- Ce sujet contient 1 réponse, 1 participant et a été mis à jour pour la dernière fois par CCarole Bassani-Adibzadeh, le il y a 13 années et 9 mois.
- AuteurMessages
- 24 janvier 2011 à 20h44 #14324424 janvier 2011 à 20h44 #153162
CONAN DOYLE, Arthur – L'Aventure de la pensionnaire voilée
Traduction : Carole.Si l’on considère que Monsieur Sherlock Holmes a exercé ses activités professionnelles durant vingt-trois ans, et que durant sept de ces années j’ai été autorisé à coopérer avec lui et à tenter d’immortaliser le déroulement de ses enquêtes, la quantité de pièces et de documents d’archives dont je dispose apparaîtra clairement au lecteur. La question a donc toujours été, non pas d’avoir, mais de choisir. Prenons par exemple cette longue rangée de calepins répertoriés par années et qui garnissent cette étagère, ou encore ces caisses à archives qui débordent de documents : de quoi ravir non seulement tout étudiant en criminologie, mais encore tout amateur des scandales politiques officiels de la fin de l’ère victorienne. Au sujet de ces derniers, je dois assurer les auteurs des compromettantes lettres dans lesquelles ils imploraient la sauvegarde de l’honneur de leurs familles ou de la réputation d’illustres ancêtres, qu’ils n’ont rien à craindre. La discrétion et la haute considération du secret professionnel qui ont toujours habité mon ami transparaissent également dans la reconstitution de ses enquêtes, et j’assure qu’aucune confiance ne sera trahie. Je condamne cependant avec la plus grande énergie les tentatives qui ont été commises dernièrement afin de s’emparer de certaines de ces lettres en vue de les détruire. L’auteur de ces faits est connu, et s'ils venaient à se reproduire, j’ai l’assentiment de Monsieur Holmes quant à révéler toute l’affaire du politicien, du phare et du cormoran dressé, au public ! Au moins un lecteur comprendra l’allusion.
Il serait faire fausse route que de supposer que chacune de ces affaires a fourni à Holmes l’opportunité de déployer ses dons remarquables d’intuition et d’observation, que j’ai tenté d’exposer au long de mes différents comptes-rendus. Parfois il ne touchait au but qu’au prix d’une enquête difficile ; parfois la solution lui apparaissait très vite d’une simplicité enfantine. En vérité, les enquêtes mettant en scène les plus terribles tragédies humaines ne lui fournirent que rarement l’opportunité de mettre en avant ses aptitudes exceptionnelles, mais c’est l’une d’elles que je désire cependant présentement livrer. Pour les besoins du secret, j’ai procédé à une transposition complète de tous les noms de lieux et personnages, mais hormis ce point, les détails de l’affaire seront scrupuleusement rapportés.
Je reçus dans le courant d’une matinée de l’année 1896 une note écrite à la hâte de Holmes, qui me demandait d’aller le trouver sans tarder. A mon arrivée je le trouvais assis au beau milieu d’une atmosphère enfumée, en compagnie d’une dame d’âge mûr, qui était le type même de la logeuse londonienne.
« Laissez-moi vous présenter Mrs Merrilow, de South Brixton », me dit mon ami en saluant mon entrée de la main. « Sachez que Mrs Merrilow n’a aucune objection au tabac, Watson. Si vous souhaitez vous adonner à vos mauvaises habitudes, faites. Mrs Merrilow a une histoire des plus intéressantes à raconter, susceptible de conduire à de plus amples développements pour lesquels votre présence pourrait s’avérer utile. »
« Je suis à votre entière disposition. »
« Vous comprendrez, Mrs Merrilow, que si je dois être amené à m’adresser à Mrs Ronder, je préférerai le faire en présence d’un témoin. Vous devrez lui faire accepter cette condition avant même notre arrivée. »
« Dieu vous bénisse, Monsieur Holmes », dit notre visiteuse. « Mrs Ronder désire tant vous rencontrer qu’elle ne verrait aucun inconvénient à ce que vous vous fassiez accompagner de l’ensemble des habitants du quartier ! »
« Dans ce cas nous nous rendrons chez elle dès cet après-midi. Mais assurons-nous d’abord de notre bonne connaissance des faits avant de nous mettre en route. Les résumer aidera le docteur Watson à comprendre la situation. Vous dites que Mrs Ronder est pensionnaire chez vous depuis environ sept ans et que cependant vous n’aviez jamais vu son visage ? »
« Et j’aurais préféré que cela fût resté ainsi ! », s’écria Mrs Merrilow.
« Car il était, n’est-ce pas, atrocement mutilé ? »
« En réalité, Monsieur Holmes, vous n’auriez guère dit d’un visage humain, voilà ce que je puis en dire. Notre laitier en avait eu un aperçu en passant devant nos fenêtres, il a laissé échapper de ses bras l’ensemble de sa charge, et le lait s’est répandu partout dans notre jardin. Cela vous donne une idée du visage de la dame. Lorsque je l’aperçus moi-même – tout-à-fait par hasard, je dois le dire -, elle s’est empressée de le dérober à ma vue, en balbutiant que je connaissais à présent la raison pour laquelle je ne l’avais jamais vue sans son voile. »
« Avez-vous quelque idée de son histoire ? »
« Pas la moindre ! »
« Vous a-t-elle donné des références lorsqu’elle s’est présentée à vous la première fois ? »
« Non, Monsieur, mais elle m’a donné de l’argent, beaucoup d’argent, de la belle monnaie sonnante et trébuchante ! Un quart du loyer posé devant moi sur la table, et pas la moindre négociation quant au paiement des termes. En ces temps difficiles, vous comprendrez qu’une pauvre logeuse comme moi ne pouvait pas se permettre d’éconduire une pareille pensionnaire ! »
« Vous a-t-elle donné la moindre raison quant au choix de votre maison ? »
« Ma maison se trouve légèrement en retrait de la route et elle est d’un caractère plus intime que beaucoup d’autres. Car, encore une fois, je n’héberge qu’une seule pensionnaire, et n’ai aucune famille. Je suppose qu’elle a dû en visiter d’autres auparavant et qu’elle a préféré la mienne. C’est somme toute l’intimité qu’elle recherche, et elle est prête à y mettre le prix. »
« Vous dites qu’elle ne vous a jamais découvert son visage hormis à cette occasion, par accident. Hum, voici un cas des plus intéressants, et je comprends parfaitement que vous souhaitiez en savoir davantage. »
« Oh non, pas moi, Monsieur Holmes. Vous savez, en ce qui me concerne, du moment qu’elle paie son loyer… On ne peut pas rêver plus tranquille pensionnaire, ou qui vous donne moins d’embarras. »
« Mais alors pourquoi vous trouvez-vous ici ? »
« A cause de sa santé, Monsieur Holmes. Elle me semble se dégrader. Quelque chose de terrible la tourmente. « Un meurtre ! », crie-t-elle parfois. « Un meurtre ! » Une fois je l’ai aussi entendu hurler : « Tu n’es qu’une bête cruelle ! Espèce de monstre ! » C’était au beau milieu de la nuit. Sa voix a retentit si fort dans toute la maison que j’en avais la chair de poule. Alors je suis allée la voir le lendemain matin. « Mrs Ronder », lui ai-je dit, « si quelque chose vous ronge l’âme, pensez à aller le raconter à l’église », que je dis, « ou même encore à la police. Entre ces deux solutions il y en a bien une qui vous conviendra. » « Pour l’amour de Dieu pas à la police ! », crie-t-elle, « et l’église ne peut rien changer à mon passé. Cependant », a-t-elle ajouté, « je serais soulagée que quelqu’un sache la vérité avant ma mort. » « Dans ce cas », lui dis-je, « si vous ne voulez pas vous fier à la police régulière, c’est des services d’un privé dont vous avez besoin, il y en a un justement dont tout le monde parle. » – sauf votre respect, Monsieur Holmes. Alors, elle a saisi l’idée au vol. « C’est lui qu’il me faut », a-t-elle dit. « Je me demande comment je n’y avais pas songé plus tôt. Allez le chercher, Mrs Merrilow, et s’il refuse de venir, dites-lui que je suis l’épouse de Ronder le dresseur de fauves. Dites-lui cela, et ajoutez : « Abbas Parva. ». Voilà les deux mots tels qu’elle me les a écrits, Abbas Parva. « S’il est bien l’homme auquel je pense, alors il viendra. »
« Et je viendrai en effet », dit Holmes. « Très bien, Mrs Merrilow. Je dois à présent m’entretenir avec le docteur Watson. Cela nous amènera jusqu’à l’heure du déjeuner. Attendez-nous donc chez vous à Brixton aux alentours de trois heures. »
Notre visiteuse ne s’était pas plutôt dandinée hors de la pièce – aucun autre terme n’aurait pu décrire plus fidèlement la démarche de Mrs Merrilow – que Sherlock Holmes se jetait avec une farouche énergie sur une pile de livres entreposée dans un coin de la pièce. Durant plusieurs minutes on n’entendit que le sifflement continu des pages tournées, puis un grognement de satisfaction annonça qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Son agitation était telle qu’il ne se releva pas, mais s’assit tout au contraire à même le sol, dans une étrange position de Bouddha, les jambes croisées, de gros volumes éparpillés tout autour de lui et l’un d’entre eux ouvert sur ses genoux.
« Cette affaire m’a causé par le passé le plus grand embarras, Watson. Ces annotations en marge en témoignent. J’avoue ne pas être parvenu à l’éclaircir. Et pourtant j’étais intimement persuadé que le coroner faisait fausse route. N’avez-vous aucun souvenir de la tragédie d’Abbas Parva, Watson ? »
« Pas le moindre, Holmes. »
« Et pourtant vous vous trouviez avec moi lorsqu’elle fut évoquée. Peut-être ma propre compréhension de l’affaire était-elle trop superficielle, car nous n’avons rien pu en déduire, et d’ailleurs aucune des parties n’avait fait appel à moi. Peut-être souhaitez-vous procéder à une lecture attentive de ces documents ? »
« Ne pouvez-vous pas plutôt me résumer l’affaire ? »
« Si bien sûr. Elle vous reviendra sans doute en mémoire. Ronder était un nom célèbre, rival de Wombwell et également de Sanger, et l’un des plus grands forains de son époque. Preuve fut établie qu’il sombra cependant peu à peu dans la boisson, et que lui-même autant que son spectacle eurent à en souffrir. Une grande tragédie survint alors. Les roulottes s’étaient arrêtées pour la nuit à Abbas Parva, un petit village du Berkshire, lorsque cette atrocité se produisit. La caravane se rendant à Wimbledon par la route, elle avait fait halte pour la nuit, et avait renoncé à se produire à cet endroit en raison du peu de population qui n’aurait pas permis de gagner les frais d’une représentation.
L’un de leurs numéros mettait en scène un très beau lion d’Afrique du Nord, nommé Sahara King, et il était coutumier à Ronder et à sa femme de réaliser le numéro en question dans la cage de l’animal. Voici une photographie prise en pleine représentation. Vous pourrez juger de l’épaisseur et de la rusticité du mari en comparaison de la beauté et de la délicatesse de sa femme. Il a été fait mention lors de l’enquête de la dangerosité potentielle de l’animal, qui s’était par le passé manifestée par différents signes, mais, l’habitude de l’animal éclipsant peu à peu chez les deux dompteurs toute forme de prudence, aucun cas ne fut fait de ces signaux d’alerte.
Il était habituel à Ronder aussi bien qu’à sa femme de nourrir le lion à la nuit. Parfois l’un des deux seul venait, parfois ils venaient ensemble, mais ils n’avaient jamais délégué à un autre cette tâche, car ils étaient tentés de croire qu’aussi longtemps qu’ils lui apporteraient sa nourriture, le lion les considèrerait comme ses bienfaiteurs et que cela les prémunirait d’une attaque. Au cours de cette nuit particulière cependant, il y a de cela sept ans environ, alors qu’ils s’étaient rendus tous deux à la cage du lion, il s’ensuivit un événement terrible dont les causes ne furent jamais élucidées.
Il semble que le campement tout entier fut réveillé peu avant minuit par les rugissements de l’animal et les cris de Mrs Ronder. Les palefreniers et l’ensemble des caravaniers se ruèrent alors hors des tentes, portant des lanternes à la lueur desquelles une scène horrible se révéla à leurs yeux. Ronder gisait à terre, le crâne ouvert et portant les marques de griffures profondes, à une dizaine de mètres de la cage, dont la porte était restée grande ouverte. A proximité de la porte de la cage se tenait Mrs Ronder étendue sur le dos, l’animal grondant et flairant au-dessus d’elle. Son visage avait été si profondément lacéré que nul n’aurait encore pu la penser vivante. Plusieurs des hommes du cirque, ayant à leur tête Leonardo, l’hercule, et Griggs, le clown, repoussèrent l’animal à coups de bâton, et le lion regagna le fond de sa cage, dont on verrouilla à nouveau la porte. Comment s’était-il libéré ? Cela reste un mystère. On avança lors de l’enquête que Ronder et son épouse avaient voulu conjointement pénétrer dans la cage, mais qu’une fois la porte ouverte le lion leur avait bondi dessus. Aucun témoignage digne d’intérêt ne fut rapporté, hormis le fait que pendant que l’on ramena Mrs Ronder à sa caravane après la tragédie, elle ne cessa de hurler, prise du délire de l’agonie, « Lâche !, lâche ! ». Six mois s’écoulèrent avant qu’elle fût en état de témoigner, mais l’affaire avait pendant ce temps été classée, et la mort de Ronder déclarée accidentelle. »« Quelle autre cause envisager en effet ? », demandai-je.
« Vous êtes peut-être dans le vrai, Watson. Et pourtant, un ou deux détails piquèrent la curiosité du jeune Edmunds, des services de la gendarmerie de Berkshire. Un esprit rusé, ce jeune homme. Il fut par la suite muté à Allahabad. C’est d’ailleurs par lui que j’eus connaissance de l’affaire ; il l’évoqua en ma compagnie, le temps d’une pipe ou deux. »
« Edmunds, un jeune homme roux ? »
« Tout-à-fait. J’étais bien certain que vous vous rappelleriez. »
« Et quels sont les détails qui l’intriguaient ? »
« A la vérité ces détails nous intriguaient tous les deux. Nous ne pouvions parvenir à une reconstitution de la tragédie. Plaçons-nous du point de vue du lion, voulez-vous, Watson ? L’animal veut sa liberté. Que fait-il ? Il atteint Ronder en une demie-douzaine de bonds, lequel se retourne alors pour s’enfuir – les marques de griffures se trouvaient en effet à l’arrière de sa tête. Ronder se retrouve jeté à terre par le lion. Au lieu de s’enfuir, l’animal se retourne alors vers la femme, qui se tient auprès de la porte de la cage, la jette à terre et lui lacère le visage. Cependant, les cris de Mrs Ronder rapportés par les témoins laissaient entendre que son mari l’avait en quelque sorte trahie… Mais qu’aurait donc pu faire le pauvre diable, une fois attaqué par l’animal ? Concevez-vous la difficulté de l’affaire, Watson ? »
« Je vois. »
« Et il y avait autre chose également. Ce détail me revient à l’esprit à l’évocation de cette affaire. Il fut rapporté qu’au milieu des rugissements du lion et des cris de Mrs Ronder, les cris de terreur d’un homme se firent également entendre. »
« Les cris de Ronder sans aucun doute… »
« Hum, il me semble que le piteux état de son crâne ne lui aurait pas permis de crier… Deux témoignages en outre rapportèrent avoir entendu les cris d’un homme mêlés à ceux de la femme. »
« J’aurais tendance à penser que le camp tout entier mêla ses cris à ceux de la femme. Mais pour ce qui est du premier point, j’aurais peut-être une solution à proposer. »
« Je serais heureux de l’entendre. »
« Les Ronder se trouvaient conjointement à quelques mètres de la cage lorsque le lion parvint à s’échapper. L’homme se retourna et fut jeté à terre. La femme envisagea de courir se mettre à l’abri dans la cage et d’en refermer la porte sur elle. C’était là son seul refuge. Alors qu’elle atteignait la porte de la cage, l’animal la rattrappait et la jetait à terre. Elle reprocha à son mari d’avoir attiré l’attention du lion sur elle en tentant de s’enfuir. S’il avait fait face il aurait sans doute pu intimider l’animal. D’où ses cris de « Lâche !, lâche ! »
« Brillant, Watson ! Un seul défaut à votre raisonnement. »
« Lequel, Holmes ? »
« S’ils se trouvaient tous deux à une dizaine de mètres de la cage, qui a libéré le lion ? »
« Peut-être avaient-ils un ennemi ? »
« Et pourquoi le lion les aurait-il attaqués sauvagement alors qu’il était dans ses habitudes de jouer avec eux, d’exécuter un numéro avec eux dans sa cage ? »
« Peut-être l’ennemi auquel je fais allusion a-t-il provoqué la rage de l’animal. »
Holmes se perdit dans ses pensées et resta silencieux quelques instants.
« Eh bien, Watson, je dois dire que votre théorie mérite d’être considérée. Ronder était un homme qui pouvait avoir de nombreux ennemis. Edmunds me l’a décrit comme terrible à ses heures. Un tyran qui injuriait et brutalisait tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Je suppose que les cris noctures de Mrs Ronder que nous a rapportés Mrs Merrilow s’adressaient, quant à l’emploi du terme « monstre », à son cher défunt. Au reste, toutes nos suppositions s’avèrent stériles au regard de notre faible connaissance actuelle des faits. Il y a dans le buffet, Watson, un perdreau froid et une bouteille de Montrachet. Restaurons notre énergie avant de la dépenser à nouveau, voulez-vous ? »
Lorsque le fiacre nous déposa au domicile de Mrs Merrilow, nous trouvâmes la silhouette de la dodue lady obstruant la porte de sa modeste demeure. Il apparaissait comme une évidence que sa préoccupation principale était de continuer l’hébergement de sa solvable pensionnaire, et elle nous implora d’ailleurs, avant de nous conduire à Mrs Ronder, de ne rien dire ni faire qui pourrait conduire à une rupture du contrat. Puis, l’ayant rassurée sur ce point, nous la suivîmes au haut de l’escalier raide et recouvert d’un tapis élimé, et fûmes introduits dans la chambre de la mystérieuse pensionnaire.
La pièce était étroite, humide et mal ventilée, comme on pouvait s’y attendre puisqu’habitée par une pensionnaire qui la quittait rarement. A avoir trop longtemps côtoyé des bêtes en cage, la femme semblait, par un curieux retour de fortune, s’être muée en l’une d’elles. Elle était assise dans un fauteuil vétuste dans un coin sombre de la pièce. De longues années d’isolement avait peu à peu transformé les traits de son visage, mais il avait dû à une certaine période de son existence être d’une grande beauté, car il apparaissait toujours plein et voluptueux. Un voile sombre et épais couvrait son visage, mais il s’arrêtait au niveau de sa lèvre supérieure et laissait apercevoir une bouche à la forme parfaite et un menton d’une rondeur délicate. Je pouvais tout-à-fait concevoir que sa beauté avait dû être remarquable. Sa voix elle-même était harmonieuse et agréable.
« Mon nom ne vous est pas étranger, Monsieur Holmes », dit-elle. « J’ai bien songé qu’il vous conduirait ici. »
« Exactement, Madame, bien que j’ignore par quel hasard vous me saviez instruit de votre affaire. »
« Je l’appris au cours de ma convalescence lors d’une visite que me rendit Monsieur Edmunds, le gendarme du comté. Je crains de lui avoir menti… Peut-être eut-il été plus sage de lui révéler la vérité. »
« Il est toujours plus sage de dire la vérité. Mais pourquoi la lui avoir déguisée ? »
« Parce que le sort d’une autre personne dépendait de mes révélations. Bien que son existence me soit apparue indigne, je me refusai à la détruire et à en endosser la responsabilité. Nous avions été tellement, tellement proches ! »
« Y a-t-il prescription ? »
« Oui, Monsieur. Par le fait que la personne à laquelle je fais référence est morte. »
« Alors pourquoi ne pas révéler toute l’affaire à la police ? »« Parce que le sort d’une autre personne est également en jeu. Cette autre personne est moi-même. Je ne pourrais supporter la publicité et le tort que me causerait la réouverture de cette enquête. Je n’ai plus longtemps à vivre, Monsieur Holmes, mais je souhaite vivre mes derniers instants en paix. Je souhaite me confier à un homme duquel je n’aurai pas à craindre le jugement et à qui je pourrai confier les détails de cette terrible affaire, pour qu’à ma mort toute la vérité puisse être connue. »
« Vous me flattez, Madame. Mais je suis en même temps un citoyen responsable. Je ne puis donc vous promettre qu’une fois que vous m’aurez révélé toute l’affaire, je ne considèrerai pas de mon devoir d’aller trouver la police. »
« Je ne le pense pas, Monsieur Holmes. Je ne connais que trop bien votre caractère et vos méthodes, pour m’être intéressée à votre travail depuis plusieurs années. Le plaisir de la lecture est en effet tout ce qu’il me reste, et je me tiens ainsi au fait de bien des événements qui ont lieu dans le monde. Mais quoi qu’il en soit, je désire tout vous révéler, quelque usage que vous désiriez par la suite faire de ma tragédie. Vous dire la vérité allègera ma conscience. »
« Mon ami et moi-même serons heureux de l’entendre. »
Mrs Ronder se leva et prit dans un tiroir la photographie d’un homme, au physique des plus avantageux, au corps d’athlète, ses bras à la musculature imposante croisés sur sa poitrine, un sourire d’autosatisfaction – celui du séducteur – sur des lèvres bordées d’une imposante moustache.
« Voici Leonardo », dit-elle.
« Leonardo, l’hercule de la troupe, cité comme témoin dans l’affaire ? »
« Lui-même. Et cet autre », ajouta-t-elle en montrant une seconde photographie, « était mon mari. »
Les traits du visage de l’homme étaient épouvantables, mi-humains mi-porcins, se rapprochant davantage encore du sanglier, car la bestialité y transparaissait nettement. On ne se représentait que trop aisément cette bouche immonde ruminant et fulminant de rage, et ces petits yeux sournois jetant un regard plein de malignité sur le monde. Crapuleux, brutal, bestial – tout était gravé dans l’expression féroce de ce visage aux bajoues épaisses et pendantes.
« Ces deux photographies vous aideront sans nul doute, Messieurs, à comprendre les prémices de cette affaire. Je n’étais qu’une pauvre fille de cirque, âgée à peine d’une dizaine d’années lorsque j’exécutai mes premiers numéros. Lorsque je devins femme, cet homme m’aima, si toutefois une telle convoitise peut être assimilée à de l’amour, et dans un moment d’abandon je devins sa femme. Je vécus à partir de ce jour maudit un enfer, et lui devint le bourreau qui me torturait sans cesse. Personne au sein de la troupe n’ignorait mon malheur. Mon mari me délaissait pour d’autres femmes, et m’attachait et me fouettait à l’aide de brides lorsque je me plaignais. Tous avaient pitié de moi et exécraient mon mari, mais, que pouvaient-ils faire ? Tous le craignaient sans exception, car d’une méchanceté effroyable par nature, ses excès de boisson le rendaient d’autant plus cruel et meurtrier. Maintes et maintes fois il fut accusé et condamné pour mauvais traitements à l’égard de ses animaux, mais il avait de l’argent et les condamnations à l’amende ne représentaient rien pour lui. Les meilleurs artistes de la troupe l’abandonnèrent peu à peu, et le cirque commença à décliner. Le show ne fut maintenu que grâce à l’énergie que Leonardo et moi nous déployâmes, aidés par le petit Jimmy Griggs, le clown – le pauvre bougre, il n’avait pas souvent le cœur à rire, et pourtant il exécutait en public ses numéros du mieux qu’il pouvait.
C’est alors que Leonardo entra davantage dans ma vie. Il était beau garçon. Je connais à présent la piètre nature qui habitait ce corps admirable, mais, en comparaison de mon mari, il m’apparaissait comme mon sauveur. Il me prit en pitié et chercha à me consoler, jusqu’à ce que notre intimité grandissante se transforme en amour – profond, passionné, dont j’avais si souvent rêvé sans jamais oser l’atteindre. Mon mari commença à avoir des soupçons, mais il était aussi lâche que brutal, et Leonardo était par ailleurs le seul homme qu’il redoutait. Il prit le parti de se venger en me torturant davantage. Une nuit mes cris attirèrent Leonardo à la porte de notre roulotte. Nous frôlâmes la tragédie cette nuit-là, et il nous apparut bientôt, à mon amant et à moi-même, que nous ne pourrions peut-être pas l’éviter plus longtemps. Mon mari ne méritait pas de vivre. Nous décidâmes de le faire mourir.
L’esprit de Leonardo était vif. Ce fut lui qui conçut le plan. Je ne dis pas cela pour lui en faire endosser la responsabilité, car j’étais prête à l’exécuter dans les moindres détails, mais je crois que je n’en aurais jamais eu l’idée. Nous – ou plus exactement Leonardo – fabriquâmes un gourdin planté de cinq pointes d’acier, reproduisant l’implantation exacte des griffes du lion. Voilà ce qui devait frapper mon mari, en laissant la preuve d’une attaque de Sahara King, que nous devions au préalable libérer de sa cage.
Il faisait très sombre lorsque mon mari et moi nous rendîmes, comme à notre habitude, à la cage de l’animal pour le nourrir, lui portant de la viande crue dans un seau de zinc. Leonardo nous attendait caché derrière une roulotte devant laquelle nous devions passer avant d’atteindre la cage. Il fut lent à agir, et nous l’avions déjà dépassé quand j’entendis subitement le gourdin s’abattre sur le crâne de mon mari. Leonardo nous avait rattrapé sur la pointe des pieds, et l’avait frappé. Mon cœur bondit de joie dans ma poitrine, et je me précipitai alors pour ouvrir la porte de la cage de l’animal.
Tout se passa alors en un éclair. Vous savez sans doute à quel point les fauves sont prompts à sentir le sang humain, et à quel point cette odeur les rend incontrôlables ? Son instinct avait immédiatement renseigné le lion sur l’événement qui venait de se produire. A peine avais-je ôté les cadenas de la serrure qu’il bondit sur moi en un instant. Leonardo aurait pu me secourir, s’il s’était rué sur le lion en brandissant son gourdin, peut-être l’aurait-il effrayé, mais la peur s’empara de lui. Je l’entendis pousser un cri de terreur et le vis s’enfuir dans la nuit. Au même instant les crocs du lion s’enfoncèrent dans mon visage. Le souffle brûlant et infect de l’animal me portait à la limite de l’évanouissement et je n’eus donc que peu conscience de la douleur. Je tentai de le repousser de mes mains, d’écarter les mâchoires écumantes et sanglantes qui emprisonnaient mon visage, et je hurlai à l’aide. J’entendis que l’on se ruait alors à mon secours, puis je perçus indistinctement qu’un groupe d’hommes, formé entre autres de Leonardo et de Griggs, me retirait des griffes du fauve. C’est là mon seul souvenir, Monsieur Holmes, de cette nuit et de longs mois qui la suivirent. Lorsque je repris peu à peu conscience et que je me regardai dans un miroir, je maudis ce lion – oh Dieu que je le maudis ! -, non pas parce qu’il m’avait pris ma beauté, mais parce qu’il ne m’avait pas pris la vie. Je ne désirais plus qu’une chose, Monsieur Holmes – et j’avais heureusement assez d’argent pour satisfaire ce désir – c’était de me dérober aux regards du monde et de tous ceux qui m’avaient jusqu’alors connue, et de dissimuler mon visage sous un voile que je ne devrais plus jamais quitter. C’était là tout ce qu’il me restait à faire, et c’est ce que je fis… Une pauvre bête blessée qui a rampé jusqu’à sa tanière pour y mourir, voilà tout ce qu’il reste d’Eugenia Ronder. »Nous restâmes assis quelques instants en silence après que la malheureuse femme ait terminé son histoire. Puis Holmes étendit un bras et lui caressa la main dans un geste de douce consolation que je ne l’avais que rarement vu manifester.
« Pauvre femme ! », dit-il. « Pauvre femme ! Les destinées humaines sont parfois difficiles à accepter. Si aucune compensation ne nous attend dans l’au-delà, alors l’existence est une bien cruelle plaisanterie. Mais, qu’est-il advenu de cet homme, Leonardo ? »
« Je ne l’ai plus jamais revu ni entendu parler de lui à compter de ce jour fatal. Peut-être ai-je eu tort de le condamner si durement. Peut-être aurait-il pu aimer la femme monstrueuse que nous aurions pu présenter dans le pays comme une curiosité échappée aux mâchoires féroces d’un lion… Mais l’amour d’une femme ne s’éteint pas si facilement. Bien qu’il m’ait laissée en proie aux griffes de l’animal et qu’il n’ait pas même tenté de me secourir, je ne pus me résoudre à le livrer à la police. Mon propre sort m’importait peu. Que pouvait-il en effet m’arriver de plus terrible ? Mais je me tins entre Leonardo et son destin. »
« Est-il mort ? »
« Il a été retrouvé noyé le mois dernier alors qu’il se baignait près de Margate. Je l’ai lu dans les journaux. »
« Et qu’a-t-il fait du gourdin – qui est sans conteste le détail le plus singulier et le plus ingénieux de toute cette affaire ? »
« Je ne saurais le dire, Monsieur Holmes. Il y avait une carrière crayeuse près du campement, avec un grand bassin de couleur verte en son sein. Peut-être qu’au plus profond de ce bassin… »
« Oh, cela n’a plus grande importance aujourd’hui. L’affaire est classée. »
« Oui », répéta Mrs Ronder, « l’affaire est définitivement classée. »
Nous nous apprêtions à sortir. Quelque chose dans la voix de Mrs Ronder arrêta cependant Holmes, qui se retourna vivement vers elle :
« Vous n’avez pas le droit de disposer de votre vie », dit-il. « N’y touchez pas. »
« Pourrait-elle être désormais d’une quelconque utilité à qui que ce soit ? »
« Qui sait ? Une souffrance patiente est peut-être une précieuse leçon à donner à ce monde impatient. »
La réaction de la femme fut terrible. Elle arracha son voile et exposa son visage à la lumière.
« Je me demande si vous auriez la patience de supporter cela ! », dit-elle.
C’était insoutenable. Aucun mot au monde n’aurait pu dépeindre ce visage dont les traits même avaient disparu. Deux grands beaux yeux bruns seuls subsistaient au milieu de cette figure dévastée, et intensifiaient l’horreur de cette vision. Holmes leva la main dans un geste de pitié et de protestation, et nous quittâmes la pièce ensemble.
Deux jours plus tard, lorsque j’entrais chez mon ami, il me désigna avec une certaine fierté un petit flacon de verre bleu posé sur le manteau de la cheminée. Je le saisis et l’examinai. Une étiquette portait la mention « Poison ». Lorsque je l’ouvris, une agréable odeur d’amande douce s’en échappa.
« De l’acide prussique ? », interrogeai-je.
« Tout-à-fait. C’est arrivé par la poste ce matin, accompagné d’une note. « Je vous envoie mon péché. Je suivrai votre conseil. » Il me semble, Watson, que nous pouvons sans peine deviner le nom de la femme courageuse qui a écrit ce message. »
- AuteurMessages
- Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.