Accueil › Forums › Textes contemporains › (N) BRUNHES, Simone – Vers la rivière
- Ce sujet contient 4 réponses, 2 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par JJean-Pierre Baillot, le il y a 3 années et 10 mois.
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- 4 février 2021 à 22h37 #1451634 février 2021 à 22h37 #163517
chers amis,
Simone Brunhes est un écrivain auto de grande qualité qui a déjà une belle bibliographie derrière elle présentée chez Thebookédition (depuis 2004, :4 romans et 2 recueils de nouvelles)
Son dernier roman est , d’une certaine façon , calqué sur le roman de Julien Gracq , « Au château D’Argol » : une maison à la campagne, qui a une âme, et un trio (une femme et deux hommes).
L’évolution des relations amicales et amoureuses fortes , passionnées et dramatiques est l’objet de la trame romanesque
. Comme à mon habitude , je joins ici le début du roman.
J’espère que vous serez , comme moi , conquis par la qualité littéraire du texte
avec mes remerciements
Carole
Bibliographie Simone Brunhes (The Book Edition ):
De l’eau toujours, roman, 2004//Les amants du Rocher, roman, 2005/2015// Ma Sécurité sociale, roman, 2016// Vies crépusculaires, nouvelles, 2015///Des mères, contes, 2017/// Journal monégasque, roman, 2018// Castellamare di Stabia, nouvelles et poésie, 2019/// Vers la rivière, nouvelle, 2017/2020
Vers la rivière
Ah ! comme je vais être bien là dans ce petit coin perdu tout embaumé des odeurs de la terre reverdissante. Plus de lutte avec les hommes, plus de haine, la haine qui broie les cœurs, rien que l’amour, ce grand amour apaisant qui tombe des nuits tranquilles et que berce maternelle la chanson du vent dans les arbres. Pourquoi haïr ?
Octave Mirbeau
In Beauté des fleurs, pourriture et loi du meurtre.
Le coryphéeJe prends la parole car il s’agit d’une tragédie.
Au départ ce devait être une histoire d’amour entre deux personnes, perturbée par une troisième. Un trio amoureux. En la lisant, en l’écoutant, au fur et à mesure que l’histoire progresse vous vous apercevrez qu’il s’agit de l’amour entre une femme et une maison. La maison se trouve à la campagne, c’est aussi l’histoire de l’amour d’une femme, Clémence, pour la campagne. Et celle-ci habite celle-là. Le vent, les odeurs, la nuit blême ou noire, la verdeur des prés, le bleu des collines brodées de vignes ne décevront pas Clémence. Ils l’accompagnent. Elle y demeure.
Sont-ils aptes à lui donner le repos ? Rien n’est moins sûr. Dans sa courte vie elle se colle aux arbres, aux prés et à la brise, éternels puisqu’ils sont en elle. Ils l’absorbent, la vident de sa sève de femme, elle devient le vent et la senteur du coquelicot. Elle se fond dans la rosée du matin qui monte depuis la plante de ses pieds nus. Le soleil la parcourt toute, elle ne se défait plus de sa moiteur.
Les hommes qui l’approchent dans cette campagne lourde et magnifique lui seront l’occasion de sa liberté. De sa légèreté dans la disparition. Leurs agressions ne comptent pas. Elles ne seront que le prétexte de son départ de ce monde. Adieu veau vaches cochons, adieu la chair végétale, pourrait-elle dire, adieu matière pour enfin me retrouver.
Finalement cette Clémence pourrait être un archange, figuré par erreur au beau milieu de la luxuriante Bourgogne en jeune femme aux cheveux roux, peau et regard pâles. Elle veut devenir, elle est, le souffle de la végétation, le cœur des fleurs, la saillie des pierres dorées du lavoir, le rose des tuiles sous la mousse. Son histoire de cœur vaudevillesque n’a pas beaucoup d’importance. Flirts, baisers, pleurs, violence ne sont que des épisodes de surface. Son exigence est surhumaine. Clémence se voudrait l’incarnation de l’universel, du masculin et du féminin, de la chasse et de la cuisine, de la grêle et de la lune, de la roche et du liseron. Quelle ambition ! Comme c’est difficile à imaginer, à raconter, avec des mots qui accrochent, des espaces de tranquillité, le temps qui passe en elle, la nature qui la surveille, les gestes de tous les jours accordés au décor vivant. Voilà pourquoi la logique temporelle n’a guère d’importance, voilà pourquoi le chœur interviendra au milieu du récit pour rabâcher les traits de l’héroïne, sa foi en la nature, sa dévotion à sa maison, son vol vers la liberté noire. Le chœur dira aussi l’amour humain, ce qu’il essaie d’être. Il dira l’amour entre les amants de quelques saisons. L’amour trop tard. Tout le temps il dira les sentiments de Clémence pour la haute maison, les prés, les jardins. Il commentera les évènements, il les annoncera, et tout finira mal comme prédit. Voilà pourquoi l’histoire de Clémence et de ses soupirants est une petite tragédie amoureuse un peu datée. Pas très à la mode. On y trouve des réminiscences étiolées du Château d’Argol de Julien Gracq. Extravagant de s’approcher d’une telle référence ! C’est vieillot, c’est pauvre. Tant pis. C’est comme ça. Si vous pouvez y percevoir de la ferveur, ainsi soit-il.
La maison
Que l’on squatte la terrasse, au soleil en dépit de l’auvent, il n’en était pas question. La grande maison ne se prêtait pas aux échanges. Une location par Airbnb aurait été carrément rigolote. Clémence se le disait qui visait à plein régime dans le passé que lui offrait la grande bâtisse. Héritée de plus d’un siècle d’obscurité. Au sens propre car en 2019 la demeure était restée dépourvue d’électricité. La famille de Clémence s’était complu dans l’économie. Avec ténacité. Jamais son arrière-grand-mère ni sa grand-mère ni sa mère n’avaient non plus installé l’eau courante. La propriété se transmettait de femme en femme. Très simples en coquetterie elles se débarbouillaient à la fontaine de cuivre, usant du filet d’eau qui coulait avare sur leurs doigts. La grande toilette se pratiquait grâce à un tub. Pour le remplir d’eau tiède on faisait chauffer sur le poêle à bois le contenu du seau retiré du puits construit en bas de l’esplanade herbeuse sur laquelle était posée la maison. Ces précautions – et plus que des précautions, c’étaient des acharnements à maintenir le passé intact, pour ne pas puiser dans le trésor, c’était l’amour des richesses générées par le renoncement au plaisir, à l’éphémère, au jour, à la vie, à soi-même, c’était l’obstination à s’éteindre vivant –, éclataient dans les habitudes mortifères des femmes ici toutes puissantes. Les hommes allaient dehors, à la chasse ou à la gueuse, buvaient et mouraient jeunes. Les femmes tenaient la maison. Elles y faisaient la lecture de journaux périmés, le raclage entêté des carcasses de volaille, de la peau des tranches de melon, le ramassage des miettes de pain sur la table à frire dans un peu de beurre les jours où le pain perdu manquait. Ou encore les soirs d’automne l’allumage retardé de la bougie ou du pétrole de la lampe dans l’attente de la fin du crépuscule, de la certitude de l’absence de clair de lune qui autoriserait la dépense d’un peu de cire ou d’huile. Ou encore l’œuf à la coque seul et jamais dupliqué, que l’on dégustait avec des mouillettes sans beurre de pain rassis. L’eau encore du lavage des mains on la gardait pour un deuxième usage, lorsqu’elle ne se révélait pas trop sale après le premier. Les œufs, encore, mêlés à de la mie de pain et à du lait farcissaient les pâtés sans viande quand on n’était pas à la saison de la chasse et que dépenser de l’argent chez le boucher s’apparentait au jeu, on hasarderait des sous sans nécessité en retour puisque l’on pouvait très bien se passer de viande quand le gibier gratuit et meilleur se faisait rare. Pourquoi faire plus quand ce que l’on fait est suffisant ? C’est ce que disent certains paysans bourguignons et aussi ceux du nord des Pays-Bas où la parcimonie est reine. Clémence en somme considérait que ses aïeules avaient mené une économie domestique fondée sur la chasse et la cueillette. Elles ne se privaient pas d’aller aux champignons, aux escargots pour lesquels on sacrifiait un peu de beurre, aux mûres pour lesquelles on sacrifiait l’achat d’un peu de sucre. On allait à la ruche. On faisait cuire le pain dans le grand four installé dans l’une des dépendances, dans le four à l’ouverture en arceau, en manipulant une lourde pelle géante en bois de noyer. On allait aux noix. On allait à la mort, en laissant un magot plus arrondi, des lingots d’or, des souverains, des louis, des napoléons au coffre-fort situé dans le cagibi qui jouxtait la salle à manger. Clémence avait hérité la vaste demeure au coffre-fort. Elle avait hérité la ladrerie familiale qu’elle dénonçait. De fait elle maintenait des habitudes de frugalité en les mettant en scène. À tout-va elle clamait qu’elle avait hérité d’une habitation sans eau ni électricité ni téléphone ni réfrigérateur ni bien sûr radio ni télévision. Cela avait fait rire ses amis de faculté. Cela lui faisait ressentir les émois des générations enfuies lorsqu’elle se rendait seule, souvent pour la Toussaint, dans cette campagne de Bourgogne, humide et doucement lumineuse, entre les murs à l’odeur de moisi, garnis par endroit de ces toiles épaisses d’araignée qui retenaient au XXIe siècle les impressions qu’y avaient laissées des centaines de repas familiaux, les plaintes de quelques accouchées, de mourants, de femmes déflorées, de quelques gamins affamés. À qui l’on disait « si tu as faim mange ta main ».
La maison de Clémence avait été construite à flanc de colline, sous le cimetière, qui lui-même formait une terrasse surplombée par les murs d’un château fort du X° siècle, plusieurs fois remanié. Les vestiges de ses tours hémicylindriques étaient maintenus debout à grand renfort de lierre. Pour accéder à la demeure, il fallait monter le long d’un chemin à peine carrossable, jusqu’à l’entrée gardée par un bâtiment de ferme souvent déserté par la fermière, Madame Berthier, qui y vendait les œufs de ses poules. La maison est construite dans le style bourguignon du XVIIIe siècle. Haute, de pierres crépites, munie d’un toit sombre garni de tuiles plates, pentu, d’un pigeonnier, et sous l’auvent de formidables colonnes de pierre ivoirine. Les dalles de pierre formaient le sol de la galerie. De là on voyait l’église romane perchée sur l’une des deux collines du village et en bas, entre ces deux éminences, on devinait la rivière, elle aussi pourvoyeuse de repas bon marché, de repas à la peine, car les poissons trop petits, des goujons, requéraient tous les soins de la cuisinière.
L’édifice ressemblait tellement à une forteresse, ouverte de par l’échancrure de sa haute galerie, qu’on remarquait à peine l’escalier qui menait à celle-ci. Les interstices entre les marches étaient garnis de végétation besogneuse, fougères miniatures, petites plantes dites « ruines de Rome » dont les minuscules fleurs d’un bleu mauve très pâle piquées de jaune attiraient l’œil durant l’été. Une fois l’escalier monté, la galerie parcourue, en descendant une marche on pénétrait dans un long et très étroit couloir dont l’extrémité aboutissait à un WC à la turque, caché, honteux. En bas de la marche, une porte à gauche s’ouvrait sur la vaste cuisine carrelée de terre brune, à la haute cheminée déparée par un poêle à bois. Au fond de la pièce une alcôve protégée par des rideaux rayés de vert, de noir, de doré, doublés de tissu rouge, suspendus à la tringle de cuivre par de gros anneaux de même métal, enfermait un lit double. À gauche de l’alcôve un cagibi à plafond bas dans lequel il fallait se courber pour entrer, était affecté à la vaisselle que l’on faisait dans de vastes vasques d’argile cuite. Clémence savait tout de sa maison. Par cœur elle se récitait, pour elle seule, à haute voix parfois, les objets du salon où l’on entrait par une porte percée dans le mur droit du couloir, de son alcôve, de ses deux cagibis, au plafond plus bas encore que celui de la cuisine, où traînaient des pots de chambre. Où enfant elle s’enfermait pour se faire peur. Elle savait le miroir aux alouettes, les sculptures de la Vierge, l’horloge tarabiscotée en cuivre flanquée de ses deux chandeliers etc. les briques chauffantes pour le lit, la porcelaine mouchetée de rouge et les mazagrans à chardons etc. les bassinoires de cuivre, le cor de chasse etc. Elle avait inspecté chaque élément, comme un commissaire-priseur ou un huissier. Elle et sa maison étaient prêtes. Elle avait décidé que dans ce galimatias de souvenirs, de ressassement, dans ces pièces obscures imprégnées de tant de scènes mortes, quelque chose se passerait. Elle avait invité un intrus. Un intrus si proche, son amour, sa jouissance, sa peau et son âme. Campée sous l’auvent de la belle terrasse au soleil, elle attendait Flavien.
L’attenteDans cette vaste demeure toutes les compagnies semblaient autorisées. Mais Clémence avait vite fait le tour des êtres humains du village. Adèle Jaffre, la boulangère, maquillée outrageusement de deux plaques rouges aux pommettes, tenait maintenant que son père était mort un dépôt de pain ouvert deux fois par semaine. Clémence allait chercher le mardi une énorme couronne à la croûte épaisse et brune, à la mie serrée, qu’elle tartinait de confiture de mûres ou de beurre salé. Un menuisier tourneur, installé sur la seule place du village en bas de la montée qui menait à l'église, vendait des champignons, des pommes, des pieds de lampe extraits de bois de pin ou de buis, il fabriquait des boîtes en loupe de noyer ou d’orme. Il travaillait aussi le cembro. Il demeurait dans la mansarde au-dessus de l'atelier. Le gros propriétaire du petit manoir du XIXe siècle au toit d'ardoise et à la tourelle étrange et apprêtée dénonçait le bruit de la fabrique. Marginal ce gars-là, jeune, fauché, étudiant attardé, allait-on savoir.
Les quatre ou cinq grosses maisons qui flanquaient l'école désertée depuis longtemps étaient des résidences secondaires, si secondaires qu'elles demeuraient toute l’année inhabitées. Clémence avait noté leurs volets clos lors de son tour de reconnaissance. Une ferme subsistait à chaque sortie du village, et il y en avait trois. Au Nord deux routes départementales menaient chacune à un autre village distant de trois kilomètres, ceux-ci étaient dotés de noms de saints bizarres, Saint-Gengoux et Saint-Huruge (plus loin on arrivait à Saint-Hittaire et Saint-Menoux). Au Sud la petite route tracée entre les deux collines où se perchaient en vis-à-vis l'église et le château vieux de dix siècles menait à la route nationale une fois franchi le pont. La rivière parallèle à la nationale pendant un kilomètre environ se perdait en méandres broussailleux. Il restait quelques très vieux saules argentés au tronc creux pour abriter les vaches du soleil, plus souvent de la pluie.
De fait Clémence s'était contentée d'une seule petite randonnée dans ce village si connu d'elle, berceau de sa famille, de ses ancêtres dont pour deux d'entre eux les portraits dans le salon rappelaient la présence. Depuis son arrivée elle avait choisi la solitude. Sous le cimetière, lui-même perché sous le château, elle se sentait vivre. Enfin. Dans l'odeur du sureau en bas de l'escalier dont elle s'amusait à taillader le bois tendre et blanc, dans l'humidité des fougères géantes plantées tout près, dans la compagnie d'un énorme rat qu'elle côtoyait dans le fenil où elle allait le matin prendre du bois sec. Elle se faisait du feu. Elle se disait que comme Madame Bovary elle aimait sans fin voir rougeoyer les braises, tisonner les bûches, entretenir les flammes avec le grand soufflet posé près de l’âtre. Le silence s’abattait. La pluie de fin d’été, l'humidité entretenaient l'odeur de moisi du long couloir. Et elle frissonnait toute en allant aux toilettes, tout au bout.
Elle ne s'autorise pas non plus de compagnie animale. De la fenêtre elle aperçoit les vaches blanches charolaises, massives, stoïques de mars à novembre, par tous les temps. Ce n'est pas le moment de s'embarrasser d'un chat. Quoique. Madame Bovary n'avait pas de chat se dit-elle, si elle en avait eu un son destin peut-être eut été moins tragique. Près de son feu en fin d'après-midi Clémence observait les ombres dansantes sur le papier à fleurs de lys dorées sur fond violet que faisait surgir les lueurs venues de la cheminée. Elle ne s'ennuyait pas. Toute à ses lectures pas si lointaines d'adolescente, elle se prenait à penser à un perroquet, celui du conte de Flaubert, celui de la vieille grand-mère de la saga canadienne de Mazo de la Roche. Il ne manquerait plus que de gérer un perroquet. Elle avait tant à gérer, comme on dit : un héritage, ça s'était finalement commun, et Flavien. Et ça c'était beaucoup plus compliqué. Elle s'était donné deux semaines. Pour réfléchir. Et ses journées sans rien faire avaient passé si vite qu'elle se retrouvait au treizième jour. Il ne restait plus que vingt-quatre heures avant l’arrivée de Flavien. Ce matin elle s'était émue de quelques limaces, escargots toutes cornes dehors, heureux de la rosée. Elle était descendue dans le petit jardin en contrebas de l'esplanade pour inspecter les boules d'hortensia, les charmilles épaisses, les corolles des roses trémières défaites par la pluie et les noisettes bientôt mûres. Et chaque arbuste. Chaque plante. Les orties aussi, robustes, drues, elle les avait contemplées. Elle avait vérifié leur nuisance en frottant sa cheville nue contre leurs feuilles.
En milieu de journée elle avait consulté sa messagerie. Pris note de la confirmation d'un rendez-vous chez le notaire. Évacué les SMS d'une amie d'enfance. Son enfance était trop loin. Elle entretenait une passion de femme. À partir de trois heures, dans l'après-midi, avant d'allumer le feu, elle appelait Flavien. À plusieurs reprises elle répétait ses appels, elle insistait, laissait des messages, adressait des courriels, essayait les SMS. Flavien ne répondait pas. Ou alors c'était arrivé un jour, deux fois, trois fois, puis souvent, c'était magique, il l'appelait, elle, au moment même où elle allait le faire, sa voix lui était chaude. Sûre. Voix à modulation paternelle. Voix d’expérience. Voix de séducteur. Voix d’illusionniste. Le soir elle s'était blottie dans le grand lit de l’alcôve du salon, sous le gros édredon rouge. En pensant au chat qu'elle n'avait pas. Aux mains de son amant dont elle ne disposait pas. Toute recroquevillée dans l'odeur âcre des cendres froides mêlée au relent du moisi qui venait du couloir elle avait attendu la nuit. Dans un silence énorme et tout noir.
Première balade au cimetièreLa veille de l'arrivée de Flavien elle s’offrit une sortie. Alla grimper la sente qui menait au château. Vérifia la présence des deux tours hémicylindriques, encore crénelées, cueillit quelques mûres. Elle redescendit à mi-pente et poussa sur sa gauche les grilles pâles du cimetière. Des allées de gravier fin et bistre desservaient les tombes. Il y en avait de très vieilles. Leurs pierres étaient grises, usées, moussues. Une croix très haute, grise, usée, moussue s’élevait au bout du terre-plein. Pour l'éternité à vue d’homme. Une vaste dalle récurée par la pluie marquait l’emplacement de la tombe de ses aïeux. Les inscriptions demeuraient lisibles. Elles avaient dû être entretenues. Elle nota que dans cette famille tous les hommes se prénommaient Louis, comme les rois de France. Ils avaient été les rois de ce village de Sigy. Leurs dames s’appelaient Marie. À la pelle. Mortes jeunes. Clémence se dit qu'elle montrerait la dalle à Flavien. Il dirait quelque chose. Il avait toujours quelque chose à dire. Elle ne parlait plus. Depuis treize jours. Sauf les fois magnifiques. Pour donner la réplique à son amour. Elle n'était qu'une donneuse de réplique. Pas faite pour les grands rôles, pas faite pour cet héritage qui lui était tombé dessus, elle sans fratrie, elle au destin solitaire, elle cette Madame Bovary célibataire. Sans chat ni oiseau. Clémence se sentit en danger. Elle attacha ses longs cheveux roux comme ceux de la dame au perroquet de la saga canadienne. Elle était calme. La grande maison lui avait communiqué son silence immense. Un transfert de silence. Contre quoi ? Contre une vie tronquée. Contre une vie refermée. Contre une vie enclose entre les murs si épais. Dans cette forteresse elle serait bien, elle que la ville déglinguait. Que les automobiles, la foule, la musique, le bruit des conversations, au fond des cafés ou des amphithéâtres, elle que tout ça abîmait. Toutes les Marie de la lignée lui avaient préparé la grande maison de Sigy. La tentation de « ci-gît ». De gésir. Non, de gémir elle se dit. Elle est obsédée dans ce cimetière sans personne plus que partout ailleurs. Flavien l’obsède. Sa voix et ses mains. Tout de lui. Elle se sent une ermite en attente de… testicules. Elle se met à rire, et puis à écrire.
Le chœurClémence écrit. Nous, le chœur, nous lisons à voix haute ce qu’elle a écrit dans la grande salle à manger sombre au papier à fleurs de lys or et violet.
Clémence a écrit :
Haute maison que j’aime, au toit brun dont les linteaux sont couverts de tuiles plates bien serrées les unes contre les autres, bien protectrices car il fait froid en Clunysois, dès novembre. Les vaches charolaises de leurs taches blanc sale éclairent les prés que la rivière aux goujons inonde bien en avant de son lit, goujons délaissés par les pêcheurs du premier automne, celui aux arbres, presque d’or déjà, où le vert résiste. Tilleuls, chênes, grands chênes pourvoyeurs à leurs pieds de champignons dont l’odeur imprègnera la cave, grands arbres jamais élagués, mes ombres de l’été, mes bruissements d’abeilles, de mouches, de bourdons, qui sait, comme il est heureux, comme il est juste que vous remplissiez la campagne. Que vous la veilliez, sous la bise et l’obscurité des jours éteints, de vos structures effeuillées, de vos corps dépouillés et noirs, enfin presque. Dans le village au lavoir qui sous le soleil couchant luit de toutes ses larges pierres dorées, sur l’éminence couronnée par le cimetière, l’église romane, solitaire, désaffectée, aux messes enfuies pour toujours, persiste de toute la force de sa mémoire. Les champs projettent leur terre brune, si foncée, contre le ciel clair, poché de nuages, sombre de plus en plus, puis qui s’efface en une teinte unie d’un blanc grisé pour couvrir prés bois et labours du fameux linceul à quoi se réduit l’engourdissement incolore de l’hiver.
Clémence a écrit :
Mais pourquoi donc s’attarder à la saison froide, longue tellement, et que dans leur ferme des paysans réchauffent d’un tord-boyau mis en réserve avec les confitures ? Ma Bourgogne, mes contrées de Cluny à Charolles, elles s’entêtent dans mes souvenirs de par leur brillance verte, acide des jours d’avril, quand éclatent les bourgeons et dans les maisons les rires des gosses et des femmes au printemps retrouvé. Elles impriment pour longtemps, si longtemps, ma tête de leurs vallonnements jusqu’à ce qu’ils s’affaissent du côté de la grande croisée de Cray qui mène vers Charolles ou vers Montceau. Ces vallons s’habillent quand il faut du jaune des tournesols, des colzas, du vert de gris tout moucheté et du mauve des luzernes, et puis sous la chaleur d’août, forte, qui vous écrase, réchauffement climatique oblige, ils pétulent de leur paille claire bientôt condensée en de lourdes bottes, en de gros cylindres enfournés dans les granges en prévision de la faim des bestiaux plus tard. Quand l’été aura fini d’émaner de senteurs grasses, herbe coupée, relents de porcherie, fanaison des lilas, et sous les grands tilleuls, odeur approximative de miel des fleurs écloses dans les nuits de juin chères à Rimbaud. Bien sûr l’automne revient, doux et doré, aux ronciers bien garnis, aux forêts sous lesquelles cèpes et girolles percent la mousse des feuilles en décomposition.
Clémence a écrit :
Je pense à vous mes grands arbres, mes ciels bleus ou dorés ou gris, mes collines fraîches de verdure ou bien nues. Je pense à toi ma haute maison à l’auvent soutenu par de grandes colonnes de pierre, à l’escalier imposant que ma grand-mère habillait de bleu, de pots de myosotis, de campanules ou de pervenche. Aux caves fraîches où reposent les bouteilles des agapes à venir.
Je pense à vous sous tous les ciels, à chaque saison, à chaque degré du thermomètre, ce témoin bêta, dans toutes les couleurs, tous les tons froids ou chauds. Et ma tête tourbillonne et un vertige s’élance car tout est en place. Rivière, prés et bois, église abandonnée, et en haut de ma chère colline, le cimetière.
Le cimetière et la prédictionC’est toujours vulgaire d’être timide. Clémence se trouve vulgaire, elle porte en elle le désespoir de l’échec commun. Même pas flanquée de son amoureux, embarrassée de réprimandes tues, absente à elle-même la voilà qui traîne la violence de sa solitude aux mûriers et aux grives. Comme elle avance jusqu’au cimetière, sous le vieux château fort, sous ses ruines sans couleur. La nuit n’est pas venue, lasse de demeurer immobile sous le regard de Dieu qui encercle les heures, qui enserre le temps bien qu’il coule, emporté, embarrassé par la gestation de la campagne, pas effrayée, lasse seulement de ce temps qui l’étouffe, elle est sortie de la haute maison de Bourgogne. Parvenue au bâtiment de la ferme de madame Berthier qui garde le domaine, elle a tourné à gauche et gravi le petit chemin aux mûriers et aux grives. Comme elle avance, elle commence son trajet, guidée par une douleur, par sa maladie de la douleur. Le soleil tombe doucement, elle croise un escargot égaré de la dernière pluie, classiquement les mouches de la fin de l’été rodent auprès de vieilles bouses, voire de crottes de chien, les oiseaux rapides ont déjà fui vers d’autres contrées. Son chemin favori, sur lequel elle accompagnait jadis son grand-père au grand fusil, il tirait quelques grives esseulées ou bien des lapereaux à la tombée du jour, elle le parcourt avec décision. Extraite de la maison aux murs sombres emplis de l’odeur de cendre froide, cette gambade en plein air ressuscite ses émois de petite fille. Flavien ne comprendra pas le rite de la chasse au petit gibier sur ce chemin dont l’agriculture moderne n’a pas encore arraché les ronciers. En somme elle repère la voie pour y perdre ses souvenirs, pour s’en délester. Car sa tête se veut libre pour Flavien, libre c’est-à-dire vidée, accueillante, qu’au besoin il incendie ses souvenirs d’enfance, de mûres arrachées aux haies, de petits lapins morts sans cris. Flavien le citadin, son premier qui sera son dernier amour demain dès son arrivée elle lui fera suivre cette rampe feuillue, en fausse exploratrice. Et sans trembler car de danger il n’y en a pas. Elle serre contre elle son gilet de confection car il y a bien longtemps que les tricots de sa grand-mère ont été mités troués déchirés, jetés à des petits enfants du tiers monde. Le vent se lève, la fraicheur tombe avec le soir, enamourée de verdure, de vieux saules et tilleuls à défaut de palmeraies, cependant plus magiques encore. Elle parvient à la grille du cimetière, sur la droite, qu’elle pousse avec détermination, je suis déterminée comme Macron dit-elle tout haut, elle a récemment noté sans pour autant l’admirer que le mot déterminé revient sans cesse dans ses discours de chef provincial qui a investi la capitale, alors qu’elle Clémence, elle l’a fuie la capitale, après son bac, et la grande, grande ville de Lyon où elle étudie le droit comme elle voudrait la fuir, pour revenir s’engloutir dans la vérité de la terre de l’enfance. De sa Bourgogne éperdue de beauté, de par tous ses prés, ses vignes, ses labours et ses villages aux églises romanes. Déterminée à entrer dans le cimetière pour ce soir, sans passion, sous la froide direction de son bon vouloir, elle a pénétré dans l’enclos. La grille n’a même pas grincé. Le gravier crisse sous ses pieds, comme il se doit. La tombe de ses aïeux s’orne de la croix la plus haute. Au bord de l’éminence verte, elle domine la vallée. Clémence saute sur la pierre tombale. Comme depuis une pyramide elle voit la colline qui fait face, l’église, les vaches charolaises qui tachent les prés de leur blanc douteux.
Flavien la traiterait de folle, petite folle de Cléclé, il dirait, tout ça c’est des balivernes, descends de là et papotons comme tout à l’heure, paupières levées, pas besoin d’attendre comme ça la résurrection des morts. Son ton serait amical, il lui permettait de faire la fière à ses heures mais là il lui dirait comme une évidence que son imagination est solide, qu’elle n’a pas besoin des morts pour se ressourcer, que pour prendre toute sa mesure il lui suffit de lire à la maison, de lire tous les livres qui lui tomberont sous la main, un nombre maximal de livres, c’est évident, alors elle comprendra le fil de la vie, ses racines et ses nouveautés. Flavien parle en elle. Clémence alors descend de la pierre tombale, fait crisser, comme il se doit, bien sûr, le gravier sous ses pieds. Elle relève les paupières, regarde fixement les inscriptions gravées dans la pierre grise sans lichen ni mousse car la famille l’entretient, les cousins l’entretiennent cette tombe, elle étrille la pierre pour en occire le moindre parasite. Un cauchemar advient. Elle le refuse, puis, martiale, elle le défie. Tout en haut de la pierre dressée, au-dessus de la dernière inscription, des parenthèses en chiffres qui enserrent la vie de sa mère, décédée il y a trois mois, au-dessus elle a vu, sans l’ivresse du vin, elle a vu, elle a lu son nom à elle, Clémence. Son année de naissance 1997. Et le chiffre de l’année de sa mort, flou comme sur une interface entre deux logiciels défectueux. Elle n’a pas pu le lire. Elle ne le connaît pas. Demain elle reviendra avec Flavien, elle s’en remettra à lui. Quoiqu’un orage s’annonce et que la forte pluie s’apprête à délaver la tombe. Clémence quitte précipitamment le cimetière, telle une ombre car la grille à l’entrée ne grince pas, dans le silence. Elle tord sa cheville entre deux pierres devenues obscures. Comme son âme, son esprit, son cœur, comme on voudra. Demain son entorse empêchera la visite des amoureux au cimetière. Flavien ne pourra pas vérifier avec elle l’inscription de la durée de sa vie sur la pierre tombale. Amen, la messe est dite. Prise d’un hoquet elle redescend le petit chemin aux grives, son chemin favori, doucement, tout doucement, sans courir.
Le chœurAutant vous le dire dès à présent puisque nous le savons. L’histoire finira mal. Clémence va mourir. Flavien un matin parti à sa recherche découvrira le corps de son amante en chemise blanche dans la prairie, alors qu’il marche vers la rivière qui borde le village où se tient la haute maison.
Flavien a aimé Clémence, tellement. Avec intermittences et chaos mais tellement. Plus qu’il ne croyait, bien plus. Autant que Clémence l’avait désiré. Lui-même avait ignoré la force de cet amour. Il voulait sa liberté, refusait d’être aimé car cela lui paraissait être une atteinte à son droit de choisir, de prédateur il refusait de devenir proie. Il la perçoit cette force de l’amour qui les a liés lorsque son amante disparaît. Pourquoi ? Séducteur depuis toujours il fixe maintenant tout son désir sur celle qu’il a perdue, sa disparition fait son prix. Ou alors avec l’âge un peu gâteux déjà il s‘est attaché à sa maîtresse de deux ou trois saisons comme un chien à son maître, comme à une habitude qu’il n’avait jamais imaginé perdre. N’importe, il aime.
AimerCe qu’aimer veut dire. On le saurait peut-être en dévisageant Flavien, l’air obstiné, au bout de sa quête. Sa face n’est pas tordue de douleur comme elle aurait pu l’être devant la découverte macabre du corps de Clémence au bord de la rivière. Le visage inerte qu’il regarde, il comprend qu’il est la duplication des traits de Clémence fixés dans un repos raide. Sa volonté n’intervient plus sur ce visage sans plus de mouvement. Ce qu’aimer veut dire, il le sait. Corps jumeaux pour esprits jumeaux, joues jumelles qui se frôlent, regards éteints l’un pour toujours l’autre pour ce que durera son amour. L’autre pour un temps incertain, le temps de redémarrer, le temps de n’aimer plus que le souvenir que l’on s’est forgé, le temps de ne même plus aimer ce souvenir. Le temps du temps pour soi. Le temps où il reste ce qu’aimer veut dire : brassage, remue-ménage, gargouillis des sentiments, leur soupe tumultueuse comme une soupe d’étoiles, puis, et c’est obligatoire, le temps de la clarification. Retrait des grumeaux, des agglomérats, crevage des bulles, filtres, tri, épure. À la fin le souvenir de l’amant c’est l’atome d’un nuage qu’un nouvel amoureux regarde passer, croyant savoir ce qu’aimer veut dire, sachant dur comme fer que l’amour se résout en attente de l’autre, en attente de l’étranger sous un merveilleux nuage.
Flavien va-t-il bientôt se composer une nouvelle face ? Saura-t-il si Clémence est morte de chagrin ? Saura-t-il si Florent son ami l’a aidée à mourir ? Saura-t-il si lui Flavien la désirait morte, le visage blanc, inerte et rude pour qu’enfin la frénésie en lui marque le pas, pour qu’il s’assagisse, pour que sa recherche de gosse perdu ait un terme, maintenant, pour que son cœur ne joue plus que le rôle de palpitant de chair, d’animateur de sang, pour que Flavien, en une anaphore se dise, maintenant je sais ce qu’aimer veut dire. Ce qu’aimer veut dire c’est le reflux du sang sous mes joues, ce qu’aimer veut dire c’est la fin de la frénésie des mots de l’amour, ce qu’aimer veut dire c’est l’immobilité du corps, ce qu’aimer veut dire c’est l’au-delà des gestes de l’amour, ce qu’aimer veut dire c’est l’inaccomplissement, ce qu’aimer veut dire c’est le silence, c’est le repos, tout le repos, c’est la croix que forment les bras blancs de ma belle Clémence morte à vingt ans nue sous sa chemise de grand-mère. C’est le silence de la croix.
Le chœurVoilà. Vous avez un certain nombre d’éléments en main ou plutôt sous les yeux. Vous disposez d’un certain nombre de mots. Vous savez que Clémence sort de la lignée d’une famille riche et avaricieuse dans laquelle par exemple on se lavait peu pour économiser le savon, aussi on portait ses vêtements très longtemps, pour se donner l’illusion d’une vêture neuve à perpétuité, sur laquelle le temps n’aurait pas prise, car la porteuse du vêtement non lavé ralentirait, tuerait ses sécrétions biologiques, parce que la poussière cesserait d’être en suspens, serait anéantie, parce que l’éternité ainsi serait prise au piège. Vous savez que Clémence a hérité de la haute maison de Bourgogne aux colonnes de pierre, à l’auvent tuilé de rouge carmin, vous savez que devant l’aube tiède elle attend son âme, aussi sa propre peau, elle attend Flavien et ses sortilèges. Vous ne savez pas encore si, quand elle redescendait du chemin qui menait au cimetière, sous le château fort, elle a aperçu Flavien son amant de si longs mois, si Flavien est sorti seul de sa voiture, est venu seul sur la route, à sa rencontre. Tout seul pour l’aimer toute seule. Pour qu’ils soient tous les deux tout seuls dans la vie, dans ce temps que l’on tue en s’agitant parfois, comme dans la famille de Clémence, que l’on tue à ne rien faire, à faire rougir les pincettes dans le feu comme Madame Bovary, à cueillir les mûres dans les ronciers du chemin qui mène au cimetière, que l’on tue à faire l’amour, Clémence et Flavien, encore, tout seuls sans mots, sans distance.
Vous savez bien sûr qu’il y a un cadavre, mot abominable, mot parfois revendiqué pour le maudire par ceux qui ont trop mal, mot désuet qui relève plus de la médecine légale. Il y a le cadavre de Clémence en longue chemise blanche étendu près de la rivière qui serpente entre les deux collines où sont perchées sur l’une les ruines d’un château fort, sur l’autre une église romane entretenue par les services des monuments historiques. Vous savez que Flavien, l’amant, le double masculin, l’autre Clémence, le saboteur de virginité, le rêveur d’infini, le découvre, ce cadavre blême. Et qu’il en blêmit.
Vous savez que cela se passe en Clunysois, contrée à la lumière fauve, aux églises en pierres dorées grandes ouvertes l’été, au vignoble bleu dans le soir, aux prairies parfois si vertes, où en avril la neige surprend les vaches charolaises trop tôt sorties des étables.
À vous de jouer. Dites ce qui selon vous-même mène la fin de vie de Clémence, la fin de la lignée des terriens bourguignons, parcimonieux, enflés de l’enflure des magots, des terriens qui à Cluny refusaient les kirs offerts aux terrasses des cafés. Cafés endroits selon eux de gaspillage, cafés lieux des pauvres gens, places des déracinés, des pauvres qu’on ne peut même pas plaindre, cafés dont les touristes suisses ou allemands abîment de leurs tenues sportives la vue des villageois aux habits usés, reprisés, conservés, tenus serrés dans des coffres à linge.
Clémence c’est la fin de cette lignée.
11 février 2021 à 16h11 #163559Chers amis,
une semaine plus tard après vous avoir proposé le livre de Simone brunhes , je réitère ma demande en vous joignant de nouveau le message qui je l'espère ne sera plus coupé sur la droite.
Avec tous mes remerciements d'avance pour votre attention ,
Bien amicalement
Carole%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%
Simone Brunhes est un écrivain de grande qualité qui a déjà une belle bibliographie derrière elle présentée chez Thebookédition (depuis 2004, :4 romans et 2 recueils de nouvelles)
Son dernier roman est , d’une certaine façon , calqué sur le roman de Julien Gracq , « Au château D’Argol » : une maison à la campagne, qui a une âme, et un trio (une femme et deux hommes).
L’évolution des relations amicales et amoureuses fortes , passionnées et dramatiques est l’objet de la trame romanesque
. Comme à mon habitude , je joins ici le début du roman.%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%
Bibliographie Simone Brunhes (The Book Edition ):
De l’eau toujours, roman, 2004//Les amants du Rocher, roman, 2005/2015// Ma Sécurité sociale, roman, 2016// Vies crépusculaires, nouvelles, 2015///Des mères, contes, 2017/// Journal monégasque, roman, 2018// Castellamare di Stabia, nouvelles et poésie, 2019/// Vers la rivière, nouvelle, 2017/2020
Vers la rivière
Ah ! comme je vais être bien là dans ce petit coin perdu tout embaumé des odeurs de la terre reverdissante. Plus de lutte avec les hommes, plus de haine, la haine qui broie les cœurs, rien que l’amour, ce grand amour apaisant qui tombe des nuits tranquilles et que berce maternelle la chanson du vent dans les arbres. Pourquoi haïr ?
Octave Mirbeau
In Beauté des fleurs, pourriture et loi du meurtre.
Le coryphée
Je prends la parole car il s’agit d’une tragédie.
Au départ ce devait être une histoire d’amour entre deux personnes, perturbée par une troisième. Un trio amoureux. En la lisant, en l’écoutant, au fur et à mesure que l’histoire progresse vous vous apercevrez qu’il s’agit de l’amour entre une femme et une maison. La maison se trouve à la campagne, c’est aussi l’histoire de l’amour d’une femme, Clémence, pour la campagne. Et celle-ci habite celle-là. Le vent, les odeurs, la nuit blême ou noire, la verdeur des prés, le bleu des collines brodées de vignes ne décevront pas Clémence. Ils l’accompagnent. Elle y demeure.
Sont-ils aptes à lui donner le repos ? Rien n’est moins sûr. Dans sa courte vie elle se colle aux arbres, aux prés et à la brise, éternels puisqu’ils sont en elle. Ils l’absorbent, la vident de sa sève de femme, elle devient le vent et la senteur du coquelicot. Elle se fond dans la rosée du matin qui monte depuis la plante de ses pieds nus. Le soleil la parcourt toute, elle ne se défait plus de sa moiteur.
Les hommes qui l’approchent dans cette campagne lourde et magnifique lui seront l’occasion de sa liberté. De sa légèreté dans la disparition. Leurs agressions ne comptent pas. Elles ne seront que le prétexte de son départ de ce monde. Adieu veau vaches cochons, adieu la chair végétale, pourrait-elle dire, adieu matière pour enfin me retrouver.
Finalement cette Clémence pourrait être un archange, figuré par erreur au beau milieu de la luxuriante Bourgogne en jeune femme aux cheveux roux, peau et regard pâles. Elle veut devenir, elle est, le souffle de la végétation, le cœur des fleurs, la saillie des pierres dorées du lavoir, le rose des tuiles sous la mousse. Son histoire de cœur vaudevillesque n’a pas beaucoup d’importance. Flirts, baisers, pleurs, violence ne sont que des épisodes de surface. Son exigence est surhumaine. Clémence se voudrait l’incarnation de l’universel, du masculin et du féminin, de la chasse et de la cuisine, de la grêle et de la lune, de la roche et du liseron. Quelle ambition ! Comme c’est difficile à imaginer, à raconter, avec des mots qui accrochent, des espaces de tranquillité, le temps qui passe en elle, la nature qui la surveille, les gestes de tous les jours accordés au décor vivant. Voilà pourquoi la logique temporelle n’a guère d’importance, voilà pourquoi le chœur interviendra au milieu du récit pour rabâcher les traits de l’héroïne, sa foi en la nature, sa dévotion à sa maison, son vol vers la liberté noire. Le chœur dira aussi l’amour humain, ce qu’il essaie d’être. Il dira l’amour entre les amants de quelques saisons. L’amour trop tard. Tout le temps il dira les sentiments de Clémence pour la haute maison, les prés, les jardins. Il commentera les évènements, il les annoncera, et tout finira mal comme prédit. Voilà pourquoi l’histoire de Clémence et de ses soupirants est une petite tragédie amoureuse un peu datée. Pas très à la mode. On y trouve des réminiscences étiolées du Château d’Argol de Julien Gracq. Extravagant de s’approcher d’une telle référence ! C’est vieillot, c’est pauvre. Tant pis. C’est comme ça. Si vous pouvez y percevoir de la ferveur, ainsi soit-il.
La maison
Que l’on squatte la terrasse, au soleil en dépit de l’auvent, il n’en était pas question. La grande maison ne se prêtait pas aux échanges. Une location par Airbnb aurait été carrément rigolote. Clémence se le disait qui visait à plein régime dans le passé que lui offrait la grande bâtisse. Héritée de plus d’un siècle d’obscurité. Au sens propre car en 2019 la demeure était restée dépourvue d’électricité. La famille de Clémence s’était complu dans l’économie. Avec ténacité. Jamais son arrière-grand-mère ni sa grand-mère ni sa mère n’avaient non plus installé l’eau courante. La propriété se transmettait de femme en femme. Très simples en coquetterie elles se débarbouillaient à la fontaine de cuivre, usant du filet d’eau qui coulait avare sur leurs doigts. La grande toilette se pratiquait grâce à un tub. Pour le remplir d’eau tiède on faisait chauffer sur le poêle à bois le contenu du seau retiré du puits construit en bas de l’esplanade herbeuse sur laquelle était posée la maison. Ces précautions – et plus que des précautions, c’étaient des acharnements à maintenir le passé intact, pour ne pas puiser dans le trésor, c’était l’amour des richesses générées par le renoncement au plaisir, à l’éphémère, au jour, à la vie, à soi-même, c’était l’obstination à s’éteindre vivant –, éclataient dans les habitudes mortifères des femmes ici toutes puissantes. Les hommes allaient dehors, à la chasse ou à la gueuse, buvaient et mouraient jeunes. Les femmes tenaient la maison. Elles y faisaient la lecture de journaux périmés, le raclage entêté des carcasses de volaille, de la peau des tranches de melon, le ramassage des miettes de pain sur la table à frire dans un peu de beurre les jours où le pain perdu manquait. Ou encore les soirs d’automne l’allumage retardé de la bougie ou du pétrole de la lampe dans l’attente de la fin du crépuscule, de la certitude de l’absence de clair de lune qui autoriserait la dépense d’un peu de cire ou d’huile. Ou encore l’œuf à la coque seul et jamais dupliqué, que l’on dégustait avec des mouillettes sans beurre de pain rassis. L’eau encore du lavage des mains on la gardait pour un deuxième usage, lorsqu’elle ne se révélait pas trop sale après le premier. Les œufs, encore, mêlés à de la mie de pain et à du lait farcissaient les pâtés sans viande quand on n’était pas à la saison de la chasse et que dépenser de l’argent chez le boucher s’apparentait au jeu, on hasarderait des sous sans nécessité en retour puisque l’on pouvait très bien se passer de viande quand le gibier gratuit et meilleur se faisait rare. Pourquoi faire plus quand ce que l’on fait est suffisant ? C’est ce que disent certains paysans bourguignons et aussi ceux du nord des Pays-Bas où la parcimonie est reine. Clémence en somme considérait que ses aïeules avaient mené une économie domestique fondée sur la chasse et la cueillette. Elles ne se privaient pas d’aller aux champignons, aux escargots pour lesquels on sacrifiait un peu de beurre, aux mûres pour lesquelles on sacrifiait l’achat d’un peu de sucre. On allait à la ruche. On faisait cuire le pain dans le grand four installé dans l’une des dépendances, dans le four à l’ouverture en arceau, en manipulant une lourde pelle géante en bois de noyer. On allait aux noix. On allait à la mort, en laissant un magot plus arrondi, des lingots d’or, des souverains, des louis, des napoléons au coffre-fort situé dans le cagibi qui jouxtait la salle à manger. Clémence avait hérité la vaste demeure au coffre-fort. Elle avait hérité la ladrerie familiale qu’elle dénonçait. De fait elle maintenait des habitudes de frugalité en les mettant en scène. À tout-va elle clamait qu’elle avait hérité d’une habitation sans eau ni électricité ni téléphone ni réfrigérateur ni bien sûr radio ni télévision. Cela avait fait rire ses amis de faculté. Cela lui faisait ressentir les émois des générations enfuies lorsqu’elle se rendait seule, souvent pour la Toussaint, dans cette campagne de Bourgogne, humide et doucement lumineuse, entre les murs à l’odeur de moisi, garnis par endroit de ces toiles épaisses d’araignée qui retenaient au XXIe siècle les impressions qu’y avaient laissées des centaines de repas familiaux, les plaintes de quelques accouchées, de mourants, de femmes déflorées, de quelques gamins affamés. À qui l’on disait « si tu as faim mange ta main ».
La maison de Clémence avait été construite à flanc de colline, sous le cimetière, qui lui-même formait une terrasse surplombée par les murs d’un château fort du X° siècle, plusieurs fois remanié. Les vestiges de ses tours hémicylindriques étaient maintenus debout à grand renfort de lierre. Pour accéder à la demeure, il fallait monter le long d’un chemin à peine carrossable, jusqu’à l’entrée gardée par un bâtiment de ferme souvent déserté par la fermière, Madame Berthier, qui y vendait les œufs de ses poules. La maison est construite dans le style bourguignon du XVIIIe siècle. Haute, de pierres crépites, munie d’un toit sombre garni de tuiles plates, pentu, d’un pigeonnier, et sous l’auvent de formidables colonnes de pierre ivoirine. Les dalles de pierre formaient le sol de la galerie. De là on voyait l’église romane perchée sur l’une des deux collines du village et en bas, entre ces deux éminences, on devinait la rivière, elle aussi pourvoyeuse de repas bon marché, de repas à la peine, car les poissons trop petits, des goujons, requéraient tous les soins de la cuisinière.
L’édifice ressemblait tellement à une forteresse, ouverte de par l’échancrure de sa haute galerie, qu’on remarquait à peine l’escalier qui menait à celle-ci. Les interstices entre les marches étaient garnis de végétation besogneuse, fougères miniatures, petites plantes dites « ruines de Rome » dont les minuscules fleurs d’un bleu mauve très pâle piquées de jaune attiraient l’œil durant l’été. Une fois l’escalier monté, la galerie parcourue, en descendant une marche on pénétrait dans un long et très étroit couloir dont l’extrémité aboutissait à un WC à la turque, caché, honteux. En bas de la marche, une porte à gauche s’ouvrait sur la vaste cuisine carrelée de terre brune, à la haute cheminée déparée par un poêle à bois. Au fond de la pièce une alcôve protégée par des rideaux rayés de vert, de noir, de doré, doublés de tissu rouge, suspendus à la tringle de cuivre par de gros anneaux de même métal, enfermait un lit double. À gauche de l’alcôve un cagibi à plafond bas dans lequel il fallait se courber pour entrer, était affecté à la vaisselle que l’on faisait dans de vastes vasques d’argile cuite. Clémence savait tout de sa maison. Par cœur elle se récitait, pour elle seule, à haute voix parfois, les objets du salon où l’on entrait par une porte percée dans le mur droit du couloir, de son alcôve, de ses deux cagibis, au plafond plus bas encore que celui de la cuisine, où traînaient des pots de chambre. Où enfant elle s’enfermait pour se faire peur. Elle savait le miroir aux alouettes, les sculptures de la Vierge, l’horloge tarabiscotée en cuivre flanquée de ses deux chandeliers etc. les briques chauffantes pour le lit, la porcelaine mouchetée de rouge et les mazagrans à chardons etc. les bassinoires de cuivre, le cor de chasse etc. Elle avait inspecté chaque élément, comme un commissaire-priseur ou un huissier. Elle et sa maison étaient prêtes. Elle avait décidé que dans ce galimatias de souvenirs, de ressassement, dans ces pièces obscures imprégnées de tant de scènes mortes, quelque chose se passerait. Elle avait invité un intrus. Un intrus si proche, son amour, sa jouissance, sa peau et son âme. Campée sous l’auvent de la belle terrasse au soleil, elle attendait Flavien.
L’attente
Dans cette vaste demeure toutes les compagnies semblaient autorisées. Mais Clémence avait vite fait le tour des êtres humains du village. Adèle Jaffre, la boulangère, maquillée outrageusement de deux plaques rouges aux pommettes, tenait maintenant que son père était mort un dépôt de pain ouvert deux fois par semaine. Clémence allait chercher le mardi une énorme couronne à la croûte épaisse et brune, à la mie serrée, qu’elle tartinait de confiture de mûres ou de beurre salé. Un menuisier tourneur, installé sur la seule place du village en bas de la montée qui menait à l'église, vendait des champignons, des pommes, des pieds de lampe extraits de bois de pin ou de buis, il fabriquait des boîtes en loupe de noyer ou d’orme. Il travaillait aussi le cembro. Il demeurait dans la mansarde au-dessus de l'atelier. Le gros propriétaire du petit manoir du XIXe siècle au toit d'ardoise et à la tourelle étrange et apprêtée dénonçait le bruit de la fabrique. Marginal ce gars-là, jeune, fauché, étudiant attardé, allait-on savoir.
Les quatre ou cinq grosses maisons qui flanquaient l'école désertée depuis longtemps étaient des résidences secondaires, si secondaires qu'elles demeuraient toute l’année inhabitées. Clémence avait noté leurs volets clos lors de son tour de reconnaissance. Une ferme subsistait à chaque sortie du village, et il y en avait trois. Au Nord deux routes départementales menaient chacune à un autre village distant de trois kilomètres, ceux-ci étaient dotés de noms de saints bizarres, Saint-Gengoux et Saint-Huruge (plus loin on arrivait à Saint-Hittaire et Saint-Menoux). Au Sud la petite route tracée entre les deux collines où se perchaient en vis-à-vis l'église et le château vieux de dix siècles menait à la route nationale une fois franchi le pont. La rivière parallèle à la nationale pendant un kilomètre environ se perdait en méandres broussailleux. Il restait quelques très vieux saules argentés au tronc creux pour abriter les vaches du soleil, plus souvent de la pluie.
De fait Clémence s'était contentée d'une seule petite randonnée dans ce village si connu d'elle, berceau de sa famille, de ses ancêtres dont pour deux d'entre eux les portraits dans le salon rappelaient la présence. Depuis son arrivée elle avait choisi la solitude. Sous le cimetière, lui-même perché sous le château, elle se sentait vivre. Enfin. Dans l'odeur du sureau en bas de l'escalier dont elle s'amusait à taillader le bois tendre et blanc, dans l'humidité des fougères géantes plantées tout près, dans la compagnie d'un énorme rat qu'elle côtoyait dans le fenil où elle allait le matin prendre du bois sec. Elle se faisait du feu. Elle se disait que comme Madame Bovary elle aimait sans fin voir rougeoyer les braises, tisonner les bûches, entretenir les flammes avec le grand soufflet posé près de l’âtre. Le silence s’abattait. La pluie de fin d’été, l'humidité entretenaient l'odeur de moisi du long couloir. Et elle frissonnait toute en allant aux toilettes, tout au bout.
Elle ne s'autorise pas non plus de compagnie animale. De la fenêtre elle aperçoit les vaches blanches charolaises, massives, stoïques de mars à novembre, par tous les temps. Ce n'est pas le moment de s'embarrasser d'un chat. Quoique. Madame Bovary n'avait pas de chat se dit-elle, si elle en avait eu un son destin peut-être eut été moins tragique. Près de son feu en fin d'après-midi Clémence observait les ombres dansantes sur le papier à fleurs de lys dorées sur fond violet que faisait surgir les lueurs venues de la cheminée. Elle ne s'ennuyait pas. Toute à ses lectures pas si lointaines d'adolescente, elle se prenait à penser à un perroquet, celui du conte de Flaubert, celui de la vieille grand-mère de la saga canadienne de Mazo de la Roche. Il ne manquerait plus que de gérer un perroquet. Elle avait tant à gérer, comme on dit : un héritage, ça s'était finalement commun, et Flavien. Et ça c'était beaucoup plus compliqué. Elle s'était donné deux semaines. Pour réfléchir. Et ses journées sans rien faire avaient passé si vite qu'elle se retrouvait au treizième jour. Il ne restait plus que vingt-quatre heures avant l’arrivée de Flavien. Ce matin elle s'était émue de quelques limaces, escargots toutes cornes dehors, heureux de la rosée. Elle était descendue dans le petit jardin en contrebas de l'esplanade pour inspecter les boules d'hortensia, les charmilles épaisses, les corolles des roses trémières défaites par la pluie et les noisettes bientôt mûres. Et chaque arbuste. Chaque plante. Les orties aussi, robustes, drues, elle les avait contemplées. Elle avait vérifié leur nuisance en frottant sa cheville nue contre leurs feuilles.
En milieu de journée elle avait consulté sa messagerie. Pris note de la confirmation d'un rendez-vous chez le notaire. Évacué les SMS d'une amie d'enfance. Son enfance était trop loin. Elle entretenait une passion de femme. À partir de trois heures, dans l'après-midi, avant d'allumer le feu, elle appelait Flavien. À plusieurs reprises elle répétait ses appels, elle insistait, laissait des messages, adressait des courriels, essayait les SMS. Flavien ne répondait pas. Ou alors c'était arrivé un jour, deux fois, trois fois, puis souvent, c'était magique, il l'appelait, elle, au moment même où elle allait le faire, sa voix lui était chaude. Sûre. Voix à modulation paternelle. Voix d’expérience. Voix de séducteur. Voix d’illusionniste. Le soir elle s'était blottie dans le grand lit de l’alcôve du salon, sous le gros édredon rouge. En pensant au chat qu'elle n'avait pas. Aux mains de son amant dont elle ne disposait pas. Toute recroquevillée dans l'odeur âcre des cendres froides mêlée au relent du moisi qui venait du couloir elle avait attendu la nuit. Dans un silence énorme et tout noir.
Première balade au cimetière
La veille de l'arrivée de Flavien elle s’offrit une sortie. Alla grimper la sente qui menait au château. Vérifia la présence des deux tours hémicylindriques, encore crénelées, cueillit quelques mûres. Elle redescendit à mi-pente et poussa sur sa gauche les grilles pâles du cimetière. Des allées de gravier fin et bistre desservaient les tombes. Il y en avait de très vieilles. Leurs pierres étaient grises, usées, moussues. Une croix très haute, grise, usée, moussue s’élevait au bout du terre-plein. Pour l'éternité à vue d’homme. Une vaste dalle récurée par la pluie marquait l’emplacement de la tombe de ses aïeux. Les inscriptions demeuraient lisibles. Elles avaient dû être entretenues. Elle nota que dans cette famille tous les hommes se prénommaient Louis, comme les rois de France. Ils avaient été les rois de ce village de Sigy. Leurs dames s’appelaient Marie. À la pelle. Mortes jeunes. Clémence se dit qu'elle montrerait la dalle à Flavien. Il dirait quelque chose. Il avait toujours quelque chose à dire. Elle ne parlait plus. Depuis treize jours. Sauf les fois magnifiques. Pour donner la réplique à son amour. Elle n'était qu'une donneuse de réplique. Pas faite pour les grands rôles, pas faite pour cet héritage qui lui était tombé dessus, elle sans fratrie, elle au destin solitaire, elle cette Madame Bovary célibataire. Sans chat ni oiseau. Clémence se sentit en danger. Elle attacha ses longs cheveux roux comme ceux de la dame au perroquet de la saga canadienne. Elle était calme. La grande maison lui avait communiqué son silence immense. Un transfert de silence. Contre quoi ? Contre une vie tronquée. Contre une vie refermée. Contre une vie enclose entre les murs si épais. Dans cette forteresse elle serait bien, elle que la ville déglinguait. Que les automobiles, la foule, la musique, le bruit des conversations, au fond des cafés ou des amphithéâtres, elle que tout ça abîmait. Toutes les Marie de la lignée lui avaient préparé la grande maison de Sigy. La tentation de « ci-gît ». De gésir. Non, de gémir elle se dit. Elle est obsédée dans ce cimetière sans personne plus que partout ailleurs. Flavien l’obsède. Sa voix et ses mains. Tout de lui. Elle se sent une ermite en attente de… testicules. Elle se met à rire, et puis à écrire.
Le chœur
Clémence écrit. Nous, le chœur, nous lisons à voix haute ce qu’elle a écrit dans la grande salle à manger sombre au papier à fleurs de lys or et violet.
Clémence a écrit :
Haute maison que j’aime, au toit brun dont les linteaux sont couverts de tuiles plates bien serrées les unes contre les autres, bien protectrices car il fait froid en Clunysois, dès novembre. Les vaches charolaises de leurs taches blanc sale éclairent les prés que la rivière aux goujons inonde bien en avant de son lit, goujons délaissés par les pêcheurs du premier automne, celui aux arbres, presque d’or déjà, où le vert résiste. Tilleuls, chênes, grands chênes pourvoyeurs à leurs pieds de champignons dont l’odeur imprègnera la cave, grands arbres jamais élagués, mes ombres de l’été, mes bruissements d’abeilles, de mouches, de bourdons, qui sait, comme il est heureux, comme il est juste que vous remplissiez la campagne. Que vous la veilliez, sous la bise et l’obscurité des jours éteints, de vos structures effeuillées, de vos corps dépouillés et noirs, enfin presque. Dans le village au lavoir qui sous le soleil couchant luit de toutes ses larges pierres dorées, sur l’éminence couronnée par le cimetière, l’église romane, solitaire, désaffectée, aux messes enfuies pour toujours, persiste de toute la force de sa mémoire. Les champs projettent leur terre brune, si foncée, contre le ciel clair, poché de nuages, sombre de plus en plus, puis qui s’efface en une teinte unie d’un blanc grisé pour couvrir prés bois et labours du fameux linceul à quoi se réduit l’engourdissement incolore de l’hiver.
Clémence a écrit :
Mais pourquoi donc s’attarder à la saison froide, longue tellement, et que dans leur ferme des paysans réchauffent d’un tord-boyau mis en réserve avec les confitures ? Ma Bourgogne, mes contrées de Cluny à Charolles, elles s’entêtent dans mes souvenirs de par leur brillance verte, acide des jours d’avril, quand éclatent les bourgeons et dans les maisons les rires des gosses et des femmes au printemps retrouvé. Elles impriment pour longtemps, si longtemps, ma tête de leurs vallonnements jusqu’à ce qu’ils s’affaissent du côté de la grande croisée de Cray qui mène vers Charolles ou vers Montceau. Ces vallons s’habillent quand il faut du jaune des tournesols, des colzas, du vert de gris tout moucheté et du mauve des luzernes, et puis sous la chaleur d’août, forte, qui vous écrase, réchauffement climatique oblige, ils pétulent de leur paille claire bientôt condensée en de lourdes bottes, en de gros cylindres enfournés dans les granges en prévision de la faim des bestiaux plus tard. Quand l’été aura fini d’émaner de senteurs grasses, herbe coupée, relents de porcherie, fanaison des lilas, et sous les grands tilleuls, odeur approximative de miel des fleurs écloses dans les nuits de juin chères à Rimbaud. Bien sûr l’automne revient, doux et doré, aux ronciers bien garnis, aux forêts sous lesquelles cèpes et girolles percent la mousse des feuilles en décomposition.
Clémence a écrit :
Je pense à vous mes grands arbres, mes ciels bleus ou dorés ou gris, mes collines fraîches de verdure ou bien nues. Je pense à toi ma haute maison à l’auvent soutenu par de grandes colonnes de pierre, à l’escalier imposant que ma grand-mère habillait de bleu, de pots de myosotis, de campanules ou de pervenche. Aux caves fraîches où reposent les bouteilles des agapes à venir.
Je pense à vous sous tous les ciels, à chaque saison, à chaque degré du thermomètre, ce témoin bêta, dans toutes les couleurs, tous les tons froids ou chauds. Et ma tête tourbillonne et un vertige s’élance car tout est en place. Rivière, prés et bois, église abandonnée, et en haut de ma chère colline, le cimetière.
Le cimetière et la prédiction
C’est toujours vulgaire d’être timide. Clémence se trouve vulgaire, elle porte en elle le désespoir de l’échec commun. Même pas flanquée de son amoureux, embarrassée de réprimandes tues, absente à elle-même la voilà qui traîne la violence de sa solitude aux mûriers et aux grives. Comme elle avance jusqu’au cimetière, sous le vieux château fort, sous ses ruines sans couleur. La nuit n’est pas venue, lasse de demeurer immobile sous le regard de Dieu qui encercle les heures, qui enserre le temps bien qu’il coule, emporté, embarrassé par la gestation de la campagne, pas effrayée, lasse seulement de ce temps qui l’étouffe, elle est sortie de la haute maison de Bourgogne. Parvenue au bâtiment de la ferme de madame Berthier qui garde le domaine, elle a tourné à gauche et gravi le petit chemin aux mûriers et aux grives. Comme elle avance, elle commence son trajet, guidée par une douleur, par sa maladie de la douleur. Le soleil tombe doucement, elle croise un escargot égaré de la dernière pluie, classiquement les mouches de la fin de l’été rodent auprès de vieilles bouses, voire de crottes de chien, les oiseaux rapides ont déjà fui vers d’autres contrées. Son chemin favori, sur lequel elle accompagnait jadis son grand-père au grand fusil, il tirait quelques grives esseulées ou bien des lapereaux à la tombée du jour, elle le parcourt avec décision. Extraite de la maison aux murs sombres emplis de l’odeur de cendre froide, cette gambade en plein air ressuscite ses émois de petite fille. Flavien ne comprendra pas le rite de la chasse au petit gibier sur ce chemin dont l’agriculture moderne n’a pas encore arraché les ronciers. En somme elle repère la voie pour y perdre ses souvenirs, pour s’en délester. Car sa tête se veut libre pour Flavien, libre c’est-à-dire vidée, accueillante, qu’au besoin il incendie ses souvenirs d’enfance, de mûres arrachées aux haies, de petits lapins morts sans cris. Flavien le citadin, son premier qui sera son dernier amour demain dès son arrivée elle lui fera suivre cette rampe feuillue, en fausse exploratrice. Et sans trembler car de danger il n’y en a pas. Elle serre contre elle son gilet de confection car il y a bien longtemps que les tricots de sa grand-mère ont été mités troués déchirés, jetés à des petits enfants du tiers monde. Le vent se lève, la fraicheur tombe avec le soir, enamourée de verdure, de vieux saules et tilleuls à défaut de palmeraies, cependant plus magiques encore. Elle parvient à la grille du cimetière, sur la droite, qu’elle pousse avec détermination, je suis déterminée comme Macron dit-elle tout haut, elle a récemment noté sans pour autant l’admirer que le mot déterminé revient sans cesse dans ses discours de chef provincial qui a investi la capitale, alors qu’elle Clémence, elle l’a fuie la capitale, après son bac, et la grande, grande ville de Lyon où elle étudie le droit comme elle voudrait la fuir, pour revenir s’engloutir dans la vérité de la terre de l’enfance. De sa Bourgogne éperdue de beauté, de par tous ses prés, ses vignes, ses labours et ses villages aux églises romanes. Déterminée à entrer dans le cimetière pour ce soir, sans passion, sous la froide direction de son bon vouloir, elle a pénétré dans l’enclos. La grille n’a même pas grincé. Le gravier crisse sous ses pieds, comme il se doit. La tombe de ses aïeux s’orne de la croix la plus haute. Au bord de l’éminence verte, elle domine la vallée. Clémence saute sur la pierre tombale. Comme depuis une pyramide elle voit la colline qui fait face, l’église, les vaches charolaises qui tachent les prés de leur blanc douteux.
Flavien la traiterait de folle, petite folle de Cléclé, il dirait, tout ça c’est des balivernes, descends de là et papotons comme tout à l’heure, paupières levées, pas besoin d’attendre comme ça la résurrection des morts. Son ton serait amical, il lui permettait de faire la fière à ses heures mais là il lui dirait comme une évidence que son imagination est solide, qu’elle n’a pas besoin des morts pour se ressourcer, que pour prendre toute sa mesure il lui suffit de lire à la maison, de lire tous les livres qui lui tomberont sous la main, un nombre maximal de livres, c’est évident, alors elle comprendra le fil de la vie, ses racines et ses nouveautés. Flavien parle en elle. Clémence alors descend de la pierre tombale, fait crisser, comme il se doit, bien sûr, le gravier sous ses pieds. Elle relève les paupières, regarde fixement les inscriptions gravées dans la pierre grise sans lichen ni mousse car la famille l’entretient, les cousins l’entretiennent cette tombe, elle étrille la pierre pour en occire le moindre parasite. Un cauchemar advient. Elle le refuse, puis, martiale, elle le défie. Tout en haut de la pierre dressée, au-dessus de la dernière inscription, des parenthèses en chiffres qui enserrent la vie de sa mère, décédée il y a trois mois, au-dessus elle a vu, sans l’ivresse du vin, elle a vu, elle a lu son nom à elle, Clémence. Son année de naissance 1997. Et le chiffre de l’année de sa mort, flou comme sur une interface entre deux logiciels défectueux. Elle n’a pas pu le lire. Elle ne le connaît pas. Demain elle reviendra avec Flavien, elle s’en remettra à lui. Quoiqu’un orage s’annonce et que la forte pluie s’apprête à délaver la tombe. Clémence quitte précipitamment le cimetière, telle une ombre car la grille à l’entrée ne grince pas, dans le silence. Elle tord sa cheville entre deux pierres devenues obscures. Comme son âme, son esprit, son cœur, comme on voudra. Demain son entorse empêchera la visite des amoureux au cimetière. Flavien ne pourra pas vérifier avec elle l’inscription de la durée de sa vie sur la pierre tombale. Amen, la messe est dite. Prise d’un hoquet elle redescend le petit chemin aux grives, son chemin favori, doucement, tout doucement, sans courir.
Le chœur
Autant vous le dire dès à présent puisque nous le savons. L’histoire finira mal. Clémence va mourir. Flavien un matin parti à sa recherche découvrira le corps de son amante en chemise blanche dans la prairie, alors qu’il marche vers la rivière qui borde le village où se tient la haute maison.
Flavien a aimé Clémence, tellement. Avec intermittences et chaos mais tellement. Plus qu’il ne croyait, bien plus. Autant que Clémence l’avait désiré. Lui-même avait ignoré la force de cet amour. Il voulait sa liberté, refusait d’être aimé car cela lui paraissait être une atteinte à son droit de choisir, de prédateur il refusait de devenir proie. Il la perçoit cette force de l’amour qui les a liés lorsque son amante disparaît. Pourquoi ? Séducteur depuis toujours il fixe maintenant tout son désir sur celle qu’il a perdue, sa disparition fait son prix. Ou alors avec l’âge un peu gâteux déjà il s‘est attaché à sa maîtresse de deux ou trois saisons comme un chien à son maître, comme à une habitude qu’il n’avait jamais imaginé perdre. N’importe, il aime.
Aimer
18 février 2021 à 14h41 #163580Chers amis,
Certains d'entre vous auraient ils un avis sur le texye de Simone Brunhes ?
Un grand merci d avance !!!
Carole
18 février 2021 à 15h10 #163581
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