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- 25 avril 2011 à 0h15 #14332325 avril 2011 à 0h15 #153618
CONAN DOYLE, Arthur – L'Aventure de la Crinière de Lion
Traduction : Carole.C’est un fait des plus singuliers qu’un problème, plus abstrus et insolite que tous ceux qu’il m’ait été donné de rencontrer tout au long de ma carrière professionnelle, m’ait été posé alors que je venais tout juste de prendre ma retraite, et soit survenu, si je puis m’exprimer ainsi, juste sous mon nez. Les faits survinrent peu après que je me fus retiré dans ma modeste demeure du Sussex, ayant décidé de m’adonner entièrement aux délices de la vie de campagne, à laquelle j’avais si souvent aspiré lors de mes obscures années d’existence au cœur de la ville de Londres. A cette période de ma vie, les choix de mon bon Watson avaient tout à fait dépassé mon entendement. Une visite impromptue au cours d’un week-end était le plus que j’aie jamais pu obtenir de lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il me faut me livrer par moi-même à l’écriture du présent compte-rendu. Ah ! si Watson s’était alors trouvé avec moi, combien n’aurait-il pas décrit extraordinairement les faits et sublimé mon triomphe, après que j’aie eu raison de toutes les difficultés ! Il me faut, hélas !, narrer par moi-même ce récit, et relater en mes propres et simples termes les différentes étapes que j’eus à franchir, avant de livrer au public le mystère de la Crinière de Lion.
Mon cottage était situé sur le versant sud des Downs, duquel s’offrait à moi une vue superbe sur la Manche. A cet endroit la côte n’est constituée que de falaises crayeuses, qui ne peuvent être arpentées qu’au moyen d’un long et unique chemin tortueux, escarpé et glissant. Au bas de ce chemin s’étend sur une centaine de yards une plage de galets et de cailloux, qui ne disparaît pas même à marée haute. On y trouve ici et là en son sein de petites voussures et cavités formant de merveilleuses piscines, dont l’eau se renouvelle à chaque marée. Cette plage admirable s’étire sur un certain nombre de miles dans plusieurs directions, excepté de celle du petit village qui forme crique de Fulworth, et qui rompt sa course.
Ma demeure est isolée. Ma femme de charge, mes abeilles et moi avons le domaine pour nous tout seuls. A une distance d’environ huit cents mètres, se dresse l’établissement d’enseignement réputé de Harold Stackhurst, Les Pignons, imposante propriété au sein de laquelle étudient de jeunes gens se destinant à diverses carrières, sous l’égide de leur équipe de professeurs. Stackhurst, son directeur, avait été de son temps un Blue renommé de Cambridge, et un brillant étudiant. Lui et moi nous liâmes d’amitié au premier jour de mon arrivée sur la côte, et notre camaraderie devint par la suite telle que nous n’hésitions pas à nous rendre l’un chez l’autre, au cours d’une soirée, sans en avoir au préalable reçu l’invitation.
Vers la fin du mois de juillet 1907, la Manche se trouva agitée d’une terrible tempête qui abattit furieusement les vagues contre les flancs des falaises et laissa un lagon à marée basse.
Au matin du jour où commence ce récit, le vent était tombé, et l’air était sain et frais. Il était impossible d’envisager travailler en cette journée qui s’annonçait délicieuse, et je sortis me promener avant l’heure du petit déjeuner afin de profiter de l’air exquis. J’empruntai le chemin de la falaise qui menait à la plage. Tout en marchant, je m’entendis appeler : Harold Stackhurst agitait ses bras dans ma direction en guise de bonjour.« Quelle belle matinée, Monsieur Holmes ! J’étais sûr de vous trouver ici. »
« Vous allez piquer une tête, à ce que je vois ? »
« Ah ! ah !, vos vieux réflexes ne vous abandonneront donc jamais », dit-il en riant et en portant la main à une poche de son pardessus renflée. « Oui, McPherson est sorti tôt, j’espérais le rencontrer ici. »
Fitzroy McPherson était le maître de sciences, un jeune homme de belle stature, dont l’existence se trouvait assombrie par une cardiopathie survenue à la suite d’une fièvre rhumatismale. Grand sportif en dépit de son handicap, il excellait dans tous les sports qui n’exigeaient pas d’efforts intenses et subits. Eté comme hiver il pratiquait la natation, et il m’était souvent arrivé de le rejoindre, étant moi-même nageur.
Ce fût à cet instant que nous l’aperçûmes. Le sommet de son crâne nous apparut au-dessus de la falaise au bas de laquelle prenait fin le sentier. Puis sa silhouette tout entière émergea, mais vacillante, titubante. Un instant plus tard nous le vîmes lever les bras au ciel en signe de détresse dans un cri terrible, puis il s’effondra face contre terre sur le sol. Stackhurst et moi nous ruâmes dans sa direction – une cinquantaine de mètres nous séparaient de lui – et le retournâmes sur le dos. McPherson rendait son dernier soupir : ses yeux révulsés et son teint excessivement blafard ne pouvaient avoir d’autre interprétation. Une dernière étincelle de vie anima ses traits l’espace d’un instant, il tenta d’articuler quelques mots d’une mise en garde, dont la signification se perdit dans un murmure inaudible. D’un bredouillement indistinct, je ne perçus que les derniers mots qui s’échappèrent péniblement de ses lèvres : « Crinière de Lion ».
Rien de moins obscur et dénué de sens que ces trois mots, et pourtant je ne pouvais mettre en doute que ce fussent bien là les dernières paroles qu’aient prononcées Fitzroy. Dans un ultime sursaut, le malheureux leva à nouveau ses bras à demi au ciel, puis roula doucement sur le côté. Il était mort.
Mon compagnon resta paralysé par la peur, mais je conservai pour ma part tous mes sens en éveil – ce qui était absolument nécessaire, car nous nous trouvions vraisemblablement devant un cas des plus étranges. Fitzroy n’était vêtu que d’un pardessus Burberry, d’un pantalon et de chaussures de toile délacées. En roulant sur le côté, son Burberry, qui avait simplement été jeté sur ses épaules, avait glissé, révélant un dos incroyablement meurtri. Nous restâmes stupéfaits d’étonnement. De larges raies noires barraient la peau, comme si l’homme avait été flagellé avec violence au moyen d’un fouet ou d’une poignée de fils de fer. L’instrument avec lequel cet ignoble traitement avait été administré semblait être de nature flexible, à en juger par les marques incurvées laissées aux extrémités de ses épaules et le long de ses côtes. Un mince filet de sang s’écoulait de son menton, provenant d’une morsure que le malheureux s’était faite à la lèvre alors qu’il se trouvait au paroxysme de son agonie. Les traits convulsés de son visage témoignaient de l’infamie de celle-ci.
Je m’agenouillai près du corps, Stackhurst se tenant toujours auprès de moi, quand une ombre apparut soudain au-dessus de nos têtes. Ian Murdoch, le professeur de mathématiques de l’établissement, nous avait rejoint. Grand, fin, à la mine sombre, d’un caractère si taciturne que nul ne pouvait prétendre avoir entretenu la moindre relation amicale avec lui, il semblait d’ordinaire évoluer dans un monde aussi abstrait que la matière qu’il tentait d’enseigner à ses élèves. Ses étudiants le croyaient un peu fou, et ils n’auraient sans doute pas hésité à le chahuter dans ses classes s’ils ne s’étaient méfiés du sang barbare qu’ils supposaient couler dans les veines de cet immense professeur aux yeux noirs et au teint bistré, d’un tempérament ordinairement sombre mais régulièrement ponctué de sautes d’humeur révélatrices d’une indéniable sauvagerie. Exaspéré un jour par les aboiements d’un chien appartenant à McPherson, il s’était emparé de celui-ci et l’avait tout bonnement fait passer par la fenêtre. S’il n’avait été un si excellent professeur, Murdoch aurait sans doute été remercié sur-le-champ par Stackhurst pour cet exploit. Tel était le caractère étrange de l’homme qui se tenait à présent derrière nous. Il semblait abasourdi par ce qu’il voyait, en dépit du fait que l’incident survenu jadis entre les deux hommes à propos du chien semblât indiquer que leurs relations n’étaient pas empreintes de la plus grande sympathie.
« Le malheureux ! Y a-t-il quelque chose à faire ? »
« Vous trouviez-vous avec lui ? Pouvez-vous nous dire ce qui lui est arrivé ? »
« Non, non, je me suis levé en retard ce matin. Je ne me suis pas encore rendu à la plage. J’arrive tout droit des Pignons. Que puis-je faire pour me rendre utile ? »
« Vous pouvez vous précipiter au commissariat de Fulworth et les informer de ce drame. »
Il disparut rapidement sans ajouter un mot, et j’entrepris pour ma part de commencer à mener l’enquête qui s’imposait, pendant que Stackhurst, toujours aussi abasourdi, resterait auprès du corps. Ma première intention fut naturellement de me rendre sur la plage. Du haut du sentier je la surplombais tout entière. Elle était absolument déserte, en dehors de deux ou trois silhouettes que l’on apercevait se mouvant en direction du village de Fulworth. Rasséréné sur ce point, je me mis à descendre le sentier. Régulièrement de la glaise ou de la marne s’y trouvaient mêlées à de la craie, de sorte que je pouvais aisément suivre les traces de pas de McPherson, descendant puis remontant le sentier, qui s’y étaient imprimées. A en juger par l’absence d’autres empreintes, nul autre se s’était rendu sur la plage en empruntant ce chemin ce matin. J’observai à un endroit une empreinte de main, dont les doigts étaient orientés dans le sens de la montée, qui indiquait que le pauvre McPherson était tombé en remontant. Je notai également de petits creux ronds : plusieurs fois il avait dû s’effondrer sur les genoux.
Au bas du sentier s’étendait l’imposant lagon laissé par la mer refoulée. McPherson avait dû se dévêtir à cet endroit, car une serviette gisait encore sur un rocher. Elle était pliée et sèche, ce qui semblait indiquer que le malheureux ne s’était pas baigné. En arpentant les galets j’aperçus, au milieu de petites plages de sable, l’empreinte de ses sandales et de ses pieds déchaussés – ce dernier point indiquait qu’il s’était disposé à se baigner, bien que la serviette pliée indiquât qu’il ne l’avait pas fait.Le problème apparaissait clairement défini – il était plus étrange que tous ceux auxquels j’avais jusqu’alors été confronté. McPherson n’avait pas dû passer plus d’un quart d’heure sur la plage. Stackhurst l’ayant vu partir des Pignons et étant sorti également quelques instants plus tard, il ne pouvait y avoir aucun doute à cela. McPherson s’était apprêté à se baigner et avait ôté ses vêtements, comme en attestait l’empreinte de ses pieds nus sur le sable. Puis il avait subitement repassé en hâte ses vêtements – sans même prendre le temps d’en enfiler ou d’en lacer certains – et s’en était retourné sans se baigner, ou tout au moins sans se sécher au moyen de la serviette qu’il avait pourtant apportée dans ce but. La raison de ce revirement ne pouvait résider qu’en la survenue de l’attaque sauvage, brutale, à laquelle il avait succombé, à la suite d’une lente agonie au cours de laquelle il s’était mordu la lèvre au sang, et ne lui avait laissé que suffisamment de force pour tenter de remonter le sentier et y mourir. Quel était l’auteur de cette infâme barbarie ? Il y avait, il est vrai, au bas des falaises, quelles petites grottes et cavités qui auraient pu abriter quelque criminel, mais les rayons du soleil levant les éclairait si vivement qu’ils ne pouvaient présenter aucun refuge possible susceptible de servir de cache. Il y avait bien, il est vrai, ces silhouettes s’éloignant de la plage, mais elles semblaient bien trop lointaines pour avoir pu jouer un quelconque rôle dans ce crime : le lagon d’une longueur imposante s’étirait tout entier entre eux et le rocher auprès duquel McPherson s’était dévêtu. Au large, deux ou trois bateaux de pêche se trouvaient à faible distance. Leurs occupants pourraient aisément être identifiés et interrogés ultérieurement. Ainsi plusieurs voies s’offraient-elles à l’enquête, sans qu’aucune ne semblât mener à un but décisif.
Lorsque je retournai auprès du corps, j’y trouvai un petit groupe de badauds rassemblés autour de lui. Stackhurst se tenait bien sûr toujours là, et Ian Murdoch venait également de le rejoindre, accompagné de l’agent du village, Anderson, un homme imposant, moustachu, brun, de cette race solide du Sussex, caractérisée par un indéfectible bon sens sous des dehors d’une apparente réserve. Anderson écouta avec la plus grande attention, nota tout bien scrupuleusement, et m’attira finalement à part.
« Je serai bien heureux que vous me conseilliez, Monsieur Holmes. Il en va de ma carrière – il va de soi que j’entendrais parler du pays si je faisais fausse route : cela pourrait même bien remonter jusqu’à mes supérieurs de Lewes. »
Je lui suggérai ainsi de faire venir son supérieur hiérarchique sur-le-champ et de mandater un médecin. Je préconisai que l’on ne déplace rien, et que l’on minimise autant que possible l’apparition de nouvelles empreintes de pas, avant leurs arrivées respectives. J’entrepris ensuite d’examiner ce que contenaient les poches du mort. Je n’y trouvai rien d’autre qu’un mouchoir, un couteau de grande taille et un petit porte-cartes. De celui-ci dépassait une feuille de papier ; je l’en extirpai et la tendis à l’agent Anderson. C’était un billet, écrit à la hâte, d’une main féminine :
J’y serai, n’aie crainte.
Signé : « Maudie. »Cela ressemblait évidemment à un rendez-vous amoureux. Mais où et quand celui-ci avait-il été convenu ? L’agent re-inséra le billet dans le porte-cartes et le replaça en compagnie des autres objets dans les poches du Burberry de McPherson. Puis, comme il m’apparut pour le mieux de m’en retourner chez moi afin d’y prendre mon petit-déjeuner qui s’était ainsi trouvé retardé, je repris le chemin de ma demeure, non sans avoir au préalable indiqué à l’agent Anderson qu’il serait selon moi judicieux de faire procéder à une fouille minutieuse du bas des falaises.
Stackhurst me rejoignit au cours de la matinée et m’informa que le corps avait été transporté aux Pignons, d’où l’enquête suivait son cours. Il porta à ma connaissance de nouveaux éléments précis et dignes d’intérêt. Comme je m’y attendais, rien n’avait été décelé au bas des falaises ni dans aucune des nombreuses petites grottes qui s’y trouvaient, qui pût faire avancer l’enquête. Mais l’examen du bureau de McPherson avait révélé l’existence d’une correspondance intime avec une certaine Miss Maud Bellamy, du village de Fulworth. L’identité du mystérieux auteur du billet se trouvait donc établie.
« La police a saisit les lettres », me dit Stackhurst d’un air contrit. « Je n’ai pas obtenu la permission de vous les amener. Mais il ne fait aucun doute qu’elles révèlent bel et bien l’existence d’une relation amoureuse émanant de McPherson. Je ne vois cependant pas en quoi elles peuvent avoir le moindre lien avec ce meurtre, sauf si, bien sûr, il avait rendez-vous avec la dame à l’instant précis où il a été assassiné. »
« Peut-être cependant aurait-elle choisi de commettre son meurtre un autre endroit que celui où la moitié des enseignants du collège avait coutume de se baigner », remarquai-je.
« C’est bien dommage que plusieurs étudiants ne se soient pas trouvés ce matin avec McPherson… Quelle malchance !»
« Etait-ce seulement de la malchance ? »
Stackhurst fronça les sourcils et réfléchit.
« Ils avaient été retenus en cours par Ian Murdoch », admit-il. « Celui-ci voulait finir de traiter une démonstration algébrique quelconque avant le petit-déjeuner. Pauvre bougre, il est bien le plus affligé de toute cette affaire ! »
« Et cependant McPherson et lui n’étaient pas bons amis… »
« Il fut un temps où ils ne s’appréciaient guère effectivement. Mais au cours de l’année passée Murdoch a été très proche de McPherson… Ce dernier n’était en outre pas d’un naturel très sociable. »
« Je comprends. Mais il me revient à l’esprit que vous m’aviez parlé d’une querelle entre eux, à propos d’un chien… »
« Elle avait été oubliée depuis longtemps ! »
« Mais non sans effacer tout ressentiment, bien certainement… »
« Oh si, si, je suis bien sûr qu’ils étaient réellement devenus amis. »
« Bien, dans ce cas, nous devons davantage explorer la piste de la liaison amoureuse. Connaissez-vous la jeune dame ? »
« Tout le monde la connaît. C’est la plus belle de tous les environs – une vraie beauté, Holmes, qui attirerait l’attention de quiconque. Je savais McPherson amoureux d’elle, mais j’ignorais qu’il se soit tant avancé, à en voir les lettres… »
« Cette jeune fille, qui est-elle ? »
« La fille du vieux Tom Bellamy, le propriétaire des bateaux et des cabines de bains des environs de Fulworth. Il a commencé comme simple pêcheur, mais a aujourd’hui une bonne situation. Il gère lui-même ses affaires, aidé de son fils William. »
« Pouvons-nous nous rendre à Fulworth et les rencontrer ? »
« Sous quel prétexte ? »
« Oh, il sera aisé d’en trouver un. Après tout, ce pauvre bougre ne s’est pas ainsi lacéré le dos tout seul. Une autre main que la sienne tenait sans doute le fouet qui a causé ces blessures – si c’est bien d’un fouet dont il s’agit. Les suspects potentiels sont en nombre restreint dans ce lieu retiré. Procédons donc par élimination, nous ne manquerons pas de découvrir le mobile, qui nous mènera tout droit au criminel. »
Notre promenade parmi les Downs parfumées de thym aurait pu nous être plaisante, si nos esprits n’avaient pas été occupés de cet horrible meurtre dont nous avions été les témoins involontaires. Le village de Fulworth se nichait au creux d’un demi-cercle délimité par la baie. A l’arrière de la partie la plus vétuste du hameau s’érigeaient quelques maisons plus modernes, construites en pente. C’était l’une d’elles qu’occupaient les Bellamy et vers laquelle se dirigea Stackhurst.
« Voici The Haven, du nom qu’ont eux-mêmes donné les Bellamy à leur demeure. C’est celle que l’on voit à la tourelle et au toit d’ardoise… Belle réussite en vérité pour un homme parti de rien mais… Oh, regardez qui voilà ! »
Le portail du jardin du Haven venait de s’ouvrir pour laisser passage à un homme de grande taille, au visage long et anguleux. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était Ian Murdoch, le professeur de mathématiques des Pignons. Quelques instants plus tard nous le rencontrions sur la route.
« Tiens ! », lui lança Stackhurst en guise de salut.
L’homme nous adressa un bref signe de tête ainsi qu’un regard en coin de ses yeux sombres, et nous aurait dépassés sans autre formalité si Stackhurst ne l’avait de nouveau interpellé.
« Que faisiez-vous ici ? », demanda-t-il.
Le visage de Murdoch s’empourpra.
« Je suis votre subordonné, Monsieur, dans l’enceinte de votre établissement. A l’extérieur, je ne suis pas tenu de vous rendre compte du moindre de mes faits et gestes. »
Si les nerfs de Stackhurst n’avaient été déjà mis à rude épreuve par les événements du matin, sans doute eût-il fait preuve d’une diplomatie plus étudiée dans la réponse qu’il adressa à Murdoch.
« Dans les circonstances présentes votre comportement est pure impertinence, Monsieur ! »
« Votre curiosité me semble relever de la même appellation. »
« Ce n’est pas la première fois que j’ai à déplorer votre insubordination, Monsieur Murdoch. Mais ce sera la dernière. Vous allez avoir l’obligeance de penser dès à présent à vous chercher une autre place. »
« C’est effectivement ce que j’avais l’intention de faire. J’ai perdu aujourd’hui la seule personne qui me rendait les Pignons fréquentables. »
Murdoch reprit sa route, sous le regard furibond de Stackhurst.
« Cet homme n’est-il pas tout bonnement pas insupportable ? », fulmina-t-il.
L’élément qui m’interpella le plus au cours de cette scène fut la chance que me semblait saisir Monsieur Ian Murdoch de s’éloigner de la scène du crime qui venait de se produire. Une hypothèse vague, encore nébuleuse, se formait dans mon esprit. Peut-être notre visite aux Bellamy l’éclairerait-elle d’un rai de lumière. Stackhurst repris une contenance adéquate, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la maison.
Monsieur Bellamy était un homme âgé d’une cinquantaine d’années, à la barbe rousse flamboyante. Il semblait de très mauvaise humeur, car la rougeur de son teint approchait celle de ses cheveux.
« Non, Monsieur !, je ne veux pas en entendre davantage ! Mon fils ici présent » – il désigna un vigoureux jeune homme, au visage sombre, retiré dans un coin de la pièce – « était l’un des deux hommes honnêtes – avec moi-même – que McPherson insultait en courtisant Maud. Non, Monsieur !, le mot « mariage » n’a jamais que je sache été prononcé, et pourtant il y avait des lettres et des rendez-vous, et encore bien d’autres choses que ni mon fils ni moi n’approuvions. Privée de sa mère, nous restons les seuls protecteurs de Maud. Nous sommes déterminés… »
Ses derniers mots furent interrompus par l’apparition soudaine de la jeune fille en personne. Il n’aurait pas été exagéré de dire qu’elle aurait charmé n’importe quel public dans le monde. Qui aurait pu imaginer fleur si délicate pousser sur tel sol et au milieu de semblable atmosphère ? Les jolies femmes n’ont que rarement exercé sur moi leur pouvoir de séduction, car mon cerveau a toujours commandé mon cœur, mais je ne pouvais contempler ce visage aux traits et aux coloris harmonieux, sans m’émouvoir moi-même – à l’image de tout homme qui aurait croisé son chemin.
La jeune fille se tenait sur le seuil, ses grands yeux fixant d’un regard intense Harold Stackhurst.« Je sais déjà que Fitzroy est mort », dit-elle. « Ne craignez pas de me choquer en m’apprenant les circonstances de son décès. »
« Quelqu’un d’autre les a déjà précédés dans cette tâche », interrompit son père.
« Il n’est nullement nécessaire de mêler ma sœur à cette affaire », ajouta en grommelant le frère de la jeune fille.
Maud se retourna avec fureur.
« Cela me regarde, William. Je te prie de me laisser me mêler de cette affaire comme je l’entends. C’est d’un meurtre dont il s’agit. Et aider à identifier le criminel qui l’a commis est la moindre des choses que je puisse faire en mémoire du disparu. »
Elle écouta avec attention le court récit que lui fit mon compagnon des événements. Sa concentration attestait de la force morale qu’elle possédait en plus de sa grande beauté. Maud Bellamy incarnera toujours dans mon esprit l’image de la plus accomplie des jeunes filles qu’il m’ait été donné de rencontrer. Elle semblait déjà me connaître, du moins de nom, car elle se tourna ensuite vers moi et s’adressa à moi en ces termes :
« Portez les criminels devant la justice, Monsieur Holmes. Soyez assuré de mon aide, qui que ces misérables puissent être. »
Il me sembla qu’elle jetait un bref regard de défiance à ses père et frère.
« Je vous remercie », dis-je. « J’ai en l’instinct féminin la plus grande confiance. Vous avez employé le mot « criminels » au pluriel… Vous pensez donc que les auteurs du meurtre peuvent être plusieurs ? »
« Je connaissais suffisamment Monsieur McPherson pour savoir que c’était un homme brave, fort et courageux. Je doute qu’un seul homme ait pu lui infliger un tel traitement. »
« Pourrais-je vous dire un mot en privé ? »
« Je t’ai déjà dit, Maud, de ne pas te mêler de cette affaire ! », lui ordonna son père.
Elle me jeta un regard d’impuissance.
« Que faire, Monsieur Holmes ? »
« Bien, puisque tout le monde ici présent est déjà au courant des détails du meurtre, je suppose que je puis vous en entretenir ici devant vos père et frère », dis-je. « J’aurais bien sûr préféré vous demander certaines explications en privé, mais puisque votre père ne semble pas disposé à m’accorder cet entretien, il devra prendre part aux délibérations. »
Je mentionnai alors le billet signé de sa main que j’avais trouvé sur le mort.
« Il sera très certainement porté à l’enquête. Puis-je vous demander de me l’expliquer, d’aussi loin que vous le pouvez ? »
« Je ne vois aucune raison d’en faire mystère », répondit-elle. « Nous étions fiancés, et devions nous marier. Si nous gardions le secret de cet engagement, ce n’était qu’à cause de l’oncle de Fitzroy, qui, âgé et sur le point de mourir, n’aurait cependant pas hésité à le déshériter si son neveu avait choisi de se marier sans son consentement préalable. Il n’y avait aucune autre raison à ce secret. »
« Tu aurais pu nous le dire », grommela Monsieur Bellamy.
« Je l’aurais fait, père, si jamais vous aviez par le passé manifesté une quelconque sympathie à l’égard de Fitzroy. »
« Je n’étais pas disposé à autoriser ma fille à se marier avec un étranger au village. »
« Ce sont vos préjugés à son égard qui sont la cause de nos secrets. Quant à ce rendez-vous… »
Elle porta la main à une poche de sa robe et en sortit un billet dans une enveloppe qu’elle me tendit.
« Il intervenait en réponse à celui-ci. »
Ma chérie,
Au même endroit sur la plage juste après le coucher du soleil, mardi.
Je ne pourrai m’échapper qu’à ce moment.
Signé : « F. M. »
« C’est aujourd’hui mardi, et je comptais aller le retrouver ce soir. »Je retournai l’enveloppe.
« Cette lettre ne vous a pas été adressée par la Poste… Qui vous l’a apportée ? »
« Je préfèrerais ne pas avoir à répondre à cette question. Cela n’a vraiment rien à voir avec le meurtre. Mais pour toute autre je suis parfaitement disposée à vous répondre. »
Elle tint parole, mais rien de ce qu’elle put nous dire ne me permit de préciser les circonstances du meurtre. Elle n’avait pas la moindre raison de penser que son fiancé eût des ennemis connus, mais elle admit qu’elle avait pour sa part plusieurs soupirants.
« Puis-je me permettre de vous demander si Monsieur Ian Murdoch est l’un d’entre eux ? »
Elle rougit et sembla soudain confuse.
« Il fut un temps, je pense que cela fut le cas. Mais ses sentiments semblèrent s’évanouir soudainement aussitôt après qu’il eût appris la relation qui me liait à Fitzroy. »
La silhouette qui se dessinait peu à peu dans mon esprit sembla soudain émerger de l’ombre. Il me sembla indispensable de nous livrer à une enquête sur le passé de Ian Murdoch. Ses appartements devraient être fouillés. Le concours de Stackhurst me serait sans doute acquis, car je pressentais que les mêmes soupçons s’étaient formés dans son esprit.
Nous mîmes un terme à notre visite au Haven avec l’espoir que nous touchions enfin à notre but.Une semaine entière s’écoula pourtant sans que notre enquête connaisse la plus petite avancée significative et sans que la plus insignifiante petite preuve eût pu être apportée à celle-ci. Stackhurst avait mené une enquête discrète sur son professeur de mathématiques, et la chambre de Ian Murdoch avait fait l’objet d’un premier examen, sans résultat. J’avais pour ma part l’impression que nous étions rendus à nouveau à notre point de départ, tant sur le plan matériel des preuves dont nous disposions que sur celui des hypothèses qui se présentaient à nous, et ce sans le moindre espoir de résolution imminente de notre enquête à l’horizon. Le lecteur ne pourra se remémorer aucune autre affaire parmi celles qui ont été déjà portées à sa connaissance, qui ne lui ait donné l’impression que mes capacités de déduction avait atteint leur limite extrême. Mes efforts d’imagination eux-mêmes ne pouvaient parvenir à me faire entrevoir l’espoir d’une explication à cette mystérieuse tragédie.
25 avril 2011 à 0h17 #153619C’est alors que survint l’événement du chien.
Ce fut ma vieille servante, par ce don rare et immatériel qu’a la population villageoise de se tenir constamment au fait des événements des alentours, qui en fut la première informée.« Un bien triste événement qui est arrivé au chien de Monsieur McPherson, Monsieur Holmes », me dit-elle un soir.
Je n’avais pas coutume d’encourager les conversations ayant pour objet les on-dit du voisinage, mais le nom de McPherson éveilla soudainement mon attention.
« Qu’est-il arrivé à son chien ? », demandai-je.
« Il est mort, Monsieur. Exactement de la même manière que son maître. »
« Qui vous a informée de cela ? »
« Oh, eh bien, tout le monde ne parle que de cela. Il a commencé par ne plus rien manger pendant toute une semaine, et puis il y a une heure ou deux des jeunes gens des Pignons l’ont trouvé mort sur la plage, à l’endroit même où son maître avait connu son sort funeste, Monsieur. »
« A l’endroit même. » Ces morts résonnaient dans mon esprit. Une vague intuition me disait que là était sans doute la clef de ce mystère. La mort du chien survenue peu après celle du maître s’inscrivait parfaitement dans la lignée de la noblesse et de la fidélité de ces animaux, mais, au même endroit ! Pourquoi cette même parcelle de plage isolée avait-elle été fatale tant à McPherson qu’à son chien ? Etait-il possible que l’animal eût été également sacrifié par la poursuite d’un même sentiment de vengeance ? Etait-ce réellement envisageable ?… Certes, mon hypothèse était encore nébuleuse, mais quelque chose de nouveau venait de se présenter à mon esprit.
Quelques minutes plus tard j’étais en route pour les Pignons, où je trouvai Stackhurst dans son bureau. Sur ma requête il envoya chercher Sudbury et Blount, les deux étudiants qui avaient découvert le chien mort.« Oui, il gisait sur le bord de la même petite piscine où son maître avait voulu se baigner », dit l’un d’eux. « Il doit avoir flairé ses traces… »
On me conduisit au pauvre animal, un Airedale Terrier, qui gisait sur un tapis du hall d’entrée. Le corps de l’animal était figé et raidi, les yeux exorbités, et les membres contorsionnés. Chaque parcelle de son corps exprimait la lente agonie que l’animal avait subie.
Des Pignons je me rendis à la petite piscine où le corps du chien avait été découvert. Le soleil venait de se coucher et l’ombre noire des falaises s’étirait sur l’eau limpide, telle une feuille de plomb d’un éclat terni. L’endroit était désert et sans aucun signe de vie, à l’exception de deux oiseaux de mer gémissant et volant en cercle au-dessus de l’eau. Dans cette lumière blafarde, je ne distinguai qu’avec peine les petites empreintes laissées par le chien autour du rocher sur lequel avait été découverte la serviette sèche et pliée de son maître. Je restai un certain temps plongé dans une intense méditation à cet endroit même, oublieux des ombres s’intensifiant autour de moi. Les pensées se bousculaient dans mon esprit. Le lecteur se rappellera peut-être un ou plusieurs instants au cours de sa vie lors desquels il savait détenir la clef d’un problème insoluble, sur laquelle il ne parvenait cependant plus en dépit de ses multiples efforts à remettre la main. Cela est la description exacte de l’état dans lequel je me trouvais en ce soir, seul sur cette plage morbide. Je m’extirpai alors de mes pensées et repris à pas lents le chemin de mon cottage.
J’avais à peine atteint le sommet de la falaise que la vérité m’apparut soudain. Je me rappelai avec la plus grande certitude et la plus grande précision l’élément de réponse vers lequel mon esprit tendait en vain. Le lecteur sait bien – ou il n’aura pas lu avec suffisamment d’attention le récit de mes aventures compilés par mon fidèle Watson – que je possède une certaine collection de connaissances diverses, sans ordre ni liens précis entre elles, mais d’une grande utilité dans la résolution de mes enquêtes. Mon esprit évoque une pièce encombrée de paquets de toutes sortes – dans lesquels on trouverait rapidement ce dont on a besoin si l’on pouvait cependant se remémorer à l’instant avec exactitude l’emplacement du paquet le contenant. Je savais quelque chose qui pouvait m’aider à résoudre cette enquête, sans pour autant pouvoir l’identifier avec précision. Je savais à présent où chercher. C’était monstrueux, horrible, et cependant c’était une possibilité. Je devais explorer cette piste.
Il y a dans ma demeure une vaste mansarde pleine de livres. J’y montai et y restai une heure durant. Au bout de ce temps je tenais entre mes mains un petit volume à la couverture brune et aux lettres d’argent. Je tournai fébrilement les pages jusqu’au chapitre dans lequel je croyais pouvoir trouver ce que je cherchais. Oui, cette hypothèse était certes osée, invraisemblable, et pourtant je ne pouvais en détacher mon esprit avant de l’avoir éprouvée. Je me couchai très tard ce soir-là, l’esprit déjà tout occupé d’un programme que je m’étais fixé pour le lendemain.
Mes projets furent cependant dès les premières heures du jour suivant fortement contrariés. J’avais à peine trempé les lèvres dans ma première tasse de thé peu avant de me mettre en route pour la plage, que je reçus la visite matinale de l’inspecteur Bardle du département de police du Sussex – un homme grand, solide, bovin, aux yeux songeurs qui me fixaient en ce matin d’un regard particulièrement indécis.
« Je sais votre grande expérience, Monsieur », dit-il. « Ma visite est un peu informelle, bien entendu, et je préfèrerais qu’elle reste entre nous. Mais je suis très ennuyé par cette affaire McPherson. La question que je désire vous poser, en réalité, Monsieur Holmes, est la suivante : « dois-je ou non faire procéder à l’arrestation de notre suspect ? »
« Vous voulez dire Ian Murdoch ? »
« Oui, Monsieur. Nous ne voyons vraiment pas qui d’autre accuser. C’est l’un des avantages que présente notre isolement. Nous restons toujours en comité restreint. Qui d’autre en effet que Murdoch pourrait avoir commis le meurtre ? »
« Quels éléments avez-vous retenus contre lui ? »
Il avait procédé aux mêmes déductions que moi. Le caractère peu affable de Murdoch et l’aura de mystère qui se dégageait de toute sa personne, ses sautes d’humeur récurrentes – illustrées lors de l’incident du chien passé par la fenêtre -, son ancienne discorde passée avec McPherson, et sa possible attirance pour Miss Bellamy : il argumentait à l’aide de l’ensemble de ces éléments – dont aucun n’était nouveau et ne pouvait conduire à établir la culpabilité de Murdoch. L’inspecteur Bardle m’informa cependant que Ian Murdoch était en train de préparer activement son départ.
« De quoi aurais-je l’air en le laissant filer, alors que toutes les apparences sont contre lui ? »
Le robuste et flegmatique inspecteur me semblait réellement perplexe.
« Considérez », dis-je, « les pièces manquantes à votre puzzle. Murdoch détient un alibi qui l’éloigne de McPherson au moment où celui-ci a été assassiné : il donnait un cours à ses étudiants, encore quelques minutes à peine avant que McPherson ne vienne s’écrouler à nos côtés au haut de la falaise. Gardez également à l’esprit qu’il n’aurait sans doute pu tout seul infliger un tel traitement à un homme d’une force au moins égale, si ce n’est supérieure, à la sienne. Il y a enfin la question de l’instrument à l’aide duquel de telles blessures ont pu être infligées. »
« Quoi d’autre qu’un fouet ou tout autre instrument flexible similaire ? »
« Avez-vous examiné les blessures ? », demandai-je.
« Oui. Tout comme l’a fait le médecin qui s’est rendu auprès du corps. »
« Pour ma part je les ai examinées très attentivement et à l’aide d’une loupe. Elles présentent quelques particularités. »
« Quelles sont-elles, Monsieur Holmes ? »
Je me dirigeai vers mon meuble de bureau et y saisis un agrandissement de photographie.
« Voici la façon dont j’ai coutume de procéder lorsque je me heurte à pareil mystère », expliquai-je.
« Vos méthodes sont sans doute les bonnes, si l’on en juge par leurs résultats, Monsieur Holmes. »
« Je ne dois mes modestes succès qu’à leur application très stricte, en effet. Observons à présent cette marque en particulier qui s’étire autour de l’épaule droite. Que remarquez-vous ? »
« Rien du tout malheureusement. »
« Sans doute serez-vous d’accord pour affirmer qu’elle est d’une profondeur et d’une largeur variables en fonction de son point de contact avec la peau. Elle a causé un épanchement sanguin ici, et là encore. Il est possible de constater le même phénomène sur ces mêmes marques laissées plus bas également. Que révèlent-elles ? »
« Je n’en ai aucune idée, Monsieur Holmes… En avez-vous pour votre part la moindre ? »
« Oui, peut-être… ou peut-être pas. Je serai sans doute en mesure de vous en dire davantage très prochainement. Tout ce qui sera susceptible de nous renseigner sur l’instrument qui a laissé ces marques nous conduira tout droit au criminel. »
« C’est, bien sûr, une idée absurde », me dit l’inspecteur, « mais si une grille de fils barbelés chauffés à blanc lui avait été appliquée sur la peau, les épanchements que vous évoquez pourraient matérialiser les points d’intersection des fils… »
« Une comparaison des plus ingénieuses ! Peut-être pouvons-nous également évoquer les marques laissées par un objet à neuf lanières rigides comportant de petits nœuds durs à chacune de leur extrémité ? »
« Ma parole, Monsieur Holmes, on croirait que c’est vous-même qui l’avez frappé ! »
« Oh, l’arme du crime pourrait aussi bien être toute autre, Monsieur Bardle. Quoi qu’il en soit, les preuves dont vous disposez sont insuffisantes pour procéder à l’arrestation de Ian Murdoch. En outre, nous disposons de ces trois mots : « Crinière du Lion ». »
« A ce propos je me suis également demandé si c’était bien « Lion » que nous avions entendu, et non pas « Ian »… »
« Oui, je me suis également posé la même question ! Mais je suis certain que c’est bien « Lion » que McPherson a tenté de nous dire, bien qu’avec les plus grandes difficultés. »
« Avez-vous la moindre autre piste, Monsieur Holmes ? »
« Peut-être bien. Mais je préfèrerais ne pas l’évoquer avant d’être davantage certain qu’elle puisse nous mener quelque part. »
« Et quand pensez-vous être en mesure de le faire ? »
« Dans une heure – tout au plus. »
L’inspecteur se frotta le menton et me considéra d’un air dubitatif.
« J’aimerais avoir le pouvoir de lire dans vos pensées, Monsieur Holmes. Votre piste vous mène-t-elle à ces bateaux pêcheurs aperçus au large au matin du crime ? »
« Non, non, ils étaient bien trop loin déjà lorsque nous sommes descendus. »
« Alors, c’est donc à Bellamy et à son fils qu’elle vous mène ? Ils ne semblaient pas particulièrement voir d’un bon œil la relation qu’entretenait McPherson avec la jeune fille. Ne pourraient-ils pas avoir tout bonnement voulu le mettre en garde ? »
« Non, non, vous ne parviendrez pas à m’en faire dire davantage avant que je n’y sois moi-même disposé », dis-je dans un sourire. « A présent, inspecteur, nous avons du travail chacun de notre côté. Peut-être que, si vous vouliez me rejoindre à nouveau ici vers midi… »
C’est alors que survint l’événement qui allait marquer la conclusion de cette enquête. La porte de ma demeure s’ouvrit toute grande et un homme entra en titubant dans mon bureau. C’était Ian Murdoch, pâle, les cheveux et les habits en désordre, agrippant de ses mains osseuses les meubles pour ne pas s’effondrer sur le sol.
« Un cognac, vite, un cognac ! », gémit-il.
Et il s’effondra sur le sofa.
Il n’était pas seul. Stackhurst entra à son tour dans la pièce, tête nue et haletant, l’air aussi hagard que Murdoch.
« Oui, pour l’amour du ciel un cognac ! », hurla-t-il. « Murdoch est à l’agonie ! J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous l’amener. Il a déjà défailli par deux fois sur le chemin ! »
Un demi verre d’alcool eut un effet des plus bénéfiques sur Ian Murdoch. Il put se redresser quelque peu et laissa tomber son manteau de ses épaules.
« Pour l’amour du ciel des huiles, de l’opium, de la morphine ! », hurla-t-il. « N’importe quoi qui puisse mettre fin à ces tortures infernales ! »
L’inspecteur et moi-même eûmes un cri de stupeur. Là sous nos yeux, sur les épaules dénudées de cet homme, apparaissaient les mêmes marques rouges et enflammées qui avaient été aperçues sur le dos de Fitzroy McPherson, et qui avaient causé sa mort.
La douleur qu’endurait Ian Murdoch était évidemment terrible, et s’étendait à tout le corps, car par moments la respiration du blessé s’interrompait, son visage devenait noir, et il plaquait dans des râles effrayants une main sur sa poitrine, tandis que son front ruisselait de sueur. Mon impression fut qu’il pouvait mourir à tout instant. Nous lui administrions force cognac, chaque nouvelle gorgée semblant le ramener pour quelques instants à la vie. Des compresses d’ouate imbibées d’huile alimentaire furent appliquées sur ses plaies et semblèrent ramener le malheureux peu à peu à la vie en chassant l’agonie qui lui avait été infligée par ses affreuses blessures. Après quelques temps sa tête retomba lourdement sur les coussins et il sombra dans un profond sommeil, mi-conscient, mi-inconscient, qui constituait cependant une excellente alternative à ses douleurs.
Il m’était impossible de questionner le malade, mais dès l’instant où nous fûmes quelque peu rassurés quant à son état, Stackhurst se tourna vers moi.
« Oh mon Dieu ! », s’écria-t-il, « de quoi s’agit-il, Holmes ? A quoi sommes-nous confrontés ? »
« Où l’avez-vous trouvé ? »
« En bas, sur la plage. Exactement à l’endroit où nous avions trouvé la serviette de McPherson. Si Murdoch avait été aussi cardiaque que l’était Fitzroy, il ne fait aucun doute qu’il serait mort également à l’heure qu’il est ! Plus d’une fois j’ai cru que c’en était fait de lui, alors que je tentais de vous l’amener… Nous étions trop loin des Pignons, alors j’ai immédiatement pensé à vous. »
« L’avez-vous aperçu sur la plage ? »
« Je marchais le long des falaises quand j’ai entendu un cri. Il était au bord de l’eau, titubant comme un homme ivre. Je suis descendu en courant, jetai prestement ses vêtements sur lui, et le soutins pour vous l’amener. Pour l’amour du ciel, Holmes, usez de tout ce qui est en votre pouvoir pour éloigner la malédiction qui frappe cet endroit, car il nous sera fatal à tous ! Pouvez-vous, au regard de votre réputation, quelque chose pour nous ? »
« Il me semble que oui, mon cher Stackhurst. Venez avec moi. Et vous aussi, inspecteur. Nous verrons à vous livrer le meurtrier. »
Laissant Murdoch toujours inconscient aux soins de ma femme de charge, nous nous dirigeâmes tous trois vers le lagon maudit. A un endroit sur les galets gisait encore le petit tas formé par les vêtements et la serviette apportée par Ian Murdoch. Je me dirigeai lentement vers le bord de la petite piscine, mes compagnons en file indienne derrière moi. Le bassin était essentiellement peu profond, mais pouvait cependant atteindre, à l’endroit où il touchait à la falaise, jusqu’à deux mètres de profondeur. C’était la partie du bassin vers laquelle se dirigeaient naturellement les nageurs, en raison de l’aspect transparent et cristallin que présentait naturellement la piscine en cet endroit. Une rangée de rochers en émergeait et touchait à la base des falaises, et je progressai prudemment sur ceux-ci, examinant avec attention le fonds translucide de l’eau. Je surplombai la partie la plus profonde du bassin quand mes yeux aperçurent enfin ce que je cherchai, et je poussai une exclamation de triomphe.
« Une cyanée ! », m’écriai-je, « Cyanea capillata, ou encore appelée Crinière de Lion ! »
L’animal étrange que je désignais ressemblait effectivement à un enchevêtrement de poils revêches qui aurait été arrachés à la crinière d’un lion. Il se tenait lové au creux d’un rocher à environ un mètre sous l’eau. C’était une étrange créature, mouvante, chevelue, faite de nombreux filaments argentés flottants parmi ce qui semblait des tresses jaunes. Elle évoluait au rythme d’un mouvement lent de contractions et de dilatations successives.
« Le meurtrier en a assez fait comme cela. L’heure de son arrestation a sonné », m’écriai-je. « Avec moi, Stackhurst ! »
Un énorme rocher se trouvait juste à notre portée. Nous le poussâmes et il tomba dans un énorme éclaboussement au fond de l’eau. Lorsque les rides s’estompèrent à la surface, nous constatâmes que nous avions atteint notre but : il gisait au fond de l’eau, ne laissant dépasser qu’une infime partie de la membrane jaune de la cyanée. Une masse épaisse d’un liquide à consistance huileuse s’échappa de dessous le rocher et remonta lentement à la surface.
« Ca alors, je n’en reviens pas », s’écria l’inspecteur. « Qu’est-ce que c’était que cela, Monsieur Holmes ? Je suis né et ai grandi ici, et je n’ai jamais rien vu de tel ! Cette chose n’est pas de chez nous. »
« Et c’est tant mieux pour vous ! », dis-je. « Il se peut qu’elle ait été apportée par la tempête qui a dernièrement soufflé du sud-ouest. Retournons à mon cottage, voulez-vous ?, et je porterai à votre connaissance les impressions d’une victime qui a également par le passé été confrontée à ce péril des mers. »
Nous trouvâmes à notre retour une amélioration sensible dans l’état de Ian Murdoch, qui avait recouvré ses esprits et était à présent en état de se tenir assis. Il restait cependant étourdi, et secoué de temps à autre par un spasme de souffrance violente. Il nous expliqua en phrases entrecoupées qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui lui était arrivé, en dehors du fait qu’il avait soudain ressenti une douleur fulgurante, et qu’il avait dû rassembler toutes ses forces pour rejoindre la plage.
« C’est ce livre », dis-je, « qui a jeté un rai de lumière sur cette affaire qui aurait pu sans lui rester à jamais obscure. Out of Doors est un ouvrage été écrit par le célèbre observateur John George Wood, qui échappa lui-même à la mort après avoir été attaqué par cette dangereuse créature. Les éléments qu’il rapporte dans son ouvrage sont le fruit de sa propre expérience. Cyanea capillata est le nom complet de notre meurtrier. Le venin de cette méduse peut s’avérer plus dangereux, et bien plus douloureux, que celui insufflé par la morsure du cobra. Laissez-moi vous lire quelques passages du témoignage de Wood. »
Si le baigneur aperçoit un enchevêtrement de forme ronde et lâche de membrane et de filaments, évoquant un mélange de poignées arrachées à la crinière d’un lion entremêlées de reflets argentés, qu’il s’en éloigne au plus vite, car il s’agit de la terrible Cyanea capillata, qui inflige de terribles brûlures.
« Notre meurtrier pourrait-il être décrit en des termes plus éloquents ? Wood poursuit par le récit de sa propre rencontre avec la cyanée alors qu’il nageait le long des côtes du Kent. Il s’aperçut que cette méduse étendait de fins et presque invisibles filaments sur plus d’une quinzaine de mètres, et que quiconque se trouvait dans un périmètre plus restreint autour d’elle se trouvait en immédiat danger de mort. Même à une certaine distance, l’effet des brûlures sur Wood faillit lui être fatal. »
Les multiples contacts avec la peau prirent la forme de fines lignes écarlates qui se révélèrent lors d’un examen plus approfondi autant de minuscules pustules écloses et reliées directement aux centres nerveux.
« La douleur locale, poursuit Wood, n’est que l’aspect le moins pénible de toute la souffrance à endurer. »
La poitrine est secouée de spasmes, d’une intensité semblable à celle de causée par des balles qui cause la défaillance de la victime. Le pouls s’arrête soudain pour reprendre ensuite le temps de six ou sept battements, si violents que le cœur semble devoir bondir de la poitrine.
« Wood se trouva bien proche de la mort, alors qu’il ne fut exposé à cette créature qu’en plein océan et non dans les eaux calmes d’un bassin. Il se décrit comme méconnaissable après avoir survécu à l’attaque, tant blafard, flétri, ridé lui est apparu son visage. Il se précipita sur une bouteille de cognac qu’il but, et c’est d’ailleurs ce qui semble lui avoir sauvé la vie. Je vous confie l’ouvrage, inspecteur. Je ne doute pas que vous y trouverez tous les éléments de réponse nécessaires à l’élucidation des circonstances de la mort du malheureux McPherson. »
« Pourvu qu’il m’innocente », plaisanta Murdoch dans un sourire désabusé. « Je ne vous blâme pas, inspecteur, ni vous, Monsieur Holmes, vos soupçons étaient bien naturels. Je regrette cependant de n’avoir échappé à mon arrestation qu’au prix du partage des terribles souffrances qu’avait avant moi enduré mon pauvre et défunt ami. »
« Non, Monsieur Murdoch, j’étais depuis longtemps que cette piste, et si je m’étais trouvé, comme j’aurais dû l’être, plus tôt sur la plage, je vous aurais épargné cette terrible expérience. »
« Mais comment avez-vous su, Monsieur Holmes ? »
« Je suis un lecteur chevronné qui a le sens tout particulier du détail. Ces trois mots prononcés par McPherson, « Crinière du Lion », me hantaient. Je savais que je les avais lus ou entendus par le passé quelque part, sans pouvoir me rappeler où. Vous avez constaté qu’ils correspondent à la description de la créature. Je ne doute pas que McPherson l’ait aperçue flottant à la surface, et que le seul avertissement qu’il ait eut le temps et la force de nous délivrer prit la forme de ces trois mots, dans une tentative de description désespérée de l’objet qui avait causé sa mort. »
« Je suis donc reconnu innocent », dit Murdoch en parvenant à se lever. « Je souhaite néanmoins vous faire part de quelques éléments qui sont sans doute à l’origine de la direction qu’ont pris vos soupçons. Il est vrai que j’aimai Maud un temps, mais le jour où j’appris qu’elle en avait choisi un autre – de surcroît mon ami –, je n’eus plus d’autre désir que celui de contribuer à faire son bonheur. Je devins leur confident. Je fus le messager de leur correspondance, et ce ne fut que parce que je connaissais la nature de leur relation et que Maud m’était si chère que je pris la décision de lui apprendre moi-même ce qui était arrivé à McPherson, afin d’empêcher qu’un autre ne s’en charge avec moins de délicatesse. Elle s’est probablement abstenue d’évoquer dans son témoignage nos liens d’amitié, car elle craignit certainement que vous puissiez douter de leur véracité, et que ses révélations ne me portent préjudice. Avec votre permission je vais à présent tenter de rejoindre les Pignons, car il me semble qu’une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien. »
Stackhurst lui tendit une main amicale.
« Nos nerfs ont été mis à rude épreuve ces derniers temps », s’excusa-t-il. « Oubliez le passé, Murdoch. Nous ne nous en comprendrons que mieux dans l’avenir. »
Ils sortirent ensemble, Stackhurst soutenant son ami.
L’inspecteur restait à me contempler de son regard bovin.
« Eh bien, vous avez encore triomphé ! », s’exclama-t-il. « J’aurais beau l’avoir lu, je ne l’aurais pas cru si je n’avais pas par moi-même assisté à la façon dont vous avez mené cette enquête. Voue êtes magnifique ! »
Je fus forcé de secouer la tête en signe de dénégation. Accepter pareil compliment eut été au-dessous de tout principe.
« Je fus lent à comprendre – d’une lenteur coupable. Le corps eut-il été trouvé dans l’eau, que j’aurais sans doute songé plus tôt à ce dénouement. La serviette m’induisit en erreur. Le pauvre bougre bien sûr n’avait nullement eut le temps de songer à se sécher, alors que pour ma part je songeai tout bonnement qu’il n’était jamais entré dans l’eau. Dans ces conditions, comment l’attaque par une quelconque créature marine me serait-elle venue à l’esprit ? Ce fut de cette façon que je fis fausse route. Quoi qu’il en soit, inspecteur, si tenté d’avouer qu’il me soit par le passé arrivé de sous-estimer les forces de police, soyez assuré que la Cyanea capillata a vengé tout Scotland Yard de mes innocentes moqueries ! »
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