint brillant et les yeux pleins d'éclairs. “Et mon Alice, que dit-elle? Pour la sauver, je me soumettrai à tout sans murmure.”
Heyward et Cora écoutaient dans une incertitude pénible; aucune réponse ne se fit entendre.
La question de sa soeur semblait avoir foudroyé Alice; tout son être frêle et sensible s'était replié sur lui-même. Les bras pendants, les doigts agités de légères convulsions, la tête penchée sur son sein, elle restait comme suspendue à l'arbre, gracieuse et touchante image de la délicatesse blessée de son sexe. Sous cette défaillance physique luttait pourtant la conscience. On le vit bien lorsqu'elle revint à elle-même: elle secoua la tête en signe de désapprobation insurmontable; ses traits se ranimèrent, et le sentiment qui l'oppressait mit une flamme dans son regard. Alors elle trouva la force de murmurer:
“Non, non, non! plutôt mourir comme nous avons vécu… ensemble!
-Meurs donc!” s'écria Magua, en grinçant des dents avec une rage qu'il n'avait pu réprimer plus longtemps à cette manifestation soudaine de fermeté dans celle qu'il croyait être la plus faible de ses victimes.
En même temps, il lança contre elle son tomahawk, et la hache, fendant l'air sous les yeux d'Heyward, coupa quelques boucles flottantes de la chevelure d'Alice, et s'enfonça profondément dans l'arbre, un peu au-dessus de sa tête.
A cette vue, le désespoir mit Duncan hors de lui. Réunissant toute sa vigueur, d'un effort violent il brisa ses liens, et se précipita sur un autre sauvage qui se préparait, en hurlant, à frapper un coup plus sûr. Ils se saisirent et tombèrent l'un sur l'autre. Le Huron, dont le corps presque nu offrait peu de prise, échappa vite à l'étreinte de son adversaire; il se releva et lui appuya un genou sur la poitrine avec la pesanteur d'un géant. Déjà Duncan voyait briller en l'air le fatal coutelas, lorsqu'il entendit au-dessus de sa tête un sifflement, accompagné plutôt que suivi par l'éclatante détonation d'une arme à feu.
Tout à coup il sentit sa poitrine soulagée du poids qui l'oppressait, et l'Indien roula sans vie à côté de lui.30 décembre 2008 à 19h21 #148479Chapitre 12
“Je pars, Monsieur, je pars, et reviens à l'instant.”
Shakespeare.En voyant subitement tomber un des leurs, les Hurons s'arrêtèrent pétrifiés d'étonnement. Mais en présence d'un coup de feu si extraordinaire qui venait d'immoler un ennemi au risque d'atteindre un ami, le nom de la Longue Carabine fut dans toutes les bouches, et il s'éleva aussitôt une sorte de clameur plaintive, à laquelle répondit un grand cri parti d'un taillis voisin où la troupe imprudente avait déposé ses armes à feu.
Au même instant, Oeil de Faucon, sans prendre le temps de recharger sa carabine, se rua sur eux à grands pas, la crosse en l'air. Quelque rapide que fût sa course, il fut devancé par un nouvel arrivant non moins vigoureux que leste, qui, après l'avoir dépassé d'un bond, s'élança avec une audace incroyable au milieu même des Hurons, et là, se plaçant devant Cora, se mit à jouer du tomahawk et du coutelas. Après lui, un troisième combattant, dont le corps était peint des emblèmes de la mort, se glissa comme un spectre et vint prendre à ses côtés une attitude menaçante. Les bourreaux reculèrent devant ces ennemis redoutables et inattendus; une exclamation de surprise les accueillit, et l'on entendit retentir ces surnoms qui leur étaient familiers:
“Le Cerf Agile! le Grand Serpent!”
Quant à l'astucieux Magua, il ne se laissa pas aisément déconcerter. Jetant un vif coup d'oeil sur la plate-forme, il comprit sur-le-champ quelle devait être la nature du combat, et encourageant ses compagnons de la voix et de l'exemple, il tira son coutelas, et se précipita, avec un grand cri, sur Chingachgook qui l'attendait de pied ferme.
Ce fut le signal d'une mêlée générale. Aucun des deux partis n'avait d'armes à feu, et la question devait se décider par une lutte mortelle, corps à corps.
Uncas, qui était au premier rang, attaqua un Huron, non sans pousser son cri de guerre, et lui fracassa le crâne d'un grand coup de hache. De son côté, le major, s'emparant de celle qui était restée enfoncée dans l'arbre, vint augmenter le nombre des combattants qui devint alors égal de part et d'autre.
Chacun choisit son adversaire dans les rangs ennemis. Les coups s'échangèrent avec la fureur de l'ouragan et la rapidité de l'éclair.
Oeil de Faucon s'était vivement jeté dans la mêlée: d'un coup de crosse il brisa les armes impuissantes que lui opposait son antagoniste, et un second coup l'étendit à terre.
Heyward, trop impétueux pour attendre d'être assailli, lança sur un Huron la hache dont il venait de s'emparer, et l'atteignit à la tête; encouragé par ce léger avantage, il poursuivit son attaque, et saisit le sauvage à bras le corps. Il se convainquit bientôt de son imprudence; et tout ce qu'il put faire, à force de sang-froid et de courage, fut de parer les coups furieux que lui portait le coutelas de son ennemi. Incapable de triompher d'un combattant si agile, il l'entoura de ses bras, et réussit à paralyser ceux du Huron dans une étreinte de fer, mais trop violente pour être de longue durée. En cette extrémité, il entendit près de lui une voix qui criait: “A mort! Point de quartier aux maudits Mingos!” Et le moment d'après, la terrible crosse d'Oeil de Faucon s'abattit sur la tête nue de son adversaire.
Après sa première victoire, Uncas se mit, comme un lion affamé, à chercher une nouvelle proie. Le cinquième Huron, le seul qui n'eût point pris part au combat, s'était arrêté un moment, et, voyant que tous autour de lui étaient engagés dans cette lutte mortelle, il avait tâché avec une malice infernale de compléter l'oeuvre de vengeance qui venait d'être interrompue. Avec un rugissement, il se tourna vers Cora et la prit pour but de sa rage. Le tomahawk, mal lancé, frisa l'épaule de la jeune fille et trancha les liens qui la retenaient captive. Libre de fuir, mais oublieuse de sa propre sûreté, elle courut à sa soeur, et s'épuisa en efforts pour la détacher à son tour. Tout autre qu'un monstre se serait arrêté à la vue de cet acte de généreux dévouement à l'affection la plus pure; mais le coeur du Huron, égaré par la fureur, était étranger à tout sentiment d'humanité. Saisissant Cora par sa magnifique chevelure qui s'étalait en désordre, il la força de lâcher prise, et la fit brutalement tomber sur ses genoux. Puis tordant ses boucles flottantes autour de sa main, il brandit son couteau autour de cette tête charmante avec un rire d'insulte et de triomphe. Mais il paya cher ce moment de jouissance farouche. Uncas venait d'apercevoir ce spectacle d'horreur: il s'élance, franchit l'air d'un bond, et s'abat comme la foudre sur la poitrine du bourreau, qu'il renverse et entraîne à quelques pas de là; ils se relèvent ensemble, et luttent à forces égales jusqu'au moment où le Huron va mesurer la terre, atteint à la fois par le tomahawk d'Heyward, la carabine d'Oeil de Faucon et le couteau d'Uncas.
La bataille touchait à sa fin, mais la lutte entre le Renard Subtil et le Grand Serpent se prolongeait encore: ces guerriers barbares prouvaient qu'ils avaient bien mérité les surnoms que des exploits antérieurs leur avaient fait donner. D'abord chacun d'eux s'occupa à détourner les coups rapides et vigoureux de son adversaire; puis, se ruant tout à coup l'un sur l'autre, ils se prirent corps à corps, et roulèrent ensemble à terre, enlacés comme deux couleuvres.
Lorsque les trois vainqueurs se trouvèrent en face d'eux-mêmes, on ne pouvait distinguer le théâtre de ce dernier combat qu'au nuage de feuilles et de poussière qui s'en élevait comme sur le passage d'un ouragan. Poussés par les motifs de l'affection filiale, de l'amitié et de la reconnaissance, Heyward et ses compagnons accoururent d'un commun accord et formèrent un cercle autour de cette voûte qui couvrait les guerriers. En vain Uncas cherchait à plonger son couteau dans le coeur de l'ennemi de son père; en vain Oeil de Faucon levait en l'air sa carabine menaçante; et Duncan, d'une main qui paraissait avoir perdu toute vigueur, s'efforçait vainement de saisir les membres du Huron. Couverts de poussière et de sang, les combattants, dans la convulsion de leurs mouvements, semblaient ne former qu'un seul être: l'image de la mort peinte sur le corps du Mohican, et la figure sinistre du Renard, apparaissaient tour à tour à leurs yeux dans une succession si prompte et si confuse, que les amis du premier ne savaient où frapper. Il y avait de courts instants où les yeux féroces de Magua brillaient, comme ceux du fabuleux basilic, à travers le tourbillon de poussière qui l'environnait; et ces coups d'oeil rapides lui suffisaient pour le convaincre du sort qui l'attendait; mais avant qu'une main ennemie pût atteindre sa tête coupable, elle était remplacée par le visage irrité de Chingachgook. C'est ainsi que le combat commencé au centre de la plate-forme avait été transporté à son extrême limite.
Le Mohican trouva enfin l'occasion de décharger un coup terrible avec son couteau; Magua aussitôt lâcha prise et tomba en arrière sans plus donner signe de vie. Le vainqueur se releva et fit retentir les échos de son cri de triomphe.
“Bravo les Delawares! Victoire au Mohican!” s'écria Oeil de Faucon. “Le coup de grâce donné par un homme de pur sang ne saurait porter atteinte au renom de notre ami ni le priver de son droit à la chevelure.”
Mais au moment où, levant la crosse de son fusil, il allait joindre le geste à la parole, le subtil Huron, se dérobant au coup, se laissa glisser le long du talus, et disparut en quelques bonds dans les profondeurs de la forêt. Les deux Mohicans, qui avaient cru leur ennemi mort, poussèrent leur exclamation habituelle de surprise, et déjà ils se mettaient à sa poursuite comme des limiers qui ont le gibier en vue, lorsque le chasseur les fit changer de résolution et les rappela au sommet de la colline.
“C'est bien digne de lui!” s'écria le coureur des bois, en qui les préjugés faisaient taire l'équité naturelle dans tout ce qui se rapportait aux Mingos. “Ah! l'hypocrite et rusé coquin! Un honnête Delaware, une fois vaincu dans les règles, n'aurait pas bougé d'une semelle et se serait laissé casser la tête; mais ces gueux de Maquas s'accrochent à la vie comme des chats sauvages… Laissez-le aller! Ce n'est qu'un homme après tout: il n'a ni arc, ni fusil! il est loin de ses camarades les Français… C'est un serpent à sonnettes qui a perdu ses crocs; avant qu'il puisse nous faire du mal, nous aurons laissé l'empreinte de nos mocassins sur une longue étendue de sables… Voyez, Uncas,” ajouta-t-il en delaware, “voilà votre père qui est déjà en train de récolter les chevelures. Il serait bon de faire une ronde pour s'assurer si tous les drôles sont bien morts; autrement nous pourrions bien en voir d'autres s'enfuir dans les bois et criailler comme des geais à qui l'on a rogné les ailes.”
Ce disant, l'honnête mais implacable chasseur passa les morts en revue, et leur plongea successivement dans le corps la lame de son coutelas avec autant d'indifférence que s'il eût eu affaire à des cadavres d'animaux.
Toutefois, le vieux Mohican avait pris les devants et arraché de la tête des vaincus les trophées de la victoire. Uncas, démentant ses habitudes et pour ainsi dire sa nature, et cédant à un instinct de délicatesse, jugea plus urgent d'aller au secours des deux soeurs et de débarrasser Alice de ses liens.
Nous n'essaierons pas de peindre la reconnaissance dont furent pénétrées envers le souverain arbitre des choses humaines les deux jeunes filles ainsi miraculeusement sauvées et rendues l'une à l'autre. Leurs actions de grâces furent solennelles et silencieuses; leur prière touchante s'éleva comme une flamme brillante et pure sur l'autel de leur coeur; et leurs sentiments longtemps comprimés s'épanchèrent dans un long embrassement, dans de ferventes et muettes caresses.
Alice balbutiait avec des sanglots le nom de leur vieux père; les rayons de l'espoir brillèrent de nouveau dans ses yeux de colombe, et illuminèrent sa physionomie d'une joie qui tenait plus du ciel que de la terre.
“Sauvées!” murmura-t-elle. “Nous sommes sauvées!… Nous irons retrouver notre père, notre père adoré, et son coeur ne sera point brisé de douleur!… Et toi aussi, Cora, ma soeur, ma seconde mère, toi aussi tu es sauvée!… Et Duncan,” ajouta-t-elle en regardant le jeune homme avec un sourire d'angélique pureté, “notre brave, notre généreux Duncan a échappé sain et sauf!”
A ces paroles prononcées avec chaleur, à ces marques désordonnées de tendresse, Cora ne répondait qu'en pressant tendrement sa jeune soeur sur son sein; Heyward ne rougit pas de verser des larmes; et Uncas, encore souillé de sang, et spectateur impassible en apparence, laissait deviner dans l'éclair sympathique de ses regards qu'il était en avance de plus d'un siècle sur ses sauvages compatriotes.
Pendant cette scène attendrissante, Oeil de Faucon, dont la méfiance vigilante s'était assurée que les Hurons, qui seuls défiguraient ce tableau céleste, n'étaient plus en état d'en troubler l'harmonie, s'approcha de David, et le délivra de ses liens qu'il avait endurés avec une patience exemplaire.
“Voilà qui est fait!” dit le chasseur en jetant à terre la dernière branche d'osier. “L'usage de vos membres vous est de nouveau rendu, quoique vous n'ayez pas l'air de vous en servir avec plus de jugement que la nature en a mis à vous les faire. S'il ne vous déplaît pas d'avoir l'avis d'un homme qui n'est pas plus vieux que vous, mais qui, ayant passé la plus grande part de sa vie au désert, a plus d'expérience que d'années, je vais vous dire ma façon de penser. Vendez au premier imbécile que vous rencontrerez ce petit turlututu qui sort de votre poche, et employez-en le produit à acheter une arme de défense, ne fût-ce qu'un méchant pistolet d'arçon. Avec de la peine et de l'industrie, vous pourrez arriver à quelque chose; car en ce moment il vous semble clair comme le jour, j'imagine, qu'un corbeau à charognes vaut mieux qu'un oiseau moqueur; l'un du moins délivre l'homme d'un spectacle dégoûtant, tandis que l'autre n'est bon qu'à brailler dans les bois et à abuser par des sons trompeurs tous ceux qui l'entendent.
-Armes et clairons pour la bataille, soit! mais des chants pieux et des actions de grâces après la victoire,” répondit David, et il tendit à son libérateur sa main maigre et délicate, avec une expression affectueuse et les larmes aux yeux. “Ami, je te remercie de ce que ma chevelure est encore où il a plu à la Providence de la mettre. On en peut trouver de plus brillantes et de mieux frisées; mais, telle qu'elle est, j'estime la mienne fort commode, et merveilleusement adaptée au chef qu'elle recouvre. Si je n'ai point pris part au combat, ce n'est pas faute d'envie; j'en ai été empêché par les liens de ces mécréants. Tu as fait preuve de vaillance et d'adresse dans la bataille, et je t'en remercie avant de m'acquitter de devoirs plus importants, parce que tu t'es montré digne des louanges d'un chrétien.
-Ce n'est qu'une bagatelle,” dit l'autre plus favorablement disposé envers le maître de chant depuis cette franche explosion de sa reconnaissance; “il y a rien là que vous ne puissiez voir fréquemment, si vous passez quelque temps parmi nous. J'ai retrouvé le perce-daims, mon vieux et fidèle compagnon,” ajouta-t-il en frappant sur le canon de sa carabine, “et cela seul est une victoire. Tout malins qu'ils sont, ces Iroquois ont fait une sottise pommée en plaçant toutes leurs armes à feu hors de leur portée. Et si Uncas et son père avaient eu un grain de prudence indienne, nous serions arrivés sur ces misérables avec trois balles au lieu d'une, et la bande entière y eût passé d'un coup, le vaurien qui s'est sauvé comme les autres. Mais bah! c'était réglé là-haut, et tout est pour le mieux.
-Vous dites vrai,” repartit David, “et vous avez le véritable esprit du christianisme. Qui doit être sauvé sera sauvé; qui est prédestiné à être damné sera damné. C'est la doctrine de vérité; elle console et rafraîchit l'âme du fidèle croyant.”
Le chasseur, qui s'était assis, et qui examinait l'état de sa carabine avec une sollicitude toute paternelle, tourna la tête vers le psalmodiste, et l'interrompit d'un ton brusque et mécontent.
“Doctrine ou non,” dit-il, “c'est une croyance de coquin et que tout honnête homme doit maudire. Que le Huron étendu là ait dû périr de ma main, je crois cela, car je l'ai vu de mes yeux; mais à moins d'en être témoin, jamais on ne me fera croire qu'il soit admis au nombre des élus, et que Chingachgook, par exemple, puisse être condamné au jugement dernier.
-Vous n'avez aucune garantie d'une aussi audacieuse doctrine, et vous ne pourriez l'appuyer d'aucune autorité,” s'écria David avec feu.30 décembre 2008 à 19h21 #148480Notre maître en psalmodie était profondément imbu de ces distinctions subtiles dont on avait de son temps, et surtout dans sa province, défiguré la noble simplicité de la révélation, en cherchant à pénétrer le redoutable mystère de la nature divine, en suppléant à la foi par la grâce efficace, et entraînant par conséquent dans l'absurde et le doute tous ceux qui raisonnaient d'après de tels dogmes. Il poursuivit, sans être toujours exact dans le choix de ses termes:
“Votre temple est bâti sur le sable, et la première tempête en ébranlera les fondations. Sur quelle autorité, je le demande, appuyez-vous cette assertion si peu charitable? Nommez le chapitre et le verset. Dans quels livres des Ecritures trouvez-vous un texte à l'appui de votre doctrine?
-Des livres!” répéta Oeil de Faucon sur le ton d'un parfait mépris. “Me prenez-vous pour un enfant pleurard, pendu au tablier d'une de vos vieilles filles? Prenez-vous la bonne carabine qui est sur mes genoux pour une plume d'oie, ma corne de boeuf pour une écritoire, et ma poche de cuir pour un mouchoir à carreaux destiné à porter le dîner de l'école? Des livres! et qu'en ai-je besoin, moi qui suis un guerrier du désert, quoique de sang non mélangé? Je ne lis jamais que dans un seul livre, et pour apprendre ce qu'il y a écrit dedans, il ne faut pas de grandes études; et pourtant je puis me vanter d'y avoir déjà lu quarante années durant, et d'un travail long et pénible.
-Un livre?” demanda David, qui se méprenait sur le sens des paroles du chasseur. “Comment le nommez-vous?
-Le voilà, tout ouvert devant vous,” reprit l'autre, “et celui à qui il appartient n'en refuse l'usage à personne. J'ai ouï dire qu'il y a des gens qui vont chercher dans les bouquins la preuve de l'existence d'un Dieu. Il est possible que dans les colonies l'homme déforme à tel point les oeuvres de Dieu, que ce qui est évident au désert devienne matière de doute parmi les marchands et les prêtres. S'il existe des gens pareils, qu'ils me suivent de soleil en soleil dans les détours de la forêt: ils en verront assez pour apprendre qu'ils sont des sots, et que leur plus grande sottise consiste à vouloir s'élever au niveau de celui qu'ils ne pourront jamais égaler en bonté ni en puissance.”
Du moment que David s'aperçut qu'il discutait avec un homme qui puisait sa foi dans les lumières naturelles, sans se soucier des subtilités de doctrine, il renonça volontiers à une controverse dont il ne pouvait résulter pour lui ni honneur ni profit. Pendant que le chasseur parlait encore, il s'était assis comme lui; et, tirant de sa poche son psautier et ses larges besicles, il se préparait à remplir un devoir dont l'attaque inattendue, dirigée contre son orthodoxie, pouvait seule avoir suspendu l'accomplissement. C'était, au fond, un ménestrel du Nouveau Monde, de plus fraîche date sans doute que ces bardes inspirés qui chantaient la gloire profane des barons et des princes; mais enfin c'était un ménestrel assorti à l'esprit de son temps et de son pays, et il allait montrer son savoir-faire en célébrant la victoire qu'on venait de remporter, ou plutôt en offrant à Dieu les actions de grâces des vainqueurs.
Il attendit patiemment qu'Oeil de Faucon eût cessé de parler; alors, levant les yeux et les mains vers le ciel, il dit à haute voix:
“Je vous invite, mes amis, à vous joindre à moi pour remercier le ciel de nous avoir miraculeusement sauvés des mains des barbares et des infidèles, sur l'air consolant et solennel de “Northampton.”
Il indiqua ensuite la page où se trouvait le cantique qu'il avait choisi, et appliqua le diapason à ses lèvres, avec autant de gravité que s'il eût été dans un temple. Cette fois-ci, néanmoins, nulle voix n'accompagna la sienne; car les deux soeurs ne songeaient alors qu'à se donner ces tendres témoignages d'affection dont nous avons parlé. Indifférent à l'exiguïté de son auditoire qui, à dire vrai, ne se composait que du chasseur mécontent, il chanta d'un bout à l'autre l'hymne sacrée, sans aucune espèce d'accident ni d'interruption.
Oeil de Faucon écoutait, tout en s'occupant froidement à ajuster sa pierre à fusil et à recharger sa carabine; mais ces accents, n'étant pas secondés par l'illusion des lieux et de la sympathie, ne firent sur lui aucune impression. Jamais ménestrel, -qu'on donne à David ce nom ou un autre plus convenable,- n'exerça ses talents en présence d'un auditoire plus insensible; et pourtant, en n'ayant égard qu'à la bonne foi et à la sincérité des motifs qui l'animaient, il est probable que jamais chantre profane n'a fait entendre des accents qui se soient élevés aussi près du trône de celui à qui sont dus toute louange et tout hommage.
Bientôt le chasseur secoua la tête, et marmottant quelques mots inintelligibles, parmi lesquels on distinguait seulement ceux de “gosier” et d'”Iroquois”, il se leva pour aller inspecter l'arsenal des Hurons, tombé en leur pouvoir. Dans cet examen il fut assisté de Chingachgook, qui reconnut son fusil et celui de son fils. Heyward et même David y trouvèrent également de quoi s'armer, et il ne manquait pas de munitions pour rendre cet armement efficace.
Quand les deux enfants de la forêt eurent fait leur choix et terminé la distribution des objets pris sur l'ennemi, le chasseur déclara que le moment était venu de se remettre en route.
David avait achevé son cantique, et les deux soeurs avaient eu le temps de calmer leurs émotions. Avec l'aide du major et du jeune Mohican, elles descendirent la pente de cette colline qu'elles avaient naguère gravie sous des auspices si différents, et dont le sommet avait failli être le théâtre de leur mort tragique. Au bas, elles trouvèrent leurs chevaux qui paissaient l'herbe des broussailles, et, se remettant en selle, elles suivirent les pas d'un guide qui, dans les occasions les plus critiques, s'était montré leur ami.
La première marche ne fut pas longue. Oeil de Faucon, quittant le sentier détourné qu'avaient pris les Hurons, tourna sur la droite, entra dans la clairière, et, après avoir traversé un ruisseau, fit halte dans un vallon, à l'ombre d'un bouquet d'ormes. Ils n'étaient qu'à une petite distance de la colline, et les chevaux n'avaient été utiles aux dames qu'au passage du cours d'eau.
Les trois amis parurent se trouver en pays de connaissance dans ce lieu retiré; appuyant leurs fusils contre un arbre, ils se mirent à écarter les feuilles sèches, et ayant ouvert la terre argileuse à l'aide de leurs couteaux, on en vit jaillir une source d'eau limpide et bouillonnante.`Le chasseur regarda alors autour de lui, comme s'il eût cherché quelque chose qu'il devait rencontrer.
“Ces insouciants coquins de Mohawks,” dit-il, “ou leurs frères de Tuscarora et d'Onondaga, ont étanché ici leur soif, et les vagabonds ont emporté la gourde. Voilà ce que c'est que de rendre service à des êtres ingrats! Le Seigneur a étendu sa main au milieu de ces déserts, et a fait, pour leur bien, sortir des entrailles de la terre une source dont l'eau salutaire peut défier la plus riche boutique d'apothicaire de toutes les colonies; et voyez! les misérables ont`piétiné sur l'argile et souillé la propreté de ce lieu, comme s'ils étaient des brutes et non des créatures humaines!”
Uncas tendit silencieusement à Oeil de Faucon la gourde souhaitée que sa mauvaise humeur l'avait empêché de voir, et qui était suspendue avec soin à la branche d'un ormeau. Notre homme la remplit d'eau, alla s'asseoir à quelques pas de là, sur un terrain plus ferme, et la vida longuement avec grand plaisir, à ce qu'il parut; puis il commença une inspection minutieuse des restes de vivres qu'avaient laissés les Hurons, et qu'il portait dans sa carnassière.
“Merci, mon garçon,” reprit-il en rendant à Uncas la gourde vide. “Maintenant voyons un peu comment vivent ces pillards de Hurons dans leurs expéditions. Tenez, les coquins connaissent les fins morceaux d'un daim, et on les croirait de force à découper et à faire cuire une selle à l'égal du meilleur cuisinier du pays. Mais toute la chair est crue, car les Iroquois sont de vrais sauvages. Uncas, prenez mon briquet et allumez du feu; une bouchée de grillade ne fera pas de mal sous la dent après une course si fatigante.”
Le major, voyant leurs guides s'occuper tout de bon de leur repas, aida les dames à descendre de cheval, et s'assit à côté d'elles, heureux de goûter quelques instants d'un agréable repos. Pendant que la cuisine allait son train, la curiosité l'engagea à questionner Oeil de Faucon sur les circonstances qui avaient amené leur délivrance si à propos et à l'improviste.
“Comment se fait-il, mon généreux ami,” demanda-t-il, “que nous vous ayons revu sitôt, et sans l'assistance de la garnison du fort Edouard?
-S'il nous avait fallu descendre la rivière,” répondit l'homme blanc, “nous serions arrivés juste à temps pour étendre des feuilles sur vos cadavres, mais trop tard pour sauver vos chevelures. Non, non! Au lieu de perdre le temps et nos forces à courir au fort, nous nous sommes cachés sur la rive de l'Hudson, en surveillant les Mingos.
-Vous avez donc vu tout ce qui s'est passé?
-Pas précisément; un Indien a la vue trop perçante pour être aisément déçue, et nous sommes restés à l'abri. Le plus difficile, par exemple, a été de forcer ce jeune homme à se tenir tranquille dans notre cachette. Ah! Uncas, Uncas, votre conduite était plutôt celle d'une femme curieuse que d'un guerrier à la piste de ses ennemis!”
Les yeux pénétrants d'Uncas se portèrent un instant sur les traits sévères du chasseur; mais il ne parla point, et rien n'indiqua en lui qu'il eût regret de sa faute. Au contraire, Heyward crut lire dans l'air du jeune Mohican une expression de hauteur dédaigneuse, de colère même, qu'il réprima autant par égard pour les personnes présentes que par suite de sa déférence habituelle pour son compagnon blanc.
“Et notre capture,” demanda ensuite Heyward, “l'avez-vous vue?
-Nous l'avons entendue,” répondit le chasseur. “Le cri d'un Indien est un langage intelligible pour ceux qui ont passé leur vie dans les bois. Mais lorsque vous avez débarqué, nous avons été obligés de ramper sous les buissons comme des serpents; dès lors nous ne vous avons revus qu'attachés aux arbres de la colline pour y être massacrés à l'indienne.
-Notre salut a été l'oeuvre de la Providence! C'est un miracle que vous ne vous soyez pas trompés de chemin, car les Hurons se sont divisés en deux bandes, dont chacune avait des chevaux.
-Ah! c'est là que nous avons été dépistés, et sans Uncas, nous aurions certainement perdu vos traces,” répondit le chasseur du ton et de la voix d'un homme qui se rappelle un grand embarras où il a été fourvoyé. “Quoi qu'il en soit, nous virâmes de ce côté, jugeant avec raison que les sauvages ne manqueraient pas de s'y rendre avec les prisonniers. Mais après avoir marché un bon bout de chemin sans voir une seule branche cassée, comme je l'avais recommandé, je me trouvai en défaut, d'autant plus que tous les pas portaient l'empreinte de mocassins.
-Oui,” fit observer Duncan en levant le pied pour montrer ses brodequins chamarrés, “nos conducteurs avaient eu la précaution de nous chausser comme eux.
-Bah! ce n'était pas trop bête de leur part, et je les reconnais là; mais nous sommes de vieux routiers à qui une ruse si grossière ne fait pas perdre la piste.
-A quoi sommes-nous donc redevables de notre délivrance?
-En ma qualité de blanc qui n'a pas une goutte de sang indien dans les veines, vous devez la vie j'ai honte de l'avouer, à la perspicacité du jeune Mohican, dans des matières où je devrais être plus ferré que lui, mais sur lesquelles, à présent encore, j'ai peine à croire le témoignage de mes yeux.
-Voilà qui est singulier! Et de quoi s'agit-il?
-Uncas osa prétendre que les chevaux de ces dames,” continua Oeil de Faucon en regardant avec attention les montures des deux soeurs, “posaient à terre en même temps les deux pieds du même côté, ce qui est contraire à l'allure du trot de toutes les bêtes à quatre pattes, excepté l'ours; et pourtant voilà des chevaux qui marchent toujours ainsi, comme mes propres yeux me le disent, et comme leurs traces dans un espace de plusieurs lieues m'en ont convaincu.
-C'est ce qui fait le mérite de ces animaux. Ils viennent des bords de la baie de Narraganset, dans le district des Plantations de la Providence; ils sont renommés pour leur vigueur infatigable, et pour la commodité de cette allure qui leur est particulière, mais qu'on obtient fréquemment d'autres chevaux.
-C'est possible, c'est possible,” dit le chasseur, qui avait prêté une oreille attentive à cette explication. “Bien que je n'aie dans les veines que du sang de Blanc, je me connais mieux en daims et en castors qu'en bêtes de somme. Le major Effingham possédait des chevaux superbes, mais je n'ai vu à aucun cette allure de guingois.
-Sans doute, car il recherchait pour son écurie des qualités différentes. Toutefois c'est une race très estimée, et souvent destinée, comme vous le voyez, à l'honneur de porter des dames.”
Les Mohicans avaient interrompu leurs opérations auprès du feu pétillant pour écouter la conversation; quand Duncan eut achevé, ils se regardèrent l'un l'autre d'un air surpris, et le père ne manqua pas de pousser son exclamation habituelle. Oeil de Faucon se mit à réfléchir, en homme qui classe dans sa tête une connaissance nouvellement acquise; puis, jetant de nouveau un regard curieux sur les chevaux:
“Certes,” dit-il enfin, “on voit d'étranges choses dans les colonies; une fois que l'homme a pris le dessus sur la nature, il l'oblige à de bizarres transformations… Quoi qu'il en soit, cette allure avait frappé Uncas, et leurs traces nous ont conduits jusqu'au taillis ravagé. Près de l'empreinte du pied des chevaux, une branche avait été brisée par le haut, à la façon des femmes lorsqu'elles cueillent une fleur, tandis que toutes les autres cassées et froissées indiquaient que c'était l'oeuvre d'un homme. J'en conclus que les malins diables, ayant aperçu la tige brisée, avaient bouleversé le reste pour faire croire qu'un chevreuil avait causé le dégât avec ses cornes.
-Votre sagacité ne vous trompait pas: c'est ainsi que la chose s'est passée.
-Rien de plus facile à voir, et il n'y a pas grand'malice. Reconnaître l'allure d'un cheval, à la bonne heure! Il me vint alors à l'idée que les Mingos se dirigeraient vers cette source; car les coquins n'ignorent pas la vertu de ses eaux.
-Ont-elles vraiment tant de réputation?
-Il n'y a guère de Peaux-Rouges, voyageant au sud et à l'est des grands lacs, qui n'en aient entendu vanter les qualités. Voulez-vous la goûter?”
Le major prit la gourde, et, après avoir bu quelques gouttes, il la rendit en faisant la grimace. Le chasseur rit dans sa barbe selon son habitude, et secoua la tête d'un air d'intime satisfaction.
“Ah! je vois que la saveur ne vous revient pas,” reprit-il. “C'est défaut d'habitude. Dans le temps elle ne me plaisait pas davantage, mais je m'y suis fait, et maintenant j'en ai soif comme un daim altéré. Vos vins forts et capiteux ne vous sont pas plus agréables que ne l'est cette eau piquante à un Indien, surtout lorsqu'il s'affaiblit… Ah! Uncas a fini d'allumer son feu: il est temps de songer à notre estomac, car nous avons une longue traite à faire.”
Après avoir interrompu l'entretien par cette brusque transition, Oeil de Faucon eut recours aux provisions de bouche qui avaient échappé à la voracité des sauvages. La cuisine fut bientôt terminée, et les Mohicans et lui commencèrent leur humble repas en silence et avec la célérité caractéristique d'hommes qui mangeaient afin de se mettre à même de supporter de nouvelles fatigues.
Ce devoir nécessaire une fois accompli, chacun des trois amis se baissa et but le coup de l'étrier à cette source salutaire qui, cinquante ans plus tard, devait réunir autour d'elle et des sources voisines, la richesse, la beauté et les talents de tout le nord de l'Amérique, venant en foule pour y chercher la santé et le plaisir. Puis Oeil de Faucon donna le signal du départ. Les deux dames remontèrent à cheval, escortées de Duncan et de David qui allaient à pied le fusil sur l'épaule; le chasseur blanc marcha en tête, et les Mohicans formèrent l'arrière-garde.
La petite troupe s'avança d'un pas délibéré vers le nord en suivant l'étroit sentier, laissant derrière elle la source mêler son onde à celle du ruisseau voisin, et les cadavres des Hurons pourrir sans sépulture sur le haut de la colline, destin trop commun aux guerriers de la forêt pour exciter la commisération ou valoir un commentaire.30 décembre 2008 à 19h22 #148481Chapitre 13
“Je vais chercher un chemin plus aisé.”
Parnell.La route que prit Oeil de Faucon traversait les plaines sablonneuses, entrecoupées de vallées et de collines, où nos voyageurs avaient déjà passé le matin, sous la conduite de Magua.
Le soleil descendait vers les montagnes à l'horizon lointain; comme ils marchaient au coeur même de l'interminable forêt, la chaleur n'était plus étouffante. Ils allaient donc plus vite, et avant la tombée du crépuscule, ils avaient parcouru, dans leur course rétrograde, plusieurs lieues d'une route pénible.
Ainsi que le sauvage dont il occupait la place, l'homme blanc semblait se diriger d'après des indices connus de lui, et sous l'influence d'une espèce d'instinct; il ralentissait rarement le pas et n'hésitait jamais. Un coup d'oeil jeté en passant sur la mousse des arbres, un regard levé vers le soleil couchant, l'aspect du cours des nombreux ruisseaux qu'il franchissait, il ne lui en fallait pas plus pour déterminer sa route et résoudre les plus grandes difficultés.
Cependant la forêt commençait à changer de teintes, et le vert éclatant de son dôme de feuillage faisait place à cette couleur plus sombre qui annonce l'approche de la nuit. Les deux soeurs cherchaient à saisir à travers les arbres les derniers rayons de ce torrent de lumière qui formait autour du soleil une auréole de feu, colorant çà et là d'une raie de pourpre, ou bordant d'une frange d'or une masse de nuages accumulés à peu de distance au-dessus des hauteurs de l'occident.
Oeil de Faucon se retourna, et dit en montrant le ciel:
“Voilà le signal donné à l'homme pour qu'il cherche la nourriture et le repos dont il a besoin. Il serait meilleur et plus sage s'il comprenait les signes de la nature, et s'il allait à l'école des oiseaux de l'air et des animaux des champs. Au surplus, notre nuit ne sera pas longue; car dès que la lune paraîtra, il faudra reprendre notre marche… Je me souviens d'avoir près d'ici combattu les Maquas, dans la première guerre où j'ai versé le sang humain; nous élevâmes une espèce de retranchement pour mettre nos chevelures à l'abri de ces loups affamés. Si je ne me trompe, l'endroit en question doit être à quelques pas sur notre gauche.”
Sans attendre la réponse des voyageurs, il fit un brusque détour et pénétra dans un épais fourré de jeunes châtaigniers; il écartait les branches des innombrables jets dont la terre était couverte, en homme qui s'attend à découvrir ce qu'il cherche. Sa mémoire, en effet, ne l'avait pas trompé. Après avoir traversé, pendant une centaine de pas, un terrain tapissé de broussailles et de ronces, il arriva dans une clairière, au centre de laquelle un tertre de verdure était surmonté par le blockhaus en question.
C'était un de ces ouvrages grossiers élevés à la hâte dans un cas de nécessité pressante, et abandonnés sitôt que le danger avait disparu; ainsi relégué dans la solitude de la forêt, négligé, et presque oublié comme les circonstances d'où il était sorti, il s'effondrait peu à peu. Ces monuments du passage et des luttes de l'homme se rencontrent encore fréquemment dans cette vaste barrière de déserts qui séparait jadis les provinces ennemies; ils forment des ruines qui se rattachent intimement aux traditions de l'histoire coloniale, et qui sont en harmonie avec le sombre caractère du paysage. Le toit d'écorce s'était depuis longtemps écroulé, puis émietté et confondu avec le sol; mais les énormes souches de pins, assemblées à la hâte, n'en conservaient pas moins leur place respective, quoiqu'un angle de l'édifice se fût affaissé, et menaçât le reste d'une destruction imminente.
Heyward et ses compagnons hésitaient à approcher d'un bâtiment si délabré, tandis qu'au contraire les trois coureurs des bois s'y introduisirent sans crainte, et même d'un air de contentement. Tout de suite, le Blanc se mit à passer les ruines en revue, au dedans comme au dehors, avec la curiosité d'un homme dont cette vue réveillait à chaque instant les souvenirs. D'autre part, Chingachgook, d'un ton fier mêlé à je ne sais quoi de mélancolique, racontait à son fils, dans la langue des Delawares, l'histoire abrégée du combat dont, à l'époque de sa jeunesse, ce lieu retiré avait été le théâtre.
Sur ces entrefaites, les deux soeurs descendirent de cheval, et se préparèrent à jouir de la fraîcheur de la soirée dans une sécurité qui, à leur idée, ne pouvait être troublée que par les animaux de la forêt.
“Mon digne ami,” demanda Duncan au chasseur qui avait terminé sa courte inspection, “n'aurait-il pas mieux valu choisir un endroit moins connu et plus rarement visité que celui-ci?
-L'existence de ce vieux fort est connue de bien peu de personnes,” répondit Oeil de Faucon d'un air pensif. “Il n'arrive guère d'écrire dans les livres l'histoire de combats pareils à celui qui fut livré ici entre les Mohicans et les Mohawks, dans une de leurs querelles particulières. J'étais un blanc-bec alors, et je me rangeai du côté des Delawares, parce que je les savais malheureux et calomniés. Durant quarante jours et quarante nuits, les brigands eurent soif de notre sang autour de ces piles de bois dont j'avais fait le plan et auxquelles j'avais travaillé, sans être pour cela un Indien, mais un Blanc de race pure, comme je crois vous l'avoir dit. Les Delawares se mirent à l'ouvrage avec moi, et nous nous y défendîmes dix contre vingt, jusqu'à ce que le nombre fût à peu près égal de part et d'autre; alors nous fîmes une sortie contre ces chiens, et il n'en resta pas un pour annoncer chez eux la défaite de ses frères. Oui, oui, j'étais jeune alors, la vue du sang m'était nouvelle, et je ne pouvais me faire à l'idée que des créatures qui avaient été pleines de vie comme moi, fussent là gisant sur la terre nue, et qu'on laissât dévorer leurs dépouilles par les bêtes féroces, et leurs os blanchir à l'air et à la pluie. J'enterrai les morts de mes propres mains, sous ce même tertre où vous êtes assis, et qui ne fait pas un mauvais siège, quoique rempli d'ossements humains.”
Les deux soeurs se levèrent aussitôt, et malgré les scènes terribles auxquelles elles venaient d'assister, elles ne purent se défendre d'un mouvement d'horreur bien naturel, en se voyant ainsi en contact avec la sépulture d'une bande de sauvages. Les lueurs incertaines du crépuscule, l'enceinte ténébreuse de la clairière enclose de halliers touffus au-delà desquels s'étageaient les pins majestueux, le silence de mort de l'immense forêt, tout concourait à donner plus de force à cette sensation de terreur.
“Ils sont partis, ils ne sont plus dangereux,” continua Oeil de Faucon avec un geste de la main pour dissiper leur alarme; “ils ne pousseront plus le cri de guerre, ils ne frapperont plus du tomahawk!… Et de tous ceux qui ont aidé à les placer où ils reposent, il n'y a aujourd'hui de vivants que Chingachgook et moi. Notre troupe se composait des frères et de la famille des Mohicans, et vous avez sous les yeux tout ce qui reste de leur race.”
A ces mots, les auditeurs, entraînés par un sentiment de vive compassion, portèrent involontairement leurs regards sur les deux Indiens. On voyait leurs formes se dessiner sur les murs du blockhaus: le fils prêtait l'oreille à la voix de son père avec toute l'attention que devait exciter en lui un si glorieux récit pour la mémoire de ceux dont il avait appris à vénérer le courage et les sauvages vertus.
“J'avais cru jusqu'ici,” dit le major, “que les Delawares étaient un peuple pacifique, ne faisant jamais la guerre en personne, et confiant la défense de leurs terres à ces mêmes Mohawks que vous avez tués.
-Cela est vrai en partie,” répondit le chasseur, “et cependant, au fond, c'est un abominable mensonge. Un traité de ce genre a été conclu il y a bien longtemps par les manigances des Hollandais, qui voulaient enlever aux naturels leur droit de possession légitime au territoire où ils s'étaient établis. Les Mohicans, bien qu'appartenant à la même nation, ayant eu affaire aux Anglais, ne furent pour rien dans ce stupide marché, et gardèrent leur indépendance d'hommes; ce que firent aussi les Delawares dès qu'ils eurent ouvert les yeux sur leur folie… Vous voyez devant vous un chef des grands Sagamores Mohicans. Autrefois sa famille pouvait chasser le daim sur une vaste étendue de territoire, sans franchir un ruisseau ou gravir une colline qui ne fût pas sa propriété. Or, qu'a-t-on laissé à leur descendant? Il pourra trouver six pieds de terre, quand il plaira à Dieu; et cet héritage il le gardera en paix peut-être, s'il a un ami qui veuille prendre la peine de lui creuser une fosse assez profonde pour que le fer de la charrue ne l'atteigne pas!
-Brisons-là,” dit Heyward, dans la crainte qu'un tel sujet n'amenât une discussion qui troublerait l'harmonie si nécessaire au salut de ses compagnes. “Nous avons beaucoup marché, et chez nous autres Blancs il en est peu d'aussi robustes que vous, et dont la constitution ne connaisse ni l'affaiblissement ni la fatigue.
-Bah! des muscles et des os comme n'importe qui pour me tirer d'affaire!” dit le chasseur, en regardant ses bras nerveux avec un air de naïveté qui attestait le sincère plaisir que lui faisait ce compliment. “Il y a dans les colonies des hommes plus grands et plus gros, mais vous pourriez battre longtemps les rues d'une ville, avant d'y trouver un gaillard en état de marcher une vingtaine de lieues sans s'arrêter pour reprendre haleine, ou de suivre les chiens à portée de la voix pendant une chasse de plusieurs heures. Cependant comme la chair et le sang ne sont pas les mêmes chez tout le monde, il est fort raisonnable de supposer qu'après tout ce qu'elles ont vu ou fait aujourd'hui, ces dames aient besoin de repos. Uncas, dégagez la source, pendant que votre père et moi nous leur ferons un abri avec ces pousses de châtaigniers, et un lit de gazon et de feuilles.”
La conversation cessa; le chasseur et les Mohicans s'occupèrent à préparer ce qui était nécessaire au repos et à la protection de ceux qui s'étaient remis entre leurs mains. Une source qui, bien des années auparavant, avait fait choisir ce lieu aux indigènes pour y établir leur forteresse temporaire, fut bientôt dégagée des feuilles qui la couvraient, et on vit jaillir une eau pure qui se répandit sur le tertre verdoyant. Des rameaux touffus furent entrecroisés en forme de toit au-dessus d'un coin de l'édifice, de manière à garantir de la rosée abondante du climat, et par terre on étendit pour les deux soeurs une litière de feuilles sèches.
Pendant le temps que dura cette installation, Cora et Alice prirent quelque nourriture, plutôt par nécessité que par appétit. Alors elles se retirèrent dans l'enceinte réservée. Après avoir remercié Dieu de ses bontés passées et demandé pour la nuit la continuation de sa faveur, elles s'étendirent sur la couche odorante, et, en dépit des pénibles impressions de la journée, elles ne tardèrent pas à goûter un sommeil que la nature réclamait impérieusement et qui était rafraîchi par l'espoir du lendemain.
Duncan se préparait à veiller près d'elles en dehors de l'enceinte; mais le chasseur qui s'aperçut de son intention, lui dit, en s'étendant tranquillement sur l'herbe, et en désignant Chingachgook:
“Les yeux d'un Blanc ne sont pas assez perçants et éveillés pour faire le guet en ce moment. Le Mohican veillera pour nous. Dormons.
-Je me suis laissé gagner au sommeil à ma dernière garde,” dit Heyward; “par conséquent, j'ai moins besoin de dormir que vous qui avez mieux rempli vos devoirs de soldat. Que tout le monde se repose, tandis que je monterai la faction!
-Si nous étions campés parmi les tentes blanches du 60e et en face d'ennemis tels que les Français, je ne demanderais pas une meilleure sentinelle que vous. Au milieu des ténèbres, et parmi les bruits du désert, tout votre jugement équivaudrait à celui d'un enfant, et toute votre vigilance serait en pure perte. Faites donc comme Uncas et moi; dormez, et dormez en paix.”
En effet, le jeune Indien s'était couché sur la pente du tertre, en homme décidé à bien employer le temps accordé au sommeil. Son exemple avait été suivi par David, qui, malgré la fièvre que lui causait sa blessure, accrue encore par les fatigues de la marche, n'en ronflait pas moins à pleins poumons. Ne voulant pas prolonger une discussion inutile, le major fit semblant de céder, et s'assit à terre le dos appuyé contre les poutres du blockhaus, mais se promettant de ne pas fermer l'oeil avant d'avoir remis entre les mains de Munro le dépôt précieux confié à sa garde. Oeil de Faucon, croyant qu'il dormait, s'assoupit bientôt lui-même, et cette solitude redevint aussi silencieuse qu'ils l'avaient trouvée.
Heyward réussit quelque temps à tenir ses sens éveillés et accessibles aux moindres murmures du dehors. Sa vue devint plus perçante à mesure que les ombres du soir s'épaississaient; et quand les étoiles brillèrent sur sa tête, il distinguait nettement ses compagnons étendus sur l'herbe, et la personne de Chingachgook, droite, immobile, et qu'on eût prise pour l'un des arbres qui formaient autour de l'enceinte une sombre barrière. Il entendait la douce respiration des deux soeurs couchées à quelques pas de lui; et le vent n'agitait pas une feuille que le frémissement n'en arrivât jusqu'à lui. Déjà le hibou jetait sa note lugubre, quand ses yeux appesantis commencèrent à brouiller la lumière des étoiles. Au moment de s'assoupir tout à fait un sursaut le réveillait, et il lui arrivait de prendre un buisson pour l'Indien en sentinelle. Peu à peu sa tête s'inclina sur son épaule qui, à son tour, chercha un appui sur la terre; enfin un relâchement complet engourdit tout son être, et il tomba dans un profond sommeil, rêvant qu'il veillait la nuit sous l'armure d'un chevalier, devant la tente de sa princesse reconquise, dont il ne désespérait pas de gagner les bonnes grâces par cette épreuve de dévouement et de sollicitude.
Combien dura cet état d'insensibilité, c'est ce qu'il ne sut jamais lui-même. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il jouissait d'un repos absolu sans visions ni songes cette fois, lorsqu'il en fut tiré par la sensation d'un léger coup sur l'épaule. Il fut sur pied presque aussitôt, avec le souvenir confus du devoir qu'il s'était imposé au commencement de la nuit.
“Qui est là?” demanda-t-il, en cherchant son épée à l'endroit où il la portait d'ordinaire. “Ami ou ennemi?
-Ami!” répondit tout bas Chingachgook, qui d'un geste lui fit voir la lune dont la paisible lumière éclairait en plein leur bivouac. “La lune se lève, le fort de l'homme blanc est loin, très loin. Il est temps de partir, pendant que le sommeil ferme encore les deux yeux du Français.
-C'est, ma foi, vrai… Appelez vos amis, et bridez les chevaux, je vais avertir ces dames.
-Nous ne dormons plus, Duncan,” dit de l'intérieur du bâtiment la voix douce et argentine d'Alice. “Le sommeil nous a reposées, et nous voici prêtes à fournir une longue route. Mais n'avez-vous pas veillé pour nous toute la nuit, après avoir enduré tant de fatigues dans la journée?
-Dites plutôt que j'aurais voulu veiller,” repartit le major; “mes yeux perfides m'ont trahi, et une fois de plus j'ai prouvé que j'étais indigne du dépôt qui m'a été confié.
-A quoi sert de nier, Duncan?” dit en souriant la jeune fille qui se montra à la clarté de la lune, dans tout l'éclat d'une beauté rafraîchie par le sommeil. “Vous êtes, je le sais, trop insouciant pour votre propre sûreté, vigilant à l'excès quand il s'agit de celle des autres. Ne pouvons-nous tarder encore un peu, afin que vous ayez le temps de vous reposer? Nous veillerons volontiers, Cora et moi, tandis que vous et ces braves gens prendrez quelques moments de sommeil.
-Si la honte pouvait me guérir du besoin de dormir, je ne fermerais les yeux de ma vie,” dit le jeune officier embarrassé en regardant les traits d'Alice, où il n'aperçut qu'une tendre sollicitude au lieu de l'ironie qu'il soupçonnait. “Il n'est que trop vrai qu'après vous avoir mises en péril par mon imprudence, je n'ai pas même le mérite de garder votre sommeil comme devrait le faire un soldat.
-Duncan seul peut accuser Duncan d'une telle faiblesse,” répondit la confiante Alice, se livrant avec tout l'abandon d'une femme à cette illusion généreuse qui peignait son fiancé comme un modèle de perfection. “Allez dormir; et soyez sûr, toutes faibles que nous sommes, que nous ne faillirons pas au devoir d'une bonne sentinelle.”
Heyward fut affranchi de la nécessité déplaisante de protester de nouveau de son défaut de vigilance par une exclamation du Grand Serpent et par l'attitude d'attention profonde que prit son fils.
“Les Mohicans entendent un ennemi,” dit Oeil de Faucon qui venait de se réveiller. “Ils flairent quelque danger.
-A Dieu ne plaise!” dit Heyward. “Il y a eu assez de sang répandu.”
Toutefois il saisit son fusil, et, faisant quelques pas en avant, se prépara à expier une négligence bien pardonnable en risquant sa vie pour la défense des personnes confiées à sa garde. Des sons assez éloignés frappèrent alors son oreille.
“C'est sans doute,” dit-il, “quelque bête fauve en quête d'une proie.
-Chut!” fit le chasseur attentif. “Ce sont des hommes… A présent j'entends leurs pas, bien que mes sens soient grossiers à côté de ceux d'un Indien. Il faut que ce Huron si habile à décamper ait rencontré des éclaireurs de l'armée de Montcalm, et il les amène sur nos traces. Je n'aimerais pas à verser encore ici le sang humain,” ajouta-t-il en promenant des regards inquiets sur les lugubres objets dont il était entouré; “mais ce qui doit être sera!… Uncas, conduisez les chevaux dans le fort: et vous, mes amis, entrez-y également; tout vieux et délabré qu'il est, il offre un abri, et il a l'habitude des coups de fusil.”
On lui obéit sur-le-champ; les Mohicans conduisirent les animaux dans le blockhaus, où les voyageurs se rendirent en silence.
Un bruit de pas qui semblaient s'approcher fut perçu distinctement, et ne laissa plus aucun doute sur la nature de cette interruption. Bientôt on entendit plusieurs voix qui s'appelaient en langue indienne, celle des Hurons selon la remarque du chasseur. Quand la troupe fut arrivée à l'endroit par où les chevaux étaient entrés dans le taillis qui entourait le blockhaus, elle parut déconcertée, comme si elle avait perdu les traces qui jusque-là l'avaient guidée dans sa poursuite.
D'après le bruit des voix, on pouvait conjecturer qu'il y avait là une vingtaine d'hommes réunis, qui exprimaient en tumulte leur opinion.
“Les scélérats connaissent notre petit nombre,” dit Oeil de Faucon debout auprès du major, et qui, caché dans l'ombre, regardait par une fente entre les troncs d'arbres; “sans cela, ils ne s'amuseraient pas à babiller comme des femmes, en faisant leur ronde. Les entendez-vous, les vipères? Ne dirait-on pas que chacun d'eux a double langue et une seule jambe?”
Duncan était d'une bravoure qu'il poussait parfois jusqu'à la témérité dans le combat, mais, en ce moment d'anxiété cruelle, il ne trouva rien à répondre à l'observation froide et caractéristique de son compagnon. Il serra d'une étreinte plus ferme sa carabine, et se mit à regarder avec un redoublement d'attention à travers l'étroite ouverture, d'où l'on apercevait tout l'espace éclairé par la lune.
Le silence s'établit; une voix grave s'élèva, celle du chef sans doute, qui donnait des ordres. Au froissement des feuilles et au craquement des branches sèches, il fut aisé de comprendre que les sauvages se divisaient en deux bandes pour chercher la trace qu'ils avaient perdue. Heureusement pour ceux qu'on poursuivait, la lumière de la lune, bien qu'elle tombât en plein sur la clairière qui entourait le blockhaus, n'avait pas assez de force pour percer la voûte profonde de la forêt, où tout était plongé dans une obscurité décevante. La recherche fut sans résultat; car du sentier à peine visible qu'avaient suivi les voyageurs, le passage dans le taillis avait été si court et si rapide, que toute empreinte était perdue dans l'obscurité.
Néanmoins les infatigables sauvages ne tardèrent pas à revenir: on les entendit traverser les broussailles et s'approcher graduellement de la ceinture de jeunes châtaigniers qui formait un épais rideau autour de l'esplanade.
“Les voilà qui viennent!” murmura Heyward en s'efforçant de glisser le canon de son fusil entre deux souches. “Feu sur le premier qui se montre!
-Ne bougez pas!” répliqua le chasseur. “L'étincelle d'une pierre à fusil, ou seulement l'odeur d'une charge de poudre suffirait à déchaîner sur nous cette bande de loups dévorants. S'il plaît à Dieu que nous livrions bataille pour sauver nos têtes, fiez-vous à l'expérience d'hommes qui connaissent la tactique des sauvages, et qui ne se font pas tirer l'oreille au bruit de leurs cris de guerre.”
Alice et Cora, blotties dans un coin du vieux bâtiment, se serraient en tremblant l'une contre l'autre; non loin d'elles, les deux Mohicans se dessinaient dans l'ombre, droits comme des pieux, et prêts à frapper au moment voulu.
Le taillis s'entr'ouvrit, et un Huron de haute taille et en armes s'avança dans le terrain découvert. Pendant qu'il regardait le silencieux édifice, la lune tomba en plein sur son visage basané qui exprimait la surprise et la curiosité. Il fit l'exclamation qui accompagne toujours la première émotion d'un Indien, et, ayant appelé à voix basse, il fut bientôt rejoint par un de ses compagnons.
Ces enfants de la forêt restèrent quelque temps à la même place, se montrant du doigt l'édifice en ruine, et discourant dans le langage de leur tribu. Ils s'approchèrent à pas lents et circonspects, s'arrêtant fréquemment les yeux fixés sur l'ancien fort, comme des daims effarouchés; la curiosité luttait en eux contre un frisson d'épouvante. Tout à coup l'un d'eux butta le tertre du pied et se baissa pour l'examiner. En cet instant Oeil de Faucon dégaina son coutelas, et abaissa le canon de son fusil. Le major en fit autant, prêt à soutenir un combat qui paraissait désormais inévitable.
Les Hurons étaient si près que le moindre mouvement de l'un des chevaux, ou même une respiration plus forte que de coutume, aurait suffi à trahir la retraite des fugitifs. Mais la destination du tertre dont ils se rendirent compte fit prendre un autre tour aux préoccupations des sauvages. Ils échangèrent entre eux des paroles sérieuses, comme si la vue de ce lieu les eût pénétrés d'un sentiment de respect mêlé de terreur. Puis ils se retirèrent avec précaution, non sans jeter des regards à la dérobée sur le fort en ruine, d'où ils appréhendaient peut-être de voir surgir les morts, jusqu'à ce que, parvenus à la limite de la clairière, ils rentrèrent lentement dans le taillis et disparurent.
Oeil de Faucon remit à terre la crosse de sa carabine, et respirant enfin librement, dit de manière à être entendu de ceux qui l'entouraient:
“Ah! ils respectent les morts! Pour cette fois, cela leur a sauvé la vie, et peut-être aussi à des gens qui les valent bien.”
Ces paroles attirèrent l'attention d'Heyward qui, sans lui répondre, la reporta tout entière sur ceux qui dans cet instant critique l'intéressaient davantage. Il entendit les deux Hurons quitter les broussailles; et il fut bientôt évident que la troupe s'était rassemblée autour des Indiens, et écoutait leur rapport avec un religieux recueillement. Après quelques minutes d'un entretien grave et solennel, bien différent du brouhaha qui avait accompagné leur arrivée, le bruit des voix s'affaiblit, s'éloigna par degrés, et finit par se perdre dans les profondeurs du bois.
Oeil de Faucon attendit jusqu'à ce que Chingachgook lui eût fait signe que le danger n'existait plus; alors il engagea Heyward à ramener les chevaux au dehors et à aider les dames à monter en selle.
Cela fait, nos fugitifs sortirent par l'issue déjà pratiquée, et s'avisant d'une direction opposée à celle par laquelle ils étaient venus, ils prirent congé de ce lieu. Les deux soeurs ne purent s'empêcher de saluer d'un regard furtif cette tombe silencieuse et ces ruines, au moment où elles quittèrent la douce clarté de la lune pour s'enfoncer dans les ténèbres encore épaisses de la forêt. - AuteurMessages
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