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- 16 juillet 2019 à 15h58 #14490916 juillet 2019 à 15h58 #161929
La route au clair de lune
Traduit par Vincent de l'Epine
I. Témoignage de Joel Hetman, Jr.
Je suis le plus infortuné des hommes. Riche, respecté, plutôt bien éduqué et en bonne santé – avec beaucoup de ces avantages très prisés de ceux qui les possèdent, et convoités par ceux qui ne les ont pas. Je pense parfois que je serais moins malheureux si j’avais été privé de ces attributs, car alors le contraste entre ma vie extérieure et ma vie intérieure ne se rappellerait pas sans cesse si douloureusement à moi. Si je devais fournir des efforts pour échapper aux privations, je pourrais peut-être parfois oublier ce sombre secret qui échappe à toute conjecture.
Je suis le seul enfant de Joel et Julia Hetman. Le premier était un gentleman de la campagne très à l’aise, la seconde une belle femme accomplie pour qui il éprouvait, je le sais maintenant, une passion jalouse et dominatrice. La maison familiale se trouvait à quelques miles de Nashville, Tennessee, une grande habitation de construction irrégulière, un peu à l’écart de la route, au milieu d’un parc planté d’arbres et d’arbustes.
A l’époque de mon récit, j’avais dix-neuf ans, et j’étais étudiant à Yale. Un jour, je reçus un télégramme de mon père, rédigé en termes si pressants que, pour m’y conformer, et malgré l’absence d’explications, je partis immédiatement pour la maison. A la gare de Nashville, un parent éloigné m’attendait pour m’apprendre la raison pour laquelle on m’avait rappelé : ma mère avait été sauvagement assassinée – pourquoi et par qui, personne ne pouvait l’imaginer, mais les circonstances étaient les suivantes :
Mon père était allé à Nashville, prévoyant de rentrer l’après-midi suivant. Quelque évènement l’empêcha de conduire ses affaires comme il l’avait prévu, et il revint donc la nuit même, juste avant l’aube. Lors de son témoignage devant le coroner, il expliqua que, n’ayant pas la clé de l’entrée, et ne voulant pas déranger les serviteurs endormis, il avait fait le tour de la maison, sans avoir d’intention bien définie. Tandis qu’il tournait au coin de la maison, il entendit une porte se refermer doucement, et vit indistinctement dans l’obscurité, la silhouette d’un homme, qui disparut immédiatement parmi les arbres du parc. Pensant que quelque galant avait secrètement rendu visite à une servante, il courut et fit une brève recherche dans le parc, mais sans résultat. Il rentra par la porte, qui n’était pas verrouillée, et monta l’escalier qui menait à la chambre de ma mère. La porte de la chambre était ouverte, et tâtonnant dans les épaisses ténèbres, il trébucha sur un objet lourd qui se trouvait sur le plancher. Je préfère m’épargner les détails ; c’était ma pauvre mère, morte étranglée par les mains d’un homme !
Rien n’avait été emporté, les serviteurs n’avaient entendu aucun bruit, et à part ces terribles marques de strangulation sur la gorge de la pauvre femme – mon Dieu, si je pouvais les oublier un jour ! – jamais on ne trouva la moindre trace de l’assassin.
J’abandonnai mes études et restai avec mon père, qui, bien entendu, avait beaucoup changé. Il avait toujours été d’un naturel calme et taciturne, mais il était maintenant tombé dans un tel état d’abattement que rien ne pouvait plus retenir son attention ; et pourtant la chose la plus dérisoire (un bruit de pas, une porte qui claque) éveillait chez lui un intérêt passager, on aurait même pu dire une appréhension. A la moindre surprise de ses sens, il se relevait, pâlissait, puis retombait dans une apathie mélancolique plus profonde que jamais. Je pense qu’on peut dire qu’il était à bout de nerfs. Quant à moi, j’étais plus jeune que maintenant, et cela joua pour beaucoup. La jeunesse est un don, qui est un baume pour de nombreuses souffrances. Ah, si je pouvais encore habiter cette contrée enchantée ! Peu habitué au malheur, je ne pouvais me faire à l’idée de la perte que j’avais subie, pas plus que je ne pouvais véritablement estimer la force du coup qui m’avait frappé.
Une nuit, quelques mois après ce terrible évènement, mon père et moi rentrions à la maison après être sortis en ville. La pleine lune était déjà haute, et tout le paysage avait la calme solennité d’une nuit d’été ; le bruit de nos pas et le chant des sauterelles étaient les seuls bruits qu’on pouvait entendre. La route était striée par les ombres noires des arbres qui la bordaient, et elle brillait d’une blancheur fantomatique dans les espaces dégagés. Tandis que nous approchions du portail de notre propriété, dont la façade était perdue dans les ombres, et où ne brillait aucune lumière, mon père s’arrêta soudain, agrippa mon bras, et murmura :
« Mon Dieu, mon Dieu ? Qu’est-ce là ? »
« Je n’entends rien » répondis-je.
« Mais regarde, regarde ! » dit-il, me montrant la route, droit devant nous.
Je lui répondis : « Il n’y a rien. Viens, père, rentrons. Tu n’es pas bien. »
Il avait lâché mon bras et se tenait droit et sans bouger au milieu de la route illuminée par le clair de lune, regardant droit devant comme s’il était privé de ses sens. Son visage, baigné de clarté lunaire, était d’une pâleur et d’une fixité indiciblement inquiétantes. Je le tirai doucement par la manche, mais il avait oublié jusqu’à mon existence. Alors il commença à reculer, pas à pas, sans jamais quitter des yeux ce qu’il avait vu, ou pensé voir. Je fis demi-tour pour le suivre, mais je restai là, irrésolu. Je ne me souviens pas avoir ressenti la moindre peur, à moins qu’un frisson soudain n’ait été sa manifestation physique. C’était comme si un vent glacé avait caressé mon visage, et avait enveloppé mon corps des pieds à la tête, et jusqu’à mes cheveux.
A ce moment, mon attention fut attirée par une lumière qui apparut soudain à l’une des fenêtres à l’étage ; l’une des servantes, éveillée par Dieu sait quelle mystérieuse prémonition, obéissant à une impulsion inexplicable, avait allumé une lampe. Quand je me retournai vers mon père, il avait disparu.
Durant toutes les années qui ont suivi, aucune rumeur sur ce qu’il est advenu de lui n’a franchi les frontières de l’inconnu pour entrer dans le domaine des conjectures.
II. Témoignage de Caspar Grattan
Aujourd’hui je suis vivant, et demain, dans cette même pièce, il n’y aura plus qu’une masse d’argile sans vie qui n’aura que trop longtemps été ma chair. Si quelqu’un soulève le voile jeté sur cette chose déplaisante, ce ne sera que mû par une curiosité morbide. Certains, je n’en doute pas, voudront aller plus loin et se demanderont : « Qui était-ce ? ». J’apporte ici la seule réponse que je suis capable de donner : Caspar Grattan. Sans doute, ce sera bien suffisant. Ce nom a servi à mes modestes besoins pendant plus de vingt années d’une vie dont j’ignore la durée. Bien sûr ce nom, c’est moi qui me le suis donné, mais n’en ayant aucun autre, j’en avais bien le droit.
Dans ce monde, on doit avoir un nom, cela évite les confusions, même si cela ne permet pas d’établir une identité. Certains, toutefois, sont connus sous un numéro, ce qui semble également une identification bien insuffisante.
Un jour, par exemple, je marchais dans une rue d’une ville, loin d’ici, quand je croisai deux hommes en uniforme, et l’un d’eux, s’arrêtant presque, et regardant mon visage avec curiosité, dit à son compagnon : « Cet homme ressemble au numéro 767. » Quelque chose dans ce numéro me sembla étrangement familier et horrible. Mû par une impulsion incontrôlable, je bondis dans une rue attenante, et courus jusqu’à ce que je m’écroule, épuisé, le long d’un chemin de campagne.
Je n’ai jamais oublié ce numéro, et il résonne dans ma mémoire accompagné de paroles obscènes, d’éclats de rire sans joie, et du fracas de portes de fer. Alors je dis qu’un nom, même si on se l’est attribué soi-même, est toujours mieux qu’un numéro. Sur le registre du cimetière, j’aurai bientôt les deux. Quel luxe !
A celui qui trouvera cet écrit, je dois témoigner quelque considération. Ce n’est pas l’histoire de ma vie, je ne peux pas l’écrire car je ne la connais pas. Il ne s’agit que d’un recueil de souvenirs épars et qui ne sont apparemment pas reliés entre eux. Certains sont aussi distincts et ordonnés que des perles sur une ficelle, d’autres sont lointains et étranges, ressemblant à des rêves pourpres séparés par des intervalles vides et ténébreux – des feux de sorcières, rouges et immobiles au milieu du désert.
Debout sur les berges de l’éternité, je me retourne pour regarder une dernière fois le chemin qui m’a conduit là. Il y a vingt ans de traces clairement visibles – des empreintes sanglantes. Elles ont suivi un chemin de pauvreté et de douleur, tortueux et dangereux, comme celles qu’aurait laissé un homme titubant sous le poids d’un lourd fardeau : « Lointain, sans amis, lent et mélancolique » : Ah, comme le poète a su prophétiser mon existence ! Comme c’est admirable, terrible et admirable !
Au-delà, avant le commencement de cette via dolorosa – cette épopée de souffrance et de péchés – je ne vois plus rien clairement, tout est dans le brouillard. Je sais qu’elle ne couvre que vingt ans, et pourtant, je suis un vieil homme.
On ne se souvient pas de sa naissance – il faut nous la raconter. Mais pour moi, ce fut différent : je vins à la vie avec toutes mes facultés. D’une existence antérieure, je ne sais rien de plus que les autres, car tous ont de vagues impressions qui sont peut-être des souvenirs, ou peut-être des rêves. Je sais seulement que ma première impression consciente fut celle d’un homme adulte de corps et d’esprit – une conscience que j’acceptai sans en être surpris et sans me poser de question. Je me trouvais simplement en train de marcher dans la forêt, à demi-nu, les pieds douloureux, indiciblement affamé et épuisé. Trouvant une ferme, je m’en approchai et demandai à manger. Celui qui me donna de la nourriture me demanda mon nom. Je l’ignorai, et pourtant je savais que chacun a un nom. Très embarrassé, je battis en retraite, et, la nuit tombant, je m’étendis dans la forêt, et je m’endormis.
Le lendemain, je parvins à une grande ville que je préfère ne pas nommer. Je ne vais pas raconter les incidents qui ont émaillé une vie qui arrive maintenant à son terme – une vie d’errance, toujours et partout hantée par le sentiment que le crime était la punition du mal, et la terreur la punition du crime. Voyons si je puis en tirer un récit.
Il semble que j’aie vécu près d’une grande ville ; j’étais un planteur prospère, marié à une femme que j’aimais mais à qui je ne faisais pas confiance. Nous avions, enfin je crois, un enfant, un jeune homme brillant et prometteur. Il reste toujours pour moi une silhouette vague, jamais clairement définie, et de toute façon, souvent en dehors du tableau.
Un soir fatal, il me vint l’idée de tester la fidélité de ma femme, d’une façon vulgaire et triviale, qui sera familière à tous ceux qui sont habitués à lire des journaux ou des romans. Je partis pour la ville, disant à ma femme que je serais absent jusqu’à l’après-midi du lendemain. Mais je revins juste avant l’aube et me rendis à l’arrière de la maison, me proposant d’entrer par une porte que j’avais trafiquée afin qu’elle ait l’air verrouillée, alors qu’elle pouvait en réalité toujours être ouverte. Tandis que je m’en approchais, je l’entendis s’ouvrir puis se fermer doucement, et j’aperçus un homme qui s’esquivait discrètement dans les ténèbres. Avec des envies de meurtre, je me lançai à sa poursuite, mais il avait disparu avant que j’aie pu ne serait-ce que l’identifier. Parfois je ne suis même pas certain que ce fût un être humain.
Fou de rage et de jalousie, rendu sauvage et aveugle par toutes les passions instinctives de l’homme insulté dans sa virilité, j’entrai dans la maison, et montai quatre à quatre les marches jusqu’à la porte de la chambre de ma femme. Elle était fermée, mais j’avais aussi trafiqué cette serrure-là ; je pus donc facilement entrer, et malgré les ténèbres, je me retrouvai bientôt au pied du lit. Tâtonnant, je me rendis compte que celui-ci, bien que défait, était inoccupé.
« Elle est en bas », pensai-je, « terrifiée par mon arrivée, elle s’est échappée à la faveur de l’obscurité dans le hall d’entrée. »
Afin de la chercher, je tournai les talons pour quitter la pièce, mais je pris la mauvaise direction – la bonne, devrais-je dire ! Mon pied la heurta ; elle se cachait dans un coin de la chambre. En un instant mes mains furent sur sa gorge, étouffant son cri, mes genoux maintenaient son corps qui se débattait, et là, dans l’obscurité, sans un mot d’accusation ou de reproche, je l’étranglai jusqu’à ce qu’elle meure !
Là s’arrête mon rêve. Je l’ai relaté au passé, mais le présent serait plus adapté, car encore et encore cette sombre tragédie se rejoue dans mon esprit – encore et encore je dresse mes plans, je souffre de voir mes soupçons confirmés, et je répare mes torts. Puis tout s’évanouit, et la pluie se remet à battre contre les vitres crasseuses, ou la neige tombe sur mes maigres vêtements, les rues sordides où je vis ma vie de pauvreté retentissent du fracas des roues des voitures. S’y a un parfois du soleil, je ne m’en souviens pas ; s’il y a des oiseaux, ils ne chantent pas.
Il y a un autre rêve, une autre vision dans la nuit. Je me tiens au milieu des ombres sur une route au clair de lune. Je sens une autre présence, mais je ne peux déterminer ce qu’elle est au juste. Parmi les ombres d’une grande habitation, je perçois un vêtement blanc, puis la silhouette d’une femme m’apparaît sur la route : ma femme, que j’ai assassinée ! La mort est sur son visage, et elle porte des marques sur la gorge. Ses yeux sont fixés sur les miens avec une gravité infinie, qui n’est pas du reproche, ni de la haine, ni une menace ; ce n’est rien de moins terrible que la simple reconnaissance. Face à cette horrible apparition, je m’enfuis pris d’une terreur qui est encore en moi lorsque j’écris. Je ne parviens plus à former correctement les mots. Regardez ! Ils…
Maintenant j’ai retrouvé mon calme, mais vraiment il n’y a plus rien à dire : tout s’arrête comme cela a commencé – dans les ténèbres et le doute.
Oui, j’ai retrouvé le contrôle, je suis à nouveau « le capitaine de mon âme ». Mais ce n’est pas un répit : c’est une nouvelle étape de mon expiation. Ma pénitence, constante dans son intensité, est variable dans sa forme : l’une de ses variantes est la tranquillité. Après tout, il ne s’agit que d’une réclusion à perpétuité. « En enfer pour toute la vie », voilà un châtiment bien stupide, puisque le condamné peut en fixer lui-même la durée. Aujourd’hui, ma peine arrive à son terme.
A chacun, je souhaite la paix que je n’ai pas su trouver.
III. Témoignage de feue Julia Hetman, par la voix du médium Bayrolles
Je m’étais couchée tôt et avais rapidement trouvé un sommeil paisible. J’en sortis soudain avec le sentiment indéfinissable d’un péril imminent, qui est, je crois, une sensation courante dans cette ancienne existence. J’étais persuadée que cette crainte n’avait aucun sens, bien sûr, et pourtant je ne parvenais pas à m’en défaire. Mon époux, Joel Hetman, n’était pas à la maison, et les serviteurs dormaient dans une autre partie de la maison. Mais c’était là une situation habituelle, qui ne m’avait jusqu’ici jamais inquiétée. Quoi qu’il en soit, cette étrange terreur devint si insupportable que je parvins à surmonter ma réticence à bouger, m’assis sur le lit et allumai la lampe de la table de chevet. Contrairement à ce que j’imaginais, cela ne me procura aucun soulagement. La lumière semblait plutôt ajouter au danger, car je me disais qu’elle se verrait sous la porte, révélant ma présence à la présence maléfique, quelle s’elle soit, qui pouvait se tenir dehors. Vous qui habitez toujours un corps de chair, soumis aux horreurs de l’imagination, imaginez combien peut être monstrueuse la peur qui cherche dans les ténèbres un refuge contre les êtres malfaisants de la nuit. C’est comme se jeter au corps à corps contre un ennemi invisible – la stratégie du désespoir !
J’éteignis la lampe, et tirai la couverture au-dessus de ma tête, puis je restai là, tremblante et silencieuse, incapable de crier, oubliant de prier. Je dus rester dans cet état pitoyable pendant ce que vous appelez des heures – pour nous, il n’y a pas d’heure, car il n’y a pas de temps.
Enfin cela se rapprocha – un bruit léger, irrégulier, de pas dans les escaliers ! Ils étaient lents, hésitants, incertains, comme si la chose ne pouvait pas voir son chemin, et dans mon esprit désordonné cela était encore plus terrifiant, comme l’approche d’une malveillance aveugle et sans âme contre laquelle il n’existe point de salut. Il me vint même à l’esprit que j’avais laissé brûler la lampe de l’entrée, et que les tâtonnements de la créature prouvaient qu’il s’agissait d’un monstre de la nuit. C’était là pure folie, et en contradiction avec la crainte de la lumière que je venais d’éprouver, mais que voulez-vous ? La peur ne raisonne pas, elle est une idiote. Il n’y a aucun lien entre les sinistres indices qu’elle nous prodigue et les lâches conseils qu’elle nous murmure à l’oreille. Nous le savons bien, nous qui sommes passés dans le Royaume de la Terreur, et qui errons dans un crépuscule éternel au milieu des lieux où se déroula notre vie antérieure, invisibles les uns pour les autres et même pour nous-mêmes, nous cachant mélancoliques dans les endroits solitaires, brûlant du désir de parler à ceux que nous aimons, mais muets, et terrifiés par eux autant qu’ils sont terrifiés par nous. Parfois pourtant la frontière disparaît, la loi est suspendue : la puissance éternelle de l’amour ou de la haine rompt l’enchantement, et nous pouvons être vus par ceux que nous voulons avertir, consoler, ou punir. Sous quelle forme nous leur apparaissons alors, nous l’ignorons, nous savons seulement que nous terrifions même ceux que nous voudrions réconforter, et dont nous désirons le plus la tendresse et la sympathie.
Excusez-moi, je vous prie, pour cette digression de celle qui fut autrefois une femme. Vous qui nous interrogez par ce moyen imparfait – vous ne pouvez pas comprendre. Vous posez de folles questions sur des sujets inconnus, ou des sujets interdits. La plus grande partie de ce que nous savons et pouvons vous dire dans notre langage, n’aurait aucun sens dans le vôtre. Nous ne pouvons communiquer avec vous que par ces balbutiements qui ne sont que la fraction de notre langage que vous-mêmes pouvez comprendre. Vous pensez que nous sommes d’un autre monde. Mais non, nous ne connaissons pas d’autre monde que le vôtre, même si pour nous il ne comprend ni soleil, ni chaleur, ni musique, ni rire, ni chant d’oiseau, ni aucune présence. Oh Dieu ! Quelle chose terrible que d’être un fantôme, de se cacher frissonnant dans un monde altéré, en proie à l’angoisse et au désespoir !
Non, je ne suis pas morte de terreur : la chose a fait demi-tour et est partie. Je l’entendis descendre les marches en hâte, m’a-t-il semblé, comme si elle avait été elle-même en proie à une peur soudaine. Alors, je me suis levée pour appeler à l’aide. A peine ma main tremblante avait-elle trouvée la poignée de la porte que – Dieu me protège ! – je l’entendis qui revenait. Les bruits de pas qui remontaient l’escalier étaient rapides et lourds, ils faisaient trembler la maison. Je courus me réfugier dans un coin de la pièce et me recroquevillai sur le sol. J’essayai de prier. J’essayai de crier le nom de mon cher époux. Alors j’entendis la porte s’ouvrir. Il y eut un intervalle où je dus perdre conscience, et quand je repris mes esprits, je sentis qu’on me serait fermement la gorge – je sentis mes bras frapper faiblement quelque chose qui me repoussait en arrière ; je sentis ma langue qui ressortait entre mes dents ! Et je suis passée dans cette existence où je me trouve maintenant.
Non, je ne sais pas ce que c’était. Ce que nous savons de notre vie passée se résume à la somme de tout ce que nous savons au moment de notre mort. Nous connaissons bien des choses sur notre présente existence, mais aucune lumière ne vient éclairer le passé ; nous ne pouvons lire que ce qui s’est inscrit dans notre mémoire. Il n’y a ici aucune Montagne de Vérité venant dominer ce confus paysage. Nous nous trouvons toujours dans la vallée des ombres, errons d’un endroit désolé à un autre, regardant depuis les ronciers ou les fourrés ses habitants déments et maléfiques. Comment pourrions-nous mieux connaître ce passé qui s’estompe dans le lointain ?
Ce que je vais vous raconter s’est passé une nuit. Nous savons quand il faut nuit, car à ce moment vous rentrez dans vos maisons, et nous pouvons quitter nos cachettes pour nous aventurer sans crainte près de nos anciennes maisons, pour regarder par les fenêtres, et même entrer et contempler vos visages tandis que vous dormez. Je m’étais attardée longtemps près de la maison où j’avais été si cruellement changée en ce que je suis maintenant, comme nous le faisons souvent tant qu’y reste quelqu’un que nous aimons ou que nous haïssons. J’avais vainement tenté de me manifester par quelque moyen, afin de faire savoir à mon époux et à mon fils que je continuais à exister, que je les aimais et que j’éprouvais pour eux une poignante pitié. A chaque fois, s’ils dormaient, ils s’éveillaient, et si, poussée par le désespoir, j’osais les approcher alors qu’ils ne dormaient pas, alors ils tournaient vers moi ce regard terrible des vivants, qui bien que j’aie cherché à l’attirer, me terrifiait pourtant et me détournait de mon but.
Cette nuit-là, je les avais cherchés en vain, craignant tout à la fois de les trouver. Ils n’étaient pas dans la maison, ni sur la pelouse sous le clair de lune. Car, si le soleil est pour nous à jamais perdu, la lune, qu’elle soit pleine ou en croissant, est toujours là. Parfois elle brille la nuit, parfois le jour, mais toujours elle se lève puis se couche, comme dans notre ancienne vie.
Je quittai la pelouse et allai sur la route silencieuse et blanche sous la lune, sans but et inquiète. Soudain, j’entendis la voix de mon pauvre époux, qui poussait des exclamations de surprise, et aussi celle de mon fils, qui tentait de le rassurer et de le calmer. Et là, dans l’ombre d’un bouquet d’arbres, je les vis tout près, si près ! Leurs visages étaient tournés vers moi, et mon époux me regardait droit dans les yeux ! Il me voyait, enfin, enfin, il me voyait ! Lorsque je le compris, ma terreur s’évanouit comme un rêve cruel disparaît le matin venu. Le sortilège de la mort était rompu : l’Amour avait vaincu la Loi ! Folle de bonheur, je criai – je sais que j’ai crié : « Il voit, il voit, il va comprendre ! ». Alors, me ressaisissant, je m’avançai, souriante et consciente de ma beauté, pour prononcer les mots qui allaient restaurer les liens brisés entre les vivants et les morts.
Hélas, hélas ! Son visage devint blanc de terreur ; son regard était pareil à celui d’un animal traqué. Il recula tandis que j’avançais, et finalement il me tourna le dos et s’enfuit dans la forêt – où cela, il ne me fut pas donné de le savoir.
A mon pauvre garçon, maintenant doublement abandonné, je n’ai jamais pu faire percevoir ma présence. Bientôt, lui aussi passera dans cette vie invisible, et alors, il sera pour moi perdu à jamais.
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