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- 1 novembre 2016 à 6h25 #1445241 novembre 2016 à 6h25 #159679
Histoire que raconta un Juif de Kasrilevke, qui fait le commerce de vieux chiffons et fume des cigarettes ultrafines
L'histoire a été notée mot pour mot de la bouche de son narrateur par les soins de votre serviteur.
Dites, vous trouvez que tout le monde souffre d'étourderie ? Chez nous, à Kasrilevke, je veux dire, nous avons un de ces étourneaux ! Dites, vous m'écoutez, ou non ? En vrai, il s'appelle Shalom Skané. Mais nous, on l'appelle Shalom Skané la Toupie, à cause de ses étourderies. Une linotte comme lui, Dieu n'en n'a pas créé deux sur Terre. Vous n'avez pas idée des racontars et des anecdotes qi courent à son sujet. Des paquets, des paquets, je vous dis. Dommage que vous n'ayez pas le temps, Monsieur Cholem Aleichem… Je vous aurais fourni de la matière pour écrire une de vos salades, vous m'entendez ou non ? Bon, si vous insistez, je vais vous raconter une anecdote qui a rapport à un chapeau et qui a eu lieu un peu avant la Pâque. Cela n'a rien d'imaginaire. En fait, c'est tout ce qu'il y a de véridique, bien que cela ait un peu l'air d'une anecdote.
Ainsi me parlait un Juif de Kasrilevke, commerçant, chiffonnier de son état. Il rentrait une barbe courte et lisse dans son faux col et il avait la tête d'un type qui fume des petites cigarettes ultrafines les unes après les autres. Je dois pourtant vous avouer que l'histoire que me raconta ce Kasrilevkois tenait quand même pas mal de l'anecdote. J'ai beaucoup hésité avant de vous la raconter. J'ai longuement pesé le pour et le contre. Finalement, j'arrivais à la conclusion que ce Juif de Kasrilevke n'avait vraiment rien à voir avec la littérature ni avec les livres. Aussi, je veux bien admettre que son histoire avait tout de véridique. Cette mise en garde une fois faite, je vous conte l'aventure, telle qu'il me l'a racontée lui-même, sans y changer un iota.
Le dénommé Shalom Skané, que nous autres, à Kasrilevke, avons baptisé Shalom Skané la Toupie, exerce les dignes fonctions d'entremetteur. Il établit des liaisons entre les gros propriétaires et s'occupe des fermes de grande taille. Cela sonne pas mal, les grandes exploitations, n'est-ce pas ? À vrai dire, personne n'a jamais entendu parler d'aucune entreprise agricole immense que Shalom Skané aurait fait passer de main en main. Ce qui signifie ? Rien. Ou plutôt, vous avez là un Juif qui se frotte aux gros propriétaires fonciers. Il parle de fermes, de pâturages clôturés, de vergers, de terre noire fertile, de moissonneuses, de matériel agricole, de forêts, d'arbres tronçonnés et de tout ce qui a trait de près ou de loin aux grandes exploitations. Or, un beau jour, Dieu a posé un œil sur Shalom Skané, vous m'écoutez ou non ? et pour la première fois de sa vie qu'il s'occupait d'affaires foncières, eh bien il en a réalisé une de bonne ! J'entends par là qu'il a réellement servi d'agent immobilier. En fait, l'affaire proprement dite, c'est quelqu'un d'autre qui l'a achevée. Lorsqu'il s'est agi de se partager le fruit de l'opération, il se trouve que le principal bénéficiaire ne fut pas Shalom la Toupie mais un certain Drabkin, un agent immobilier juif du district de Minsk. Ce type-là, c'est un traficoteur de première classe qui use de la menace. Il a avec lui ses deux frères qui ne traficotent pas moins et qui se disent aussi agents immobiliers. Le résultat, vous m'écoutez ou non ? Comment ose-t-on ? Un pauvre Juif qui tourne et qui tourne jusqu'à en faire tourner sa pauvre tête. Et puis, des gens arrivent d'ailleurs et le font sortir de son orbite. En bref, vous m'écoutez ou non ? Shalom Skané a décidé de ne pas se laisser faire. Il a poussé des hauts cris, menacé de faire un procès et en a appelé à la justice de la communauté. Finalement, les autres ont bien voulu partager et bonsoir chez vous. Quand il a eu reçu sa monnaie, Shalom Skané en a envoyé la plus grande partie à sa bourgeoise. Cela devait l'aider à fermer un peu le bec des créanciers, à mettre à la porte le mendiant planté en permanence devant sa porte et à coudre des vêtements neufs à la famille en l'honneur de la fête. Quant à la Toupie, lui aussi voudrait un peu s'occuper de sa propre personne et acheter un cadeau à la femme et aux enfants pour la Pâque. Mais le temps continue sa marche. Un jour passe, puis deux, et voilà venir la fête. Shalom Skané fonce à la poste et propulse un télégramme expliquant : ” Idou vaspremanou Paskou vdomyé. “ Ce qui veut dire en bon yiddish : ” J'arrive et, sans nulle certitude, je passe la Pâque à la maison. ” Mais plus facile à dire qu'à faire ! Pas plus de Idou que de vaspremanou. Sauf votre respect, essayez un peu, rien que par curiosité, de vous acheminer jusqu'à chez nous, à Kasrilevke, dans le nouveau train qu'on a bien voulu nous amener jusqu'à notre porte. Vous pourrez goûter à un petit coin de Paradis, vous, vos enfants et vos petits-enfants avant que cela n'arrive. Tant que vous n'êtes pas encore à Zlobyotké, vous savez que vous roulez. Mais une fois à Zlobyotké, vous devez passer à la pérésadka. , la correspondance. Je veux dire qu'il faut vous asseoir dans le nouveau train qu'on a gentiment mis à notre disposition et qui est censé aboutir à Kasrilevke. Ce qui signifie qu'il vous faut attendre quelques heures, suivant l'indicateur des chemins de fer, et ce, à condition qu'il n'y ait pas de retard en route. J'oubliais que tout cela se passe après minuit, lorsque votre cœur va lâcher de fatigue et que vous crevez d'envie de dormir alors qu'il n'y a pas même moyen de poser la tête quelque part. Ah ! Les sages de Kasrilevke ont bien raison, quand ils répètent ce que disait votre Tévié le laitier : ” Mieux une bonne réputation qu'une bonne circoncision. ” Ce qui signifie qu'un train en préparation vaut mieux qu'un train en voie de garage. En bref, quand Shalom Skané arriva de Zlobiotke avec sa valise, vous m'écoutez ou non ? après deux nuits sans sommeil, alors il s'est préparé au supplice de Tantale, je veux dire, à passer la nuit suivante. Il cherche une place où s'asseoir. De qui, de quoi ? De la fumée partout, une puanteur nauséabonde, les ténèbres sur la face de l'abîme. Finalement, il trouve un morceau de banc où il peut mettre la tête. Mais rien que la tête, car il y avait là un gros propriétaire, un gros bonnet, qui tenait tout le banc à lui tout seul. Qui est le gros bonnet, d'où vient-il, où va-t-il ? Il l'ignore, je veux dire, Shalom Skané. Mais à l'évidence, il s'agit d'un gros bonnet, une grosse huile, quoi. À quoi il le voit ? Au chapeau. Un truc militaire avec un ruban rouge et une cocarde. Cela vient de l'armée, de la police, peut-être, va savoir. Sans nul doute, il a atterri ici en calèche, il a fait un repas gargantuesque, et maintenant, il digère comme un hippopotame sur son banc. Il se dit comme ça, je veux dire, Shalom Skané : ” Quand on est goy et qu'on est un gros bonnet, c'est pas si mal que ça ! ” Il se demande s'il vaut mieux rester à proximité du gros bonnet ou, au contraire, s'en éloigner. De nos jours, on peut se poser des questions sur les intentions de ce genre de gros bonnet. S'il ne s'agit que d'un pristav, ça ira encore. Mais s'il s'agit d'un sparadnik, d'un marchalnik, de la sécurité générale, ou d'un argousin de la haute ? C'est peut-être même Porouchkévitch en personne,,, que le diable l'emporte ! Non, il vaut mieux tomber entre d'autres pattes ! Et le voilà qui tremble de tout son corps ! Mais, tout d'un coup, une autre pensée s'éveille en lui, vous m'entendez ou non ? Il n'en a rien à faire, du gros bonnet, du gros Porouchkévitch. Quoi ! Il ne paie pas sa place, comme Porouchkévitch ? En voilà, une belle justice, le fait que l'un a tout et l'autre n'a rien ? Si celui-là dort du sommeil du juste, pourquoi celui-ci n'aurait-il pas le droit de le faire pendant une petite heure ? Après tout, il n'est qu'un homme, et qui n'a pas dormi depuis deux nuits ! Alors notre homme, Shalom Skané, se relève, s'assied sur le bout de banc et appuie sa tête un moment, non pas pour dormir, dieu préserve, mais juste pour somnoler une seconde. Mais il se souvient qu'il est en route pour chez lui, pour y passer la fête de Pâque. Qu'arrivera-t-il s'il s'endort et s'il rate son train ? Mais nous avons affaire à un Juif, notre Shalom Skané, et il met sur pied un plan. Il se met à chercher et trouve le gardien de la gare. C'est un goy de ses amis, du nom de Yarémé, et ils font affaire. Étant donné que lui, Shalom Skané, s'est allongé sur un bout de banc sur lequel est couché le monsieur, et étant donné, de plus, que Shalom Skané n'a pas dormi depuis deux nuits et craint de rater le train, alors le dénommé Yarémé veillera à le réveiller pour le cas où il s'endormirait, et ce, en raison de la fête qui aura lieu demain soir. ” La Pâque, c'est comme les Pâques “, explique Shalom tout en glissant une pièce dans la main de Yarémé. Et d'ajouter : ” Ti panimayesh, tête de goy ? Nasha Paska ! ” Et l'autre met la pièce dans sa poche et l'assure qu'il peut dormir tranquille. Dès que le train se pointe, il le réveille. Shalom retourne à son banc. Il s'allonge comme il peut. Il met la valise sous lui, pour qu'on ne la lui vole pas et il se recroqueville de plus en plus, tout replié sur lui-même. Il ferme un œil à moitié, ne voulant pas s'endormir vraiment. Il replie ses jambes sous lui, l'une après l'autre, et comme ça, tout doucement, il sombre dans le sommeil. Et il roupille comme un tronc d'arbre, suivant les Dix Commandements, la tête ballante, le chapeau par terre, et avec des ronflements à réveiller les morts. Deux nuits sans sommeil, rien d'étonnant. Shalom Skané raconta par la suite le drôle de rêve qu'il fit dans son sommeil. Une vraie embrouille. Il rêve qu'il se rend chez lui pour la fête et qu'il roule, non en train, mais dans la carriole d'un fermier de ses connaissances, du nom d'Ivan Zlobi. Les chevaux avancent à grand peine, ne bougent presque pas les pattes, et Shalom se sent dans la plus grande détresse. Il tape sur l'épaule de son postillon : ” Eh Ivan Zlobi ! Pourquoi tu traînes comme ça ? Tu oublies que c'est Pâque ce soir ? ” Une fois, deux fois, mais l'autre demeure muet comme une tombe. Et tout d'un coup, il donne un coup de fouet et voilà les chevaux qui se lancent au galop , avalent les monts et dévalent les vaux. Pih ! Pah ! Pouh ! Et voilà shalom Skané qui perd son chapeau ! Et bientôt, il risque de perdre ses ossements aussi ! Shalom s'écrie : ” Eh Ivan ! Arrête un peu tes chevaux ! ” Et il se tâte la tête en pleurnichant qu'il a perdu son chapeau. Comment va-t-il entrer en ville sans chapeau ? Mais crie aujourd'hui, crie demain ! Ivan Zlobi fouette ses rosses et les bêtes tirent la carriole. Et plouf ! Tout d'un coup, ils s'arrêtent, et en plein champ, encore.
” Qu'est-ce qu'il arrive ?
– Rien. Juste, réveille-toi, c'est le moment !
– Quel moment, quoi, c'est le moment ? “
Shalom Skané se lève d'un bond, se frotte les yeux et va pour courir. Mais il sent qu'il ne porte plus son chapeau. Donc, le rêve tenait de la réalité. Alors, comment est-il arrivé ici ? Bon, mais, vous m'écoutez ou non ? Tout cela ne dure pas longtemps. Shalom comprend que son goy s'appelle Yarémé et non Ivan Zlobi. Il se souvient qu'il se trouve à la gare, à Zlobiotké, qu'il doit prendre le train pour rentrer chez lui et qu'il faut courir au guichet acheter un billet. Il n'a pas son chapeau. Il y a bien la valise, mais pas le chapeau. Où est passé le chapeau ? Il cherche à tâtons et finit par trouver. Mais ce n'est pas le sien. C'est celui du monsieur, avec le ruban rouge et la cocarde, vous m'écoutez ou non ? Il fonce au guichet, lutte des coudes et il a peur qu'il ne reste plus de billets. Il se fait un chemin à l'aide de la valise, pousse tout le monde. Les gens voient un ruban rouge et une cocarde et lui ouvrent le passage. Le guichetier lui demande :
” C'est pour où, votre honneur ? “
Shalom s'étonne. De quel honneur parle-t-il ? Il se met en colère. Il n'aime pas que les goys se moquent des Juifs. Il répond qu'il va à Kasrilevke. L'autre demande :
” Quelle classe, votre honneur ? “
Cela exaspère notre homme encore plus. Il voudrait bien lui filer une trempe, à celui-là ! De quoi lui enlever l'envie de se moquer des Juifs, et pour longtemps !Mais il réfléchit. Les Juifs, ils sont en exil, vous m'entendez ou non ? Shalom renonce à son projet et demande un billet de troisième classe. Le guichetier s'étonne et demande à nouveau :
” Quelle classe dites-vous ? “
Shalom ne se contient plus et lui passe un savon en règle.
” Un billet de troisième !!! “
Le guichetier n'insiste pas. Troisième, va pour la troisième.
Shalom Skané a finalement son billet et sa valise en main et il s'élance en direction de la bouillie épaisse de la multitude, Juifs et Goys, pêle-mêle, qui cherchent tous le wagon de troisième classe. Le public aperçoit le ruban rouge et la cocarde. La foule se sépare en deux groupes bien distincts pour laisser passer le monsieur. Shalom s'étonne. Il se retrouve nez à nez avec le contrôleur qui sort du wagon, une lanterne à la main.
” Zdyès tréti klass ? ” , demande Shalom un pied sur une marche et la valise en bataille.
– Zdyès, vasha volorodya ! “, répond l'autre avant d'ajouter que c'est plein à craquer. On ne peut fourrer ici pas même une épingle, votre honneur.
Le contrôleur prend la valise des mains de Shalom et l'emmène :
– ” Que votre honneur se donne la peine de m'accompagner, je vais lui trouver une place. “
” Qu'est-ce que c'est encore que cette catastrophe-là ? “, se demande Shalom Skané. “Vasha volorodya, à gauche, vasha volorodya à droite ? ” Mais tout son être se concentre sur la petite valise. Avec tous ces vasha volorodya, il va la perdre, sa valise, vous m'entendez ou non ? Il court après le contrôleur et sa lanterne. Ces deux derniers lui font un passage jusqu'à la seconde classe. Mais là encore, le wagon est plein à craquer et il n'y a pas même la place pour un cure-dent.
” Continuons, votre honneur ! “, annonce le contrôleur en reprenant la valise des mains de Shalom. Et ils reprennent leur marche.
” Mais où m'emmène-t-il donc ? “, se demande Shalom Skané, en se grattant la tête et sans perdre la valise des yeux, car c'est ce qu'il a de plus précieux. Ils arrivent ainsi au wagon de première classe. Le contrôleur met la valise en sûreté, s'étale de tout son long et fait une courbette des plus spectaculaires devant Shalom Skané qui lui rend poliment son salut et reste seul dans son wagon, tout seul.
Shalom regarde autour de lui, se demandant où il se trouve. Il ne comprend pas d'où lui vient tout cet honneur. Un wagon de première classe pour lui tout seul, la révérence, le vasha volorodya. Peut-être à cause de la bonne affaire qu'il a faite ? À cause de la grosse exploitation ? Si les honneurs provenaient de ses coreligionnaires, il pourrait encore comprendre. Mais des goys eux-mêmes ? Du guichetier, du contrôleur ? Cela doit être encore un rêve. Shalom se tient le front entre les doigts et marche de long en large et se plante devant un miroir. Il manque de s'évanouir. Il voit devant ses yeux le gros monsieur, vous m'écoutez ou non ? Oh que tous les cauchemars de cette nuit, et de toutes celles qui viendront, retombent sur la tête de cet idiot de Yarémé ! Ah quelle tête de goy ! On lui a dit vingt fois, et on l'a même payé pour ça, de réveiller le dénommé Shalom Skané ! Et qu'est-ce qu'il fait, le crétin, puisse le choléra lui bouffer le visage ? Il va réveiller le gros monsieur et il laisse Shalom Skané dormir sur son banc ! Malheur à Shalom Skané, qui cette année, va devoir passer la Pâque à Zlodiovke et non à Kasrilevke ! Shalom attrape la valise et saute sur le quai. Il fonce vers le banc sur lequel il dort pour réveiller Shalom Skané. La locomotive risque de siffler d'une seconde à l'autre et laisser là Shalom Skané et sa fête de Pâque ! En effet, notre homme n'a pas sitôt atteint le quai, vous entendez ou non ? que le sifflet se fait entendre. Au diable veau, vache, cochon et Shalom Skané ! “
Le chiffonnier Kasrilevkois sourit, tout en allumant une nouvelle cigarette, fine comme un fétu de paille.
” Vous voulez savoir ce qui s'est passé après ? Ce qui s'est passé après n'a pas grande importance. Sachez que Shalom Skané la Toupie s'est ramassé une de ces engueulades ! La Pâque noire ! Il a passé les deux jours de la fête chez un Juif de Zloviodké. Si ces deux journées n'ont guère été très drôles, le lendemain se révéla pire encore. Ce Shalom Skané, vous m'écoutez ou non ? il a une femme, comment dirais-je, une femme ? Vous en avez une vous-même, j'en ai une aussi, tout le monde en a. Nous savons tous le goût que ça a, ça, non ? La femme de Shalom Skané, comment dire… C'est une femelle, pas une femme. Elle l'a attrapé par là où il fallait. Le chapeau à ruban et la cocarde, ça, ça ne la dérangeait pas tellement. Elle lui ferait son compte plus tard la dessus. Le problème, c'était le télégramme, et en particulier le terme : “vas parmané”,, Vous m'écoutez ou non ? Mais pourquoi donc aller jeter de l'argent dans les poches de l'Administration ! Comment un être doué de raison peut-il employer l'expression ” sans nulle certitude ” ? Toutes les explications n'ont servi à rien. Elle l'a enfoncé sous terre au plus profond qu'on puisse imaginer. On ne pourrait dire qu'elle avait tort. Elle attendait tellement, voyez-vous ? Mais… enfin bon… La vocation de la femme, c'est d'enterrer son mari. Mais tout ça, ce n'est rien, comparé à ce que la bonne ville de Kasrilevke a mijoté pour Shalom Skané. Il n'était pas encore arrivé en ville que tout le monde connaissait déjà les détails de l'histoire, le dénommé Yarémé, le gros monsieur, le ruban rouge, la cocarde, le vasha volorodya du contrôleur, tout, je vous dis. Shalom Skané a eu beau se récrier, rien n'y a fait. Il a prétendu que les plaisantins de Kasrilevke racontaient des blagues, qu'ils n'avaient rien d'autre à faire et qu'il ne leur manquait rien qu'une bonne migraine. Il prétendit avoir manqué son train parce qu'il avait fait un crochet pour voir une ferme avec un bosquet attenant. Mais pas plus de ferme et de bosquet que de beurre de chèvre en branche de sapin. Tout le monde, chez nous, se tenait les côtes de rire. On montrait le pauvre diable du doigt. Certains n'hésitaient pas à demander :
” Alors, Rabbi Shalom Skané, quelle effet ça vous fait de fourrer la tête dans un chapeau à ruban rouge avec une cocarde ? “
D'autres demandaient si le voyage en première classe présentait autant d'agrément qu'on le disait. Et les gamins du village lui couraient après en bande, tout en criant :
” Vasha volorodya ! Votre honneur ! “
Comme vous voyez, chez nous, à Kasrilevke, on ne plaisante pas.
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